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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 13

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (Tome quinzième — Louis XVp. 221-238).

CHAPITRE XIII

La Pompadour. — Fontenoy. — Voltaire et l’origine de l’Encyclopédie.
(1745-1746.)

L’opposition du roi et du Dauphin s’est fortement marquée à Metz. Elle nous donne le fil intime de l’histoire de Versailles et de nombre de faits qui autrement seraient inexplicables.

Le roi, imprudemment, ne chasse le gouverneur du Dauphin que pour lui donner un homme beaucoup plus dangereux. Jusque-là le Dauphin n’avait pas son guide-âne. Il l’eut dans ce nouveau venu, La Vauguyon, homme de trente-neuf ans, et de certain mérite. Voilà l’inséparable ami du prince, ou, disons mieux, son âme, et il sera plus tard le gouverneur de Louis XVI. Dévot peu scrupuleux, il se démasquera en se faisant compère et patron de la Du Barry.

En février, La Vauguyon arrive et la cour du Dauphin plus que jamais est le foyer des critiques contre Louis XV. En février, le parti opposé offre au roi, au bal de la Ville, la brillante maîtresse qui, malgré le Dauphin, va régner vingt années. Le roi, fort peu séduit, ne l’accepte pas moins (de la main des banquiers, des Pâris, ses patrons), en haine de ses censeurs dévots.

Il était naturel que le roi, à la longue, las de ses hautaines maîtresses, la Nesle et La Tournelle, peut-être aussi trouvant un peu nauséabondes les facilités de Choisy, acceptât ce que jeune il avait refusé, une femme d’esprit, une intelligente amoureuse.

Mlle Poisson, filleule des Pâris, et la fille du Poisson pendu (en effigie), était de race de bouchers. De là de sots lazzis sur la viande et sur le poisson. Elle n’avait nullement la fraîcheur des belles de la boucherie. Dans ses portraits, elle est gentille et fade, d’agréable médiocrité. Elle crachait le sang de bonne heure ; c’était peut-être la faute de sa mère (une grosse beauté hardie et forte) qui, spéculant sur elle, la fit trop travailler. On lui fit prédire à neuf ans « qu’elle serait maîtresse du roi ». Sa mère, dont la maison attirait fort les gens de lettres, sans cesse faisait l’exhibition du prodige, vantant ses talents et ses charmes, disant : « C’est un morceau de roi. »

La mère Poisson, qui ne rougissait guère, autour de Louis XV, fit comme un siège, une attaque en tous sens. Elle l’essaya en Diane, on l’a vu. Elle l’essaya en musicienne. Elle brillait sur le clavecin, enchanta la bonne Mailly. L’effet fut tout contraire sur La Tournelle. Une dame ayant eu l’imprudence d’admirer, La Tournelle lui marcha sur le pied et lui écrase un doigt.

Donc, il fallut attendre. Le Normand, Fermier général, plus qu’ami des Poissons et peut-être père de la petite, la maria à son neveu d’Étioles. Posée, encadrée dans le luxe, elle put dégorger ce qu’elle avait de bas, se former et prendre attitude. Elle eut un salon, réunit artistes et gens de lettres, les trompettes de la renommée. Mais son grand moyen de succès, c’est qu’elle se fit un théâtre, avec décors, costumes, machines, etc. Elle jouait, déployait le talent d’une agréable actrice de second ou de troisième ordre. Elle chantait d’une voix de serin, qu’on disait voix de rossignol. Cela retentissait plus haut. Le président Hénault en fut ravi et put en parler chez la reine. Plus directement les Tencin s’en occupèrent. Encore plus un Binet, un parent des Poisson et valet de chambre du Dauphin. Il la vantait au roi. Mais, chez le Dauphin, il disait qu’elle ne voulait rien qu’une place de Fermier général.

Par un autre canal encore elle arrivait au roi, par son écuyer Briges, qui l’eut d’abord. Enfin tous firent si bien qu’un soir il la reçut. Il n’en fut pas charmé. Elle avait vingt-trois ans, quatre ans de mariage, deux enfants. Elle était fatiguée, molle et loin d’être neuve. Elle fit si peu d’impression que même, un mois après, il ne s’en souvint plus. Il fallut aider sa mémoire, lui rappeler certain soir, certaine dame. On lui disait que, depuis ce soir-là, la pauvre dame était restée éprise, que son mari était horriblement jaloux, qu’elle était tourmentée, désespérée, pensait à se tuer. C’était en avril. Le roi allait en Flandre. On brusqua tout, on la lui ramena (la nuit du 22) à souper. Richelieu y était et n’en fit pas grand cas. Mais, lui parti, en excellente actrice, elle dit qu’elle était perdue, qu’elle ne pouvait pas retourner, qu’il fallait qu’il la prît, la cachât n’importe où. Situation piquante. Le roi la mit au petit entre-sol qu’il avait sur sa tête. Là, quelques jours, en secret, il l’eut, il la nourrit, tremblante et désolée des lettres folles qu’écrivait le mari. Il vit comme on tenait à elle, sentit le prix de ce trésor. La voilà attachée décidément. Il ne la cache plus. La famille sombrement muette, les murmures, les mines maussades le piquent. N’est-il donc pas le maître ? Pour faire dépit à tous, il la déclare maîtresse, et, pour comble d’éclat, à Pâques.

Quelle chute après cette bâtarde des Condé, que le roi appelait princesse ! Celle-ci, la grisette, la robine (comme on dit tout bas), n’est pas née. Eh bien, c’est tant mieux. Le roi la crée et la fait naître ; il y met son plaisir. En quinze jours il la décore, l’honore, lui donne un train et des palais. Il la titre du nom sonore d’une maison éteinte. Elle est et restera la marquise de Pompadour (22 avril-6 mai 1745).

Le roi était si mal avec sa famille au départ pour la Flandre, qu’il ne dit pas même adieu à la reine. Il aurait bien voulu laisser ici le paquet le plus lourd, son gros jeune dévot. Mais cela était difficile. Arrivé le 9 mai au camp, devant Tournai, il apprit dans la nuit que l’ennemi marchait, qu’il y aurait bataille. Il défendit qu’on éveillât son fils, partit, voulant peut-être qu’il ne le joignît pas à temps. Mais le Dauphin fit hâte, ne lui donna pas ce plaisir.

L’armée était très forte (aux dépens de celle du Rhin) ; elle n’avait guère moins de quatre-vingt mille hommes. Et tout cela était mené par un malade, par Maurice, hydropique, à qui, au départ, on venait de faire la ponction. Ce que ce héros de la mode avait tant poursuivi, et par tant de moyens, intrigues et coups d’audace (plus que coups de génie), le commandement en chef, il l’avait, et mourant il ne voulait pas le lâcher. Autant qu’il le pouvait, il cacha son état. Il assiégeait Tournai, mais souffrait tellement qu’il vit par l’œil d’autrui, chargea ses lieutenants de chercher, de choisir un lieu propice à la bataille (Rich.). — En passant l’Escaut on trouvait trois villages, Autoing, Fontenoy et Barry, où l’on fit trois redoutes, et de plus les villages avaient devant eux deux ravins. Cela paraissait fort. Ce qui gâtait la chose, c’est que l’armée française avait dans le dos la rivière. La retraite c’était l’Escaut. — Des ponts étaient jetés tout prêts, un spécialement pour le roi en cas d’échec. La retraite de tant de mille hommes à la file sur des ponts étroits est une opération scabreuse. Notez que pour garder ces ponts, on mit sur les deux rives un corps de vingt mille hommes qui restait l’arme au bras. — Notez que pour garder le roi, on immobilisa encore sa Maison, une armée de six mille hommes d’élite avec une batterie de canons. Plan étonnant, d’après lequel les combattants réels n’étaient plus guère que cinquante mille. Notre supériorité de nombre était parfaitement annulée.

Maurice vint de Tournai dans une carriole d’osier, vit fort bien le danger (dit Richelieu[1]). Mais le temps lui manquait pour changer de position. L’ennemi avançait, conduit par un fils du roi Georges, le duc de Cumberland, et le roi allait arriver.

Le 11 mai, de bonne heure, le brouillard s’étant élevé, notre artillerie tirait déjà. Le roi était placé un peu haut et près d’un moulin, de manière à voir sans danger. Couvert de sa Maison, de ses canons à lui, il était gai. Et, dans ce groupe de seigneurs, de ministres, qui l’entouraient, pendant que le Dauphin priait tout bas sans doute, il se mit à chanter et à faire chanter une chanson, trop gaie, de corps de garde. Cela ne parut pas humain, au moment d’une si grande destruction d’hommes. « C’était bravoure ? » — J’en doute. Les très braves sont calmes et froids dans les grandes attentes.

Les Anglais, Hollandais, Hanovriens regardaient cependant comment percer à nous. Il fallait franchir les ravins ; puis on était en face de trois redoutes, de Barry sur la droite (regardant les Anglais), d’Autoing à gauche et Fontenoy au centre. Dans ces redoutes tonnaient cent vingt canons. L’embarras cependant pour Cumberland n’était pas médiocre de s’être avancé là, si près du roi de France, nez à nez, et de reculer. Le vieil Autrichien Kœnigseck conseillait de tâter, de ne pas s’engager à fond. Cependant le prix était grand. Non pas Tournai, mais le roi même. Pour qui se souvenait de Poitiers, de Pavie, de nos rois prisonniers, cette présence de Louis XV était une grande tentation.

Il y avait des gens acharnés. De même que chez nous la brigade Irlandaise flairait le sang Anglais, dans les rangs anglais le Refuge, les fils des protestants altérés de combats, auraient donné leur vie pour prendre le petit-fils de Louis XIV. Ces gens-là les premiers durent voir où il fallait frapper. Le défaut de notre ordonnance dont Maurice fait l’aveu, c’est qu’entre Fontenoy, Barry, il y avait du vide, et nos lignes bâillaient. Franchir le ravin sous le feu, puis en courant passer à travers les boulets croisés de Barry et de Fontenoy, ce n’était pas chose impossible. Mais il n’y avait guère de retour, ayant le ravin derrière soi, peu de chance de le repasser. Il fallait avancer, dépasser nos canons, les laisser derrière (inutiles). Alors on perçait notre armée, on la coupait en deux et l’on prenait le roi de France, ainsi que le Prince Noir prit Jean.

Et cela se fit presque. Le ravin fut passé. Et l’on passa encore entre les deux redoutes sous la grêle. Cette grêle elle-même fit serrer les Anglais, les massa en une colonne. Nos canons dépassés derrière ne tiraient plus, et les petites pièces que traînait l’ennemi de moment en moment, de la colonne ouverte, vomissaient le fer et le feu. Elle avançait alors et faisait quelques pas. Six heures durant, elle avança. Comment pendant six heures Maurice fit-il si peu pour réunir nos forces, comment nous laissa-t-il faire si longtemps des charges inutiles, partielles, sur la masse qui nous foudroyait ?… Beaucoup s’y obstinèrent. On dit que M. de Biron eut, sous lui, six chevaux tués.

L’homme de Maurice, d’Espagnac, est ridicule ici quand il veut nous faire croire que ce désastre était le comble de l’habileté, que plus l’ennemi avançait, et mieux il était pris, que ce massacre utile des nôtres avait mis justement les Anglais dans la souricière. Ce qui est sûr, c’est que Maurice, tremblant pour le roi, commençait à effectuer la retraite. Mais plusieurs ne voulaient pas se retirer. Nos Irlandais frémissaient de fureur.

Ce spectacle terrible, et rapproché du roi, le fit suer à grosses gouttes, dit le témoin, valet de chambre (Rich., VII, 143). Au moulin, il était en vue, des boulets arrivaient et le passaient parfois. Il descendit plus bas. Tous, autour de lui, fort émus. Les uns disaient que, si le roi mettait en sûreté sa tête sacrée, on pourrait disposer de ce gros corps qui le gardait. Que le roi prît part au combat, nul n’en avait même l’idée.

Le Dauphin seulement, avec son tact sûr pour déplaire, demandait à charger, à joindre la cavalerie. Cela le perdit pour toujours ; Louis XV jamais ne l’emmena, ne l’envoya, ne l’employa à rien. Il crut, à tort sans doute, que les conseillers du Dauphin l’avaient poussé perfidement pour faire mieux ressortir l’inaction du roi. Elle était remarquée et surprenait. Nos Français, avec leurs idées de roi vaillant à la François Ier, comprenaient peu cette sagesse. Ils l’appelaient « Louis du moulin » (Frédéric).

Beaucoup regardaient de travers ce moulin qui paralysait les six mille hommes de la Maison du Roi, qui gardait ses canons, si nécessaires alors. En les faisant tirer, on avait chance encore. Cela crevait les yeux, et chacun le disait. On ne l’entendait que de reste. Mais le roi ne l’entendait pas. Richelieu hasarda de dire « qu’il faudrait des canons ». — « Où les prendre ? » dit un courtisan. — Tout près. Je viens d’en voir. — Oui, mais le Maréchal défend que l’on y touche. — Le roi peut l’ordonner. »

Là-dessus grand silence. Alors timidement (non sans effort, et d’un véritable courage), Richelieu, risquant sa fortune, demanda si Sa Majesté voudrait envoyer ces canons.

Le roi parut troublé (Rich., 141). Il hésita, puis consentit, ne pouvant guère faire autrement. Ces canons, à l’instant traînés devant la masse anglaise, tirés à quelques pas, y firent une horrible trouée. Le roi y lâcha sa Maison. Tous se lancèrent, même les pages. D’autre part, Maurice avait pu enfin faire parvenir aux corps isolés un ordre de charger d’ensemble. La colonne qui en six heures devait avoir perdu beaucoup, sous le canon tiré de près, n’était plus que de dix mille hommes ; et sous la charge, elle fondit.

Fontenoy et la prise de tous les Pays-Bas, opérée heureusement par les manœuvres habiles de Maurice et de Lowendahl, avançaient-ils la paix ? Point du tout ; au contraire. Les Anglais ulcérés poussèrent en furieux dans la guerre des subsides, gorgeant Marie-Thérèse, et les principicules nécessiteux de l’Allemagne, nous foudroyant de leurs guinées. — La grosse reine des brigands du Danube riait, engraissée de ses pertes. Des subsides énormes de Londres, elle avait de quoi faire son mari Empereur, noyer la Prusse de barbares. Nos victoires inutiles de Flandre servaient si peu à Frédéric qu’il dit : « Autant vaudraient des batailles au bord du Scamandre ou bien la prise de Pékin. » Au moment où il espérait quelque diversion de la France, il apprit qu’au contraire notre armée d’Allemagne, affaiblie pour celle de Flandre, venait de repasser le Rhin. Marie-Thérèse, impératrice, était encore plus implacable, enflée d’orgueil et de fureur. Elle ne voyait, n’entendait plus. Frédéric, par expérience, savait qu’elle ne devenait bonne qu’en recevant les étrivières. Il les lui prodigua. À chaque refus, une victoire.

D’août en octobre 1745, la ligue (d’Autriche, Saxe, Angleterre, Piémont) était vaincue partout. En Flandre on avait pris Bruges et Gand, et l’on investissait Bruxelles. En Italie, une armée espagnole, partie de Naples, et ayant joint notre armée de Provence, secondée des Génois, avait séparé brusquement le Piémontais de l’Autriche. Ce qui est bien plus grave, les Montagnards d’Écosse avec le Prétendant descendent à Édimbourg (2 octobre). La claymore à Preston brise l’épée anglaise. Les enfants de Fingal et l’aigre cornemuse traversent l’Angleterre et directement vont à Londres.

Tout est merveilleux dans l’affaire, sublime et fou. C’est un chant d’Ossian. Charles-Édouard, second fils du roi Jacques, qui n’avait rien de lui, rien des Stuarts, mais tout de la Pologne et de sa mère Sobieska, unit trois avantages, beau et intrépide, ignorant, ne sachant rien de réel, du possible. Quand notre embarquement manqua (en mars 1744), il eût trouvé tout simple de passer en bateau sur des coques de noix. Il resta ici, remuant Versailles en dessous par son frère, plus adroit. Par Tencin il agit, par Richelieu qui espérait commander une descente.

Versailles hésitait fort, voulait, ne voulait pas. On prêta seulement deux vaisseaux à un armateur irlandais, de Nantes, qui disait « faire la course ». On ne donna nulles troupes, quelques armes à peine, et peu, très peu d’argent. Le brave prince ne s’arrêta pas à tout cela. Il avait son roman en tête, de laisser là les Jacobites trop prudents, mais de se jeter tout d’abord dans les Hautes Terres, chez ces vaillants sauvages aux courts jupons d’Écosse, sans calcul et prêts au combat. La folie Polonaise et la folie Gaélique, cela pouvait faire quelque chose d’extraordinaire, de grand. L’absurde de la chose, l’improbable aidaient au succès. Arrivant seul et sans force étrangère, il avait plus de chance. Nul souci des moyens. Il calculait si peu qu’il avait pris l’habit le plus impopulaire, le plus mal vu en Angleterre, celui du séminaire écossais de Paris.

Tout se fit par gestes et regards, car il ne savait pas leur langue, ni eux la sienne. Ils le virent, furent émus. Dès qu’ils furent douze cents, la cornemuse en tête, ils descendirent dans Édimbourg ; alors, ils furent trois mille. Sans se compter, ils chargent les Anglais à Preston Pans, et les défont. Toute l’Écosse se déclare. Mais la difficulté était de mener jusqu’à Londres ces fils de la montagne, si attachés au sol natal.

Beaucoup laissent le prince, qui n’avance pas moins. Plus il enfonce en Angleterre, plus il espère deux choses : que le vieux loyalisme va remonter au cœur des Jacobites anglais, que la France, l’Espagne, rougiront à la fin, ne voudront pas le voir périr.

Le secours fut étrange : trois compagnies françaises, juste assez pour nous compromettre sans le fortifier. Les Jacobites d’autre part, loin d’avoir quelque élan, furent plutôt effrayés. Ils ne voulaient rien faire sans une grosse armée de la France. Les whigs, les anti-jacobites ne bougeaient pas non plus. Il en fut justement comme à l’invasion de Guillaume en 1688. Nul mouvement de l’un ni de l’autre parti. Mais cette fois, la chose fut d’autant plus plaisante qu’elle eut lieu au moment où les Anglais, croyant la guerre très loin, en Allemagne, bouillonnaient de vaillance, guerroyaient de parole, impitoyablement soufflaient le feu, le fer. La guerre ? Mais la voici, à deux journées de Londres. L’un dit : « Je suis marchand ; — moi banquier ; moi fermier. » C’est l’affaire du roi, des soldats.

Situation comique. Celle d’Auguste III devant le roi de Prusse ne l’est pas moins ; il s’enfuit en Pologne, et Frédéric, pour la seconde fois, gardant la Silésie, a fait plier Marie-Thérèse. Le Savoyard, chassé par nous de la Savoie, de tous ses États presque, voit tomber ses places une à une ; on conduit en triomphe notre Infant Philippe à Milan. En Flandre, nous serrons Bruxelles. Tant de succès, par-dessus Fontenoy, mettent le roi plus haut qu’il ne le fut dans tout son règne. Ses censeurs de Versailles sont désespérés. La maîtresse, déclarée à Pâques, au mépris des saints jours, n’a pas porté malheur. En septembre, à Versailles, elle a son Fontenoy.

La ligue universelle de la Cour, les lazzis, les chansons qui l’attaquent, les innombrables poissonades, obligent la Poisson d’avoir un grand mérite. Elle a celui des convenances. Tout au rebours de La Tournelle, si insolente pour la reine, celle-ci devant elle est humble et tendre, semble demander grâce, même avoir besoin d’être aimée. À sa présentation, sous les yeux de tant d’ennemis, elle fut et charmante et touchante. La reine lui sut gré de son trouble, la rassura, lui fit un accueil quasi maternel. Elle jugea qu’après tout, si le roi devait avoir une maîtresse, celle-ci était la meilleure. Cette faveur alla bien loin. Elle la fit dîner avec elle à Choisy.

Grand coup pour le Dauphin. Vrai lumière sur Versailles. La reine n’était pas en tout de la cabale. Ses lettres (à l’occasion de Fontenoy, Arg., éd. J., t. V, sub fin.) montrent qu’en bien des choses elle était séparée du Dauphin. Elle le fut bientôt de ses filles, vouées passivement à leur frère, contre la Pompadour, lui enlevant le roi et blessant la reine elle-même.

Tant que nous n’avions pas le Journal de M. de Luynes, nous ne savions pas la part immense que les filles du roi eurent dans sa vie. Et partant nous ne sentions pas combien la Pompadour fut utile pour faire équilibre à cette funeste influence. Nous aurions pu le deviner pourtant en voyant qu’aux premières années, les hommes de valeur, Argenson, Machault, Duverney, Quesnay, les Encyclopédistes, sont tous avec la Pompadour. C’est évidemment le parti de Voltaire et de Montesquieu. Dans le très beau pastel que Latour a fait d’elle, déjà pâle et usée, elle se pare de ces beaux génies. Elle a sur son bureau, très ostensiblement, l’Esprit des Lois, la Henriade, je crois même un volume de l’Encyclopédie.

Elle était médiocre et froide, mais dirigée par des têtes plus fortes (une Lorraine surtout, Mme de Mirepoix). Elle sentit très bien, dès la seconde année, qu’elle n’avait nulle chance de garder un amant satisfait, un homme secrètement dominé par ses filles, que par l’amusement, une vie d’art et de plaisir, tout opposée à la torpeur malsaine de ces influences secrètes. Son théâtre des cabinets groupa près d’elle un monde de courtisans, d’artistes, tous ravis d’approcher le maître. À la réalité, aux soupers, aux caresses qui servaient le parti dévot, elle opposa l’illusion et la fantaisie du théâtre, les séductions de l’esprit. Elle s’y mit, s’y usa sans réserve. Sa jolie voix et son talent d’actrice, cent sortes de costumes la renouvelaient tous les soirs. Sa douceur fade allait à l’Herminie du Tasse ; sa simplicité (fausse) lui permettait de jouer les bergères, Églé et Galathée. De bonne heure, elle fait des rôles humbles de vieille, et pour bien faire entendre qu’elle ne prétend qu’amitié pure, elle joue Uranie, dans une robe pailletée d’étoiles.

Quelque peu digne qu’elle en fût, il est sûr qu’elle fut (pendant près de dix ans, 1745-1755), avant la grande guerre, un centre pour les arts et les lettres. Elle fut bien moins une maîtresse qu’un ministère. Ceci explique un peu pourquoi elle eut besoin de tant d’argent. Elle ne put avoir, avec cette énorme dépense, le désintéressement de la Mailly, la Nesle. Des arts charmants naissaient, dans la décoration intérieure, dans l’ameublement. C’est un trait spécial, original du siècle. Ces dix ans en furent l’apogée. Le déclin commença après, vers 1760.

Par là elle avait prise sur le roi, pour qui l’intérieur était beaucoup, si ce n’est tout. La question était de savoir si, de l’art, il pouvait passer aux idées de progrès politique, social, aux nouveautés qui venaient rajeunir, sauver ce monde vieilli. C’était là le débat et le combat réel entre la Pompadour et la famille royale. Déjà assez adroitement on avait introduit Voltaire, comme victime de la cabale du Dauphin. La forte antipathie de Louis XV pour son fils lui fit même accepter les risées que Voltaire faisait tous les jours de Boyer. Celui-ci se plaignant de passer pour un sot, le roi dit : « C’est chose convenue. » Richelieu, La Tournelle, firent envoyer Voltaire auprès de Frédéric. On lui fit rédiger le manifeste de la descente en Angleterre. La Pompadour inaugura le théâtre des cabinets par son Enfant prodigue. Voltaire fut entraîné. Elle le fit académicien, gentilhomme de la chambre, historiographe du roi. Dans sa vivacité crédule, il partageait le rêve de d’Argenson et de tous. Ils croyaient que le Bien-Aimé, à force d’amour et d’éloges, de flatteries qui étaient des leçons, aurait pu être transformé, mis sur la voie des grandes choses.

Il est certain que la nécessité semblait fatalement y pousser elle-même. Sans un changement radical qui étendrait l’impôt à tous, au clergé et à la noblesse, on succombait, on périssait. La Pompadour avait pour patrons les Pâris, ce Pâris-Duverney, qui, sous Monsieur le Duc, voulait imposer le clergé. Machault, contrôleur général, partageait cette idée. Elle le soutint, le prit à cœur, le défendit longtemps. C’était l’idée du siècle, et pour la France et pour l’Europe. Voltaire, après la guerre, ne voit pour l’Allemagne ruinée nul remède que ceux de Frédéric (plus tard de Joseph II), la sécularisation des biens ecclésiastiques, (éd. B, t. XLVI, 334).

Question financière qui touchait le terrain moral. Le clergé, c’était le passé. On ne pouvait toucher au clergé qu’en suscitant l’idée nouvelle. Non formulée encore, elle se faisait jour par les belles lueurs isolées qui perçaient çà et là dans les sciences et les arts. Faire un corps général des lettres, arts et sciences, au point du dix-huitième siècle, c’était évidemment le travail préalable.

Voici ce qui advint. Le vieux et savant d’Aguesseau, malgré les côtés tristes, misérables de son caractère, avait deux côtés élevés, sa réforme des lois, et une passion personnelle, le goût et le besoin de l’universalité, certain sens encyclopédique. Un jeune homme, un jour, vint à lui, homme de lettres vivant de sa plume, et assez mal noté pour des livres hasardés que la faim lui avait fait faire. Le vieux avec stupeur l’écouta, déroulant le gigantesque plan du livre où seraient tous les livres. Dans sa bouche, les sciences étaient lumière et vie. C’était plus que parole, c’était création. On eût dit qu’il les avait faites, et les faisait encore, ajoutait, étendait, fécondait, engendrait toujours. — L’effet fut incroyable. D’Aguesseau, un moment au-dessus de lui-même, oublia le vieil homme, fut atteint du génie, grand de cette grandeur. Il eut foi au jeune homme, protégea l’Encyclopédie.

Prodigieuse sibylle du dix-huitième siècle, combien d’autres il fit ou changea, ce grand magicien Diderot ! Il souffla, certain jour ; il en jaillit un homme, et son homme opposé : Rousseau.

L’énorme et indigeste monument, l’Encyclopédie, tout informe qu’il est, étonnamment fécond, où la Révolution déjà coule à pleins bords, avait pourtant besoin, contre son ennemi le clergé, d’avoir son ami le roi. C’est pour la Pompadour un titre de l’avoir si longtemps, si obstinément soutenu, jusqu’à l’achèvement, pendant plus de dix ans. Plus d’un article hardi en fut fait à Versailles, au petit entre-sol qu’occupait Quesnay, l’illustre créateur de l’Économie politique, le médecin de la Pompadour.


  1. J’ai tous les récits sous les yeux. Le meilleur est celui que Richelieu fit pour Louis XVI, en 1783 (Rich.VII), sauf le point où il veut faire croire que seul il eut l’idée, si simple, que tout le monde avait.