Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 18
CHAPITRE XVIII
Le roi ne riait guère. Il rit le 10 octobre. Il rit le 17 décembre.
Ses petites affaires allaient bien. Il espérait bientôt briser le Parlement. Il voyait aboutir son affaire de famille, son Infante enfin reine (l’Autriche offrait les Pays-Bas). Son commerce de blés n’allait pas mal. Enfin, le 25 novembre, on lui créa le Parc-aux-Cerfs.
Du grand désastre qui eut lieu le 1er, qui écrasa Lisbonne, abîma tant de villes en Espagne, en Afrique, fit trembler jusqu’au Groënland, on ne sentit rien à Versailles. On s’en soucia peu. L’attention était tout entière au débat intérieur, à l’intrigue autrichienne. La Pompadour, qui s’était vue en août au plus bas, en septembre (par la grâce de Marie-Thérèse) fut merveilleusement relevée ; au plus haut en janvier. Jusque-là elle n’était qu’une favorite (Duclos), qui par moments dominait les ministres. Depuis, elle est reine de France.
Comment Vienne peut-elle réussir à ce point ? En corrompant le roi et la famille par le vain leurre des Pays-Bas, en gagnant pied à pied Versailles par la persévérante intrigue de la cabale lorraine. Pour entraîner la France, Vienne se fit française, flatta et imita Paris.
Cette œuvre difficile fut celle d’un grand homme de ruse, Kaunitz, un Slave sous le masque allemand. Nous l’avons vu venir ici (septembre 1752), avec notre Infante de Parme. Il observa de près pendant deux ans, et revenu ensuite près de Marie-Thérèse procéda à ce que tout autre aurait cru impossible : faire de son Autrichienne épaisse, orgueilleuse et colère, l’aimable amie de Louis XV, la convertir à l’esprit de Versailles, lui faire accepter les idées, les modes et les arts de la France, capter les gens de lettres, faire jouer au dévot Schœnbrunn les pièces de Voltaire par ses filles les archiduchesses.
Kaunitz avait vu, très bien vu, la France, la royauté nouvelle : l’opinion. Deux choses lui avaient apparu : la caducité de Versailles et l’avènement de Paris. Paris alors éclate pour le monde et rayonne. La vie de cour obscure, furtive, est en parfait contraste avec les salons lumineux sur lesquels l’Europe a les yeux. Dans la honteuse éclipse de l’autorité souveraine, on admire d’autant plus la souveraineté de l’esprit.
On imita nos vices, je le sais, autant que nos arts. Pétersbourg, Vienne, prirent d’ici un vernis et le plus extérieur. On nous dépassa dans la forme, en n’atteignant guère le dedans. Kaunitz, notre ingénieux singe, pédantesque souvent dans son imitation, obtint pourtant ce qu’il voulait. Il mit Marie-Thérèse dans la voie des idées, des réformes, des lois, qui la rapprochaient de la France, de plus, la firent maîtresse de l’Autriche elle-même.
Sa haine de la Prusse et sa rage pour la Silésie, sa soif d’argent pour la guerre imminente, rendirent la dévote docile à son ministre voltairien. Elle devint révolutionnaire dans la question des biens d’Église. Ces biens quasi héréditaires dans les grandes familles, elle voulait au moins les grever, les sucer.
Elle observait et convoitait un beau repas, le bien des deux mille couvents de l’Autriche. Elle fit un barrage et coupa le canal par où l’argent allait à Rome. Fort ignorante, elle savait du moins s’aider de gens capables. Trois étrangers, un médecin hollandais, un légiste souabe, un juif, firent la révolution (Alfred Michiels). Elle brisa les tyrannies d’Église, n’en voulant d’autre que la sienne.
Contraste singulier. La dévote Autrichienne touchait aux biens d’Église, et notre Louis XV, dans ses scandales impies de famille, était timoré au seul point qui touchait le salut de la France. Son imbécillité faisait l’amusement des Anglais. Chaque année, hardiment, ils frappaient ce roi Dagobert, puis s’excusaient, riaient. Il se plaignait, criait tout doucement, se laissait pousser, reculait.
Pour toute explication, l’Anglais allègue la raison singulière que sa main gauche (le roi) ne sait pas ce que fait sa droite (le ministère). Georges, en bon Allemand, travaille dans l’Empire pour la maison d’Autriche, pendant que ses ministres traitent avec la Prusse contre les Autrichiens.
De tout temps Louis XV avait été bon autrichien, pour les intérêts de l’Infante. Mais la guerre l’effrayait. Voyons ce que disait ce serpent de Kaunitz pour l’y précipiter. J’y joindrai les réponses trop aisées qu’on eût dû lui faire.
« Vous manquez de marine, disait-il. Eh bien, votre armée réunie aux armées de l’Autriche, menaçant le Hanovre, contiendra le roi d’Angleterre (Oui, le roi, mais non l’Angleterre).
« Vous punissez l’orgueil, les risées de la Prusse » (Oui, et dès lors l’Autriche seule aura l’Allemagne).
Enfin voici la pomme que montrait le serpent : « Vous vouliez pour l’Infante nous enlever Milan. Eh bien, vous aurez davantage, un royaume ! les Pays-Bas. »
La Pompadour, l’Infante, étroitement unies, prêchaient Louis XV en ce sens. Bernis, que la première avait pour confident, qu’elle envoya en Italie, donna pour amant à l’Infante, était l’intermédiaire, le pivot de toute l’intrigue. Le frivole personnage, abbé galant, chansonnier agréable, les deux femmes crédules, avalaient cet appât ridicule de l’Autriche, ce leurre des Pays-Bas, qu’elle offrait pour le retirer.
Dans ses coquetteries avec l’impératrice, la Pompadour rencontrait un obstacle, non à Versailles, mais à Vienne. Le mari de l’impératrice, tenu hors des affaires, n’en trouvait pas moins déplorable que sa pieuse Marie-Thérèse, vénérable déjà et mère de seize enfants, la glorieuse Marie-Thérèse passée à l’état de légende, fît amitié avec une telle femme, la fille d’un pendu, la Poisson. La Pompadour tenta de remonter par la dévotion. On fut bien étonné de la voir tout à coup en septembre parler de la grâce efficace, de son désir de s’amender. Elle se ressouvint de son mari, lui demanda s’il voulait la reprendre. Elle fit des avances aux Jésuites, au confesseur du roi, le Père Sacy. Grand embarras pour celui-ci qui, en la recevant, se fût fait du Dauphin un mortel ennemi. En attendant, pour mieux afficher sa conversion, elle se fit faire une tribune au grand couvent de pénitence des dévots à la mode, aux Capucins de la place Vendôme.
Cela faisait hausser les épaules à Versailles, non à Vienne. Elle parut assez lavée pour que l’impératrice l’acceptât comme intermédiaire. C’est elle qui reçut les propositions de l’Autriche (22 septembre 1755). Pour cette conférence on prit un lieu fort digne. Sous Bellevue était un de ses pavillons d’aparté, de sans-gêne qu’aimait le roi. Il l’appelait Taudis et la Pompadour Babiole. Trois personnes siégèrent en cet auguste lieu, pour l’Autriche Starenberg, pour la France la Pompadour, pour l’Infante, son amant Bernis (Hausset, 62). L’Autrichien à l’Infante offrait les Pays-Bas, se faisait fort de faire le père de la Dauphine roi héréditaire de Pologne. Enfin on montrait davantage : tout l’empire autrichien, le trône impérial, le petit Joseph II épousant Isabelle, la fille de l’Infante. La gentille Espagnole menant ces Allemands soumettrait aux Bourbons la moitié de l’Europe. Quel rêve éblouissant pour Louis XV ! Par sa fille, par sa petite-fille, par le père de sa bru, de l’Escaut jusqu’à la Vistule, il sera protecteur des rois !
Quelque léger que fût Bernis, entraîné par ses deux patronnes, il garda un peu de bon sens. Sous ces offres énormes du menteur autrichien, il vit un piège, un trou, un abîme, comme un puits de sang. La peur le prit. Trancher tout à huis clos, à l’insu du Dauphin, par cette Pompadour et lui chétif (Bernis), c’eût été monstrueux. Il obtint que la chose fût connue des ministres, examinée. Là, comme on pouvait croire, grande discussion. Machault fort sensément voulait que l’on s’en tînt à la guerre maritime. C’était assez, et trop, sans se précipiter dans une guerre européenne pour être agréable à l’Autriche.
Bernis n’osait pas être de l’avis de Machault. Lui qui avait tout fait pour nous amener là, il n’osait avouer qu’il avait agi comme un sot. Mais il aurait voulu que le pas en arrière, que le recul eût lieu par la Pompadour même. Il lui montrait le saut qu’elle allait faire. Elle, usée, maladive, elle allait de sa faible main prendre ce gouvernail énorme de l’Europe, dure barre de fer sanglante !… En quel moment, grand Dieu ! avec une nation irritée, qui déjà parlait haut. L’embarras, le danger, malgré elle, la feront tyran. Déjà elle a été forcée de s’assurer de la Bastille. Sinistre augure ! Bientôt, il lui faudra peupler les cachots, les prisons d’État. Elle, née douce, sera entraînée à trembler, à sévir, à devenir cruelle !
Elle n’était pas brave, ne sentait que trop tout cela. Elle serait restée à traîner, hésiter. Mais à la peur on opposa la peur. On lui fit croire que le roi allait avoir une maîtresse, une grande dame. Cela la mit hors d’elle. Elle était prise à la glu du pouvoir, en avait tant besoin ! Elle disait : « Plutôt je me tuerai ! » On a vu sa bassesse incroyable devant la famille, ses tentatives honteuses près du roi (pour servir n’importe comment). Il n’y eut jamais âme plus plate. Que devint-elle donc, dans cette anxiété, lorsque le ciel s’ouvrit, et que d’en haut Marie-Thérèse la souleva par une lettre (décisive vraiment pour le roi), l’appelant : « Chère amie, cousine. » C’était trop, la voilà pâmée, qui ne se connaît plus.
Marie-Thérèse était déshonorée. Elle crut s’excuser en disant : « J’écris bien à Farinelli » (le célèbre ténor). Mais le chanteur, fort estimé, qui gouvernait la Cour d’Espagne, n’était nullement ce que cette Poisson est près de Louis XV, entremetteuse et racoleuse, pourvoyeuse de petites filles. Kaunitz avait obtenu la lettre de sa grosse maîtresse à l’insu du pauvre empereur. Ce mari dont l’énorme dame malgré l’âge eut toujours chaque année un enfant, quelque réduit qu’il fût au métier de mari, éloigné des affaires, eut cependant horreur de la boue où elle roulait. Quand il connut la lettre, il fut pris d’un accès de rire convulsif et strident. Il brisa plusieurs chaises. Il la voyait sifflée, huée partout, piloriée dans Londres. Elle y fut promenée (en effigie) par la Cité, exhibant sous la verge un monstrueux derrière, tandis qu’à côté Louis XV, maigre singe ou grenouille, présentait chapeau bas au roi Georges un petit placet.
Tout ce que nos ministres obtinrent, c’est qu’on ne romprait pas avec la Prusse, qu’on lui enverrait ambassade. Essai tardif et ridicule. Pour gage d’alliance on lui offrait une île… Tabago, aux Antilles. Frédéric en rit fort, dit qu’il ne voulait pas de la royauté de Sancho à l’île de Barataria. Il avait pris parti et signa contre nous son traité avec l’Angleterre (16 janvier 1756).
Louis XV en fut indigné. Il voulait avec Vienne l’alliance offensive ! Bernis pria, obtint qu’elle ne serait que défensive, qu’on enverrait seulement vingt-quatre mille hommes. Vaine prudence ! On ne s’arrête pas ainsi en telle affaire. Celle-ci, immense et monstrueuse, était un laminoir terrible, où, le doigt seulement étant mis, tout passait… le corps n’en sortait qu’aplati.
Quel fut l’effet dans le public ? Mon pauvre d’Argenson aîné n’est plus dans les coulisses. Il n’apprend le traité qu’avec tout le monde (mai 1756). On voit par lui (frère d’un ministre) combien la France était dans l’ignorance de son sort. Vivement, naïvement, dans ces notes si brèves qu’il écrit pour lui seul, on voit l’amère surprise, l’effroi qu’on eut de tout cela. On voit aussi l’indigne imprévoyance des gens d’en haut, leur affreuse glissade en plein abîme, et leur air effaré, leur fausse audace de peureux qui tremblotent en fredonnant. La nausée en vient à la bouche, la bile et le vomissement.
Le bonhomme, le simple, la Bête, Argenson, a des mots crus et forts. « Cela pourrait aller à la Révolution. » Le redoutable nom apparaît pour la première fois.
« J’ai soupé avec les ministres… vieux libertins malades, usés et épuisés d’esprit. » C’est d’Argenson cadet, Puisieux, etc. Mais tous ces gens-là sont trop forts. La Pompadour, au moment de la crise, va leur substituer des sots, des subalternes, de plats petits commis.
Elle règne. À l’instant, subit enfoncement. Tout baisse. C’est l’avènement désolé de la platitude. On voit avec effroi ce qu’elle était. Voltaire dit : la grisette. C’est trop. La vaillante grisette de Paris, que nos voyageurs ont trouvée si souvent dans les aventures périlleuses, et jusqu’aux trônes d’Orient, est une bien autre créature. Celle-ci, avec l’éducation forcée qui l’avait dressée comme un singe, ne passa jamais le niveau d’une femme de chambre agréable, qui a quelques petits talents, peut servir de doublure aux théâtres de société. Servile, impertinente, des deux côtés elle eut ce fonds de domesticité. Chanteuse poitrinaire, et fade entretenue, tout d’abord fanée, molle, elle ne put qu’énerver, détendre, détremper, gâter tout, rendre tout malpropre et malsain.
Quand on vient de faire la déclaration de guerre, alors seulement, dis-je, on s’aperçoit qu’on n’a ni ministres ni généraux. « Plus d’hommes en France ! » Ce mot que Louis XV a dit à la mort de Fleury (1743), est encore vrai quinze ans après. Versailles n’est plus peuplé que d’ombres. Plus de favoris même ; les anciens camarades, les seigneurs, qui faisaient au moins décoration, ont reculé dans le néant. Les maréchaux sont morts, moins deux, le vieux Bellisle, hors d’âge, et le fat Richelieu, un jeune homme de cinquante-cinq ans (fort de deux anecdotes, son faux exploit de Fontenoy, et la cheminée fausse de Mme de La Popelinière). Les ministres ! où sont-ils ? Le goutteux Argenson, et Machault fort en baisse, dureront peu. Nos finances in extremis sont aux mains d’un pauvre incapable. Ne voyant rien qu’impasses, abîmes et précipices, il consulte tout le monde. II est docile, et prêt à tout. On lui donne des petits avis, des recettes misérables. Les Pâris lui font faire un petit changement dans la Ferme (en supprimant les sous-fermiers). D’autres lui font pressurer les commis, dire à l’employé : « Donne ou meurs. » Puis, il fait des loteries. Puis rêve des utopies qui donneraient l’argent dans cinquante ans. Il écoute Gournay, goûte la liberté du commerce (c’est bien de cela qu’il s’agit !). Il pense aux protestants ; c’est tard ; les réfugiés riches ne reviendront pas de Hollande. — Il se souvient de Law… S’il faisait un papier ?… — Il ne fait rien du tout. Pleine guerre ! et l’épée dans les reins ! Il veut emprunter, et la banque de tout pays ferme ses coffres. Alors le misérable s’en prend au peuple de Paris et lui ôte le pain de la bouche, frappe un octroi cruel… — Son cœur saigne, il se trouble, son cerveau dans l’étau n’en peut plus… son front craque… Il est devenu fou (2 mars 1756).
« Sire, dit la Pompadour, si vous rappeliez Chauvelin ? » Insigne fausseté. L’ennemi de l’Autriche rappelé pour servir l’Autriche ! Elle savait fort bien que c’était l’impossible.
Elle n’eût jamais mis Richelieu aux armées si Choiseul (par conséquent Vienne) ne le lui avait conseillé, on peut dire ordonné. Il lui fut imposé aussi par Duverney, que Richelieu flattait.
Il fut arrangé que, pendant que l’Angleterre craignait une descente, Richelieu irait à Minorque et prendrait aux Anglais Mahon. Il fallait frapper vite et fort. On ne pouvait que les flottes anglaises ne vinssent bientôt nous écraser par le nombre. Mahon était très fort, et la Pompadour espérait que Richelieu brillerait peu. On l’envoya sans le génie, si nécessaire pour abréger le siège. Peut-être lui-même il pensa que, s’il avait l’infaillible Vallière, le grand ingénieur, l’honneur serait à celui-ci. Bref, une fois arrivé là, même débarrassé du souci de la flotte anglaise que La Galissonnière dispersa (le 20 mai), il fut arrêté court, forcé de demander Vallière. En attendant, fort triste, il essaya pourtant si l’absurde serait possible, si nos lestes Français, vrais chats dans leur furie, ne pourraient grimper là. On le tenta à l’étourdie, avec des échelles trop courtes. Perte énorme ! n’importe. Nos furieux, exhaussés sur leurs morts, et se hissant l’un l’autre, arrivent aux remparts, et sont maîtres sur quelques points. Les assiégés s’effrayent, se livrent à Richelieu, lui-même stupéfait et plus heureux que sage.
L’effet fut grand en France. On vit le roi vainqueur, même sur mer, la flotte anglaise en fuite. Cela tuait la résistance. L’impôt, légal ou illégal, fut très exactement payé. Le roi put à son aise fouler aux pieds le Parlement.
L’insolence monta au comble après Mahon. Dans un lit de justice, devant le Parlement, on enregistre, avec les impôts refusés, l’aggravation désespérante qu’on les payera encore dix ans après la paix. Autrement dit toujours (21 août 1756). Dans une tribune faite exprès, on voyait derrière une gaze Madame Adélaïde (avec la reine et le Dauphin), à qui le roi avait voulu faire voir son triomphe sur le Parlement.
Il est étrange à dire, mais vrai, que le seul défenseur de la liberté en ce monde était alors le roi de Prusse. Il défendait au moins et les droits de l’Empire, et le protestantisme, la liberté de conscience. Il avait jeté loin de lui ses misérables petitesses d’homme de lettres, fait réparation à Voltaire, à sa façon, en musicien (il fit Mérope en opéra), et il lui envoya sa sœur qui le caressa, le combla. Dans le péril immense qu’il voyait tout autour, cet homme singulier montra la joie des forts, une bonne humeur héroïque. Le jour même où Versailles était bouffi de sa victoire ridicule sur le Parlement, Frédéric est en Saxe, il y joue avec cent mille hommes une amusante pièce, où sur le dos d’Auguste, le père de la Dauphine, il donne aux nôtres même une volée de coups de bâton.
Une ligue générale des femmes existait contre lui. Avec Marie-Thérèse, Élisabeth, la Pompadour, était unie étroitement la femme du Saxon Auguste, la mère de la Dauphine. Cette furie, laide autant que haineuse, était une Autrichienne, haïssait Frédéric à mort, et lui cherchait partout des ennemis. Il le savait. Il avait acheté d’un commis saxon le traité dans lequel la Saxe, l’Autriche, la Russie, se partageraient la Prusse (Hertzberg, Dover). Il le prévint. En Saxe, le peuple était pour lui, et comme protestant et par reconnaissance pour les blés qu’il avait donnés dans la famine. Le 29 août, il demanda à Auguste seulement le passage. Refusé, il passe et prend Dresde (en dépôt, disait-il). Il bat les Autrichiens qui arrivent au secours. Il pourrait prendre Auguste, ne daigne. Il le nourrit. Chaque jour un chariot va au camp de Pirna pour la table du roi. L’armée saxonne, obligée de se rendre, entre dans l’armée prussienne. Au misérable Auguste qui n’a plus que deux hommes, Frédéric galamment renvoie les étendards, lui écrit en ami ses vœux pour son heureux voyage. « Mais rendez-moi mes gardes, dit Auguste. — Je ne veux pas avoir bientôt à les reprendre. — Du moins un passeport. » Frédéric le lui donne, et lui offre des chevaux de poste.
La reine était restée dans Dresde, comblée d’égards par Frédéric et enrageant. Elle craignait surtout qu’il n’y prît les pièces honteuses qui constataient leur perfidie. Elle lutta, s’assit sur le coffre où elles étaient. Il fallut bien la faire lever de force, prendre dessous l’ordure diplomatique que Frédéric fit connaître partout. Elle creva de colère impuissante. Cependant Frédéric de son mieux tondait les Saxons, du reste affable à tous, exact au prêche, bon protestant, tenant cour et donnant des fêtes. Le plus original, c’est que, dans cet hiver où tout le monde s’armait contre lui, il régalait Dresde de concerts, y figurait lui-même, nouvel Orphée, apprivoisant la Saxe, non pas avec la lyre, mais la flûte, sur laquelle il avait un joli talent.
Notre Dauphine, une Allemande grasse, féconde, vraie femme de la maison de Saxe, toute en chair, en nature, en sensibilité, eut un débordement effroyable de larmes, quand elle sut l’aventure de sa mère, assise sur ce coffre, le défendant en vain, touchée de l’ennemi. Outrage incroyable, inouï, aux Majestés royales ! Tous les rois de l’Europe devaient prendre parti, combien plus la maison de France, insultée en l’aïeule de ce gros nourrisson (qui régnera, c’est Louis XVI). Le roi y fut sensible et se sentit blessé. Après le succès de Minorque, en plein triomphe, recevoir un tel coup ! Notre guerre avec l’Angleterre fut en quelque sorte oubliée. On ne songea plus qu’à la Prusse. Ce n’est plus vingt-quatre mille hommes qu’on donnera contre elle, mais quarante-cinq mille, cent mille ! On décida deux choses dans cette ivresse de colère, la guerre continentale, et le renversement de l’obstacle intérieur qui l’entravait, le Parlement.
Victoire définitive et de l’Autriche et du clergé ! L’intrigue que l’Autriche pousse depuis 1748, aboutit et triomphe, elle entraîne la France et s’en sert. La trame par laquelle le clergé a sauvé ses biens, par un succès plus grand, le rend indépendant de la censure laïque, de la justice de l’État. Girard ne sera plus devant un Parlement interrogé pour La Cadière.
Le 13 décembre 1757, par un temps beau et froid, tendu, un grand appareil militaire occupe Paris silencieux. Pour la première fois, le Parlement lui-même ne dresse pas le Lit de justice. Il refuse de coopérer au meurtre de la Loi. Ce sont les ouvriers du tyran qui ont envahi le Palais et tout préparé.
Le tyran, c’est le mot nouveau qu’on échange à voix basse.
Depuis six mois et plus, on avait suspendu sur les Parlementaires l’épée de Damoclès, l’annonce d’une grande suppression de charges, qui, remboursées presque pour rien, mettraient la plupart à l’aumône. Terrorisme très lâche qui spéculait sur les douleurs de la famille, la faiblesse du père, la mère désespérée en voyant ruiner ses enfants.
Deux chambres des enquêtes sont effectivement supprimées et plus de soixante conseillers. Le Parlement est mutilé en la partie active, ardente aux remontrances politiques, aux accusations du clergé. Celui-ci, n’ayant plus d’enquête à craindre, peut se tranquilliser.
Maintenant, au Parlement eunuque et énervé que va-t-on ordonner ?
1o Soumission au Pape. — Un bref conciliant est arrivé de Rome qui limite les refus de sacrements, mais en maintient le droit. Toute affaire de ce genre ira aux seuls juges d’Église. Le roi, quoiqu’il désire le silence, déclare que les évêques peuvent dire ce qu’ils veulent, « s’ils le disent avec charité » (Is. Lois, XXII, 269).
2o Soumission au Roi. — Le Parlement, désormais simple scribe, enregistre aussitôt que le roi a écouté ses remontrances. Remontrances illusoires. Le faux Parlement de Versailles, le Grand-Conseil, a sa part de ce droit, joue aussi cette comédie.
Les jeunes conseillers ne votent plus, s’ils n’ont jugé dix ans. Les vieux conseillers de Grand’Chambre usés, timides, les têtes tremblotantes, peuvent seuls décider s’il y aura assemblée générale. C’est là le coup mortel. Un corps non assemblé, dispersé, existera-t-il ?
Morta la bestia. — Le Parlement ne remue plus. Le clergé peut danser autour. Plus d’Enquêtes, plus de surveillance sur ses mœurs, plus d’accusation. Mais si, par impossible, un cas se présentait où l’on dût faire semblant d’examiner et de juger, on doit se rassurer, on fera juger ces vieillards de la Grand’Chambre, intéressés à plaire, pour monter dans les sièges mieux rembourrés de présidents.
Cette Grand’Chambre montra tout de suite combien elle était digne de la confiance de la Cour, combien elle avait peu à cœur l’honneur du Parlement. Elle alla pleurer à Versailles, s’aplatir, lécher la poussière au nom de ce grand corps qui ne l’en chargeait pas, demander pardon, crier : « Grâce ! »
Cela enfonce le poignard. « Le peuple est en rage muette. » (Arg., 315.)
Que la justice outragée, égorgée, demandât grâce encore, c’était l’horreur, c’était le crime. La risée s’y joignait. L’agréable sourire qu’avait montré le roi, revenant de l’exécution, suivant lentement, comme au sacre, l’épaisse haie de ses régiments, ce fut comme un cruel défi.