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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 15

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (Tome quinzième — Louis XVp. 255-276).

CHAPITRE XV

Madame Henriette. — Les biens d’Église défendus et sauvés.
(1748-1751.)

Cette ruine d’honneur, parmi tant de ruines, ce guet-apens royal fut senti, je crois, du roi même. Pris en ce vilain cas, comme homme et gentilhomme, il semble que dès lors il commence à se mépriser. Je le vois tombé bas, et dans telles choses honteuses qui jusque-là lui auraient répugné. Il a goût à l’argent, tripote et boursicote. Puisant à volonté au Trésor, il n’en est pas moins faufilé dans la bande des loups-cerviers, spéculateur en blé. Très dangereux trafic. Dans quel but ? Augmenter un peu l’argent de poche, de jeu, de fantaisies furtives. Il a quitté l’armée pour toujours. Le travail, qu’on lui fit aimer un moment, la Pompadour a su fort aisément l’en dégoûter. Que faire ? Enterré aux malsains cabinets de Versailles, aux malpropretés de Choisy, il fuit le jour. La nuit, il s’amuse à griser ses filles.

Il était tout à fait indigne et incapable de soutenir la grande révolution, qui, de Law aux Pâris, de ceux-ci à Machault, Turgot, alla marchant toujours dans la pensée du siècle et qui devait plus tard se formuler ainsi : unité d’administration, suppression graduelle du privilège (et de classe et d’états), — égalité d’impôt.

Nécessité l’impérieuse, l’embarras infini où se trouva l’État après la guerre, faisait mettre les fers au feu, par un premier appel, timide encore, aux quatre milliards du clergé. Chacun croyait qu’en France il possédait le tiers des biens. S’il daignait faire aumône à l’État d’un minime don, la charge portait toute sur les curés, le bas clergé. Le haut, de luxe et de luxure, dépassait la Cour même. Clermont, vaillant abbé de Saint-Germain-des-Prés, qui avait deux mille bénéfices à donner (et à vendre), vivait avec les filles, enlevait des danseuses, tenait bon gré mal gré par force ou peur la Camargo.

La France agonisante pria ces fiers seigneurs de payer quelque peu. Machault voulut d’abord que l’impôt du Vingtième, commun à tous, s’étendît au clergé (1749). Puis il lui demanda une Déclaration de ses biens (1750).

L’obstacle était que, nulle réforme ne se faisant dans les dépenses, plusieurs (d’Argenson, par exemple) croyaient qu’on ne ferait qu’augmenter le gâchis. L’obstacle était la défiance qu’opposaient les pays d’États, leur attache à leurs privilèges. L’obstacle était surtout la désespérée résistance du grand privilégié, du plus gras, le clergé.

Si celui-ci eût été prévoyant, par quelque sacrifice, il se fût honoré, soutenu sur la pente où il glissait. Il préféra l’abîme. Il mit son adresse à périr. Il sut, par deux moyens, entraîner le roi avec lui. Moyens grossiers, qui réussirent :

1o Dès qu’on parle d’argent, le clergé, calme depuis dix ans, redevient fanatique. Il alarme le roi, se bat avec le Parlement, reprend la guerre aux jansénistes, aux protestants, bref, fait craindre une Fronde ;

2o Il obsède le roi directement par la famille, employant sans scrupule l’ultima ratio, la seule force efficace auprès d’un homme si vicieux, l’énervante influence, l’aveugle dévouement de Mesdames qui s’y immolèrent.

Mesdames Henriette, Adélaïde, vrais jouets de l’intrigue, de la fatalité, avaient le cœur très haut, n’avaient ni adresse ni ruse. Leur sœur l’Infante fort justement disait que c’étaient « deux enfants ». Celle-ci était tout autre, formée par la Farnèse, si dépravée. C’est depuis son voyage en France (1748-1749) que le roi vécut cyniquement à l’italienne, ne ménagea plus rien.

L’Infante, presque chassée d’Espagne, et pas encore en Italie, existait comme en l’air. Elle venait mendiante, affamée, sans chemise, demandant de l’argent, beaucoup d’argent, une grosse pension, puis des grandeurs, un trône, et le premier vacant, Naples ? Espagne ? Pologne ? la Corse au moins. Elle était prête à tout. Ayant vu la faiblesse du roi pour Henriette, elle la préférée comptait avoir bien plus. Elle disait venir pour quinze jours. Elle resta un an, serait restée toujours, si elle eût pu, eût oublié sans peine son ennuyeux Infant qu’elle n’avait presque jamais vu.

Elle était partie si petite que le roi, qui lui écrivait sans cesse, ne la connaissait pas. Il alla au-devant, et eut l’agréable surprise de la trouver fort belle, grande, fraîche, parée d’une gentille petite fille. Elle avait un grand air, et ses sœurs à côté semblaient de maussades bourgeoises.

Elle avait fort bien deviné que la Pompadour, en haine de Mesdames, lui ferait bon accueil, ne lui nuirait pas près du roi. Elle eut en effet tout d’abord (chose mortifiante pour Henriette) la chose que celle-ci demandait, que le roi hésitait de lui donner, l’appartement de l’escalier secret qui permettait de le voir à toute heure. Faveur inestimable pour l’Infante qui avait tant à dire, tant à demander.

Ce qui fut bien plus dur pour Henriette et pour la famille, c’est que la Pompadour fit chasser Maurepas (avril 1749). Maurepas, leur homme, leur ministre. La reine et ses filles en pleurèrent. Le prétexte de la maîtresse fut certaine chanson sur ses infirmités de femme, « sur les fleurs (les fleurs blanches) qui naissaient sous ses pas ». Plus, une accusation ridicule de poison, renouvelée de La Tournelle. Ce que celle-ci n’avait pu, si belle, au moment le plus tendre, la Pompadour fanée le fit, mais par l’appui sans doute de l’escalier secret à qui on ne refusait rien.

L’Infante paraissait s’établir tout à fait. Le roi, que cela plût ou déplût à la reine, lui faisait rendre mêmes honneurs. Elle siégeait l’égale de sa mère, près de ses sœurs humiliées. Elle usait, abusait, demandait toujours davantage. Elle eut la forte pension. Il eût fallu de plus que le lendemain de la guerre, on y rentrât pour la faire reine. Reine ? c’est peu. Son idée fixe était de conquérir l’Empire, de faire sa fille impératrice. Funeste idée ! Elle en viendra à bout, et pour cette sottise le sang coulera par torrents. Mais il y faut le temps. Sa folle impatience fatiguait, excédait le roi. Son départ fut pour lui et pour tous un soulagement (oct. 1749).

Elle fut très funeste à ses sœurs. Le roi, fait au laisser-aller du Midi, se lâcha, et, pour le ressaisir, Mesdames durent descendre beaucoup. C’était Fontainebleau, et le moment des chasses qui finissaient le soir par de longs soupers de chasseurs où l’on buvait la nuit. Il fallut que Mesdames subissent et la fatigue de ces courses, et l’orgie, où, jeunes demoiselles, elles étaient tellement déplacées. On s’y contenait peu ; car, depuis cette année, on trouva que la Pompadour même gênait : on ne l’emmena plus.

M. de Luynes, si timide, n’ose omettre pourtant ce qui crevait les yeux. À ces retours de chasse, le roi n’eut plus personne que Mesdames, toutes seules, aux petits cabinets (Luynes, 22 déc. 1719, 12 nov. 1750).

Quels étaient ces repas ? D’Argenson nous l’apprend (III, 550) ; il parle d’une cuisine nouvelle, ailleurs du goût des salaisons, âcres, irritantes, qu’elles prirent, des vins dangereux d’Espagne qu’elles buvaient. Indigne amusement de voir ces pauvres dames enivrées par obéissance. Adélaïde, si jeune, ayant six ans de moins, était vaincue sans doute par le vin, le sommeil. La malade Henriette, elle-même bientôt frappée et aveuglée, endurait cette veille et ces excès forcés qui la menèrent vite à la mort.

Une chose surprend, c’est que le Dauphin, si pieux, et qui avait tout pouvoir sur ses sœurs, n’ait pas essayé quelque chose pour les sauver, n’ait pas obtenu d’elles que, par excuse de santé ou autrement, elles éludassent cette honteuse tyrannie. Le roi ignorait tout à fait ce qu’il était ou faisait dans l’ivresse (Voy. Hausset, l’aventure du privé et de la d’Estrades à Choisy). Le matin, aucun souvenir.

Versailles tâchait de ne pas voir. Mais le roi, comme le Régent, eut besoin de montrer les choses. Parfois, ayant soupé sans elles, il lui passait l’idée de les voir, et il les voulait, mais telles qu’elles étaient, sans paniers (Luynes, X, 173, 23 déc.), dans le déshabillé de cette heure avancée.

Les paniers étaient tellement dans l’habitude, qu’une femme sans cela semblait nue. À Choisy, il était permis de s’en passer, d’aller en robe flottante (de là plus d’un scandale). Mais à Versailles, lieu de cérémonie, c’était bizarre, choquant. Elles obéissaient, et traversaient ainsi appartements et corridors, non sans pâtir sans doute, et faire pâtir aussi d’excellents serviteurs qui voyaient et baissaient les yeux.

La Pompadour, un vrai premier ministre, et partant responsable, sentait la royauté s’avilir, s’abîmer. Elle n’entreprit pas, comme la Nesle, de défendre au roi l’orgie du soir. Elle priait qu’au moins la chose ne fût pas solitaire, dans le secret des cabinets. Elle voulait que le roi soupât en bas, et dans une belle salle, moins fermée, qu’on faisait exprès (Luynes, ibid.). Le Dauphin aurait dû, ce semble, y aider fort, obtenir par ses sœurs que l’on se rangeât à cela. Sa cabale montra une étrange immoralité, et on peut dire aussi une grande dureté pour la malade, cet instrument qu’on immolait. On voulut l’employer à mort et jusqu’au bout. Elle était bien commode pour le parti dévot. Tant muette fût-elle, on la faisait parler. On cachait le Dauphin. On montrait Henriette, comme la personne dirigeante de la famille, et le chef du Conseil (Arg., III, 311).

Tout cela était peu connu hors de Versailles. Paris savait en général que le roi menait une vie déplorable. Le public arriéré en restait au temps éloigné, à ces vilains jeux d’écoliers, qui jadis par deux fois ont fait chasser les camarades. On disait : « C’est un Henri III. » D’autres aussi, par un pressentiment, trop précoce, mais non erroné, supposaient que déjà il avait commencé ces vols ou ces achats d’enfants qui n’eurent lieu que plus tard (1754-1764). On était d’autant plus disposé à le croire que des princes, seigneurs ou fermiers généraux, enlevaient, séquestraient réellement des enfants, des filles, des dames même captives (ex. Charolais, Clermont, Melun, etc.). Une fille, à Noël (Barbier, IV, 407), s’échappa, effarée ; elle avait dix-sept ans, et on l’avait tenue dès l’enfance à l’état sauvage. Que souffraient ces victimes ? On le sut par de Sade (1754). Horrible histoire, certaine. Dans les razzias qu’on faisait d’enfants pour le Mississipi, l’imagination populaire s’exalta et reprit les vieilles histoires du Moyen-âge, de lèpre et de bains de sang. Les enleveurs étaient des exempts déguisés. Ce mystère faisait dire : « C’est lui, c’est cet Hérode, épuisé de débauche, qui est devenu ladre et qui veut se refaire par le sang innocent. »

Il n’y a jamais eu dans les plus sombres jours de la Révolution, un jour où le cœur du peuple ait été si atteint. Dès novembre 1749, on avait vu des filles enlevées par la police, filles publiques d’abord, puis pauvres servantes sans place ou jeunes ouvrières, et enfin de petits enfants. On dit que les archers, pour chaque tête, avaient quinze écus. Ce métier progressa. Un archer qui avait volé un petit écolier, trouva plus lucratif, pour trente écus, de le rendre aux parents (février 1750, Barbier, IV, 437). D’autres furent volés par des femmes, vendus à des gens riches (448). De là, de furieuses batteries. Au quartier Saint-Antoine, un enfant enlevé crie, on sort des boutiques, on poursuit les exempts. Les gens du port leur cassent bras et jambes. Dès lors tous les matins la foule est dans les rues.

Au 22 mai, quatre batailles. Rue de Cléry, un commissaire a sa maison dévastée, saccagée. À la Croix-Rouge, un cocher crie qu’on lui prend son enfant. Les laquais qui portaient l’épée, dégainent. Avec le peuple, ils forcent la maison d’un rôtisseur chez qui un archer s’est sauvé. Deux hommes y furent tués dans les caves, tout brisé. Rien de pris. On rapporta au rôtisseur son argenterie le lendemain. Autre combat aux Quatre-Nations et au Palais. Et là le peuple tend les chaînes, veut faire des barricades, brûler le commissaire dans sa maison. Il tue plusieurs archers.

Mais le combat terrible a lieu (23 mai) à Saint Roch. Là, on tire sur le peuple, et on est forcé pourtant de lui livrer un archer qu’il a pris en flagrant délit d’enlèvement. La foule traîne le corps à l’hôtel de Berrier, lieutenant de police, puis s’arrête, se laisse amuser. La cavalerie vient, charge, balaye la rue Saint-Honoré.

Le peuple a le cœur gros. L’orage s’amoncelle. Quoiqu’en mai, il faisait un vent sec, froid, du Nord. Chose très grave en révolution. Sur le bruit que Berrier est allé à Versailles, la foule va au Cours l’y attendre. Plusieurs, moins patients, se mettent à dire : « À Versailles ! » — D’autres : « Brûlons Versailles ! » Cela chauffait très fort.

La peur était grande à la Cour. D’abord, on n’en avait rien dit. Puis, on avait dit : « Ce n’est rien. » Et là-dessus la Pompadour était venue voir sa fille à Paris, dîner chez un ami. Tout pâle, il lui dit : « Mais, madame ! ne dînez pas ici. Vous allez être mise en pièces. » Elle fuit, elle vole, rentre jaune à Versailles. Tous sont pénétrés de terreur.

Le 23 mai, ce fut bien pis. Ayant toute la Maison du roi, une armée, on tremblait. On mit des gardes au pont de Sèvres et au défilé de Meudon.

On eût dit que déjà la Bastille était prise, ou que les affamés du 6 octobre étaient en marche. Versailles est confondu. Les femmes se suspendent au roi, l’enlacent. Il ne faut pas qu’il fasse le voyage de Compiègne. Qu’il reste avec ses gardes, bien entouré de sa Maison armée. Elles obtiennent que l’on n’ira pas. Puis on change d’avis. On prend le parti pitoyable d’y aller furtivement. Le soir, il couche à La Muette, puis avant le jour, rasant Paris sans y entrer, il fait son échappée qui a l’air d’une fuite. Il disait aigrement : « Qu’ai-je besoin de voir un peuple qui m’appelle Hérode ? » À Paris, on disait : « Est-ce mépris ? C’est peur. » Donc, tout s’envenima, et ce fut un divorce. Madame Adélaïde, « haute comme les monts », blessée dans son orgueil, son amour pour son père, fut ulcérée à mort. Et elle ne pardonna jamais.

Ce nocturne passage du roi le long des murs, on en assura la mémoire par un large chemin. Beau monument du règne. C’est le chemin de la Révolte.

On put juger de l’état violent où se trouvait le peuple par le mépris qu’il fit des affiches du Parlement, les injures qu’il lui adressa. Dans son irritation la foule s’en prend à tout le monde, poursuit comme mouchard, comme enleveur, le premier passant (Barb., 429). Rien pourtant ne calma autant que la justice du Parlement sur quelques misérables, un archer qui vendait, revendait des enfants. La foule s’amusa de voir fouetter de rue en rue des enleveuses infâmes. Elle eut plaisir à voir étrangler et brûler deux petits Henri III, je veux dire deux garçons qui trop naïvement avaient singé Versailles et les jeunes seigneurs si mollement punis (en 1724). Dure leçon pour les mœurs de Cour (6 juillet). Mais en même temps le Parlement, pour relever l’autorité, consoler la police, fit pendre trois pauvres diables qui légitimement, justement, avaient résisté.

On eut beau faire. L’autorité était blessée, à n’en point relever. Elle-même s’avilit, se contredit, se démentit. D’une part, Berrier vint déclarer au Parlement qu’il n’y avait eu nul enlèvement. D’autre part, les archers, craignant l’enquête et la potence, vinrent montrer les ordres de Berrier pour qu’on fît les enlèvements, ordres royaux qui venaient de Versailles, de d’Argenson cadet, ministre de Paris (20 juillet 1750, Barb., IV, 455).

Cette agitation violente donnait une grande force aux résistances du clergé, décidé à ne payer rien. Dans sa grande Assemblée qui se tenait ici, il trônait, pérorait à l’aise, voyant Paris contre le roi, et d’autre part les États provinciaux qui ne voulaient pas plus sacrifier leurs privilèges à l’uniformité d’impôt. L’Assemblée ecclésiastique se posait fièrement le chef des résistances, le parti de la liberté. Audace révoltante en tout sens. Dans le clergé, ainsi qu’en ces États, le haut rang écrasait le bas. Fausses et dérisoires républiques au profit des privilégiés !

Si terrible était le clergé d’opposition républicaine, si emporté ce corps où les sots devenaient des fous, que la Cour en tremblait. Plusieurs osaient parler des États généraux (imprudents idiots !). — D’autres ne parlaient pas, mais pensaient au Dauphin, au vrai roi du clergé. Ils avaient hâte, se disaient : « Louis XV n’a que quarante ans. » Le roi savait leurs vœux, se souvenait de Jacques Clément, disait parfois tout haut : « J’aurai mon Ravaillac. » La crainte alla au point qu’ordre fut donné à Versailles de ne laisser entrer aucun abbé (Argenson, III, 362).

Le Dauphin était en disgrâce. Suspect en ce moment, le lourdaud avait fait de plus une étrange lourdise, d’écrire à Maurepas, l’exilé, le futile oracle de l’intrigue, où la famille et le clergé voyaient l’homme du futur règne. On pinça l’envoyé, valet de chambre du Dauphin. Le roi le fit fourrer aux cachots de Saumur, ne dit rien à son fils, mais le suspecta d’autant plus.

Jamais le roi n’avait été si triste. Entouré de tant de dangers, il recula, réduisit ses demandes. Il fit dire au clergé « qu’il n’exigerait pas le vingtième, qu’il se contenterait de la déclaration des biens ». Il déclara dissoute l’effrayante Assemblée, renvoya chez eux ces Brutus au plus tôt dans leurs diocèses (15 sept.).

Ainsi il retombait pour jamais dans l’impasse dont Machault voulait le tirer. Il se fermait les mines d’or, les milliards du clergé. Les affaires étaient tristes, l’intérieur encore plus, Henriette toujours plus languissante. Un mortel ennui le saisit. Il avait beau aller, voler d’un lieu à l’autre, la tristesse l’y attendait (Arg.). En vain la Pompadour voulut l’amuser de Bellevue, petit palais de poche improvisé. On y joua la farce des Pots de chambre (ou petites voitures) de Paris. Mais le roi ne rit guère. Bellevue avait le défaut d’être trop bien placé, au point de mire des Parisiens qui d’Auteuil le voyaient illuminé, le maudissaient. Ils en faisaient mille contes, exagérés et faux, par exemple, qu’on y avait mis pour un million de fleurs de porcelaine. Tout cela ennuyeux. Elle aurait bien voulu le tirer de ce noir nuage par quelque jolie petite femme. Elle fit à Verrières de galants pavillons pour une ménagerie en ce genre. C’était trop tôt encore. Il était sombrement engagé dans la tragédie, un drame obscur qui n’éclata que vers la fin de février.

En octobre 1750, Henriette succombait à la situation. Les meneurs le sentaient. Il leur fallait un autre appui. Quoique le roi eût reculé, le clergé renvoyé n’en voyait pas moins s’écouler le délai de six mois qu’on lui donnait pour déclarer ses biens. Le Dauphin était en disgrâce, et cela au moment où, devenant majeur, il serait entré au Conseil. S’il n’y entrait, s’il n’était là pour contenir, intimider Machault, celui-ci (armé du besoin) pouvait bien passer outre, faire lui-même et par des laïques cette terrible enquête que redoutait tant le clergé. On allait découvrir le mystère, ouvrir l’Arche, pleine d’or, étaler cette grande pauvreté du clergé qui montait à quatre milliards.

Le temps pressait. On n’avait pas deux mois jusqu’au 28 octobre, jour décisif où l’on verrait si le Dauphin entrerait au Conseil, ou si le roi le tiendrait à la porte (et l’excluant exclurait le clergé).

Comme en septembre 1712, un miracle se fit en octobre 1750. Le Dauphin, le clergé obtinrent ce qu’ils voulaient. Mais bien plus, le roi, le Conseil, l’autorité publique, tout alla dans un sens nouveau. Tout fut retourné comme un gant.

Explique qui pourra. Dans une révolution si brusque, je ne sens plus la main douce, faible, malade, la molle influence d’Henriette. Je sens déjà une jeune main, violente, et qui veut casser tout. Je sens celle qui emportera d’un tourbillon l’année suivante (1751), et qui en février va avoir son avènement. C’est le règne d’Adélaïde.

Enfant, elle avait rêvé d’être une Judith. Il en fallait une pour le Dauphin, pour le clergé, pour tous les honnêtes gens. Elle dut s’avancer et sauver le peuple de Dieu.

Elle avait dix-sept ans, Henriette vingt-quatre. Elle ne l’avait jamais quittée, et révérait son droit d’aînée. Mais Henriette gisait inutile, servait trop peu la cause. On la dédommagea, on tâcha de la consoler, en lui donnant enfin sa Maison princière et royale. Elle fut enterrée dans l’honneur.

Même procédé pour Machault, avant de s’en débarrasser. Par-dessus les Finances, il eut la belle place, lucrative, de Garde des sceaux, porte d’or, porte de sortie, par laquelle il quitterait bientôt les Finances.

Cela se fit très vite, au moment de Fontainebleau, moment trouble des grandes parties, des chasses et des retours de chasse où le roi était moins lucide. On arriva le 7. Le roi mollit le 12, permit au Dauphin de venir. Le recevant pourtant il lui inflige encore une petite misère, une épreuve, demande ce qu’il pense de Maurepas. Le gros baissant la tête : « Je ne m’en souviens plus. » Le Roi, content de ce mensonge, le croyant aplati, le 28, l’admit au Conseil, et d’abord aux Dépêches. Et pour l’initier, il lui donna Machault, sa bête noire.

Mais cela ne fait rien. Cette masse de chair, même muette, pèse énormément. Car il est l’avenir. Et il n’a que faire de parler. Les ministres agiront de manière à lui plaire. Il est là le 28 octobre, et déjà en novembre, Saint-Florentin reprend la persécution du Midi (Voy. Sismondi, Peyrat, etc.). Les troupes revenues de la guerre vont faire la guerre aux protestants. Le sévère intendant qui pendait les pasteurs, ne suffit plus. Il faut des courtisans, des zélés, qui troublent le peuple. Celui que l’on envoie fait sa cour par une ordonnance qui veut qu’on rebaptise, qui provoque follement une inquisition des curés.

Ceux de Paris, de même brusquement réveillés, faisaient la chasse aux jansénistes, épiaient les mourants, ne se contentaient plus d’un billet de confession. On leur faisait subir un interrogatoire. Pour réponse ils agonisaient. On fit mourir ainsi un véritable saint, Coffin, le bon Recteur qui obtint du Régent que l’instruction fût gratuite, Coffin, l’auteur des hymnes qu’a adoptées l’Église. Chose odieuse qui criait au ciel. Des rassemblements se formaient. Le peuple s’indignait, voulait intervenir. Le Parlement, dans ce cas évident où la paix publique est troublée, appelle les curés refusants. L’un ne daignant répondre, il le met aux arrêts. Le roi blâme le curé sans doute ? non pas, le Parlement. Le roi goûte l’affront qu’on a fait à ses juges, enhardit la persécution.

Est-ce la peine de dire que la fameuse Déclaration des biens d’Église qu’il exigeait va à vau-l’eau. Changement ridicule. Elle ne se fera pas pour le roi, mais seulement du clergé au clergé, tout à fait en famille, et par ses agents seuls, estimant les biens à leur guise (déc. 1750).

Que le clergé doit rire ! Il l’a échappé belle. Le voilà qui n’a plus besoin de se défendre. Il va devenir conquérant.

Et conquérant sans peine. Le roi, qui le chassait en septembre, se trouve, en mai, si bien son homme, que lui-même il lui livre le droit des magistrats.

Un droit énorme, immense. Quel ? la Charité de Paris.

Paris, c’est un royaume, de maux, d’infirmités, de vices. Par le doux mot chrétien de Charité, on entendait non seulement la bienfaisance et les hospices, mais la pénitence, la correction, Saint-Lazare et le nerf de bœuf (Voy. Blache), les filles, même filles de théâtre, disciplinées à la Salpêtrière, les enfants, apprentis ou pages, qu’on moralisait par le fouet, c’était un triste monde, obscur, l’anima vilis infinie. Sept mille à la Salpêtrière ! Le gouffre d’arbitraire était depuis cent ans soumis du moins à l’œil du magistrat, à une certaine surveillance de la Justice. Cet œil était gênant. On le crève un matin, si j’ose ainsi parler. Et le roi remet tout aux prêtres.

Autre chose. Minime, mais sensible à Paris. Les dons des fêtes (aux naissances des princes) ne passent plus par les mains parisiennes des magistrats municipaux. On marie six cents filles. Les dots sont données aux curés, qui les distribueront à mesure par parcelles, selon qu’ils sont contents du mari, de la femme. Belle réjouissance qui devient un pouvoir de chicane et d’inquisition !

Le roi marchait si bien, vite et roide, aux voies du clergé, que c’eût été dommage de le distraire. Le Dauphin devient admirable. Il s’assouplit. Il se fait tout petit. On dirait qu’il retient son souffle. On en est très-content. Il est tellement discipliné qu’au besoin il se prête à couvrir de son caractère, de son austérité connue, certaines choses. Le roi, allant aux parties solitaires de La Muette, Choisy, Compiègne, montant avec ses filles en voiture à Versailles, pour imposer aux langues, fait monter le Dauphin. Mais là, au bout d’un jour le Dauphin sent discrètement qu’il peut gêner et revient seul (Luynes, 1750, 4 janvier, 1er juin).

La comédie de la cabale était d’effacer le Dauphin. Ce sont Mesdames qui conseillent le Roi. Elles posent en hommes d’État. Leur singe, la petite Louise, une sœur de dix ans, prend la gravité d’un ministre (Luynes, XI, 6). On fait pour les aînées des extraits du Père Barre, de sa nauséabonde Histoire et autres. Henriette y succombe. Adélaïde en prend ce qui plaît à son père, les généalogies, le cérémonial, l’étiquette. Elle en est l’oracle. En cela, et en tout, elle prime. Elle est la favorite. La déclarer, c’était annoncer l’action dominante et régnante désormais du parti dévot. Ce pas hardi fut fait le 17 février 1751. Toute la Cour était sur la glace, ou glissait. Elle monta dans le traîneau royal, où l’aînée jusque-là était toujours avec le roi. Elle se fit aînée, siégea près de son père. Henriette eut le second traîneau.

Dans cet état bizarre le roi pourtant communiait. Plusieurs en étaient étonnés. Mesdames communiaient, et elles firent avec la reine les dévotions du Jubilé (la cinquantième année du siècle). Grande occasion de pénitence. La reine y était absorbée. Elle était souvent seule, enfermée, disait-elle, avec sa favorite, la Mignonne, une tête de mort, qu’on croyait celle de Ninon de l’Enclos. Ces impressions funèbres devaient troubler fort la malade Henriette, Adélaïde, si imaginative, peu rassurée dans son triomphe. Le clergé usait, abusait, d’un si violent état de conscience. Il fallait le payer, et d’une monstrueuse indulgence il voulait un prix monstrueux, une chose excessive, imprudente, où Mesdames risquaient de choquer fort le roi. Le clergé exigeait qu’on déclarât son Droit divin d’exemption. Il élevait son égoïsme avare à la hauteur d’un dogme : Divine immunité. Symbole exactement opposé à celui du roi, à la foi de Louis XIV et de Louis XV : « Tout appartient au Roi de France. »

Une telle thèse devait brouiller tout. On était à Compiègne, aux chaleurs de juillet, qui bientôt le 2 août éclatèrent en terrible orage. Adélaïde en avait un bien autre. Elle dit à son père : « Je serai carmélite. Je veux entrer au couvent de Compiègne. » Était-ce dévotion ? ou menace ? Posait-elle un ultimatum pour obliger le roi de céder au clergé ? Il lui dit sèchement : « Pas avant vingt-cinq ans, ou bien si vous devenez veuve. »

Lutte violente. Le roi piqué alla à Crécy chez la Pompadour, et y eut un peu de goutte. On vit qu’on avait fait fausse route par cet excès de zèle. À Fontainebleau, lieu de plaisir, on le reprit, on sut le regagner. Si bien qu’à Versailles, en novembre, l’âme d’Adélaïde (colérique, intrépide) parut en lui, un démon provocant. Il veut décidément brusquer la grande affaire qui livre Paris au clergé. Mais, ce n’est pas assez. En dépouillant le Parlement, il lui faut l’insulter. Ordre au Président d’apporter les Registres, les délibérations intérieures de la Compagnie.

Cette collection vénérable est triple, comme on sait. Arrêts, Édits enregistrés, enfin Conseil secret. En la dernière partie est l’âme même du corps, mille choses délicates et scabreuses qu’on agitait portes fermées. Les minutes en petits cahiers restaient, et ne sortaient jamais. Mais cette fois le président (Maupeou), disant que la copie n’était pas faite encore, prit les originaux, remit au roi ces dangereuses notes où tout était, les choses et les personnes, les noms, les mots compromettants. Le roi avec dédain regarda, prit, froissa, mit le tout dans sa poche (pour en faire faire sans doute un sévère examen). Puis la défense hautaine de s’occuper de cette affaire.

Grave outrage. Le Parlement ne rend plus la justice. La lutte, de religieuse, deviendra révolutionnaire. Barbier confond les mots janséniste et républicain. De plus en plus, on s’en prend au roi même. On était indigné de voir en pleine paix durer les impôts de la guerre, plus de nouveaux emprunts. Une vaine dépense de bâtiments, de petites maisons, Choisy et autres lieux, où tout coûtait trois fois plus qu’à Versailles. Un million dépensé pour amener Victoire, la moitié pour l’Infante. Dix-huit cent mille francs à Bellevue pour l’appartement du Dauphin ! Et cela au moment où l’on réduit les plus justes dépenses, le pain des prisonniers ! Une révolte de ces affamés a lieu au For-l’Évéque. On tire tout au travers. Force blessés, deux femmes tuées !

Triste augure qui salue la naissance du fils du Dauphin. Barbier trouve lugubre le tocsin de réjouissance. Versailles, aux fêtes qu’on en fit, se trouva lugubre lui-même (21 déc.). La bise avait éteint les illuminations (Arg.). Dans la grande galerie, huit mille bougies fumeuses éclairaient, noircissaient les peintures de Lebrun. Mais placées, extrêmement haut, elles éclairaient moins les vivants, cavaient les yeux, creusaient les joues, donnaient à tous l’air vieux. Beaucoup d’habits riches et usés. Plus usé était le dessous. Des trois femmes régnantes, nulle qui ne fût malade. La reine et son infirmité, la Pompadour, fade et terne, blanchâtre, n’égayaient pas. Mais combien affligeait la pauvre victime Henriette, pâle, éclipsée, déchue, muette, et bien près de sa fin… Le roi triste et jauni. Le Dauphin sous la graisse couvant la maladie (bientôt la petite vérole).

Dans cet affaissement, le nerf évidemment, l’ardeur, la volonté, c’était Adélaïde avec ses dix-huit ans, un attrait d’énergie. Elle était plutôt rouge que dans la fraîcheur de son âge. Ses portraits sont tragiques, d’une personne dont on peut tout attendre, ayant l’esprit court, faux, impétueux et ne mesurant rien. Leurs flatteurs (Saint-Séverin, un Italien bavard) parlaient fort de potences et d’exécutions.

Comment Adélaïde traitait-elle Henriette, dans cet enivrement ? Elle l’aimait. Mais des mots imprudents, insolents, purent lui échapper. Madame, qui vivait fort à part, et ne lui confiait rien de ses misères de femme, voulut en grand secret essayer de se relever, se faire belle à tout prix en supprimant cette petite gourme qui par moments lui déparait le front. L’Infante pour cela lui avait laissé un remède fort dangereux, qui la tua (Luynes, XI, 397, février 1752).

Elle fut, aux derniers moments, douce, sans fiel, comme toujours. On n’entendit dans ses délires que ces mots : « Ma sœur ! ma chère sœur ! »

Comme elle agonisait, on alla au roi, fort troublé, et on lui fit entendre que Dieu la sauverait peut-être, s’il voulait faire une bonne œuvre : supprimer l’Encyclopédie. Il le fit de grand cœur. Le 13, après la mort, un Arrêt du Conseil légalisa et proclama la chose.

Cette grâce fut sans doute obtenue par l’homme qui avait en main la pauvre âme, les confessait tous trois, le bon Père Pérusseau.

Le roi était comme égaré. Il se laissait conduire où on voulait. Mais il n’eut nullement l’explosion de douleur de septembre 1741. Adélaïde et lui furent troublés bien plus qu’affligés. Elle ne pleura pas, et seule de la famille elle fut exemptée d’aller au service funèbre. Si la reine fut triste, ce ne fut pas longtemps. Elle reprit le jeu le 9 mars, un mois après cette mort. Le 12, Adélaïde étant incommodée, on joue dans ses appartements (Luynes, XI, 440, 455).