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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 12

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (Tome quinzième — Louis XVp. 193-220).

CHAPITRE XII

Frédéric-le-Grand.
Furie de L’Angleterre. — La Tournelle. — Le Roi malade.
(1743-1744.)

Frédéric ne pouvait être accusé de nos désastres, c’est lui qui pouvait accuser. On avait constamment agi sans lui, et contre lui. On l’avait laissé seul au moment décisif d’avril 1742. Certes il avait le droit de nous tourner le dos.

Cependant il n’abandonna nullement notre Empereur, rendit même à la France de signalés services dans les derniers mois de Fleury et dans le long gâchis qui suit (1743). Services, en conscience, beaucoup trop oubliés.

Il suivit en cela son intérêt sans doute ; mais, reconnaissons-le aussi, sa partialité pour la France, très forte au début de son règne. Ce sentiment intime, de son mieux il le cache. Il plaisante Voltaire et Bellisle. Mais tous ses actes sont français.

Il était un des nôtres, constamment inspiré et imbu de la France. Jusqu’à quinze ans, il est fils du Refuge, élevé par nos protestants. Excellente influence, austère, qui, plus que tout le reste, créa en lui le nerf de l’indomptable volonté. De quinze à vingt, il copia Versailles. Sa grand’mère, la spirituelle Sophie-Charlotte, qui y avait été, qui fut près d’y régner en épousant le Grand-Dauphin, lui laissa trop sans doute l’admiration de cette cour. Sa charmante sœur Wilhelmine, plus âgée, qui put tout sur lui, fut élevée par une Italienne, et l’aurait fait plus que Français. La prison, la persécution du barbare Allemand son père, le changèrent, mais toujours dans le sens de la France. Il fut, dans sa longue retraite (de dix années), le disciple de nos philosophes. Les lourds convertisseurs que son père avait mis dans sa prison pour l’aplatir chrétiennement, le firent solidement anti-chrétien. Français signifiait pour lui libre penseur. Être un roi tout français, cela lui paraissait être roi des esprits et de l’opinion, grande puissance qu’il cultiva toujours et qui n’aida pas peu au beau succès de ses affaires.

Ce qui est grand en lui bien plus qu’aucun succès, c’est une suprême victoire d’avoir, plus qu’aucun homme, prouvé, réalisé, la profonde pensée de ce siècle : « L’homme est son créateur. Toute-puissante est sa volonté pour se faire, en dépit du monde. »

Deux choses auraient pu l’annuler, les deux énervations de vices et de misère. Ce prisonnier, ce vicieux, ce misérable, ce mendiant, par-dessus tout cela, fut de bonne heure marqué d’un signe qui promet peu l’activité. Dès vingt ans, il fut gras. Il parut perdre un sens, celui des femmes et de l’amour. Ses ennemis pouvaient le croire brisé. Mais c’était le contraire : le cerveau fut doublé. La volonté terrible qui fut en lui, domptant l’inertie naturelle en fit un type unique, extraordinaire d’activité, jusqu’à vouloir supprimer le sommeil. Solitaire dix ans à Rheinsberg et n’ayant nulle affaire encore, il se levait déjà en pleine nuit. À quatre heures, on le réveillait, et durement, en lui appliquant une serviette mouillée. Il travaillait huit heures, portes closes, jusqu’à midi. Il lisait, pensait, écrivait. Il se trempait d’un fatalisme dur (que Voltaire en vain combattait). Il écrivait des lettres, des histoires, des mémoires, un entre autres : Comment faire la guerre à l’Autriche ?

Devenu roi (mai 1740), il se trouva recevoir de son père une bonne armée disciplinée, qui ne s’était jamais battue, de très bons généraux, mais qui avaient peu guerroyé. Fort ridiculement on le compare à Bonaparte. L’heureux Corse eut la chance unique d’hériter de Masséna, d’Hoche, d’avoir à commander les vainqueurs des vainqueurs. Favori du destin, il reçut tout d’abord de la Révolution l’épée enchantée, infaillible, qui permet toute audace, toute faute même. L’armée de Frédéric, qui n’avait fait la guerre que sur les places de Berlin, était dressée sans doute (et sur les idées excellentes du vieil Anhalt). Mais tout cela n’est rien. Une armée ne se forme qu’en guerre et sous le feu. Son roi, non moins qu’elle novice, l’y conduisit, l’y dirigea, lui apprit plus que la victoire, la patience, la résolution invincible, et en réalité c’est lui qui la forma. Ce que ne fut pas Bonaparte, Frédéric le fut : créateur.

Bonaparte eut en main l’instrument admirable, homogène, harmonique, de la France si anciennement centralisée. Frédéric eut en main un damier ridicule, fait d’hier et de vingt morceaux, une armée composée et de recrues forcées, et d’hommes de toute nation. Il eut un pays sans frontière, bigarré, bref un monstre. C’est la création d’un besoin. Contre le monstre Autriche, il a fallu le monstre Prusse. Comment eût-il agi, ce corps dégingandé, s’il n’eût en Frédéric trouvé l’unité, le moteur ?

Ses contemporains sont sévères dans leur jugement sur lui. Ils en parlent comme d’un roi. Mais il fut encore plus le grand chef des résistances européennes. Dans l’odieux moment où l’aveugle Angleterre se déclara pour Vienne et pour la catholique Autriche contre les libertés de l’Allemagne (1742), — au moment où l’intrigue fit cet indigne coup d’accoupler l’Autriche et la France (1755), que devenait l’Europe sans l’homme extraordinaire qui seul la vainquit, la sauva ?

Cet homme, tellement maître de lui, fait un frappant contraste avec son temps. La violente Angleterre de Georges, l’Autriche colérique, rancuneuse, de Marie-Thérèse, la furie de Madrid, l’ineptie de Versailles, bref l’aliénation de tous, ne laisse voir qu’un homme en Europe. Un seul a son bon sens. Il a l’air du gardien des fous pour empêcher à chaque instant qu’eux-mêmes ne se blessent et se brisent.

On ne dit pas assez tout ce qu’il fit pour nous en ce moment. Il se compromit même (Dover). De sa personne, il alla visitant les princes de l’Empire, les engageant à se confédérer, à faire une armée neutre qui aurait couvert la Bavière, découragé la pointe que l’Autriche voulait faire en France. Son influence ôta deux armées à nos ennemis : 1o celle du Hollandais que l’Anglais voulait leur donner et que le roi de Prusse paralysa plus d’une année ; 2o les troupes Anglaises de Flandre que Georges, ce furieux Allemand et plus Autrichien que l’Autriche, envoyait à Marie-Thérèse. Pour nous sauver ce coup, Frédéric eut besoin de menacer et de dégainer presque. Il signifie à Georges que s’il fait un pas dans l’Empire sans l’aveu de l’Empire, la Prusse à l’instant même saisira son Hanovre. Georges avala sa rage. Mais sa jalouse haine pour Frédéric, s’envenimant, le fit de plus en plus, contre tout intérêt anglais, serviteur de l’Autriche et bourreau (s’il eût pu) pour détruire la Prusse et la France.

L’Angleterre (d’elle-même calculée, raisonnable, et sérieuse dans les intérêts) avait en ce moment un accès singulier, allait comme un homme ivre qui suit non pas sa route, mais de droite et de gauche, poussée ici et là. Après la torpeur de Walpole, sous Carteret et Pitt, elle s’était éveillée de fort mauvaise humeur. Comme un boxeur méchant, fort, sanguin, qui veut des querelles, elle cherchait à qui donner des coups. Fureur instinctive et aveugle, que de façon diverse on travaillait habilement. D’une part la banque maritime, les noirs comptoirs de Londres qui dans l’Amérique envoyaient leurs contrebandiers, commanditaient le vol, voulaient que leurs brigands fussent inviolables aux Espagnols. Il fallait écraser l’Espagne qui criait : Au voleur ! — D’autre part, une masse plus désintéressée, mais sotte et violente, au nom de la Famille, s’émouvait pour Marie-Thérèse contre l’intérêt protestant, contre le roi de Prusse. Son oncle Georges II était à corps perdu dans ce courant. — Un troisième mobile, commun à tout parti, c’était la haine de la France, l’idée que cette France qui flottait sans pilote, allait recommencer Louis XIV, la monarchie universelle. On n’avait jamais su ici-bas ce que peut la haine tant que cette Angleterre ne donna son héros, l’enragé M. Pitt, ce furieux malade, de colère calculée. Tous les plans de ruine et de démembrement, rêvés de Marlborough et d’Eugène, étaient au cœur de Pitt. Deux vieilles gens de soixante-dix ans, Stairs, Sarah Marlborough, ressuscitèrent pour hurler avec lui. Stairs, l’Écossais camus, un dogue à figure d’assassin (qui tua son frère à douze ans), avait eu à quarante la jouissance unique de marcher sur le pied au grand Roi, qui ne pouvait plus remuer. Et la furie Sarah, l’impudique exploiteuse de la pauvre reine Anne, ce vampire enrichi de carnage, du sang de la France, en avait soif encore. Elle fut d’autant plus une plaideuse pour Marie-Thérèse, prête à lui donner tout. Pour son impératrice, elle courait les rues, lui ramassait l’argent, pleurait, priait pour elle. La famille est en cause et la propriété. Vingt peuples délivrés de l’Autriche, rentrés dans le droit naturel de la liberté élective, sont proclamés par l’Angleterre la propriété de la femme, de son fruit né, à naître, de ce ventre plein de tyrans.

Dans cet accès bizarre, la terre de la Loi, l’Angleterre se déclara contre la Loi, contre l’élection régulière que l’Allemagne unanime fit de son Empereur à Francfort. Elle biffa le choix des Allemands, nia la liberté germanique. Couronné à Francfort, et couronné à Prague, l’Empereur bavarois avait pour lui le Droit incontestablement. Force énorme, si son défenseur, si la France n’eût été trahie.

Fleury mort, l’Espagne voulait nous donner un ministre. D’autres timidement auraient insinué Chauvelin. Mais qu’en a-t-on besoin ? « N’avons-nous pas le roi ? » C’est le texte qu’en chœur chantèrent les deux partis, Noailles d’un côté, de l’autre Richelieu. Merveille ! le roi parle. On le pousse, on le presse, et on obtient cela. Il parle. Il parle haut et sec. À propos de Tencin, il dit d’un ton bref : « Plus de prêtre. » Il est donc bien changé ? Point du tout. Pure imitation. Il copie assez bien la sèche impertinence de Richelieu, de La Tournelle. Il n’en reste pas moins ce qu’il fut, un jouet, l’automate de Vaucanson.

Lorsque la vieille Madame la Duchesse osa (février et avril) lui présenter les lettres, les mémoires francs, hardis, que lui adressait Chauvelin, on lui fit croire sans peine que cela blessait son honneur. Maurepas et Noailles, les plus intéressés à exclure Chauvelin, y réussirent sans doute par d’adroites insinuations. Le roi, si peu sensible, indifférent même à l’outrage (on l’a vu en 1730), crut avoir de lui-même une royale colère, et fit ce qu’on voulait. Il aggrava l’exil de Chauvelin (avril), fit entrer Noailles au Conseil.

La Tournelle avait une étoile, et y croyait, bien sûre de faire du roi le plus grand roi du monde (Voy. sa lettre dans Goncourt). Admirons les premiers effets de cette étoile : Chauvelin en disgrâce et Noailles au Conseil.

Noailles, qui, sous la Régence, avait eu des vues saines, d’heureuses lueurs, n’avait dans sa vieillesse gardé que ses défauts, une imagination mobile, une versatilité bizarre, qui le faisait sans cesse voltiger d’une idée à l’autre. Brillante, étourdissante, sa parole était la tempête. Pour ajouter l’éloquence du geste, il jetait son chapeau en l’air (Arg.). Bref, homme de talent et d’esprit, de vaste connaissance, sans cœur, ni fond, ni caractère, faux dévot (et flatteur de la trahison de famille), il offrait la grotesque image d’Arlequin à soixante-cinq ans.

Richelieu, La Tournelle, se montrèrent là très lâches. Dans la terrible crise où nous entrons (avril 1743), lorsque l’invasion de toutes parts nous menace et gronde, ils laissent la famille et le parti dévot remettre à ce vieil étourdi la défense de nos frontières.

Georges, Marie-Thérèse, ne doutent plus de rien. Ils sont sûrs de finir en une campagne. C’est moins que la guerre, c’est la chasse, c’est la curée. Qui veut des morceaux de la France ? Mais sa ruine n’est pas ce qui plaît à Marie-Thérèse. C’est bien plus la vengeance. À Prague, à Égra, on le vit. Il lui faut des Français vivants à outrager. Cette femme de vingt-huit ans, toujours grosse ou nourrice, avec sa beauté pléthorique, ivre de sang et bouffie de fureur, a beau être dévote ; on voit déjà ses filles en elle et le fantasque orgueil de Marie-Antoinette, et les emportements de la sanguinaire Caroline. Elle sème ; les siens récolteront. Elle fonde sur le Rhin et chez nous l’exécration du nom d’Autriche. Ses manifestes terroristes, des pères aux fils, jusqu’en 93 s’imprimeront dans la mémoire, ses menaces de mutilations, le nom de son Mentzel, choisi par elle pour aplanir la route, décourager les résistances par d’horribles excès de férocité calculée. On réclame. Elle en rit, et désavoue Mentzel en l’avançant et le récompensant. Dans ses proclamations, il dit au paysan que qui ne vient à lui, sera forcé lui-même de se tailler en pièces, de se couper le nez et les oreilles. Nombre de ces barbares, sous l’habit musulman, avec charivari de tambour et tam-tam, donnaient une agonie de peur au paysan, qui, dans ses cris au ciel, mêlait confusément le Turc avec Marie-Thérèse.

Invasion hideuse, à laquelle le sot Georges, la brutale Angleterre n’eurent pas honte de s’associer. Ce grand peuple a des temps où il ne voit plus goutte, va comme un taureau, cornes basses. Le portrait ridicule que nous donne Comines des Anglais arrivant en France avec Édouard IV pour faire la guerre à Louis XI, convient (quatre cents ans après). Bravoure et gaucherie, maladresse incroyable, foi sotte à la force physique. Tels vous allez les voir à Dettingen. Georges, par une savante manœuvre, veut couper Noailles d’avec Broglie, empêcher leur jonction. Et il se fourre dans une impasse. Le loup a voulu prendre, est pris. Voilà qu’il ne peut plus ni nourrir son armée, ni avancer, ni reculer.

Ce joli coup était moins de Noailles que du très habile De Vallière qui sut placer ses batteries de façon que la masse anglaise, bien exposée en espalier sur la rive opposée du Mein, devait, défilant en arrière, subir en plein le feu, avaler tout jusqu’au dernier boulet. Qui sauva Georges ? L’étourderie de nos brillants courtisans de Versailles. Le neveu de Noailles, Grammont et la Maison du Roi, ne voulurent pas que l’artillerie eût l’honneur de l’affaire. Cette cavalerie dorée s’élança, elle alla charger justement devant nos canons et les empêcha de tirer. L’avant-garde, sans ordre de même, suivit ce faux mouvement. Nos pauvres jeunes milices, amenées d’hier à l’armée, tinrent peu, et, ce qui étonna, nos fiers gardes-françaises, superbes au pavé de Paris.

Même perte de chaque côté, mais Georges était sauvé. Les Autrichiens allaient le joindre. Noailles, pour n’être pas saisi entre les deux, dut repasser le Rhin. Triste nécessité, et on la rendit ridicule. Le roi dit que notre Empereur, le Bavarois, traitant avec Marie-Thérèse, il ne voulait pas les gêner et rappelait les armées de l’Empire. Cette déclaration chrétienne et pacifique de conciliation enhardit nos ennemis. Elle n’aida pas peu à décider le traité du Piémont et de Marie-Thérèse. Le Piémont sentait bien que nous étions trop Espagnols, que nous ne travaillions en Italie que pour notre fille l’Infante. (13 septembre 1743).

Grand coup contre Madrid, grand coup contre Versailles, c’était juste l’endroit sensible des deux cours, l’affaire de la famille. L’Infante (poussée par la Farnèse), dans sa tendre correspondance qui était constamment en route de Madrid à Versailles, dut tremper son papier de larmes. Le roi embarrassé, voyant que le Conseil craignait de prendre avec l’Espagne des engagements compromettants, ne consulta qu’un homme, celui que La Tournelle appelait Faquinet, Maurepas. Il méritait ce nom. L’heureuse occasion de faire contre la France l’affaire de la famille, Maurepas la saisit aux cheveux, dressa solidement, ou plutôt copia le traité insensé. C’était déjà le Pacte de famille qui mariait la France à l’Espagne, l’associait aux aventures de la patrie de Don Quichotte. Rien de stipulé pour la France, généreusement elle donnait tout le Milanais à l’Espagne (donc guerre éternelle au Piémont).

Guerre déclarée à l’Angleterre, et dès lors maritime (la guerre jusque-là n’était qu’Hanovrienne). Article grave, qui eût du faire trembler Maurepas, comme ministre de la marine ; il avait construit des vaisseaux, mais en bois si mauvais que nos amiraux déclaraient qu’ils ne pouvaient tenir la mer.

Le comble de l’imprudence c’était qu’on s’engageait à ne jamais traiter avec l’Anglais qu’il n’eût restitué Gibraltar. Donc on fermait la porte à tout arrangement possible.

Ce fut le premier acte du roi gouvernant par lui-même, acte accordé à la famille, acte de père plus que de roi. Et en même temps, chose bizarre, il en faisait un autre absolument contraire. Richelieu, La Tournelle eurent l’autorisation d’une démarche (indirecte et secrète) auprès du roi de Prusse. Le roi sut, approuva que leur homme, Voltaire, allât à Berlin, « comme persécuté de Boyer ». Il lut et goûta même la risée que Voltaire faisait de ce Boyer, le vrai chef du clergé qui, depuis Fleury, avait la Feuille, c’est-à-dire en réalité donnait comme il voulait évêchés, abbayes, et tous les biens d’Église, disposait de ce fonds énorme. Ce sot gouvernait le Dauphin. Peu à peu, autour d’eux, une cour se formait dans la Cour, de gens pieux qui ne censuraient pas le roi tout haut, mais qui pour lui priaient, levaient les yeux au ciel. Tout le travail de Richelieu était de bien montrer au roi cette cour opposée à la sienne, ayant déjà tout prêt son successeur, le petit saint, le nouveau Duc de Bourgogne. D’autre part, La Tournelle, avec sa hauteur, son audace, le sommait d’imiter Frédéric, d’être vraiment roi.

Il se trouvait précisément que le roi de Prusse à Berlin renouvelait l’Académie que sa grand’mère créa sous les auspices de Leibnitz. Il fut ravi de recevoir Voltaire. Il savait parfaitement la puissance de l’opinion dont Voltaire devenait de plus en plus le maître. Les tragédies de l’un, et les victoires de l’autre avaient coïncidé. On jouait Mahomet à Lille le jour où l’on apprit la victoire de Molwitz ; Voltaire dit la nouvelle ; la salle enthousiaste applaudit à la fois Frédéric et Voltaire. Acquérir celui-ci, c’était conquérir un royaume, le grand peuple penseur, dispersé, il est vrai, mais fort, et qui ne donne pas seulement la fumée de la gloire, mais toujours à la longue la réalité du succès.

Frédéric, malgré tels côtés petits ou ridicules, vu de près, saisissait au moins d’étonnement. En arrivant de France et de la molle vie de Versailles, on ne pouvait voir la vie rude et forte du roi de Prusse, son énorme labeur, sans être frappé de respect. Cet homme qui, dans les froides nuits du Nord, déjà à quatre heures du matin siégeait en uniforme (et tout botté), à son bureau, devant une montagne de lettres, de dépêches, d’affaires privées, publiques, avant qu’il fût onze heures, avait fait chaque jour ce qu’un autre eût fait en un mois. Le tout annoté de sa main pour les bureaux qui le soir même devaient avoir fait les réponses. N’ayant nulle confiance en personne, il lui fallait entrer dans un détail extrême. Seul général, seul roi, seul administrateur, il était encore juge dans les affaires douteuses. Gouvernement étrange, absurde ailleurs. Ici, comment faire autrement ? Roi du chaos, d’un État discordant de pièces qui hurlaient d’être ensemble, d’un État tout nouveau où rien n’était encore, ni les institutions, ni les choses, ni les personnes, il lui fallait périr ou bien jouer le rôle du Grand esprit, de l’âme universelle du monde (Mirabeau). Du reste simplicité extrême. Nul faste et point de cour. Nulle crainte même que ses goûts d’artiste ne le diminuassent aux yeux des plus intimes. Il était bien sûr d’être grand.

Ce qui est amusant, bizarre, c’est qu’avec cette vie terrible, tendue de stoïcisme, il se croyait épicurien. Il était en paroles plus que mondain, cynique, imitant un peu lourdement ce qu’il croyait le ton des salons de Paris. Quant aux réalités, il est bien difficile de croire ses ennemis en ce qu’ils ont dit de ses vices. Il n’aurait pas gardé cette âme forte et ce nerf d’acier. Il n’eût pas eu dans son palais (avec la vie d’Hélagabal) pour amis personnels les plus honnêtes gens et les plus graves de l’époque, lord Keith et lord Maréchal.

Frédéric était favorable. Il se savait l’objet personnel des colères, des haines de Marie-Thérèse et de Georges surtout, qui, dans sa bassesse envieuse, eût voulu ruiner de fond en comble la naissante grandeur de la Prusse. Avec le misérable Auguste de Saxe, ils complotaient non seulement de lui ôter la Silésie, mais de démembrer son royaume. L’arrangement ne fut pas difficile entre deux parties dont chacune se voyait absolument seule. C’était un mariage de nécessité, de raison.

Union discordante, au fond, et sans solidité. Le roi de France, qui venait de mettre tout son cœur et sa sincérité dans le sot traité de famille pour l’Espagne contre le Piémont, allait maintenant s’allier à la Prusse, ce Piémont du Nord. Ce roi, tout catholique, qui tenait son Conseil chez un cardinal, chez Tencin, allait contre sa conscience jouer le rôle faux de relever le parti protestant, en s’unissant à la Prusse, à la Suède, à la Hesse et au Palatin. On pouvait croire qu’il y avait là-dessous quelque chose. Au fond, que voulait-on ? Une seule chose, conquérir la paix, s’aider de la pointe hardie que Frédéric voulait faire en Autriche, ne point irriter Georges en touchant son Hanovre, ne point fâcher Marie-Thérèse, la toucher seulement au point le moins sensible, à ses extrémités éloignées, excentriques (aux Pays-Bas), bref l’alarmer assez pour en tirer la paix et le Milanais pour l’Infante.

En tout Noailles était mis en avant et semblait diriger. Derrière était Tencin. Le roi ne se fiait qu’au cardinal, ne parlait que de lui, disant à toute chose : « Mais Tencin le sait-il ? Tencin, qu’en pense-t-il ? », etc. Tout Paris le savait (Nouvelles à la main, Rev. r.V). Jamais on ne vit mieux combien cette tête de roi était creuse. Du Tencin d’autrefois, l’intrigant, le rusé, la ruse même avait disparu. Il restait un grotesque, vieux galantin fardé, la ganache amoureuse. Sa cervelle affaiblie, à travers le grand plan de l’alliance de Prusse (plan protestant), en jeta un autre contraire, tout catholique, d’une descente en Angleterre, d’une restauration des Stuarts. Le roi y mordit fort. Il était trop visible que cette tentative si incertaine allait avoir l’effet certain de nous faire perdre les amis protestants que nous tâchions de nous faire dans l’Empire. N’importe. On passa outre. Noailles insista pour qu’on fît chef de l’expédition l’aventurier Maurice, l’homme à la mode, protestant, mais qui par là même offrait à Tencin l’appât d’une éclatante conversion. Maurice marchandait peu, eût daigné imiter Turenne. Il promit de se faire instruire (Taillandier). Folle de soi, l’affaire fut faite encore plus follement, comme croisade et restauration des Stuarts, ce qui devait doubler et décupler les résistances. On ne songeait pas même à s’aider de l’Écosse. Directement Maurice devait aller dans « la rivière de Londres ». Le secret était impossible. Rassembler une armée, enlever de Nantes à Dunkerque toutes les embarcations, c’était suffisamment avertir les Anglais. Ils eurent deux mois pour eux. Une grosse flotte anglaise fut mise « dans la rivière de Londres ». Les nôtres, pour passer, prennent judicieusement le moment des tempêtes, l’équinoxe de mars, et le passage est impossible.

Le ridicule qu’ils auraient eu dans la Tamise, ils l’eurent au continent. Quoi de plus sot que de ménager Georges en ne l’attaquant pas où il est vulnérable, en son Hanovre, mais de menacer l’Angleterre, d’alarmer ce grand peuple, d’exaspérer sa haine ? Nos alliés d’Empire les protestants du Rhin furent furieux de cette sottise catholique. Le Hessois, loin d’être avec nous, voulait, de sa personne, aller défendre l’Angleterre.

Il y avait de quoi dégoûter Frédéric. Il pouvait deviner qu’on n’agirait qu’aux Pays-Bas. Le simulacre de descente avait eu cet effet de faire rappeler en Angleterre ce qu’il y avait d’Anglais en Flandre, et l’on pouvait dans ce pays, dégarni à bien bon marché, réaliser le plan des courtisans, arranger pour le roi une belle campagne, lui dire qu’il avait égalé Louis XIV, son aïeul, et surpassé le roi de Prusse. Qui eût triomphé ? La Tournelle, sa chance, son bonheur, son étoile.

Frédéric s’obstinait à nous croire de bonne foi. On croit ce qu’on désire. Les belles lettres qu’il écrivait alors sont un peu juvéniles. Il y a du calcul, et le calcul de la sagesse, mais aussi très visiblement une chaude espérance, une passion. Avec son air prudent et doucement moqueur qu’il eut toujours, il était ivre de la France. C’était entre lui et Voltaire la fraîcheur du premier amour. Il ne marchande pas les protestations à Louis XV, se posant comme inférieur même, comme allié fidèle et dévoué. Il écrit à Noailles : « S’il ne tenait qu’à moi, vous auriez pris vingt mille hommes et gagné trois batailles. » Il dit qu’il ne demande que le rôle des anciens Suédois, dont l’épée fut toute française. Tout cela est sincère. La Prusse et la vraie France auraient eu le même intérêt.

La comédie des conquêtes de Flandre par le Roi s’était faite en mai. Entouré du corps du Génie (alors le premier de l’Europe), armé des foudres de Vallière et d’une artillerie supérieure, le roi fit sa rapide et brillante promenade par des villes fort peu défendues. Courtrai, Menin, Ypres, Furnes, sont pris en trois semaines. Tout ce qui arrêta Louis XIV est trop facile à Louis XV. Tout cède à son étoile. Cette étoile pourtant reste encore à Paris. Elle étale son deuil et pleure à l’Opéra. Elle s’établit chez Duverney, pour avoir les premières nouvelles. Elle pousse contre Maurepas qui l’a fait retenir ici les plus sinistres plaintes et des cris de vengeance. « Il faut nous en défaire », dit-elle (lettre du 3 juin, ap. Goncourt). La reine, condamnée à rester, obéit ; mais La Tournelle perd patience. Elle part, sûre d’être pardonnée.

Une guerre plus sérieuse nous venait sur le Rhin. Coigny, son vieux gardien, l’avait fort mal gardé. L’Autrichien était dans l’Alsace et la Lorraine ouverte. Stanislas en danger s’enfuit de Lunéville. Pour le coup Frédéric croit que l’on va agir. Il écrit (12 juillet) au roi directement une lettre qu’on croirait d’un ami. « Il va prouver cette amitié, va partir le 13 août, et il sera le 30 à Prague. Il espère que le roi ne le laissera pas seul dans un pas aussi grave, qu’il fait en partie pour la France. Il faut frapper trois coups, en Bavière, Bohême et Hanovre, mettre Bellisle à la tête de nos armées, comme l’homme qui a la confiance de l’Allemagne. Il faudrait employer Maurice « ou quelqu’un de déterminé » pour l’expédition de Hanovre. — Et surtout cette fois agir à temps. — Mais plus de défensive ; on a péri par là. L’offensive donnera le succès. Elle fut le secret de Condé, de Turenne, de Luxembourg, de Catinat, qui donnèrent tant de gloire aux armées de la France. »

Ces excellents conseils ne furent point écoutés. On donna à l’ardent Maurice le poste de l’immobilité, la garde de nos côtes. Bellisle fut retenu à Metz « pour préparer les vivres ». Deux vieillards, Noailles et Coigny, eurent le poste de l’action, la forte armée du Rhin, avec un grand renfort du Nord. Énorme supériorité sur l’Autrichien, qu’on eût pu par des coups rapides accabler, enterrer en France, empêcher à jamais de rejoindre Marie-Thérèse. Les deux podagres furent chargés de cela : Noailles, lourd, gros comme un tonneau ; Coigny, usé et indécis. Si l’ennemi fuyait, le suivrait-on, prendrait-on l’offensive ? Notre armée d’Italie, en ce moment, en donnait bel exemple. Chevert (commandé par Conti), avec autant d’élan qu’il fut ferme dans Prague, avait vaincu les Alpes à leurs pas les plus rudes, forcé (contre le roi de Sardaigne en personne) les gorges âpres de la Stura, les batteries, barrières et barricades d’un nid d’aigle, Château-Dauphin (18-19 juillet 1744). L’armée du Rhin a moins d’ambition. Son offensive en Allemagne sera sur notre frontière même, le siège de Fribourg, à deux pas. Opération certaine que le Génie fera en tant de jours devant le roi, qui seul aura l’honneur de la campagne.

Le roi de France apprit l’invasion à Dunkerque, où il se délassait près des deux sœurs. Celles-ci, amenées à l’armée dans un royal cortège de dames, de princesses du sang, y trouvèrent un accueil de risées si cruel qu’elles rentrèrent en France, ne se rassurèrent qu’à Dunkerque. Les Suisses, dans leur jargon, d’abord firent de gros rires « sur les putains du roi ». Nos soldats rechantèrent les vieux refrains moqueurs sur Montespan et Maintenon. Les honnêtes Flamands voient avec horreur ces deux sœurs dont l’ainée donne au roi la cadette, cet accord dans l’inceste. La Tournelle, toujours guindée haut, toujours reine, eût ennuyé le roi si ses goûts de bassesse, sa trivialité n’avaient eu leur détente avec la Lauraguais, sa sœur, petite, grosse, mal tournée, cynique, un avorton rieur, qu’il appelait la rue des mauvaises paroles, une laide avec qui on ne se gênait pas. Il alternait ainsi de la tragédie à la farce. Plus de réserve. Il a cassé les vitres. À chaque ville, on loge les deux sœurs à portée. Tout près aussi son confesseur, le bon Jésuite Pérusseau. Non que le roi s’en serve (il ne fait même plus ses prières). Mais il le veut tout près, en cas de maladie, de mort, pour être sur-le-champ absous.

Au départ de Versailles, il tenait tellement à ne pas faire un pas sans mettre en ses bagages cet homme indispensable, qu’il ne lui donna pas le répit d’un seul jour pour se préparer.

Près de ce douteux personnage, un autre qui l’était beaucoup moins suivait le roi, son aumônier, Fitz-James, évêque de Soissons, pour l’administrer au besoin.

Caractère violent, et figure menaçante, Fitz-James, à La Tournelle, donnait l’effroi constant du parti des dévots. Ce parti la suivait. Il eut un grand régal à voir les risées de l’armée et La Tournelle en fuite, à voir cette orgueilleuse, « haute comme les monts », poursuivie des sifflets. Pour comble, arriva à Dunkerque un témoin plus haineux, plus malin, de sa honte, celui qu’elle appelait Faquinet, qu’au fond elle craignait, Maurepas. Ennemi capital et de famille, qui naguère, avant sa faveur, héritant de l’hôtel où elle logeait, l’avait chassée, jetée sur le pavé. La brouille était à mort. Elle n’avait pas pu obtenir du roi son renvoi. On l’avait éloigné en exigeant qu’il fît sa tournée de ministre dans nos ports. Il eut des ailes, la fit en un moment, et quand elle le croyait bien loin, il lui apparut à Dunkerque, pour l’observer humiliée, la tenir sous son froid regard.

Voilà le roi forcé d’aller du Nord au Rhin, et précipitamment, et pour la guerre la plus terrible. Ce n’est pas la place des femmes. Mais La Tournelle avait trop peur, le voyant ainsi entouré, le connaissant si faible. Elle jura qu’elle suivrait le roi, qu’on ne l’en arracherait pas. Dans ce brûlant mois d’août, le sang déjà aigri de mortifications, de fureurs, d’orgies obligées, elle tomba malade en route, et retarda le roi. Il lui fallut à Reims s’aliter, se purger. La médecine lui parut si mauvaise qu’elle se croyait empoisonnée. Le roi très froid, porté aux idées funéraires, entretint la malade de son futur tombeau, en discuta la place. Bref, il partit devant, pour Metz.

Les deux sœurs, établies à Metz fort scandaleusement dans l’abbaye de Saint-Arnould, communiquaient avec le roi par une longue galerie de bois, que le prieur bâtit « pour que Sa Majesté pût aller à la messe ». La galerie extérieure et en vue fut plus choquante encore en barrant quatre rues. Force murmures du peuple, justement indigné de ces plaisirs impies qui, en tel moment, narguaient Dieu.

Le 3 août, à un long souper qui dura dans la nuit, on fit boire le roi sans mesure. Excès fatal. Il s’y joignit, dit-on, un coup de soleil d’août, et très probablement le triste abus, l’effort d’un amour refroidi auprès d’une malade au sang tourné, qui portait un germe de mort.

Le 4 août, le roi tombe. C’est la fièvre putride. Alarme immense. — Que va-t-on devenir ?

On a fait cent récits cle la douleur du peuple, des églises assiégées, des prières, des pleurs, des sanglots. Il est sûr qu’on gardait alors beaucoup encore de cet amour de mère que la France avait eu pour l’enfant Louis XV. Mais on a dit trop peu que, dans cette douleur, entrait (et pour beaucoup aussi) la terreur de l’invasion, l’irruption horrible de ces bandes de mutilateurs, l’effroyable récit de ce qu’ils faisaient en Alsace. On les crut à Paris. Lamentable faiblesse d’une grande nation qui se croit ou perdue ou sauvée dans un homme ! grand contraste à ce qu’on a vu cette année aux États-Unis. Le premier magistrat assassiné, nul trouble. Nulle crainte, et point d’émotion. Une chose éclata, c’est qu’en les républiques la vie, la mort d’un homme pèse peu. Le salut subsiste en chose moins fragile : l’immortalité de la Loi. Avec la monarchie, le gouvernement personnel, on doit toujours attendre les revirements dangereux et soudains qui tiennent au hasard de la vie d’un individu.

Du 4 au 12, le mal va son chemin, et nul médicament n’agit. Les deux dames tiennent le roi portes closes. Les princes du sang, les grands seigneurs, restent dans l’antichambre, exclus et indignés. Cependant le grand chirurgien, La Peyronie, déclare que peut-être le roi n’a pas deux jours à vivre. Il dit : « Il faut l’administrer. »

Le long et heau récit original (de Richelieu lui-même certainement (Mém., VII) ne peut être abrégé. Seulement il ne dit pas assez combien dans ces alternatives déjà pesait le futur roi, le Dauphin, que l’on attendait. Cela seul fait comprendre l’extrême embarras du Jésuite quand La Tournelle le pria de ne pas exiger dans la confession qu’elle fût renvoyée avec honte. Pendant qu’elle parlait, il voyait le Dauphin absent. Tous le voyaient, ce lourd enfant sévère, le vrai juge de Louis XV, vrai croyant, intraitable, que rien ne ferait reculer. Il arrivait. Cela enhardissait et les princes, et les prêtres. Fitz-James, pour en finir, alla jusqu’à user des moyens populaires, faisant à la paroisse fermer le tabernacle, même ameutant le peuple, enfin de sa personne à grand bruit déclarant aux sœurs que le roi les chassait.

Le roi eut une peur extrême. Il fit, dit tout ce qu’on voulait, même un peu plus encore. Les médecins l’avaient abandonné. On le jugeait perdu. On démolissait sans façon la fameuse galerie. Déjà la solitude se faisait autour du mourant. Les ministres emballaient, et les princes partaient pour l’armée. L’absence des médecins fut le salut du roi. Un empirique lui donna l’émétique. Et dès lors il fut beaucoup mieux.

La reine était venue, et il lui demanda pardon. Pour le Dauphin, on craignait que la vue du successeur ne fît mal au malade. Au nom du roi, il lui fut défendu d’avancer plus loin que Verdun. Il y est le 15 août, et ses sœurs. La petite, Adélaïde, fort passionnée pour son père, se mourait d’être arrêtée là. Châtillon, le dévot gouverneur du Dauphin, prit sur lui de continuer. Mais la vue du Dauphin fut peu agréable à son père.

Promptement rétabli, le roi put passer en Alsace. Noailles et Coigny, inquiets, trop occupés de Metz, bien moins de l’ennemi, l’avaient (malgré leur force supérieure) laissé partir, laissé apporter à Marie-Thérèse un renfort redoutable qui accabla le roi de Prusse. Sans souci de son allié, Louis XV s’en tint à la petite affaire marquée pour but de la campagne. Il vit prendre Fribourg (octobre), ennuyé de la guerre et fort impatient de revenir à ses plaisirs.

Son retour fut une vraie fête. On lui savait un gré infini, non d’avoir rien fait, mais de vivre. L’invasion n’avait pas eu lieu. On fut ivre de joie. La cour l’appela le Bien-Aimé. Paris lui arrangea un triomphe d’empereur romain. Il entra lentement, et dans les carrosses du Sacre, pour qu’on pût jouir de le voir, qu’on se rassasiât de sa présence. Une part dans ces transports évidemment revenait à la reine, à ses douces vertus domestiques qui touchaient fort le peuple, à l’union rétablie de la famille royale. La maîtresse au contraire lui était un objet d’horreur. Au retour sa voiture fut arrêtée à La Ferté, elle faillit être mise en pièces. À Paris, elle osa aller voir la rentrée du roi, se mêler à la foule ; elle fut accablée d’affronts, on lui cracha au nez. Elle rentra désespérée. Tout son orgueil l’abandonna. Elle écrivait à Richelieu (pour le montrer au roi) que, si elle pouvait rentrer, elle ne demanderait nulle vengeance, ne ferait nulle condition, se rendrait « à l’ordre du maître » (Rich., VII, 51).

Elle était à ses pieds. Mais d’autre part le roi qui avait vu à Metz la bonté de la reine, sa passion pour lui, qui voyait à Paris la foule si heureuse de leur réconciliation, ne pouvait qu’hésiter à rompre encore, à mécontenter tout le monde. Loin de disgracier les amis du Dauphin, il avait désigné (octobre) M. de Châtillon pour l’honorable mission d’aller recevoir la Dauphine.

Tout cela agissait si bien qu’après ce long sevrage d’amour physique, il pensa à la reine. C’était la nuit du 9 novembre. La reine était couchée. Ses femmes entendirent gratter à la porte de la chambre. Elles dirent : « C’est sûrement le roi. » La chose était peu vraisemblable après une interruption de quatre années. La reine, fort timide (de son infirmité), en avait presque peur. Elle dit : « Vous vous trompez. Dormez. » Avertie une seconde fois, elle fit même réponse. À la troisième fois où l’on gratta plus fort, elle se décida à faire ouvrir. C’était trop tard. Le roi était piqué. Il traversa le Pont-Royal et alla tout droit rue du Bac, où sa maîtresse demeurait (Rich., VII, 53).

Elle s’y attendait si peu qu’elle fut comme foudroyée, s’évanouit. Puis, sentant mieux son avantage, elle reprit toute sa hauteur. Il s’excusait. Elle dit : « Je me tiens contente de ne pas être envoyée par vous pour pourrir en prison. Quant à retourner à Versailles, il faudrait pour cela faire tomber trop de têtes. » À grand’peine il obtint qu’il n’y aurait que des exils. Un coup sur le duc de Chartres, en son gouverneur qui venait de se distinguer à Fribourg. Un coup sur le Dauphin, en son gouverneur Châtillon, durement exilé pour toujours. Exil des ducs de Bouillon, de La Rochefoucauld, etc. Il ne disputa pas, se hâta de dire : oui.

Cette nuit d’émotions de tout genre lui rendit, ou doubla sa fièvre. Elle eût voulu qu’il exilât les princes, l’évêque de Soissons, qu’il chassât Maurepas. Là, le roi résista. Il ne fut pas moins ferme à refuser ce que la Nesle avait eu seule, un gage d’amour et d’avenir. (Rich., VII, 79). Ses transports, ses fureurs ne lui valurent pas d’être enceinte. De telles alternatives lui portèrent le sang au cerveau. Au matin sa tête éclatait.

Le roi, pour lui complaire, sans chasser Maurepas, imagina pour lui une cruelle mortification, une exquise torture, celle de porter à la maîtresse sa lettre d’excuse et de rappel. Le faquinet plia, s’efforça dans la honte de garder sa grâce légère, voulut baiser la main. Il n’eut de la malade qu’un mot : « Donnez… Allez-vous-en ! »

Elle le croyait son assassin. Dans ses délires de fureurs, de regrets, elle criait qu’à Reims il avait empoisonné sa médecine, soutenait que la lettre du roi était aussi empoisonnée. Richelieu le croyait comme elle, et il l’a dit à Soulavie (VII, 72). Accusation peu vraisemblable. Maurepas, incapable de crimes autant que de vertus (comme le disait très bien Caylus), n’usa pour tuer l’orgueilleuse que de ponts neufs et de chansons. Sa vie n’avait pas l’importance de celle de sa sœur la Nesle. Sa mort importait moins au salut de l’Autriche et aux intérêts du clergé. On savait La Tournelle, ainsi que Richelieu, vouée uniquement à sa propre fortune, plus qu’aux idées d’aucun parti.

Le roi la regretta dans la mesure de son mérite. Le 6 décembre, jour de sa mort, il alla à la chasse, il alla au Conseil, et puis à La Muette souper avec quelques amis.

Il tint à peu de chose qu’une mort autrement importante ne changeât la face du monde, celle de Frédéric, que notre abandon accabla. En un mois il prend un royaume, occupe la Bohême, mais sur-le-champ la perd. Son agent envoyé près de Noailles et de Coligny les prie d’exécuter le traité, d’occuper celle des deux armées autrichiennes qui est de ce côté du Rhin. Ils la laissent échapper. Au moins il eût fallu la harceler, la ralentir. Ils la laissent marcher, leste et libre, et rejoindre Marie-Thérèse. Le roi de Prusse était déjà embarrassé par les troupes légères de l’Autriche qui voltigeaient autour, prenaient ses magasins, ses vivres. Quand la seconde armée arriva, il se vit à la lettre noyé d’un océan de guerre. Grande et terrible épreuve pour l’armée prussienne qui eut vraiment besoin d’une solidité merveilleuse. Le roi, dans sa retraite, fut lent et redoutable, faisant ferme ici, là prenant des postes importants, là menaçant et offrant la bataille (24 octobre). On ne combattait pas. On aimait mieux l’user, l’affamer, guettant un moment de désordre où le lion, effaré de cette âpre chasse, irait tombant dans quelque fosse. Sa garnison de Prague, qui en sort (26 novembre), meurt de froid. La moitié est gelée. Notre cruelle retraite de 1742 se renouvelle pour la Prusse (déc. 1743). Frédéric, un moment, manqua de peu la mort. Il était entré dans Kolin avec ses gardes, le quartier général et beaucoup d’embarras. Toute la plaine autour était couverte de la cavalerie des barbares. Ils chargent les gardes avancées, les refoulent, fondent dans la ville (Trenck). Si cette attaque aveugle eût été plus habile, le roi pouvait périr ou (pis encore) aller à Vienne.

Combien il dut maudire l’abandon de la France ! Par elle il eut pourtant une grande gloire, de se sauver seul par des coups de génie. Réunir, maintenir unie une armée poursuivie de cette effroyable nuée, en combiner sans cesse le vaste mouvement rétrograde, de manière à serrer et rapprocher les corps pour arriver ensemble en Silésie, en présentant toujours un redoutable front, — là recevoir la grande invasion à la pointe des baïonnettes, la relancer si bien qu’elle fût trop heureuse d’échapper à son tour en couchant cinq nuits sur la neige, — ce fut chose admirable, et plus que dix victoires.