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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 16

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (Tome quinzième — Louis XVp. 277-288).

CHAPITRE XVI

Madame Adélaïde. — Les biens ecclésiastiques sont sauvés.
(1752-1756.)

Les tragiques et bizarres portraits d’Adélaïde la feraient croire capable de grands crimes (que certes elle ne fit jamais). Si l’on ne sait son nom, on dit en la voyant : « A-t-elle fait la Saint-Barthélemy ? »

Le vrai, c’est que le signe d’une fatalité très mauvaise, d’une grande discorde de nature, d’esprit, de race, est là. Elle resta sauvage, extrême et violente et dans la haine et dans l’amour. Mais derrière tout cela, certain mystère physique existait qu’il faut expliquer.

Sa mère naquit, grandit dans les alarmes, les plus terribles aventures. Petite et au berceau, dans les fuites de Stanislas, on l’emportait, on la cachait. À chaque instant, on se croyait atteint par la férocité des Russes. Elle fut même un jour oubliée par ses femmes égarées qui perdaient l’esprit. Ébranlements trop forts pour une enfant, qui jamais n’en revint. Son sang troublé parut impur dans ses enfants, la plupart très malsains. Avant le mariage, elle avait des tendances à l’épilepsie. Même mariée, la nuit, agitée de peurs vaines, elle se levait, allait, venait.

Madame Adélaïde semble avoir hérité beaucoup de cette agitation. Elle eut (dans l’expression, le geste, la parole) le bizarre et le saccadé de ces tempéraments. Ni l’âme ni le corps n’obtinrent leur harmonie. Elle était courageuse, avait l’audace de sa race, avec certaines peurs enfantines (du tonnerre, par exemple). Elle avait la manie, une vraie furie de la musique, sut tous les instruments, mais tous dans sa main discordaient.

La reine aimait son père et en était aimée extrêmement, rendait sa mère jalouse. Adélaïde eut d’elle encore cela, aima éperdument son père, sans mesure ni raison. Ce fut sa sombre destinée.

À six ans, elle jura qu’elle ne le quitterait pas, se jeta à ses pieds, pleura, le fit pleurer. Seule de toutes les sœurs, elle fut dispensée du couvent. Elle resta toujours avec lui. Elle logea, vécut chez lui pendant quinze ans, dans ses belles années de jeunesse. Et après, quand il eut la dureté de la renvoyer (1768), elle resta la même. À sa dernière maladie (horrible et répugnante), elle vint s’enfermer dans cette dangereuse chambre ; elle voulait mourir avec lui.

On vit combien elle l’aimait, à l’âge de douze ans, dans sa grande maladie de Metz (1744). La famille ayant eu ordre de s’arrêter à Verdun, elle eut la fièvre, de douleur, d’impatience. Il fallut la mener à Metz.

Ce fut un grand malheur pour cette nature passionnée de rester à Versailles, dans le mauvais air de la Cour, gâtée et écoutée, et toujours applaudie. Tout ce qui chez sa mère était si contenu, chez elle eut un complet essor. Enfant, on la craignait. Elle s’emportait au moindre mot, frappait du pied (Voy. Campan, pour l’histoire du menuet bleu).

Elle n’avait que onze ans, lorsque la guerre fut déclarée à l’Angleterre. Elle prit quelques louis et partit. On la rattrape, on lui demande : « Où allez-vous, Madame ? — Je vais me mettre à la tête de l’armée. J’amènerai l’Anglais aux pieds de papa roi. — Mais comment ? » Elle savait l’histoire de Judith. Elle dit : « Je ferai venir les lords pour coucher avec moi, dont ils seront fort honorés, et je les tuerai tous l’un après l’autre. — Ah ! Madame, en duel plutôt ?… — Papa roi défend les duels, et le duel est un péché (Rich., VIII, 77, 78). »

Si fière, elle méprisait tout. Nul, hors le roi, ne fut homme pour elle. Elle avait quatorze ans, quand une de ses dames eut l’indignité de lui prêter un livre obscène, de honteuses gravures. Mais on ne voit pas qu’elle ait eu de petites faiblesses vulgaires. Sa passion innée et l’orgueil la gardaient. On la prenait par là. Ces femmes corrompues ne faisaient que parler du roi. Sa beauté était le grand texte, même en son âge mûr où la chose était ridicule. On le voit par les madrigaux que fait pour lui la Pompadour. Dans les grandes scènes populaires où il fut nommé Bien-Aimé, dans l’ivresse de Fontenoy, la tête polonaise de l’enfant dut se prendre encore.

Nul doute qu’on ne lui ait inculqué de bonne heure ce qu’Henriette d’Angleterre (Voy. Cosnac) disait (et ce que tant de princes ont pratiqué dans la famille) : qu’ils avaient leur morale à eux, libre de tout et de la nature même. Pourtant, dans une foi si large, un point lui semblait réservé, le droit supérieur de l’aînée. Elle fut jalouse, on l’a vu, mais pour son aînée Henriette. La reine étant infirme, incapable des chasses et des soupers du roi, elle croyait qu’Henriette devait y figurer. Au défaut d’Henriette, elle-même. Une crise approchait où des mesures hardies, violentes, deviendraient nécessaires. La cabale dévote connaissait bien le roi, ne pouvait s’y fier. Elle ne pouvait plus prendre, comme Fleury, la clé de son appartement. Une autre idée leur vint, celle de lui donner un gardien, de nuit, de jour, de loger près de lui, chez lui, cette énergique Adélaïde.

L’appartement royal est fort serré. Elle n’y eût pu loger que seule, sans ses dames et son monde, aux derniers cabinets du roi. Chose contre toute convenance, mais qui, si on l’osait, la faisait maîtresse absolue. La Pompadour était terrifiée. Un mois avant la mort d’Henriette (janvier 1752), elle fit une démarche bien singulière, de s’adresser à la cabale même, de rappeler le parti jésuite à la pudeur, et de lui faire sentir qu’il se démasquait trop. Elle osa demander comment le confesseur pouvait laisser le roi communier dans cet état. « J’assurai que si le Père Pérusseau n’enchaînait le roi par les sacrements (en les lui refusant) il se livrerait à une façon de vivre dont tout le monde serait fâché[1]. »

On fit la sourde oreille. Mais à la mort d’Henriette, en février, la Pompadour habilement sut couper court. Elle pria, demanda à genoux que Madame, si nécessaire à la consolation du roi, prît au rez-de-chaussée une partie de l’appartement qui possédait l’escalier dérobé, — en attendant qu’on lui fît au premier (Arg., IV, 448) un appartement digne d’elle. Cela gagnait du temps. Il eût fallu trois mois. La Pompadour eut soin que l’on y mît deux ans.

Machault, en cadence avec elle, contre Madame et contre la cabale, montrait combien d’un jour à l’autre on allait forcément avoir recours au Parlement. La guerre venait, les grands besoins d’argent. Depuis un an, deux ans, on se battait déjà en Amérique entre colons, Anglais, Français. Les premiers étendaient outrageusement leur Acadie dans notre Canada. Cela alla au point que (le 11 mai 1752), on dut autoriser les nôtres à repousser la force par la force. On eût pourtant voulu la paix. Elle était difficile dans la tentation que donnaient aux Anglais leurs cent vaisseaux, leurs cent frégates. En 1748, la France était réduite… à un vaisseau !

Ajoutez l’intérieur, des troubles pour les blés, un souci personnel du roi qui sans doute le rendait modéré. Il exhortait les prêtres à se conformer aux canons qui n’exigent nulle part cette inquisition tracassière. Il blâmait, sans plus de succès, le Parlement pour les saisies, amendes, prises de corps, lancées contre les prêtres. Il imposait silence. En vain. Le Parlement allait toujours, offrait sa démission. Aix et Rouen suivaient, et Toulouse même allait devant, en saisissant son archevêque.

À Paris, où le Parlement est traîné par les jansénistes, on attaque à la fois l’Archevêque, l’Encyclopédie. De Prades, un encyclopédiste qui, dans une thèse de Sorbonne, humanisait trop Jésus-Christ, est décrété et s’enfuit à Berlin. Les prêtres refusants sont frappés d’arrêts graves. Irait-on jusqu’à l’archevêque, qui provoquait et défiait. On n’en était pas loin. Le 6 mai, scène pathétique : la famille royale, tremblant pour le martyr, vient se jeter aux pieds du roi.

L’embarras est pour lui que les emprunts nouveaux, que les impôts de guerre exigeront l’enregistrement parlementaire. Donc, il ménage encore le Parlement. Le 31 juillet, pour lui plaire, il fait rechercher chez tous les imprimeurs une presse clandestine (qu’on sait être à l’archevêché). Un pas de plus, le seuil sacré était franchi, et l’on allait trouver dans ce lieu vénérable la machine aux pamphlets, aux libelles ecclésiastiques. La cabale employa près du roi un moyen puissant, l’indignation d’Adélaïde. Avec une décision brusque, surprenante à son âge (dix-neuf ans), elle quitta le logis de faveur, l’escalier si commode, et s’éloigna du roi. Comme Achille irrité, elle se retira sous sa tente, je veux dire dans l’appartement lointain, toujours vacant, de la duchesse du Maine (Luynes).

Cette férocité dura un mois ou deux. Le Roi vint à composition. Fontainebleau, lieu fatal, fait toujours ces miracles. Cette fois, sans retour. Le roi, dès ce moment, put feindre, varier d’apparence, traîner, flatter le Parlement. De cœur, d’intention, il fut pour le clergé. On ne fit rien à temps. On ne prépara rien. La guerre nous trouva désarmés.

À ce brillant Fontainebleau (le plus brillant qui fût jamais), le roi ne parlait guère. Elle parlait à sa place, et très haut. Elle ordonnait en reine, disant du roi et d’elle : « Nous, » — réglant le présent, l’avenir : « Nous ferons ceci ou cela » (Argenson).

Elle avait du mordant, autant que la Pompadour en avait peu. Elle aimait la musique, comme son frère le Dauphin. Mais, comme lui, elle était baroque. Elle apprit tous les instruments avec une ardeur furibonde. Son père souvent par jeu lui mettait dans les bras un violon (Luynes, XI, 168). Son excès d’ardeur, déréglée, était trop dissonante. Elle ne put arriver à rien.

La majesté surtout lui manquait, et la grâce. Hautaine, s’il en fut, c’était pourtant toujours, à vingt ans, un page de quinze, un mutin petit page. Elle avait beaucoup moins le charme d’une femme que d’un ardent petit garçon, âpre, colère. La colère rend vulgaire ; elle avait des mots lestes, qui n’allaient guère à son sexe, à son rang. Ses risées de la Pompadour étaient souvent très basses. Elle l’appelait : « Maman putain. » Les petites Mesdames le répétaient. Et le roi l’entendait. Cela faisait penser à tous que c’était fini d’elle, qu’elle serait chassée de la Cour (Arg., sept. 1752).

Que ferait-on pour elle, pour lui donner les invalides ? Elle eût voulu être duchesse, ne l’obtint pas ; mais seulement prit son tabouret chez la reine, qui la souffrait chrétiennement.

Le signe le plus fort qu’on crut voir de sa chute, c’est que ses parrains, ses patrons, les Pâris crurent prudent de lui tourner le dos (ils lui revinrent plus tard). Pâris-Duverney, le guerrier de la famille, voyant venir la guerre, apporta ses offres et ses plans à l’ennemi de la Pompadour, à d’Argenson cadet. Pâris-Montmartel apporta sa bourse, offrit sa caisse à l’archevêque de Paris, en cas qu’il fût saisi et frappé dans son temporel.

L’Autriche, parfaitement au courant de la situation, au moment décisif du triomphe d’Adélaïde (sept. 1752, Fontainebleau), crut que nous revenions aux alliances catholiques. Pour nous brouiller à fond avec l’Angleterre et la Prusse, elle envoya Kaunitz, le magnifique ambassadeur, attentif à se faire Français.

Un mois après Kaunitz, arriva notre Infante de Parme, tout aussi Autrichienne, possédée du grand rêve de faire sa fille impératrice. Elle fut très habile, enveloppa Adélaïde. Elle pleura dans ses bras (Luynes, XI, 161), ne voulut loger qu’avec elle et chez elle (où était la vraie royauté).

Tel est Fontainebleau dans ce mémorable moment. La représentation du Devin du village, le succès de Rousseau, applaudi de la Cour, en est la forte date. Un philosophe avait contre les philosophes levé le drapeau rétrograde (le Discours contre les sciences), frappé sur son parti. En cette même année 1752, Frédéric fait brûler un livre de Voltaire ! Quelle joie pour les dévots ! Montesquieu et Buffon plient devant la Sorbonne. Diderot, enfermé à Vincennes (1749), ne commence l’Encyclopédie qu’en prenant pour patron un ministre jésuite (1751), ne la sauve du coup de mars 1752 qu’en acceptant des censeurs prêtres. Il la continuera à travers les saisies, les défections (celle de d’Alembert, et les mortels coups de Rousseau, 1757).

L’opposition a bien peu d’unité. Le Parlement n’est pas moins divisé que le parti philosophique. Avec son vieux fonds janséniste et sa jeune minorité politique, révolutionnaire, il marche de travers, il boîte ridiculement. Tout en attaquant l’archevêque, il attaque l’Encyclopédie ; il s’affaiblit ainsi, et tue sa popularité.

Les Jésuites et leurs hommes, les meneurs du Dauphin (La Vauguyon), leur machine Argenson cadet, croyaient pouvoir oser. Leur organe indiscret, violent, Madame Adélaïde, put dire : « Nous voulons… Nous ferons. » Elle lança le roi, bride abattue, dans le plan du parti : « Exaspérer le Parlement, amener une crise où ce corps se ferait broyer. Chasser Machault, sauver les biens d’Église. »

Un coup sec fut frappé (déc. 1752). Paris était ému, indigné contre l’archevêque qui refusait les sacrements à une pauvre vieille religieuse. Que fait-on ? On enlève du grabat la mourante ; on la livre aux béguines du parti opposé. Paris est furieux. Le Parlement saisit l’archevêque dans son temporel, veut l’arrêter, ne peut ; car il est pair, et les pairs ne veulent siéger. On remonte plus haut. On examine le droit royal d’arrestation, les Lettres de cachet ? Discussion violente qui ne finira plus qu’à la prise de la Bastille.

Attaque au roi. Un conseiller obscur, plus hardi, attaque l’homme même, la question brûlante des blés et des spéculateurs en blé. La majorité janséniste veut l’arrêter. En vain. Il montre qu’à côté des greniers d’abondance légaux, officiels, on cache des magasins secrets, quatre-vingts repaires d’affameurs (Barbier, V, 314).

Le roi aigri refuse d’écouter de telles remontrances. Le Parlement refuse de siéger, de juger (7 avril 1753).

Ce corps se sentait nécessaire. La guerre venait. Pas un moment à perdre pour les nouveaux impôts. Deux intérêts immenses étaient en jeu : En Amérique, la longue voie des fleuves qui vont du Canada à la Louisiane. Aux Indes, un vaste empire que Dupleix nous fondait, et dont le grand Mogol eût été tributaire. Mais il fallait armer ; donc, avoir de l’argent ; donc, ménager le Parlement. Cela fut agité la nuit du 8-9 mai. Qui trancha ? On ne sait. Mais le roi immola deux mondes.

Quand le Dauphin l’apprit, il embrassa son père (Arg., IV, 136).

Le 9 mai, à quatre heures, on enlève tout le Parlement.

En juin, on dit Madame enceinte (Arg., IV, 143)[2].

Ces choses ne se prouvent jamais. Ce qui est plus certain, c’est la ruine du Parlement.

Ce n’est pas l’exil débonnaire du Régent qui leur envoyait de l’argent pour faire bonne chère. C’est une cruelle dispersion. Quatre dans les cachots. Tous jetés dans je ne sais combien de villes. Un exil combiné, non contre le corps seul, mais pour appauvrir, ruiner, affamer les individus.

Le Parlement fut vraiment admirable. La Grand’Chambre que seule on avait épargnée, eut honte et se fit exiler. De là rigueur nouvelle. Tous sont cruellement exilés de l’exil. Il faut en plein hiver (avec leurs familles ruinées, tel faisant deux cents lieues !) qu’ils aillent s’interner à Soissons. Quel résultat ? Aucun. Le pouvoir est vaincu. Une Chambre royale qu’il substitue au Parlement reste oisive, honnie, ridicule. Personne ne veut y plaider.

Et cependant la crise arrive. Le mob de Londres hurle la guerre. La Compagnie anglaise de l’Ohio, sur les fleuves intérieurs de l’Amérique que nous croyions à nous, établit son commerce et ses postes armés. L’assassinat d’un Français, Jumonville, envoyé en parlementaire, va commencer bientôt la grande lutte des deux nations.


  1. Al. de Saint-Priest, Jésuites, chap. II. — Notez que ce mot n’a qu’un sens. Il ne s’agit pas de maîtresses ; on proposa une Choiseul ; mais cela avorta. Et il s’agit encore moins des petites filles, de la Murphy, qui ne commence guère qu’en 1753, encore moins du Parc-aux-Cerfs, dont Barbier parle en 1753, mais dont la maison n’est achetée qu’en 1755. Voy. l’acte de vente, Le Roy, Rues de Versailles, p. 452.
  2. Même dans les journaux que l’on écrit pour soi, on pense à la cage de fer où l’auteur d’un distique sur Mme de Maintenon finit ses jours, cette cage où Desforges vient tout récemment d’être mis. D’Argenson prudemment ajoute : « Les médisants le disent ; » mais dit aussi : « Le matin, elle a mal au cœur. » On accuse, dit-il, le cardinal de Soubise. D’autres en nomment un autre encore moins à nommer » (Arg., IV, 143).