Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 17
CHAPITRE XVII
La fatale embrassade du Dauphin avait eu son fruit. Le roi se voyait en décembre 1753 comme perdu, ne sachant plus que faire, au fond d’un cul-de-sac, sans moyen d’en sortir. Comment rappeler le Parlement ? comment le calmer, l’apaiser ? Mais comment s’en passer, frapper l’impôt nouveau sans enregistrement ?
Paris était terrible cet hiver. La fermeture de tous les tribunaux, le chômage du monde énorme du Palais, avocats, procureurs, greffiers, notaires et gens d’affaires, écrivains de toute sorte, affamait une classe nombreuse, et indirectement toutes les classes qui s’y rattachaient. Grande était la fermentation, et bien plus générale qu’en 1750, quand on avait crié : « Allons brûler Versailles. » Ce monde de parleurs traînait dans les cafés, ne se gênait pas, pérorait. La police, devant une telle tempête, avait peur.
C’est à ce moment que Rousseau, sur le sujet donné par l’Académie de Dijon, écrivait le Discours sur l’inégalité, où, niant le progrès, pour idéal il pose la barbarie, l’état sauvage. Sinistre paradoxe, directement hostile aux amis de Rousseau, aux Encyclopédistes et aux Économistes, à tous ceux qui voulaient éclairer et améliorer.
Cette situation alarmante rendait force à Machault et à la Pompadour, au prince de Conti, aux modérés. Elle condamnait les fanatiques, le Dauphin et Madame, leur ministre Argenson cadet. Le roi le sentait bien. Il lança au Conseil un mot qui put faire croire qu’il changeait de parti, un mot prudent, craintif, pour ménager les protestants (Peyrat, I, 419). Le cœur du Dauphin dut saigner.
Une chose inquiétait non moins directement, une chose furtive, qui pouvait changer tout. Aux combles de Versailles le Roi cachait et nourrissait, comme un animal favori, non chat ni chien, mais une fille. Joli tour de la Pompadour, au moment où Madame l’outra et la poussa à bout. La chose avait été menée adroitement, et d’abord chez la reine. La reine s’amusait à faire peindre chez elle Boucher pour une Sainte Famille. Boucher, qui méprisait son art, allait droit au succès par les plus bas moyens, les effets sensuels. Il menait avec lui deux petits anges gras, qui lui fournissaient les chairs roses, lourdes, de ses tableaux. C’étaient les deux Murphy, potelées Irlandaises, dont l’une publiquement posait à l’Académie de peinture. Leurs plus secrets appas sont étalés partout, avec des postures hasardées, dans ses fades et faibles tableaux. Aucune gentillesse. Sots bébés, sans regard ; moins bergères que moutons, d’imperceptible bouche qui ne semble guère que bêler. En cela même on calculait très bien. Le roi, las de l’esprit, n’aurait jamais pris une dame. Il lui fallait des sottes, des muettes, de petits bestiaux. Celle qui posait chez la reine lui alla fort ; il la vit et revit, lorgna, sans que la reine y voulût prendre garde, remettant tout à Dieu, et peut-être pensant (pour le salut du roi) que c’était un moindre péché.
Autre mystère. Le roi plusieurs fois par semaine, en ses plus secrets cabinets, recevait le prince de Conti. Que disait-il ? On ne le savait trop. Esprit libre et hardi, inquiet, ambitieux, visant au trône de Pologne, il était anti-autrichien, anti-saxon, voulant remplacer le Saxon, le père de la Dauphine, donc étant ennemi personnel du Dauphin. On le croyait athée, parce qu’il aurait voulu donner aux protestants l’existence civile, le droit de naître et de mourir. Cela ne plaisait guère au roi. Pas davantage les deux choses que lui prêchait aussi Conti, l’alliance avec Frédéric, l’accord avec le Parlement. Au fond, il agit peu. Mais il amusait fort le roi par certaine police secrète qui lui livrait les anecdotes, les scandales des cours étrangères.
Conti avait pour lui la nécessité évidente. On ne pouvait rester désarmé devant l’Angleterre si horriblement forte (cent vaisseaux, cent frégates !). Il fallait de l’argent, donc ramener le Parlement, le flatter, le leurrer. Comment ? en chassant les ministres du coup d’État, revenant à Machault, et prenant au clergé plutôt que d’écraser le peuple. Cela était logique, humain et naturel. La cabale dévote ne put parer ce coup que par un autre coup, impie, contre nature.
Elle sauta le saut périlleux. Dans ce cabinet même où le roi avait ses secrets, au fond de son appartement, elle mit un témoin, un gardien, qui en répondît.
Aux fêtes de Noël, avant le nouvel an, Madame Adélaïde décida qu’elle occuperait le petit logis chez le roi qu’on préparait depuis deux ans. Elle s’y établit le 27 décembre 1753 (De Luynes).
S’il s’était peu pressé, ce semble, de l’y mettre, c’est qu’en réalité il sentait qu’il aurait un maître et qu’il ne serait plus chez lui, au seul lieu sûr qu’il eût. Là étaient les mystères d’État et ceux de la famille. Là la fameuse garde-robe où jadis il s’enferma, pleura (1720 et 1726). Dernière, unique liberté, dans la servitude des rois, refuge d’enfance et de faiblesse. Aujourd’hui il perdait cela. Il se trouvait en face d’une ardente personne armée de ses vingt ans, de volonté terrible, qui le ferait vouloir, se ferait obéir. Il savait bien en être (plus qu’aimé) adoré. Mais avec tout cela il sentait le Dauphin derrière. Elle, naïve et courageuse, n’en faisait pas mystère. Tous les jours, vers le soir, elle allait chez son frère (Luynes, XI, 5), recevait le mot d’ordre.
Le roi le voyait bien. Il voyait d’autre part combien elle se sacrifiait en prenant, pour vivre avec lui, ce logis maussade[1], ennuyeux, qui lui faisait perdre tous les agréments de son rang. Logis inconvenant et indigne d’une aînée de France, qui ne permettait nullement l’éclat et les honneurs qu’avait eus Henriette. Ni lever, ni coucher, aucune exhibition royale. Madame, si hautaine, n’avait pourtant nul orgueil d’étalage. Elle avait une passion, et en vivait. Elle ne sortait point, et n’eût voulu voir que le roi. Elle ne mangeait point le jour, pour ainsi dire, se réservant pour un fort souper de minuit, selon les goûts du roi, en viandes épicées et vins forts. Il se sentait si bien désiré et voulu qu’il n’eût osé passer un seul jour sans la voir. Toutes ses froides fantaisies pour des enfants sans âme ne l’éloignèrent jamais entièrement, au contraire, le ramenaient là. L’humeur altière, colère, n’y faisait rien. Même aux temps où il loge à part, où il ne soupe plus chez elle, il y déjeune tout au moins, il y apporte son café (Campan).
Quelques rapports qu’ils eussent avant ce 27 décembre 1753, ce n’était rien auprès. Leur vie fut une, depuis lors, et tout à fait mêlée par la force des choses et par le local même. Dans ce Versailles immense, l’appartement royal est fort peu étendu. Il fut dès lors, on peut dire, occupé dans la partie intime et solitaire. Du côté de Madame et du côté du roi, des pièces intermédiaires tenaient les gens éloignés, à distance. Rien entre eux qui les séparât, nul valet, nul œil curieux. Elle pouvait lui venir à toute heure, selon les besoins du parti.
D’autre part, lui aussi, en trois pas il était chez elle. Les lieux subsistent, et on le voit. Tout droit, de la chambre à coucher (par le salon de la pendule et deux pièces), il arrivait à elle, au petit cabinet et à la chambre, à la petite garde-robe, aux bains étouffés, bas, à l’oratoire obscur. Tout cela aussi seul que si l’on eût été à mille lieues de Versailles et dans l’île de Robinson. Les tête-à-tête de huit heures que jadis avait eus Bachelier près du roi, elle put les avoir en ce petit désert, tout fait pour son âme sauvage. La solitude a sa puissance, son démon. Il eut beau avoir mille échappées ; ce démon toujours le reprit.
Puissance tyrannique, surtout aux deux premières années. Le roi forcé par le besoin de ramener le Parlement, de flatter, de mentir, n’en est pas moins de cœur si fort pour le clergé qu’on obtiendra de lui la plus haute imprudence : Machault perd les Finances (4 août 1754) et passe à la Marine. Les Finances sont données à un ami de d’Argenson cadet, c’est-à-dire au clergé, qui dès lors ne craindra plus rien pour ses biens.
Contradiction hardie. Mais le Parlement est crédule. Le roi l’amuse avec des mots. Il le charme en lui enjoignant de faire observer le silence qu’il impose au clergé, d’empêcher qu’on ne persécute les mourants, qu’on ne leur refuse les sacrements, la sépulture.
Les prélats, qui ont le secret, font mine de se plaindre, mais filent le temps tout doucement. L’archevêque est têtu, seul ne compose pas. Il rompt le silence ordonné, fait refuser les sacrements. Le Parlement, très fort, armé des paroles du roi, agit sérieusement. Il veut arrêter l’archevêque.
Grande frayeur à l’archevêché (Barb., 84). Le deuil et la désolation sont encore plus grands à Versailles. La bonne reine en pleure tout le jour. La peur qu’on avait pour le roi en 1750, on l’a pour l’archevêque. « Le peuple de Paris n’y va pas de main morte. » On croyait voir déjà le martyr mis en pièces.
Mais d’autre part, comment oser se démasquer, prendre le parti du prélat, tant que le Parlement n’enregistre pas les impôts ? La famille royale fit l’effort de bien jouer son petit rôle quand l’archevêque vint à Versailles. Tous, et le Dauphin même, Madame Adélaïde, appuyèrent d’une mine sévère la leçon que le roi lui fit. Cela calma et trompa le public.
Cependant une Esther avait fléchi Assuérus. Il couvre l’archevêque, le sauve par le plus doux exil, l’envoyant chez lui à Conflans, aux portes de Paris. Le procès est escamoté, le Parlement trompé. Le roi lui écrit : « J’ai puni. » (3 déc. 1754.)
Le peuple fut leurré par la scène publique et solennelle des sacrements portés, contre l’ordre de l’archevêque, à la place Maubert chez une janséniste mourante. C’était une pauvre lingère, fille d’un chaudronnier. Mais le bon cœur du peuple était pour elle. Grande fut l’affluence de ce peuple trompé, qui vit dans cette humble personne triompher la Loi même, la liberté de conscience.
Cela se fit le 5 décembre 1754. Le 6, le Parlement enregistra une création de rentes, qui valait au roi cent millions.
Le prélat cependant fort commodément, de Conflans, soufflait le feu, animait ses curés. Le roi donna au Parlement la joie de le savoir plus loin, très loin, à six lieues (à Lagny !).
La majorité janséniste du Parlement, ces antiques perruques qui ne rêvaient rien que la Bulle, furent ivres de cette victoire. Le moment leur parut venu d’exterminer le monstre, de couper la tête de l’hydre. Ils tirèrent du fourreau la grande épée : arrêt qui déclare la Bulle ABUSIVE.
La Bulle est morte. On trépigne de joie. Le roi s’en plaint tout doucement, car « la Bulle est loi du royaume ». Il accorde et désire qu’on n’en parle jamais. Mais nul reproche au Parlement. Loin de là, il l’accueille « avec une bonté singulière ».
L’archevêque en riait. Il disait aux curés : « Rassurez-vous, j’ai parole du roi » (Barb., VI, 147). L’Assemblée du clergé, qui se tenait alors et qui semblait gémir « de la persécution », riait aussi sous cape. Le roi, envers ses chefs, avait engagement de laisser là tous les plans de Machault. Les évoques, en cinq ans, étaient arrivés à leur but. La farce était jouée. Ils se relâchèrent aisément de leur petite guerre des sacrements, qui n’avait été qu’un moyen.
On commençait à deviner (Barb., 84) que le roi s’était joué du Parlement. Mais qu’eût fait celui-ci ? Pouvait-il s’arrêter, n’enregistrer aucun impôt, quand la guerre était engagée, dans cette année terrible, où, sans déclaration, les Anglais nous enlèvent trois cents vaisseaux marchands ! Les taxes de la guerre, continuées jusqu’en décembre 1755, expiraient. La patrie restait sans défense. Le Parlement enregistra purement, simplement, la continuation des taxes pour six ans. On fut bien étonné de sa facilité. Ses partisans, en masse, le quittèrent, lui tournèrent le dos. Il avait agi pour la France, et lui-même il s’était perdu (8 septembre 1755).
Cependant l’ennemi, pour le peuple ulcéré, c’était bien moins l’Anglais que le roi et la Cour. La haine était montée à un point incroyable. Elle apparut aveugle dans une affaire sinistre. Une dame Lescombat, fort jolie, avait fait tuer son mari par son amant. Elle était condamnée et eût été exécutée, si elle n’avait été enceinte. Le bruit courut que Madame Adélaïde était enceinte aussi (Voy. plus haut), s’intéressait à elle et voulait la sauver. Elle avait recueilli et élevait une enfant de la Lescombat. Celle-ci par deux fois se dit grosse pour gagner du temps, et se faire oublier. Le public se souvint, s’indigna, supposa qu’on voulait tromper la justice. Une fois la potence fut placée, puis déplacée. La Cour flottait sans doute. Mais la fureur du peuple remontait vers Adélaïde. Le roi s’en alarma, voulut l’exécution. Un monde énorme s’y porta, à la Grève et aux quais, aux tours même de Notre-Dame. Quand on la vit enfin monter à la potence, on applaudit cruellement (3 juillet 1755).
De cette grossesse (fausse ou vraie) d’Adélaïde, est venue la légende de la naissance mystérieuse de M. de Narbonne (août 1755), dont on a tant parlé[2]. Ce brillant fat en tirait grand parti auprès des femmes et dans le monde. L’histoire paraissait vraisemblable à ceux qui remarquaient la faiblesse, les ménagements qu’on montra pour une dame d’Adélaïde, médisante, méchante, impudente, la d’Estrades. Elle exerçait une sorte de terreur chez Madame, réglant tout, disposant de tout. Madame n’avait plus rien à elle, manquait de tout, n’avait bas ni souliers (Arg., IV, 231).
La Pompadour brûlait de se concilier la famille. Elle eût voulu donner ses biens et sa fille, la petite d’Étioles, à un parent des De Luynes, les amis de la reine. L’enfant mourut. La Pompadour trouva une autre voie de plaire en rendant à Madame un signalé service. Elle lui demanda si cette d’Estrades ne la gênait pas. La princesse n’osait répondre, hésitait ; pressée, elle hasarda de dire : « Qu’elle l’ennuyait assez » (Arg., IV, 228, 7 août). Avec ce mot, la Pompadour exige du roi qu’il la renvoie. Mais avec quelle timidité il le fait ! Il donne à la gueuse une grosse pension ! Nul exil. Elle va demeurer à Chaillot. Là, elle a une cour. D’Argenson le ministre, qui était son amant, le jour même de la disgrâce, reste quatre heures chez elle, la voit de plus en plus. Ils sont si redoutés que pour leur clore la bouche le roi comble et accable Argenson de places et d’honneurs.
Le vieux Noailles, très vieux, écrit alors au roi : « J’ai vu 1709, l’année de mort et de famine, de guerre universelle où tout nous accabla. Nous n’étions pas aussi bas qu’aujourd’hui » (Mémoires de Noailles).
Mais le roi est très gai. Quitte de sa longue comédie, il peut donner carrière à sa haine pour le Parlement. Le lendemain du jour où l’enregistrement parlementaire lui assure les fonds pour six ans, tout masque est jeté bas. Il déclare que son Grand-Conseil, sa justice de cour, est le tribunal supérieur, où l’on peut appeler du Parlement, dès lors subordonné. Ce Grand-Conseil, ici à Paris, s’établit au Louvre. Encore un an, et les Parlementaires seront décimés, ruinés.
Il les sentait par terre et abandonnés du public. Il pouvait leur donner du pied. Dans sa gaieté étrange, il renouvela une scène de l’enfance de Louis XIV. Le Parlement dressait de grandes remontrances, et demandait le jour où il pourrait les présenter (19 oct. 1755). Il s’agissait pour lui de tout son avenir. Le roi fit comme Anne d’Autriche quand ce grand corps, en robes rouges, vint à elle, et qu’aux portes on l’arrêta, disant : « Sa Majesté prend médecine. » — Louis XV leur dit en riant : « J’ai pris certaines eaux, je suis assez embarrassé. Vous aurez mes ordres plus tard » (Barb., VI, 209).
- ↑ Si on ne va pas à Versailles, on peut consulter les plans de Blondel et les excellents catalogues de M. Soulié, l’homme à coup sûr du monde qui connaît le mieux ce palais, en tous ses âges, en sa vie historique, anecdotique, etc. Je n’aurais jamais pu bien comprendre les localités sans les lumineuses explications de M. Soulié. Il serait bien à désirer qu’il publiât l’inestimable collection qu’il a préparée des plans de Versailles depuis le seizième siècle. — Blondel, en 1755, étant en présence des choses et des personnes, est extrêmement prudent : 1o il fait semblant de croire que ce sont deux appartements. Visiblement, il n’y en a qu’un. Nulle séparation. 2o Blondel ne nous dit pas ce qu’était la pièce J. C’était le cabinet de Madame (Soulié), qui donne immédiatement dans le cabinet secret du Roi. — Elle avait extérieurement à cette chambre trois pièces où se tenaient ses gens et où elle recevait aux repas ses sœurs, qui demeuraient ailleurs. Tout ce monde profane entrait par une petite porte et un escalier de derrière, sans passer chez le roi, sans voir le saint des saints, le réduit des deux cabinets.
- ↑ Tradition très forte à Versailles. M. de Valéry, bibliothécaire du château, m’a raconté qu’il la trouva la même chez les dames qui se retirèrent dans cette ville au retour de l’émigration. Ces dames, telles que Mme de Balbi, étaient du parti de Mesdames et du comte de Provence, non du parti de Marie-Antoinette. Elles aimaient et respectaient Mesdames, mais n’en contaient pas moins la chose, comme toute naturelle et ordinaire dans les familles royales.