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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 14

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (Tome quinzième — Louis XVp. 239-254).

CHAPITRE XIV

Le Roi conquis par la famille. — Règne de Madame Henriette.
Paix de 1748.

Le fait le plus obscur et le plus surprenant dans toute l’histoire de Louis XV, c’est l’assentiment passager qu’il donna aux grandes vues d’Argenson l’aîné, l’utopiste, disciple de l’abbé de Saint-Pierre.

Le fameux d’Argenson le père, le rude homme de police sous Louis XIV, qui eut la large étoffe d’un grand homme et d’un bas coquin, eut deux fils d’un esprit contraire. Le cadet fut très fin, un renard, valet des Jésuites. Par eux, il monta vite, les ayant bien servis dans leur très grande affaire de faire reine Marie Leczinska. La reine s’en souvenait, l’aimait. Au grand drame de Metz, il joua double jeu entre la reine et la maîtresse. Cela le fit très fort quand celle-ci revint (nov. 1744), et il put faire donner les Affaires étrangères au frère qu’il croyait diriger. Il n’y voyait qu’un simple. Mais justement cette simplicité loyale, hardie, fut une force, — à ce point qu’un moment il fit marcher le roi contre la Cour et la famille, dans la vraie voie de la raison.

Il voulait l’alliance protestante de Prusse, Saxe et Hollande (plus, celle du Piémont qui aurait été chef de la libre Italie). La famille voulait l’alliance catholique, d’Espagne-Autriche (avec une Italie soumise aux Espagnols).

D’Argenson séduisait le roi par l’espoir de la paix. Le roi semblant si haut (octobre 1745), heureux partout en Flandre, en Piémont, en Écosse, il y avait des chances réelles pour regagner, détacher de la ligue les États secondaires, Saxe, Piémont, Hollande. Cela était sensé.

Il existait vraiment un parti en Hollande, anti-anglais et anti-orangiste, qui se lassait de suivre l’Angleterre. Il y avait pour le Piémontais un intérêt réel à se mettre avec nous.

Quant à la Saxe, à la Pologne, réunies sous Auguste III, d’Argenson faisait un roman. Il eût voulu une Pologne héréditaire, l’assurer aux Saxons, aux Allemands, dans la supposition très vaine que ces peuples d’esprit contraire s’uniraient pour former une barrière contre la Russie.

Pour l’Italie, le plan était très beau. Une fédération d’États égaux entre eux. Un gardien armé, le Piémont, qui aurait eu Milan. Venise aussi avait un peu de Lombardie. La Toscane redevenait république. L’Espagnol gardait Naples. Mais tout prince étranger devait opter, jurer de se faire Italien. L’Autrichien à jamais chassé. La France se chassait elle-même et généreusement s’excluait de l’Italie, libre par elle.

La vraie difficulté était notre petite Infante, son mari qui alors tenait Milan. Le roi, à cause d’elle, était fort Espagnol. Retirer Milan à sa fille pour le donner au Savoyard, cela devait lui être dur. Il était, il est vrai, pour le moment mécontent de l’Espagne que le succès rendait indocile, insolente. Il était peu content de l’Infante elle-même, qui ne se fiait pas à lui seul, intriguait en dessous avec Versailles (le Dauphin, Noailles, Maurepas). De plus l’Infante, belle et jeune, mariée sans mari (avec l’Infant toujours absent), avait en attendant pris un vieux galant, un évêque ambassadeur de France. Point fort sensible au roi, qui était jaloux de ses filles.

Il aimait la géographie. De sa main il traça le plan du partage nouveau qui rognait la part de son gendre. Tout se fit entre lui et d’Argenson. Pas un mot au Conseil. Maurepas cependant le sut, et avertit l’ambassadeur d’Espagne. Il accourt, il crie, pleure. « On l’entendait hurler » (Arg.). C’est bien pis à Madrid. « On se couvre la tête de cendres. » Ici, la reine et Henriette, la Cour, tout entourait le roi de désolation et de deuil. Le traité (qu’il signa à contre-cœur) alla fort lentement à Turin. Très rapide, au contraire, marchait une armée autrichienne. Le Piémont a peur, nous trahit. Nos Français sont surpris, et les sots Espagnols qui pleuraient tant pour le traité, pleurent maintenant de l’avoir refusé, d’être battus, chassés partout.

L’affaire d’Écosse alla de même. On paya pour Charles-Édouard des Suédois qui ne partirent pas. On envoya Richelieu à Brest pour embarquer des troupes ; beaucoup d’argent, nul résultat. Cependant le roi Georges a rassemblé trente mille hommes, qui refoulent Édouard au Nord. Vainqueur en reculant à Falkirk, il n’en est pas moins vaincu décidément à Culloden (avril 1746). Là des massacres horribles. Un sur vingt décimé. Le fer, le feu partout, la froide application du plan suivi depuis, de faire des Hautes Terres un désert.

Toutes les forces de la France (1746) sont concentrées en Flandre pour la guerre de parade que le roi fait en mars. On réunit pour lui cent vingt bataillons près d’Anvers, cent quatre-vingt-dix escadrons. Anvers pris sur-le-champ, le roi a ce qu’il veut, et le 30 mars, au début même de la campagne, il a fini la sienne, revient droit à Versailles. Le maréchal de Saxe, Lowendahl et Conti continueront l’œuvre facile de prendre les villes de Flandre, et Maurice gagnera l’inutile victoire de Raucoux.

Toute l’année 1746, oisive pour le roi, passe comme un tourbillon de fêtes, sauf en juillet un deuil assez court. La dauphine espagnole meurt le 6 à Versailles, et son père, Philippe V, le 20. Cela finit le long règne de la Farnèse. Le nouveau roi, Ferdinand VI, se défie de cette belle-mère, l’éloigne, s’intéresse fort peu à son frère, D. Philippe, mari de notre Infante. D’autant plus les deux intrigantes, l’Infante et la Farnèse, perdant terre en Espagne, se reprenaient ici sur Versailles et voulaient y jeter le grappin. Le moyen eût été d’y mettre une seconde dauphine, une sœur de la morte (une naine toute noire, dangereux diablotin). Elles s’y prirent maladroitement et révoltèrent le roi. Par un procédé double, en lui écrivant des tendresses, elles animaient le Dauphin contre lui. « Dévotes, harpies, catins », tâchaient de le rendre amoureux. Elles parlaient au nom du roi d’Espagne, qui n’en savait un mot. L’Infante en vint enfin, dans sa fureur d’enfant gâtée, au point qu’elle gronda son père, le menaça. Cela trancha. Le roi fit écrire à Madrid que nous avions ici trop d’horreur pour l’inceste, qu’on n’épousait pas les deux sœurs. Il suivit d’Argenson, il accepta son plan de demander plutôt une Saxonne, de regagner ainsi la Saxe et la Pologne à l’alliance française.

Après la Saxe la Hollande. D’Argenson insistait pour qu’on fît celle-ci médiatrice. Des conférences furent ouvertes à Bréda. Il y reprit son plan, de nous regagner le Piémont en lui donnant Milan, en resserrant la part de l’Infant, notre gendre. Propositions secrètes qui transpirent à Madrid. L’Infante et la Farnèse pleurent, crient. Un tonnerre de sanglots s’entend des Pyrénées. Quel est l’indiscret ? Le roi même. Il dénonce là-bas celui qu’il approuvait ici. Comment ? Par extrême faiblesse. Il avait une lettre suppliante de Philippe V mourant. Il sentait que l’Infante serait désespérée, furieuse, si (sans lui dire un mot) on lui ôtait Milan, la couronne de fer, pour la donner au Savoyard. Il eut peur de sa fille, rejeta tout sur Argenson.

Celui-ci était seul. Il pouvait se vanter d’avoir réuni tout le monde, mis les partis d’accord. Tous contre lui. Il eût fallu bien du courage dans la Pompadour pour l’aider contre la Cour et la famille. Ce triste visage (à la crème, qu’on voit dans le pastel) n’en était guère capable. Elle baissait. L’année 1746 fut terrible pour elle. Le pouvoir lui venait, mais la vie s’en allait, d’abord la santé, la beauté. Si le roi eût été un peu absent, elle eût pu remonter. Il ne le fut qu’un mois, et elle ne put pas respirer. Ministre tout le jour, la nuit chanteuse, actrice, mise au lait et crachant le sang, elle s’exterminait. Et le roi était ennuyé. Aux ballets où elle figure, il bâille. « J’aime la comédie », dit-il, et il y bâille aussi. Il ne se plaît un peu qu’aux Italiens, au spectacle où elle n’est pas. Elle semble finie déjà (1747). Elle a l’air épuisé, « sucé », dit d’Argenson. Elle souffrait du mépris de Paris. Point d’affront qu’à Versailles elle n’ait du Dauphin, de Mesdames. La nuit, c’est pis encore. Le roi allait toujours chez elle, ce qui trompait les simples. Mais en réalité, c’était pure habitude. On sut lui mettre en tête qu’elle était très malsaine. Sous tel ou tel prétexte, il couchait sur un canapé (Hausset).

« La Pompadour va être renvoyée. Le roi vivra dans sa famille. » (Arg., 1747.)

La famille ? qu’était-ce ? Non, certes, le Dauphin. C’est un peu la Dauphine, une bonne Allemande. C’est beaucoup, c’est surtout la fille aînée du roi, la très douce Madame Henriette, sa petite sœur Adélaïde.

Madame Henriette était une pâle fille du Nord, très maladive et très timide, qui avait près du roi comme un respect tremblant, presque peur. Cela lui plaisait. C’était un cœur charmant et bon, un cœur brisé et la victime de son père, qui l’avait traitée durement. Élevée presque avec le petit Orléans et jouant avec lui, elle avait bien cru l’épouser. Mais le roi était tout à fait pour les Bourbons d’Espagne, ne voulait nullement approcher Orléans du trône. Il aimait mieux d’ailleurs l’Infante. Il immola Henriette, ne la maria point. Qu’arriva-t-il ? Cette bonne sœur n’en fut pas moins toujours du parti de l’Infante à qui on la sacrifiait. Comme les chiens battus qui d’autant plus s’attachent, elle se donna toute à son père. La cabale dévote lui faisant un devoir de l’envelopper, le gagner, elle trouva ce devoir très doux. Élevée par la vieille Mme de Ventadour, une dévote bien peu scrupuleuse, Henriette prit le rôle qu’on voulait ; elle força sa timidité, fit chez elle des soupers au roi (Luynes, Argenson, Campan, etc.). Chose certainement pénible à une si modeste personne, et si souvent malade. Mais elle se vainquit tellement qu’il se trouva chez elle à l’aise plus que partout ailleurs, s’habitua à elle, comme à un doux animal domestique dont on ne peut plus se passer, qui ne se plaint jamais, accepte tout caprice, qui voit sans voir et souffre tout.

Succès réel du parti du Dauphin, qui par la sœur faisait arriver, réussir, tout ce qui eût choqué du frère. Le roi croyait pour elle n’en jamais faire assez. Il lui donne à Versailles (où elle n’avait besoin de rien) huit cent mille livres de rente, justement quatre fois plus qu’à la Pompadour, qui en a alors deux cent mille. Tout à l’heure, il va lui créer une Maison, dames et grands officiers, presque au point d’éclipser la reine.

La reine y gagna fort. Autant le roi avait été jusque-là sec pour elle, même dur, autant il fut aimable. Nul doute que la très bonne fille n’eût obtenu cela de lui. La reine eut des étrennes, et la Pompadour n’en eut plus. Le roi fit le jeu de la reine, et pria les seigneurs de la distraire un peu. Enfin il fit la chose qui ravit tout le monde. La Bête fut chassée, je veux dire Argenson. Quelle joie pour notre Infante ! Qui peut lui faire cela, sinon son humble sœur, empressée à servir celle à qui on l’a immolée.

Argenson renvoyé (février 1747), c’est toute une révolution. Nous tournons le dos à la Prusse, à la Hollande et au Piémont. Nous reviendrons de plus en plus aux alliances catholiques, aux Espagnols, aux Autrichiens.

Même avant qu’il ne tombe, on a à regretter d’avoir négligé ses avis. L’alliance du Piémont manquée nous ruine en Italie, nous amène en Provence les bandes autrichiennes, dont nous étions noyés, sans un hasard heureux, l’insurrection de Gênes (Voy. le très beau récit de Sismondi). L’alliance de Hollande qu’Argenson travaillait, et qu’on fit avorter en envahissant ce pays, y tua le parti de la France, donna force au parti anglais et orangiste. La populace des ports fit ce qu’elle avait fait pour Guillaume III en 1672. Elle voulut, exigea un stadthouder, imposa à la république un très indigne chef, Orange, serviteur des Anglais. Notre imprudente attaque eut ce beau résultat de sceller l’union de l’Angleterre et de la Hollande, d’opérer l’anéantissement définitif de celle-ci.

Nous demandions la paix en offrant humblement de rendre nos conquêtes. Et l’on n’en voulait pas. Cependant tout le monde était bien las, surtout les États secondaires, pauvres comparses du grand drame où ils ne gagnaient que des coups. Les obstinés eux-mêmes commencèrent à se faire plus doux aussi, quand Maurice menaça Maëstricht, le boulevard de la Hollande, quand il gagna tout près la victoire de Lawfeldt, peu décisive, il est vrai, mais sanglante. Puis il emporta Berg-op-Zoom. Sac cruel qui montra combien s’aigrissait cette guerre, et terrifia la Hollande. Si l’on prenait aussi Maëstricht, notre armée débordait, et ce riche pays, si peu fait à la guerre, se voyait appelé aux cruels sacrifices, aux affreux moyens de défense qu’il prit contre Louis XIV, s’inondant, se noyant, s’infligeant un désastre plus grand que n’eût fait l’ennemi. L’Anglais aussi, ayant anéanti jusqu’au dernier de nos vaisseaux, ayant fait son œuvre de guerre, devenait pacifique pour ne pas nous laisser reprendre avantage sur terre. Donc on négocia. Malgré le maréchal de Saxe qui raisonnablement voulait d’abord Maëstricht, on se dépêcha de traiter.

Le but primitif de la guerre, où était-il ? Et qui s’en souvenait ? L’Autriche, que l’on devait détruire, malgré sa cession à la Prusse, était plus forte que jamais. Le mari de l’Infante, son établissement, sa royauté lombarde, qu’étaient-ils devenus ? Notre Infante voyait tout lui échapper, l’espoir même. Le frère de son mari, Charles, le roi de Naples, s’il eût succédé en Espagne à Ferdinand (faible et malade), entendait laisser Naples au second de ses fils, non à son frère Philippe, le mari de l’Infante. Donc, celle-ci, qui, avec la Farnèse, a régné à Madrid, qui un jour eut Milan, qui (d’après le traité de 1736) pouvait espérer Naples, se voit entre trois trônes, à terre.

Elle savait très bien l’intérieur de Versailles. Elle voyait monter Henriette. Celle-ci, sans esprit, sans adresse, quasi muette, nulle, avait gagné le roi. Comment ? par cela même, par l’excès de l’obéissance. On savait bien pourtant ce qui était derrière et la poussait. Que lui ferait-on faire ? Comment userait-elle de ce pouvoir croissant ? Trois personnes étaient inquiètes, fortement attristées : la reine, la Pompadour, l’Infante.

La reine, tout à coup flattée du roi (déc. 1746, déc. 1747, De Luynes), n’avait pas pris le change. Elle se refroidit pour ses filles, se fatigua du baiser d’étiquette qu’elles lui donnaient toujours chaque fois qu’elles entraient dans sa chambre (Luynes, VIII, 173, 12 janvier 1748).

La Pompadour imagina pour partager, neutraliser la grande faveur des deux aînées, de tirer du couvent et de faire venir à Versailles Madame Victoire, jolie fille, grande fille, déjà de quatorze ans.

L’Infante, corrompue et hardie (comme élève de la Farnèse), qui avait hasardé déjà, comme on a vu, d’intimider son père dont elle savait le faible cœur, hasarda un moyen d’arrêter le progrès de son goût singulier pour Henriette. Voltaire, sous le Régent, avait fait une pièce hardie contre l’inceste, Œdipe. Elle le pria (c’est lui qui nous l’apprend) de faire une Sémiramis. L’inceste était fort à la mode. Le roi de Pologne, Auguste II, disputait sa fille à son fils. La chanoinesse de Lorraine qui se tua pour son frère, avait fait éclat et légende (1742). Les Choiseul imitèrent. La femme de Hérault, le dévot lieutenant de police, était publiquement maîtresse de son père, très riche, que souffrait le mari. Les mœurs étaient sur cette pente. La pièce aurait paru toucher bien moins Madame (après tout respectée) que des gens bien connus. Elle aurait averti, mais non blessé directement.

Voltaire était alors retiré, mécontent. Son zèle de courtisan avait fait mauvaise campagne. Sa familiarité hardie, parmi les flatteries, avait choqué le roi, choqué la Pompadour qui visait à la majesté. Il avait fui Versailles, revenait volontiers à Sceaux chez la duchesse du Maine. Cette vieille petite fée, brouillée avec la Cour, jusqu’au dernier jour conspirait, mais littérairement, accueillait les satires. C’est chez elle jadis que Voltaire fit Œdipe (1721), Chez elle, il fit Sémiramis (1747). Il l’achevait à Sceaux (décembre).

En janvier il est à Versailles, voit mieux le terrain, et prend peur. Madame Henriette, à ce moment, quitte le petit appartement qu’elle occupait au Nord pour le grand logement royal qui termine l’aile du Midi, qu’elle quittera bientôt pour un appartement central entre le Dauphin et le roi (De Luynes). Là elle est le médiateur, le chef du conseil de la famille (c’est le mot qu’emploie d’Argenson) ; Voltaire, fort inquiet, écrit de Lunéville, pour ajourner Sémiramis (fév. 1748).

À Versailles, une scène violente éclairait la situation (17 avril, LuynesIX). La Pompadour n’osant attaquer Henriette, lui opposait une poupée. Elle faisait venir de Fontevrault la petite Madame Victoire. Le roi pleura en revoyant cette enfant toute aimable, et bonne autant que belle. Elle se suspendit à lui, ne s’adressa qu’à lui. Il se montra très faible. Dépenses énormes, et ridicules honneurs (pour une enfant de quatorze ans), rien ne fut épargné. Henriette souffrait et se taisait. Mais Adélaïde éclata. Elle crevait de jalousie. Elle cria. Tout en retentit. Elle s’indignait, non pour elle, mais pour sa sœur, l’aînée, une princesse de vingt et un ans, à qui la nouvelle venue dérobait les honneurs et le cœur de son père. On vit là pour la première fois la violence d’Adélaïde, le pouvoir qu’elle aurait. Elle n’avait pourtant que quinze ans. Mais on lui obéit. Victoire fut éloignée, et logée au second étage, confinée dans le petit rôle de soigner deux petites sœurs.

Voltaire, chez Stanislas, loin du danger, avait repris courage. L’Infante, pour qui il fit la pièce, disait-on, allait arriver. Et ce drame qui punit l’inceste ne pouvait déplaire à la reine. Il fut probablement montré à son père Stanislas. Bref, alea jacta… Le 29 août, la pièce est représentée à Paris. On voulait retrancher deux vers trop dangereux. Mais on eût paru craindre. Tout au contraire la Pompadour pensa que tout serait couvert, toute allusion écartée, si lui-même le roi se faisait protecteur de la tragédie. Elle lui fit donner un décor pour Sémiramis.

Ce que l’auteur avait le plus à craindre, c’était qu’une parodie, trop claire, ne forçât de voir et de comprendre. Cette peur le jeta dans une étrange agitation. Il écrit à la fois de tous côtés, prie le cardinal Quirini, prie Mme de Luynes, prie la reine elle-même. Six lettres à la reine ! qui répond froidement que la parodie est d’usage. Heureusement pour lui, la Pompadour qui n’avait pas moins peur, ayant (par le décor) fait le roi patron de la pièce, fit défendre la parodie (septembre).

Voltaire la remercia, par une autre imprudence, — vaillante et honorable. — C’était le moment triste où le traité brusqué qui finit cette guerre, d’un trait de plume nous ôtait nos conquêtes, toutes ces places fortes que l’on venait de prendre, ce royaume des Pays-Bas. Le maréchal de Saxe entourait et tenait Maastricht, la clef de la Hollande, — bien plus l’occasion d’infliger aux Anglais un affront solennel, de voir prendre la place, à leur nez, sans rien faire. Il gémissait, écrivait à Versailles. Et Versailles était sourd. Excessives étaient les misères, il est vrai. Il ne restait d’argent que pour les fêtes. Les dévots d’autre part, la famille, toujours avaient maudit la guerre, fait des vœux pour les Autrichiens. On précipitait tout. On jetait les fruits de la guerre et du sang de tant d’hommes, on brûlait de se dépouiller. Peu réclamaient. Voltaire l’osa. Dans certains vers, au roi et à la Pompadour, il finit par ce trait : « … Et gardez tous deux vos conquêtes. »

Le traité était fait, mais n’était pas signé (il ne le fut que le 18 octobre). Plus il était honteux, plus on trouva blessant le conseil de Voltaire. On n’avait pas osé s’irriter pour Sémiramis. Pour les vers, on cria. Mesdames et leur parti s’élancent et courent au roi (Voy. Laujon dans Hausset). L’État, le roi étaient perdus, si un homme de sa maison, son domestique, osait lui donner des avis, mêlant impudemment au nom du roi la Pompadour. Celle-ci s’aplatit, ne dit pas un mot pour Voltaire. Pour bien faire comprendre à Mesdames qu’elle n’était plus rien près du roi, qu’une amie, une ancienne amie, elle joua la vieille Baucis (nov. 1748). Le roi la releva de ces humilités en la nommant surintendante de la maison de la reine (Campan). La reine, refroidie pour ses filles (Luynes, VIII, 173), d’autant mieux recevait les respects de la Pompadour.

Le vrai mot, juste et fort, sur la paix d’Aix-la-Chapelle, fut dit aux Halles, resta proverbial. Pour injure, on disait : « Bête comme la Paix. »

Nous rendions un royaume, les Pays-Bas ; et un empire, les Indes, où notre grand machiavel Dupleix faisait l’œuvre de ruse, de cruauté, de force, qu’ont faite les Anglais par lord Clive.

Nous avions dans les Indes un génie, un héros. Nous ruinons Dupleix, emprisonnons La Bourdonnais.

Et cette paix contenait la guerre. Le traité fut si vague et si mal fait pour l’Amérique qu’à volonté l’Anglais pouvait mordre sur nous. D’où la Guerre de Sept-Ans.

Étrange chose qu’après Fontenoy nous subissons encore la vieille honte de Dunkerque, le rétablissant comme il fut quand l’Anglais mit le pied sur la tête de Louis XIV.

Un trait encore nous entra plus au cœur : l’hospitalité de la France violée cruellement, pour obéir à l’étranger. Louis XV avait donné parole à Charles-Édouard de ne jamais le renvoyer. L’Angleterre l’exigea. Ce héros, Polonais et fou, n’entendit à nulle offre, nulle raison, nulle prière. Il n’obéit pas plus à une lettre de son père. Dans son hôtel garni, avec tous ses vaillants, il était armé jusqu’aux dents. Peut-être il avait quelque écrit. Il voulait se faire tuer, et pouvoir à jamais déshonorer le roi de France. On croit de plus qu’il était amoureux, aimait mieux mourir que partir. On le surprit en traître, à l’Opéra, on le lia. Pendant ce temps on prit tous ses papiers. On l’emporta. Il faillit crever en route de fièvre et de fureur, criant « Paris ! ou Paradis ! » (Arg., III, 221-227.)

Tout cela fut cruel, nous retourna au cœur notre plaie de Dunkerque. Chacun se sentit avili. Un jeune homme, Desforges, qui avait vu la chose à l’Opéra, ne put se contenir. Il fit les vers fameux qui le mirent longtemps à Saint-Michel. Tous les dirent et les surent :

Peuple, jadis si fier, aujourd’hui si servile !
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