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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 19

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Ernest Flammarion (Tome quinzième — Louis XVp. 318-354).

CHAPITRE XIX

Damiens. (Janvier-Mars 1757.)

Janvier 1757 s’ouvrit par un grand froid et qui alla croissant. Les nouveaux droits d’entrée firent les denrées très chères. On vendait ses meubles pour vivre (Procès de Damiens). Des veuves affamées vendaient leurs filles au Parc-aux-Cerfs (Hausset, 109).

Tout l’hiver on levait des troupes, et l’on allait fournir cent mille hommes à Marie-Thérèse. Après avoir menti pendant deux ans pour le clergé, le roi ment un an pour l’Autriche. Il promet vingt mille hommes, il en donne cent mille.

Et cela malgré les ministres. Les deux ministres opposés ici se rapprochèrent. Machault avait toujours été contre l’Autriche, et d’Argenson fut contre aussi (Barb., VI, 472), quand il vit qu’on donnait, non un petit secours, mais une armée énorme et d’énormes subsides, le sang, l’argent, et tout, la France !

C’est aujourd’hui plus clair que le soleil. Alors, sans démêler la conspiration de famille, sans savoir que le roi nous vend pour l’orgueil de ses filles, on entrevoit fort bien que ni l’un ni l’autre ministre n’est accusable. Le traître, c’est le roi.

C’est à lui désormais que remonte la haine, et sa tête dès lors est en jeu.

Dès 1750, il le prévit, dit : « Je serai tué. » Autant qu’il put, il évita Paris, fit le chemin de la Révolte.

C’est alors qu’en ses lettres fort sombres, l’homme aux mille projets, Duverney, fait entendre qu’on ne peut plus s’appuyer que sur la noblesse, une noblesse élevée exprès, qu’il faut créer l’École militaire, la pépinière des défenseurs du roi. Il y faut de vrais nobles qui prouvent au moins quatre quartiers. Adélaïde, tremblant toujours pour la vie de son père, prit cela fort à cœur. On en vint jusqu’à l’ordonnance gothique de 1760 : « Qu’on n’approchera plus du roi sans prouver qu’on est noble depuis 1400. »

Tant on a peur du peuple ! Le roi aimait si peu à le voir, à le rencontrer, qu’il évitait même Fontainebleau ; il fit faire un chemin exprès pour ne plus traverser cette petite ville de Cour.

En fermant le Palais, il avait lâché tout un monde d’oisifs et de parleurs, de gens ulcérés, ruinés. Plus de procès privés. Mais aux Pas-Perdus, aux cafés, aux coins de rues, sur chaque borne, commence le procès du roi.

Deux légendes terribles, mêlées de faux, de vrai, entraient dans ce procès, menaient droit à 93 :

1o Le Pacte de famine. — Le roi n’eut certainement point l’idée, le plan arrêté d’affamer le peuple, de l’irriter, de l’armer contre lui. Mais il était marchand, il avait intérêt (avec Bourret et autres) dans le trafic des blés, et, comme tout marchand, aimait à vendre cher.

2o Le Parc-aux-Cerfs. — Plus les vivres sont chers, mieux le roi vend son blé, disait-on, plus il a des filles à bon marché. On supposait que cet homme (fort usé, surtout par la table) avait besoin d’un immense sérail, de grands troupeaux de filles. Pas moins de dix-huit cents, dit ridiculement Soulavie.

Voici la vérité : Le roi ayant Madame aux fameux cabinets (déc. 1753), n’étant plus tout à fait chez lui, fut obligé de mettre sa ménagerie féminine (les modèles et la perruquière, etc.) aux combles de Versailles. Ces grisettes effrontées et folâtres faisaient plus de bruit que des rats. La Pompadour, avec une décence, une pudeur vraiment dignes d’elle, imagina une chose très noble, un couvent de jeunes veuves, veuves d’officiers morts pour le roi ! (Argenson) qui serviraient à ses plaisirs. Et elle eût fait cette infamie, si son neveu Lugeac et le valet Lebel, qui auraient trop perdu, n’eussent préféré et préparé une petite maison, bien petite, secrète, honteuse, qu’on acheta dans le quartier nommé le Parc-aux-Cerfs (25 novembre 1756).

Mais le Roi aimait peu les rues désertes, surtout aux nuits d’hiver. En février 1756, du Parc-aux-Cerfs on lui mena dans sa propre chambre à coucher une petite vierge de quinze ans. Amenée brusquement sans qu’on eût pris la peine de la corrompre et de l’endoctriner, la pauvre enfant eut peur, horreur, se défendit.

Le roi avait quarante-sept ans. Ses excès de vin, de mangeaille, lui avaient fait un teint de plomb. La bouche crapuleuse dénonçait plus que le vice, le goût du vil, l’argot des petites canailles, qu’il aimait à parler. Il le portait chez ses filles, si fières, leur donnant en cette langue des sobriquets étranges (Loque, ou petit chiffon, Coche, etc.). On peut juger par là des égards qu’il avait pour des enfants vendues.

Il n’était pas cruel, mais mortellement sec, hautain, impertinent. Et il eût cassé ses jouets. C’était un personnage funèbre au fond, il parlait volontiers d’enterrement, et si on lui disait : « Un tel a une jambe cassée », il se mettait à rire. Sa face était d’un croque-mort. Dans ses portraits d’alors, l’œil gris, terne, vitreux, fait peur. C’est d’un animal à sang-froid. Méchant ? Non, mais impitoyable. C’est le néant, le vide, un vide insatiable, et par là très sauvage. Devant ce monsieur blême, l’enfant eut peur, se sentit une proie. Il n’eut nulle bonté, nulle douceur, s’acharna en chasseur à ce pauvre gibier humain. Cela dura longtemps, et tant qu’il enrhuma (Arg., février 1756, IV, 266). Tout fut entendu et public. La Cour tâcha de rire ; Paris fut indigné. Et les mères cachaient leurs enfants.

Beaucoup, en Europe et en France, disaient : « On le tuera. »

Dans la cour du Palais, quand il revint, les poissardes disaient (et redirent) : « Il y aura une saignée. »

Et d’autres : « Il faut une saignée en France. »

D’autres allaient plus loin, disaient : « Il faut une révolution, comme celle qui se fit il y a cent cinquante ans. »

« Seulement plus radicale, avec la totale extinction de la maison de Bourbon » (Procès de Damiens, p. 82, 83, 84, 98, 106, 110, 113, 176).

Cela se dit jusque dans les couvents. Les jansénistes (depuis l’inceste des quatre Nesle, celui des deux Murphy, surtout depuis le 27 décembre) croyaient voir sur Versailles tomber le feu du ciel. Dans la communauté janséniste de Saint-Joseph, l’avant-veille des Rois 1757, une enfant de douze ans, sans doute répétant ce qu’on disait entre religieuses, dit aussi : « Il sera tué. »

Par qui ? C’était la question.

Quand le roi s’entendit avec les hauts chefs du clergé pour amuser le Parlement, le bas-clergé qui n’était pas dans le secret, s’irrita fort, cria. On eut peur à Versailles de voir un Jacques Clément ; on ne laissait entrer aucun abbé.

Mais qui finalement fut vainqueur ? le clergé. Qui garda ses biens ? le clergé. Qui fut ruiné ? le Parlement. Là étaient les désespérés, les meurtriers probables, les parlementaires ou leurs gens. Ce fut un de leurs gens qui frappa Louis XV.

L’histoire des domestiques est une grande affaire en ce siècle.

Entre les classes, la plus dangereuse, à coup sûr, c’était celle-là. On n’avait oublié rien pour les ravaler et les intimider. En vain. On ne put pas arrêter leur essor. On disait plaisamment des laquais : « C’est un corps de noblesse préparé pour suppléer l’autre. » De Crozat, laquais-roi de la Louisiane, le siècle, par Jean-Jacques, va droit à Figaro.

Ils ont vu et appris. Ils ont vu au Système monter, descendre les fortunes. Ils se sont vus eux-mêmes, du comptoir, du ruisseau de la rue Quincampoix, sauter d’un bond aux Fermes générales. Des hasards de bassesse souvent les élevaient. L’un naquit d’un soufflet, l’autre d’un coup de pied. Ce coup bien appliqué vous lance un petit domestique de Colbert le prélat au grand Colbert, qui le fera commis, caissier, traitant, fermier, millionnaire.

Nul milieu dans leur sort : ou comblés, ou brisés, favoris ou souffre-douleurs (on en voit quelque chose dans Rousseau et la De Launay). Leur sort, au dix-huitième siècle, s’est aggravé sous un rapport. On ne les veut plus mariés (voir Melon). Ce siècle, si sociable, devient pour eux l’état sauvage. D’ennui, d’oisiveté, plusieurs deviendront fous. Dans le petit trou noir où couche la femme de chambre (Staal), d’où elle entend et voit l’excès des libertés, on peut croire que la servitude fut bien sentie, que fut rêvé, couvé bien souvent le Discours sur l’inégalité, les mots que Pascal et Rousseau lancent contre la propriété. Cela se traduisait par le vol domestique, leur maladie commune.

Guerre à l’autorité, c’est toute la pensée des laquais. Portant l’épée comme les gentilshommes, ils ont leurs rixes, se battent, en attendant aux portes des théâtres. Rien de plus mobile que ce peuple. Sous la Régence, ils se plaignent de ce qu’on les exclut de la milice. Sous Fleury, ils se plaignent de ce que l’on veut qu’ils en soient (1742), et ils parviennent à se faire exempter. On se moque de leur épée ; et d’autant plus, ils aiment à dégainer. En 1750, aux razzias d’enfants, ils tirèrent l’épée pour le peuple. On put prévoir qu’un jour ils tireraient aussi le poignard.

Celui qui le tira, Damiens, était d’Arras. Cette frontière wallonne et picarde n’est point du tout flamande. Au contraire. Les Wallons sont plus midi que le midi. Ils donnaient à l’Espagne ses plus impétueux soldats. Ils donnèrent à la France de chaleureux artistes (les Watteau, les Valmore, les Foy, les Camille Desmoulins). Ils ont donné, par contre, des têtes souvent étroites et dures, fortes, âprement systématiques, les Calvin et les Robespierre. L’Artois spécialement est marqué dans ce sens. Outre un grand mélange espagnol, les séminaires d’Irlande y ont laissé leur trace, la grande machine régicide, terrible au temps d’Élisabeth. C’est la garde avancée des Jésuites contre l’Angleterre. Là fut aiguisé le poignard des amis de Marie Stuart, là plus d’un siècle travaillèrent les écoles de l’assassinat.

À côté des Jésuites, chez ce peuple dévot, ne manquaient pas les jansénistes. Le frère aîné de Damiens, pauvre ouvrier en laine, honnête, homme de bien, était un fervent janséniste, n’ayant pour meubles que des livres, livres de piété. Damiens lui-même fut longtemps très dévot, entendant tous les jours la messe. (Je tire tout ce qui suit mot à mot du Procès.)

Sa figure aisément l’eût fait prendre pour un Espagnol. Il avait la peau assez brune (p. 350), les cheveux noirs, frisés (250), et volontiers coupés sur le devant en vergettes très rases (350). Son visage allongé, marqué de petite vérole, le dessous de la lèvre inférieure très creusé, un nez d’aigle et des yeux profonds, faisaient une figure distinguée, belle (Argenson), tragique. Il était grand (cinq pieds cinq pouces), mais paraissait très grand, étant mince et fort élancé. Il portait la tête un peu basse. Il n’était pas campé bien solidement sur ses jambes. Avec des yeux hardis, il était pourtant vacillant.

Sa famille de bons fermiers d’auprès d’Arras était fort en débine. Son père, de chute en chute, devint, de fermier, ménager, puis misérable moissonneur, et enfin portier de prison. Il avait dix enfants qui moururent presque tous. Le second, Damiens, petit diable indomptable (et qu’on nommait ainsi) jusqu’à seize ans travaillait à la ferme, cruellement battu de son père, qui, dans ses récidives, allait jusqu’à le pendre par les pieds, la tête en bas. Un oncle, cabaretier à Béthune, eut pitié de l’enfant, le prit, voulut le faire étudier. À seize ans, c’était tard. Il apprit à lire, à écrire, mais peu et mal. S’il devint cultivé, ce fut par l’expérience seule, la conversation, les voyages. Qu’en faire ? On eût voulu le faire perruquier, serrurier. On essaya aussi de lui faire apprendre la cuisine dans une grasse abbaye, Saint-Vast. Un matin, il s’engage, et quoique racheté par son bon oncle, il reste domestique d’un officier avec qui il voyage quatre ans dans la guerre d’Allemagne (124). Il y put voir l’horreur du retour meurtrier de Prague.

Né en 1715, à la fin de la guerre, en 1737, il avait vingt-deux ans. Il resta domestique, changeant souvent de maître et n’étant bien nulle part. Honnête cependant et désintéressé, à ce point qu’il partait souvent sans demander ses gages (32).

Les témoignages de ses maîtres (M. de Maridor, Mme de La Bourdonnais, la maréchale de Montmorency, etc.) sont excellents. Il n’avait aucun vice ordinaire des laquais ; seulement il buvait ; quoiqu’il bût sans excès, alors il était disputeur (Déposition de M. de Maridor).

Il avait quelque temps servi chez les Jésuites, au collège Louis-le-Grand, où un de ses oncles était maître d’hôtel. Il y resta quatre ans. Les Jésuites voulaient « le mettre à l’eau » (lui refusaient le vin). Il sortit. Cependant, comme bon sujet, ils le reprirent, le mirent chez un élève qui avait chambre à part. Il ne put y rester, s’étant brouillé avec le précepteur.

Il resta estimé, protégé des Jésuites, qui parfois le placèrent. Cependant il avait fait preuve d’une grande liberté d’esprit, s’exprimant sans ménagement « sur leurs doctrines relâchées, qui sentaient le libertinage » (p. 145, no 205). Il affirma toujours qu’il ne servit chez eux que malgré lui, par nécessité de gagner son pain (p. 242, no 266).

Son austérité naturelle et ses traditions jansénistes le portaient beaucoup plus du côté des Parlementaires. Il en servit plusieurs, surtout M. de Bèze de Lys, pendant trois ans. Celui-ci est un des héros de la petite, intrépide minorité, politique plus que janséniste, et déjà révolutionnaire, qui frappa au cœur la royauté par la dispute des Lettres de cachet, la question (première et capitale) de la liberté personnelle. Dans l’enlèvement général du Parlement (en mai 1753), M. de Bèze eut cette distinction d’être des quatre que l’on n’exila pas, mais qu’on mit aux plus rudes prisons d’État. Nulle n’était plus dure et plus sombre que Pierre-en-Cise près Lyon où on le conduisit (Barb., V, 383). Damiens était le seul domestique de M. de Bèze. Il vit de près cet acte, cette désolation des familles, les femmes en pleurs tâchant de suivre leurs maris dans ce coûteux exil, et à Paris le monde du Palais ruiné. Il devint ardemment et violemment parlementaire. Il échappait souvent de chez ses maîtres pour aller au Palais le soir, la nuit, attendre aux jours de crise la fin des délibérations (328). Il errait dans les groupes où on lisait tout haut la Gazette de France (147).

Les deux partis étaient très irrités. Damiens entendit avec horreur, comme il servait à table chez un sorboniste jésuite, les convives dire qu’ils voudraient être les bourreaux des Parlementaires, et tremper les mains dans leur sang (136). Deux jansénistes d’autre part parlaient de tuer l’archevêque (Barbier). Damiens voulait qu’on le jugeât. Avec l’ordre du Parlement, il se faisait fort, disait-il, d’aller arrêter le prélat. On aurait trouvé deux cents hommes bien aisément pour le mener à la Conciergerie (143, nos 287, 288).

Quelque effort que l’on fît pour croire le roi trompé, on savait bien la haine qu’il avait pour la robe. La Cour savait lui plaire quand, à Versailles, les croisées se peuplaient de visages moqueurs à l’arrivée du Parlement, au débarqué « des singes » en robes rouges. Damiens était avec son maître M. de Bèze, au jour où, le Parlement arrivant, le roi sortit, dit qu’il allait dîner à La Muette, se fît attendre tout le jour. Il vit les magistrats seuls, affamés, errer au château et au parc. Un courtisan humain eut honte de cette indignité. Il fit excuse pour son compte, fit chercher, apporter quelques vivres trouvés par bonheur.

On eût dit qu’un hasard terrible menait Damiens partout où l’on pouvait amasser la colère. Resté seul sur le pavé, quand son maître fut arrêté, il trouva place justement dans la maison, et la plus digne, et la plus maltraitée, celle de l’ex-gouverneur de l’Inde, La Bourdonnais. Douloureuse Iliade ! trop longue pour la conter ici. Qu’il suffise de dire que ce grand homme, puni de ses victoires, disgracié, prisonnier de guerre, dès qu’il apprit à Londres qu’on avait l’infamie de faire son procès à Paris, obtint de revenir, de venir voir si on lui couperait la tête. On fit pis. On le tint trois ans à la Bastille, et on le lâcha mort, mourant du moins, ruiné et de santé et de fortune. Il mourut de chagrin et du déshonneur de la France (10 nov. 1753).

La mort de cette grande et illustre victime criait contre le ciel, et Damiens parut le sentir. Pendant la maladie, il se montra zélé. Il s’échappait à peine pour aller à deux pas s’informer des nouvelles « à la terrasse du Luxembourg ». Sa préoccupation des affaires politiques était visiblement extrême. Il ne resta pas chez la veuve, qui eût voulu le retenir (183-184). Que devint-il ? Ce qu’on en sait alors, c’est qu’il écrivit à quelqu’un une lettre contre le despotisme (Barb., VI, 481).

Pendant deux ans, je perds sa trace. Quelques mots seulement font croire qu’il s’affranchit, qu’il vécut des petits métiers de Paris. Quelqu’un dit l’avoir vu colporter des manchettes, vendre au Pont-Neuf des pierres à dégraisser. Il était là au grand passage, à portée de savoir les nouvelles, près du Palais, au centre de l’agitation parisienne.

L’idée de tous était qu’on devrait avertir le roi. Mais comment ? Le pauvre janséniste Carré de Montgeron s’était bien mal trouvé de l’avoir essayé. Pour un livre offert à genoux, mis dans un cachot pour toujours ! On avait dit alors : « Si le roi n’est touché d’un livre, Dieu le touchera autrement. »

Personne cependant n’eût voulu le toucher à mort, pour avoir à la place un autre, pire, dangereux personnage, très propre à faire un fou. On eût voulu non que le roi mourût, mais fût ou malade ou blessé, qu’il se souvînt de Dieu, de ses devoirs, qu’il se dît, comme à Metz : « J’ai péché, j’ai mal gouverné ! » Mais qu’il le dît sérieusement. Qui le ferait rentrer en lui ? Qui se constituerait le bras de Dieu pour le frapper ? lui donnerait le coup dont le corps saignerait et dont guérirait l’âme ? Damiens se dit en lui : « C’est moi. »

Il se le dit trois fois ; à l’enlèvement du Parlement, en mai 1753, — en mai 1756, au traité autrichien, — en décembre de la même année, lorsque, le Parlement décidément brisé, on crut la tyrannie établie pour toujours.

Mais, auparavant, on l’a vu, il y eut un entr’acte. Pendant vingt mois et plus (1754-1755), le roi amusa le public. Damiens se calma, ajourna. Cette détente eut l’effet ordinaire. Après la grande exaltation, la nature se relâche, souvent tombe assez bas. Jusque-là, il était (au témoignage de ses maîtres) un rare laquais, exempt de tous les vices de sa classe. Dès vingt ans, il s’était rangé et marié, épousant en secret une femme beaucoup plus âgée et il en avait une fille. Elle était cuisinière, et tous deux se faisant passer pour non mariés, il la voyait fort peu ; beaucoup plus une femme de chambre avec qui il avait servi. Il portait cependant parfois de l’argent à sa femme pour l’aider à nourrir l’enfant.

Dans la misère croissante (sept. 1755), son commerce en plein vent dut manquer tout à fait. Il se refit laquais. On le plaça dans l’hôtel équivoque d’une belle dame à la mode. Il avait été jusque-là, pour parler en style parisien, homme de la rive gauche, des vieux quartiers rangés. Cette fois, transplanté à la rive droite, aux boulevards, à la rue Grange-Batelière, il vit un nouveau monde. La dame, avec un nom très aristocratique, était une petite femme de commis. On ne voyait pas le mari qui, prudemment, se tenait à Versailles, dans sa vie d’humble plumitif. Mais on voyait son chef, le brillant joufflu Marigny, frère de la Pompadour, qui avait enlevé la belle au quatrième jour de mariage, et venait sans façon rire, souper, coucher là.

Maison joyeuse, quand tout était si triste. Éternel mardi gras. C’était juste ce qu’il fallait pour assombrir encore cet esprit sombre, lui ramener l’idée fatale. Il fit tache dans cette maison. Il y devint la bête noire. Il se tenait à part, ne parlant guère que seul, et marmottant tout bas, s’en allant au plus loin coucher dans un grenier.

Laissa-t-il échapper quelque signe imprudent de mépris pour cette maison, pour l’entreteneur Marigny ? On ne sait. Mais il est certain qu’on le persécuta, qu’on le poussa à bout, qu’on fit ce qu’il fallait pour que, de maniaque, il fût fou tout à fait. La dame était menée par une femme de chambre coiffeuse, une Henriette qui se mêlait de deviner et de prédire. Elle lui dit : « Tu seras pendu. On le voit bien aux lignes de ta main. » La dame écervelée se mit de la partie, voulut aussi regarder dans sa main, et elle y vit qu’il serait rompu vif. Un autre jour, du haut d’un escalier, jetant un panier plein de bûches, elle dit : « Ramasse ! ramasse !… C’est signe que tu seras brûlé. »

Sa faible tête fut frappée. Il dit dans le Procès : « On me jeta un sort. » Il jugea qu’il aurait un horrible martyre. Mais ce qui lui fut plus cruel, c’est que, quittant cette maison, il entendit la haineuse Henriette lui dire : « Vas !… tu feras un vol ! »

Le coup porta comme en pleine poitrine. Il était sali, c’était fait ; sa destinée perdue. Ce fatal mot disait : « Tu ne seras point un martyr… Tu mourras dans la honte, et, tout en t’immolant, tu resteras déshonoré ! » Le trait entra, et il n’eut pas la force de le lui rejeter, de rire. Il la crut, il fut furieux. Il sentit bien qu’il volerait… Il aurait voulu la tuer ! Il dit : « Je la tuerai ! » Il ne lui fit rien cependant. Seulement en partant il jeta des pierres dans les vitres.

Où en était Paris ? La trahison d’Autriche, le viol de février, c’est ce qui sans doute occupait. Damiens n’y tenait pas. Sa main avait soif du couteau. Il eut l’idée de fuir loin de Paris et d’aller à Arras. Et d’ailleurs, dût-il faire le coup, il fallait avant tout qu’il réglât ses affaires de famille, ramassât pour sa fille ce qu’on lui redevait là-bas sur certaine succession. Comment faire le voyage ? Il servait un M. Michel, négociant de Pétersbourg, de passage à Paris. Cet étranger, sans coffre-fort, avait son or dans un portefeuille simplement fermé de rubans. Nulle serrure à forcer. L’or était disponible. Quoi de plus aisé que d’en prendre pour le voyage, sauf à le remplacer avec l’argent d’Arras ? Tel fut le conseil du démon qui le travaillait au dedans. Il dit, répète et jure avec persévérance qu’il prit seulement cent trente louis (p. 104, no 162 ; p. 556, no 2). Il y avait encore douze mille francs en or auxquels Damiens ne toucha pas.

C’était le vol d’un maniaque. Il n’eût su à quoi dépenser. On ne voit pas qu’il ait joui ni profité en rien sauf un habit et cent écus de laine qu’il acheta, afin que son frère l’ouvrier travaillât à son compte. Mais ce frère, très honnête, fut pénétré d’horreur quand une lettre d’un jeune frère qu’ils avaient à Paris lui fit savoir que cet argent était volé. Damiens fut foudroyé. Il essaya par trois fois du suicide : il se saigna, laissa couler son sang ; il prit de l’arsenic ; il alla à la mer, avec l’idée de s’y jeter. Mais son frère le gardait, ses parents le forçaient de vivre. Ils voulaient que plutôt il fît restitution. Pour qu’il en eût le temps, ils proposaient que lui-même se mît dans une maison de force. Il pleurait, s’y laissait mener comme un mouton. Malheureusement cette maison, qui était un couvent, ne voulut pas le recevoir.

Alors, craignant toujours qu’il ne fût arrêté, ils le menèrent vers la frontière. Au moment d’y passer, la maréchaussée lui barre le passage, et il était happé, s’il n’avait donné cent écus.

Son état était effroyable. Il se faisait saigner de mois en mois pour calmer son agitation. Mais les nouvelles de Paris la ravivaient. Le Consummatum est, la fin des fins semblait arrivée, et par le Parlement brisé, et par les cent mille hommes qu’on livrait à l’Autriche, et par le mariage autrichien (Barbier). Damiens retourna à Paris.

Il y mit quatre jours. Il arriva le soir du 31 décembre. Son jeune frère, domestique d’un conseiller, le reçut durement. Sa femme, qui était chez un négociant du quartier Saint-Martin, lui fit meilleur accueil, lui fit du feu, le coucha avec elle. Elle était allée se jeter aux pieds du sieur Michel avec sa fille, et demander grâce pour lui. Cette fille, grande et jolie, mais boiteuse, était placée rue Saint-Jacques chez un enlumineur, client et agent des Jésuites. Elle y coloriait des découpures d’estampes (sotte mode d’alors pour détruire souvent des chefs-d’œuvre). Avertie, elle vint (1er janvier) ; elle lui demanda s’il lui apportait des étrennes, puis n’en recevant pas, l’accabla de reproches. Il pleura, et reçut encore même semonce d’une ancienne amie, qui s’attendrit pourtant en le voyant abîmé de douleur. Elle se tira du cou une médaille de la Vierge, la lui passa, en l’assurant qu’avec cela il n’avait rien à craindre. Sa femme eût voulu le garder, mais elle n’était que cuisinière, et la femme de chambre lui avait reproché de l’avoir fait coucher à l’insu de ses maîtres.

Il avait dit aux siens : « J’irai parler au roi. » Puis pour les rassurer : « Je m’en retourne en Flandre. » Il part le 3 janvier au soir. Ils le conduisent à mi-chemin, à la Cité. Là, adieu éternel.

Il continue et soupe rue de la Comédie dans une auberge ; mais à dix heures, on ferme et on le fait sortir. Il errait dans les rues, le froid était très vif. Au coin de la rue de Condé une grosse et joyeuse fille l’appelle, le fait monter chez elle. Il y attend l’heure de partir, muet, immobile et lugubre. Enfin honteux de faire veiller pour rien la pauvre créature, il part avant une heure, va aux voitures publiques, prend à lui seul un de ces méchants cabriolets qui menaient à Versailles. Il y arrive à trois heures du matin.

Il paya très bien le cocher et pour le réchauffer de ce voyage dans une si froide nuit, il lui fit boire deux fois du ratafia, causa : « Je vais aux îles… dans telle île… bien loin. Mais j’y serai pourtant dans vingt-quatre heures. »

À l’auberge, il apprit que le roi était à Trianon pour quelques jours. « Maudit Versailles ! dit-il. On n’y trouve jamais ce qu’on veut. » Il avait l’air fort égaré, et dit à son hôtesse : « Je me sens bien incommodé, madame. Ne pourrait-on me procurer un chirurgien qui me saignât ? » Elle rit : « En effet, joli temps pour se faire saigner. » Au fait, il gelait à pierre fendre.

Il se promenait dans le parc, sinistrement désert, sans rencontrer autre personne qu’un pauvre diable d’inventeur qui avait trouvé une machine, voulait la montrer au comte de Noailles et pour cela guettait, comme Damiens, le retour du roi. Il sut (sans doute par cet homme) que, Madame étant enrhumée, le roi viendrait la voir (5 janvier). Il l’attendit à la tombée du jour sous la voûte qui mène aujourd’hui au Musée. Damiens paraissait de sang-froid, causait avec les gardes, les postillons de la voiture qui était attelée, ce qui lui permettait de rester et de s’approcher. Il dit, voyant un garde qui cherchait un manchon, croyant l’avoir perdu : « Il cherche ici ce qu’il n’a pas laissé » (263). Il n’avait pris aucune précaution et ne comptait point fuir. Il était fort reconnaissable, surtout par une culotte rouge. Tout le monde avait le chapeau bas, lui seul le chapeau sur la tête.

Le roi descend appuyé sur le bras du grand écuyer Béringhen (64). Il avance vers la voiture, se sent poussé, et dit d’un ton doux, ordinaire (76) : « On m’a poussé le dos. C’est cet ivrogne-là qui m’a donné un coup de poing. »

Damiens ne bougeait pas. Personne n’avait vu qu’il donnait un coup de canif ; il le ferma, le remit dans sa poche. Son chapeau seul frappait. Un garde : « Qui est cet homme qui ne se découvre pas devant le roi ? » Il lui jette son chapeau par terre (51, 76).

Cependant, avant de monter, le roi dit : « Est-ce qu’une épingle m’aurait piqué ? » (131). Il mit la main sous ses habits, la retira moite et sanglante. Puis, montrant Damiens qui ne bougeait, il dit : « C’est ce Monsieur. (Hausset). Qu’on l’arrête, qu’on ne le tue pas. » Puis il remonta l’escalier au lieu de se mettre en voiture.

Un garde avait saisi Damiens, puis deux ou trois, et Richelieu, qui le secouèrent, le jetèrent contre un pilier, puis sur un banc, le lièrent, le traînèrent à la salle des gardes. On lui arracha ses habits, et on le mit tout nu.

Ayen (Noailles), capitaine des gardes, était là. Damiens lui dit avec grande assurance : « Oui, c’est moi ! Je l’ai fait pour Dieu et pour le peuple » (65).

« C’est pour la religion. — Qu’entendez-vous par là ? — J’entends que le peuple périt. N’est-il pas vrai, Monsieur, que la France périt ? » (45).

On insiste. On demande : « Quel principe de religion[1] ? — Mon principe, ce fut la misère qui est aux trois quarts du royaume » (146).

On lui trouva un petit livre (Prières et instructions chrétiennes) que son frère le janséniste lui avait donné. Mais il avait refusé à Arras un confesseur janséniste (234), et il méprisait les Jésuites (145, 242), n’était d’aucun des deux partis religieux. Barbier a très bien dit : « Il est parlementaire plutôt que janséniste. »

Il avait un couteau-canif, des petits ciseaux et vingt-cinq louis. Un garde les voyant, dit : « Misérable, tu as reçu cela pour faire le coup ? — Je répondrai devant mes juges » (52-53).

Se voyant houspillé, il écarta les mains avec un mot adroit : « Qu’on songe à Monsieur le Dauphin ! — Eh bien, si tu conserves quelques bons sentiments, dis tes complices, le roi te fera grâce. — Non, il ne le peut pas, et il ne le doit pas. Je veux mourir dans les tourments, dans les douleurs comme Jésus » (72).

Il soutenait qu’il aurait pu bien aisément tuer le roi, mais qu’il ne l’avait pas voulu. Cela était très évident. Il avait sur un même manche deux lames, un couteau, un canif, et il ne s’était servi que du canif. Il eût pu redoubler le coup, et il ne le fit pas. Il ne frappa nullement pour aller jusqu’à la poitrine. Il érafla le dos en remontant sur une longueur de quelques pouces (75-76). Déchirure si légère et si superficielle que les médecins dirent : « Si ce n’était un roi, il pourrait dès demain aller à ses affaires. » Mesdames étaient en larmes, mais la reine, très froidement : « Allons, sire, dit-elle, calmez-vous. »

La peur du roi était que le canif ne fût empoisonné. On envoya deux fois le demander à Damiens, qui répondit : « Non, sur mon âme ! »

Il disait avoir grand chagrin de ce qu’il avait fait, que, si le roi eût pendu quatre évêques, cela ne fût pas arrivé. Du reste, il assurait n’avoir aucun complice. Il accentua même étrangement son affirmation : « Je l’exécutai seul, parce que seul je l’avais conçu. »

Cela irrita fort. Les deux partis voulaient qu’il accusât leur adversaire. Ayen (Noailles), c’est le parti jésuite, comptait qu’il parlerait contre les jansénistes. Il dit, montrant le feu : « Chauffons cet homme-là. » — Machault, le garde des sceaux, qui survint, supposait que c’était un coup des Jésuites pour faire régner leur prince, le Dauphin. Tout Paris le croyait, voyait dans Damiens un second Ravaillac, à ce point que le collège Louis-le-Grand fut insulté et menacé. Les parents y coururent, en retirèrent deux cents enfants (Barb., VI, 434). Machault, dur, entêté, voulait à toute force que l’assassin se dît Jésuite. Il fit un acte étrange. Il prit le patient, il fit rougir des pinces par des gardes (à qui il promit de l’argent) et il lui fit brûler le gras des jambes. Cette atroce douleur n’en tira que des hurlements et ce mot : « C’est toi qui es un misérable !… Si tu avais soutenu ta Compagnie (le Parlement), cela ne fût pas arrivé ! » (189-190).

Machault était si furieux qu’il cria : « Deux fagots ! » Et il allait le brûler vif. Cependant un homme pris dans Versailles devait être jugé par la Prévôté de l’Hôtel. C’est ce que dit le Prévôt qui survint et qui sauva le patient (131-132). Le Prévôt était le beau-père d’un des maîtres de Damiens.

Il n’en put cependant tirer grand’chose, le nom d’aucun complice, seulement des prophéties. Il avait l’air de voir le 21 janvier : « Monsieur le Dauphin périra et bien d’autres… De grands événements arriveront ! » Seulement il croyait que tout viendrait bientôt (61). « Et qui fera cela ? — Je le dirai si j’ai ma grâce » (61-62).

Ainsi il mollissait. La nature agissait et la douleur aussi. Car on lui avait mis des menottes de fer horriblement serrées (180-181). La nuit, qui rend tout plus terrible, l’accabla. Un certain Belot, un exempt doucereux, lui témoigna de l’intérêt, lui fit tout espérer, s’il parlait franchement. Il écrivit pour lui une lettre de repentir (68-69), feignit de la porter au roi ; puis, lui dit : « Le roi est content. Mais il faut davantage. Quel conseiller connaissez-vous ? (77, 78, 163). Damiens lui dicta quelques noms. Et alors on lui fit cette étrange question qui lui montra le piège : « Et ces messieurs qui vous payaient, où tenaient-ils leurs assemblées ? » (78). Il fut saisi d’horreur, jura qu’ils n’étaient pas complices (79, 150, 372), qu’ils étaient incapables d’un tel complot. Dans la confrontation, il accabla Belot qui ne sut plus que dire (288).

Cependant, le roi, sur son lit, noyé des pleurs de Madame et de la Dauphine, amolli, détrempé, donnait répétition de la scène de Metz. Il se crut mort, cria : « Un prêtre ! un prêtre ! » On trouva aux Communs un chapelain de domestiques ; il le prit tout de même, se confessa prestissimo. Mais son Jésuite qu’on cherchait bride abattue arrivait de Paris. Et il se confessa encore. Le bon Père, lui aussi, fait sa scène de Metz. Il n’absout pas gratis. Le roi renverra la maîtresse. Accordé sans difficulté.

En ce moment, il était tellement sous la main du clergé, sous l’influence aussi de ses pleureuses, Madame et la Dauphine, qu’il oublia ses défiances, envoya chercher le Dauphin, le nomma lieutenant général du royaume, lui dit : « Gouvernez mieux que moi. »

Grand changement qui ne pouvait venir qu’in extremis. Le roi, plus que jamais, était éloigné du Dauphin. Dans les épines qu’il trouvait au confessionnal, il sentait le Dauphin, la peur que les Jésuites avaient du futur roi. À cause du Dauphin, il avait déserté ses cabinets secrets où Madame voyait tout ce qu’il écrivait, et il allait écrire tout seul à Trianon. C’est la cause réelle qui l’éloignait d’Adélaïde, le séparait de celle qui l’aimait tant, mais le surveillait trop. Ici, croyant mourir, il se remit si bien au frère et à la sœur, que d’Argenson, leur homme, reçut de sa main même la clé de Trianon pour en rapporter ses papiers (Arg., IV, 330).

Il se croyait toujours en danger, et Madame, exagérée en tout et d’imagination terrible, augmentait la peur par la peur. Sur un mot vague de Damiens, on craignait ses complices. Au fond de son chapeau on avait lu numéro 1. Les autres ? où étaient-ils ? Autour du roi peut-être ? Dans la foule suspecte de tant de valets, d’employés ? Et dans ce noir Paris, gouffre ignoré, profond, combien de gens perdus peuvent, avec Damiens, avoir aiguisé le couteau ! Ce Paris qui criait en 1750 : « Allons brûler Versailles ! » n’est-il pas du complot ? Et son âme homicide ne s’est-elle assez révélée (contre Madame même) au gibet de la Lescombat ?

Cette terreur dura du 5 au 9. Le roi, tout ce temps, près de lui, se croyant en péril, gardait l’aumônier de quartier qui l’absolvait de minute en minute (Besenval), le tenait prêt à partir pour le ciel. Le 9, une scène touchante et bouffonne changea les pensées. Les États de Bretagne, jusque-là en révolte, apprenant l’accident, eurent un coup à la tête, un mouvement de folie généreuse (comme on n’en voit qu’entre Rennes et Quimper), pleurèrent le roi, crièrent qu’ils accepteraient tout : « Prenez nos biens ! nos vies. » Leur sensibilité grotesque imagine d’envoyer au blessé un don d’amour… une robe de chambre. La reine en fut aux larmes, et Madame, jalouse de n’en avoir pas eu l’idée. Elle dit avec passion : « Oh ! je voudrais être Bretonne ! » (Richelieu, VIII, 359).

L’effet fut déplorable. Le roi se crut toujours le Bien-Aimé. Rassuré, attendri par les larmes de ces imbéciles, voyant là la bonne vieille France, il ne crut devoir faire nulle concession au public, à la justice, à la raison. Jusque-là il avait quelque velléité de se fier au Parlement (Arg., IV, 325). Mais cela lui passa. Le Dauphin avait présidé le 6 le Conseil des ministres. Modeste et réservé, discret pour tout le reste, il avait opiné nettement sur un point (le point grave en effet) : Faire le procès par une commission dont le travail serait couvert, sanctionné par quelques magistrats valets qui seuls restaient de la Grand’Chambre. C’était étouffer le procès, l’étrangler doucement entre deux murs, entre deux portes.

Les vrais Parlementaires s’étaient offerts pourtant. Leur chef, l’illustre Chauvelin avait dit : « Il faut que Ton sache qui est coupable et qui est innocent. Il ne faut pas qu’on fasse comme pour Ravaillac. La Grand’Chambre s’y déshonora, ne laissant du procès qu’obscurité, nuages. Il y faut la lumière et tout le Parlement. »

Le 9, le roi décide (avec le Dauphin, les Jésuites) que le procès sera fait dans un coin, croqué entre Maupeou, Molé et deux comparses, signé de cette ombre de Chambre. Puis, pour donner le change, on en lira extrait aux pairs et princes, qui seront appelés pour honorer la chose, un semblant de publicité.

Qui voulait-on couvrir avec tant de précaution ? Pour qui avait-on tant de crainte ? Le bon sens du public posa la question ordinaire du jurisconsulte : « Cui prodest ? Qui peut y avoir intérêt ? »

On se répondait : « Les Jésuites, selon la vraisemblance. Damiens, de son canif, eût fait un roi jésuite. Il avait fait du moins un quasi roi, lieutenant du royaume (le titre de Henri de Guise). »

« Les jansénistes auraient été bien fous de tuer Louis XV pour faire arriver le Dauphin, celui qu’ils redoutaient le plus et leur capital ennemi. »

L’attitude des Parlementaires, certes, disait qu’ils n’étaient pas coupables. Tout en s’offrant au roi pour juger Damiens, ils ne voulaient rentrer que par la porte d’honneur, en maintenant tous les droits de leur corps, les libertés publiques. Là ils furent intrépides, il faut l’avouer. C’était un moment de trouble, de terreur, de réaction. Le Dauphin, un jésuite, était lieutenant du royaume. Argenson, un jésuite, outre la Guerre, avait Paris et la Police. Argenson avait fait un pas grave, de faire tenir le Conseil des ministres dans l’appartement du Dauphin, de transférer là le pouvoir. Que fût-il advenu si Maupeou et Molé, regardant le soleil levant, pour brusquer la fortune, eussent fourré les Parlementaires dans le procès de Damiens ? Notez que Damiens avait été leur domestique. Au milieu des tortures, pour être ménagé, il pouvait déposer contre eux. Superbe occasion de transférer le crime du domestique aux maîtres, de les faire assassins, de régaler le Gesù de leur sang !

Une chose aida fort à sauver les Parlementaires, c’est que la cabale autrichienne crut devoir travailler pour eux. Par la Dauphine et la maison de Saxe, l’Autriche avait gagné un peu le Dauphin, Argenson, mais les trouvait fort tièdes. Ils refusaient les cent mille hommes. Pour les avoir, Marie-Thérèse devait renverser Argenson, abaisser le Dauphin, faire remonter la Pompadour et le parti du Parlement.

La Pompadour, ainsi ancrée, ne risquait guère. Avertie par Machault assez durement de son renvoi, au lieu de faire ses malles, elle donnait de grands dîners (Arg., IV, 330). Le roi ne sortait pas encore, n’y allait pas. Mais par Bernis, son homme, elle lui avait fait trouver bon qu’on tâtât les gens des Enquêtes, qu’on vît si justement entre ces grands crieurs la corruption ne mordait pas. Il voulait vivre. L’affaire de Damiens où l’on ne voyait goutte, l’inquiétait et de plusieurs façons. Par Bernis ou par d’autres, il lui revint qu’on n’accusait que les Jésuites, le parti du Dauphin. Un jour il oublia qu’il était blessé, s’habilla, alla se promener… chez Mme de Pompadour (15 janvier).

Cette infortunée, toute en larmes, fut difficile à consoler. Elle voulait, exigeait pour cela que le roi chassât Argenson. Grande était la difficulté. Le roi se souvenait de la tragique scène qu’il avait eue de sa famille pour le renvoi de Maurepas. Il est vrai qu’il était frappé de l’empressement d’Argenson pour le Dauphin. Il s’en voulait un peu lui-même d’avoir, étant si peu blessé, donné le pouvoir, et à qui ? Moins à ce gros enfant qu’aux Jésuites de robe courte, Muy le fanatique, et l’intrigant La Vauguyon. Les Pères eux-mêmes ne lui plaisaient pas trop avec leur fausse austérité. Gens trop connus pour leur peu de scrupule. Dans sa correspondance étroite avec l’Espagne, qui ne cessa jamais, il savait à merveille l’audace inouïe des Jésuites (1753), lorsque leur Paraguay fit la guerre à deux rois.

Cela trancha. Mais en immolant Argenson, il compensa la chose par une autre fort agréable à la famille : l’exil de seize conseillers, la destitution de Machault, du fameux ennemi du clergé, contre qui depuis huit années on employait Adélaïde. Cela la calmait à coup sûr ; la tempête était désarmée.

Pendant que cette affaire se brasse (du 15 au 31 janvier), on transporte Damiens à Paris. La nuit du 18, à deux heures du matin, par la barrière de Sèvres, c’est comme un tourbillon, un tremblement de terre. Force carrosses, force cavalerie qui va le pistolet au poing, comme en ville prise. Paris apparemment est du parti de Damiens et voudrait le sauver ? Malheur aux curieuses en bonnet de coton ! Gare aux fenêtres ! Fermez, ou l’on fait feu ! (Barbier, VI, 345).

C’est un mystère d’État. Silence. La Gazette de France n’ose en dire que trois mots. Et le Mercure n’en parle que pour dire qu’il n’en peut parler. La magistrature le défend.

Les magistrats bien décidés à plaire hésitent encore. À qui plaire ? Qui est la Cour en ce moment ? Le gouvernement existe-t-il ? Argenson et Machault sont à cent lieues de croire qu’ils vont tomber en même temps. Choiseul, l’agent zélé de Vienne, qui venait d’arriver pour seconder la Pompadour, se donna le plaisir d’aller voir Argenson, et de lui dire sa chute. Il n’en voulut rien croire. « Bah ! dit-il, le roi m’aime. » Il se croyait le favori. Choiseul sort. Une lettre du roi, sèche et dure, lui dit de partir. La lettre au contraire pour Machault était affectueuse, il partait honoré, remercié, avec pension.

Ainsi la Pompadour, faisant la part du feu, sacrifiant Machault, fut rétablie, et plus haut que jamais. Avec son autrichien Choiseul et son ami Bernis, pendant tout février, elle fit un travail très agréable au roi, un maquignonnage secret pour gagner les Enquêtes, calmer le Parlement et désarmer les fanatiques. Le roi désirait vivre, et Vienne désirait tourner tout vers la guerre. La Pompadour voulait se venger, s’affermir en brisant le Dauphin, les Jésuites. Elle faisait entendre secrètement aux Parlementaires qu’elle était avec eux, intéressée comme eux à la suppression des Jésuites. Damiens réellement leur avait porté un grand coup ; les deux cents enfants retirés le 6 janvier de leur collège n’y rentrèrent pas ; l’herbe poussa dans les cours de Louis-le-Grand (J. Quicherat). Leur guerre américaine à l’Espagne et au Portugal rappela leur passé régicide et leur élève Jean Châtel. Kaunitz était contre eux, donc Choiseul et Bernis. Sur ce terrain commun, on put négocier avec les jansénistes en février, en août (Rich., VIII, 363-399).

Le 1er février, l’exil de d’Argenson marquant bien la situation, et montrant le Dauphin et les Jésuites en baisse, on sut comment on ferait le procès. On n’employa pas Damiens à écraser les jansénistes avec qui on négociait. On ne compromit point les conseillers chez qui Damiens avait servi. Leur présence, en effet, leurs paroles fières et imprudentes auraient pu gâter tout. Maupeou et ses consorts craignaient l’éclat, le bruit. Le peuple leur était si hostile, que le 29, tenant une audience publique, ils n’osaient plus sortir ; ils s’esquivèrent par certaine porte de derrière.

Leur plan pour Damiens, dont ils ne sortirent pas, quoiqu’il fût démenti en tout, fut de supposer qu’il était l’instrument gagé d’un parti. Quel parti ? anglais ? janséniste ? jésuite ? on ne l’éclaircit point.

On tenait fort à faire de Damiens un vaurien et un libertin. On fit comparaître les siens, père, frères, femme, fille, pour le charger et parler contre lui. On les terrifia, les faisant accusés, et non simples témoins. Épouvantés, ils dirent le pis qu’ils purent, au fond très peu de chose. Sa vieille femme surtout lui reprocha d’être souvent six mois sans revenir se coucher.

Ses maîtres ne l’accusèrent que de manies, mais plusieurs déclarèrent qu’ils tenaient fort à lui. Et lui aussi il fut souvent attaché à ses maîtres. Quand il revit M. de Maridor, il s’attendrit beaucoup et s’essuya les yeux. On voit par la déposition remarquable de ce témoin, le bien, le mal. Il servait bien. Il avait de l’esprit et de la piété, mais n’avait pas passé impunément par les Jésuites : il dissimulait par moments, et se mêlait de trop de choses (194).

Ce qui surprend, c’est que la petite dame entretenue qui lui fut si fatale « et lui jeta un sort », ne lui reprocha rien dans sa déposition, sauf d’avoir montré répugnance à faire certaines commissions, autrement dit de n’avoir pas aimé le métier de mercure galant. Il avait l’air sinistre, parlait seul et se regardait dans les glaces. Du reste, point méchant, ni adonné au vin, dit-elle (182).

Ainsi les maîtres, pas plus que les parents, ne le chargèrent. De lui et de lui seul, on pouvait tirer quelque chose. Précieuse occasion pour les juges de montrer tout leur zèle, leur amour pour le roi. Maupeou en sentait le besoin, passant pour homme double qui jouait à la fois et la Cour et le Parlement.

Damiens est resté pour la physiologie un exemple célèbre de ce qu’on endure sans mourir, un singulier et curieux patient. Chacun y prouva son amour par l’excès de la cruauté. On avait commencé (je l’ai dit) par griller ses jambes. On lui mit des menottes de fer si dures, qu’ayant la fièvre et le délire, il n’eût rien dit du tout. On desserra un peu. Alors, se frottant les poignets, mordant son drap, il lança un regard enragé et désespéré (181). À Paris, enfermé dans la tour régicide (de Montgommery et Ravaillac), il y fut sanglé jour et nuit étroitement sur un lit de fer. Ses gardes, tout autour, étaient là attentifs, écrivaient ses mots ou ses cris : « On me fait parler, disait-il, quand j’ai le transport au cerveau. » Cependant, à côté, dans cette horrible tour, on mangeait, buvait et riait. Il y avait un cuisinier du roi, et table pour quinze personnes.

Aux interrogatoires, il mentit d’abord quelque peu dans l’idée de faire croire qu’il n’avait aucune famille, craignant pour sa fille et sa femme. À cela près, il parut franc et vrai, et non sans présence d’esprit. Le maladroit Maupeou lui disant : « Vous étiez dans de bonnes maisons où vous ne sentiez guère cette misère du peuple. » Il répliqua : « Qui n’est bon que pour soi, n’est bon pour rien. »

Sauf la nuit où l’homme de police le surprit et le fit mollir, il n’espéra et ne demanda rien. Mais, avec ce courage, il n’injuria point, ne récrimina point sur la Sodome de Versailles, les enfants enlevés, vendus, etc. Il gardait le respect. L’effronté président, sûr qu’il ne dirait rien, osa le mettre là-dessus, pour bien isoler cette affaire du mouvement de 1750. Damiens, en effet, ne dit rien (147), du moins s’il faut en croire le Procès imprimé.

« Point de complices ni de complot. » Sur cela il fut immuable. Grand chagrin pour la Cour. La famille restait inquiète. La Pompadour eût donné tout pour qu’il compromît les Jésuites. Mais pas un mot. Les juges humiliés « pour le faire chanter », demandèrent, firent venir d’Avignon une savante machine papale, admirablement calculée pour donner d’horribles douleurs. Seulement elle était si parfaite qu’elle eût trop abrégé. Les médecins d’ici, pour cette vie précieuse, aimèrent mieux qu’on s’en tînt aux coins, qui, serrant peu à peu, faisant craquer les os, donnaient un spasme atroce, mais mesuré à volonté, et aggravé ou répété. On lui poussa jusqu’à huit coins, et on ne s’arrêta qu’au point où les hommes de l’art dirent qu’il pouvait mourir. Cependant, dans l’horrible épreuve, pas plus que dans ses souffrances de deux mois, il ne céda à la nature, n’acheta nul adoucissement en se supposant des complices. Il n’articula rien qu’un propos léger d’un Gauthier, le jeu de mots banal du temps : « Le point, c’est de toucher le roi. »

Tout fini, arrangé à huis clos par les quatre, on joua, au moyen des quarante coquins qui simulaient le Parlement (la carcasse de la Grand’Chambre, dit Argenson), une scène de séance solennelle, où siégeaient les pairs et les princes.

Devant cette auguste assemblée, on apporta Damiens et on le fixa par des sangles à des anneaux de fer scellés dans le parquet. Il ne fut point déconcerté. Au contraire, sorti des tortures et léger de sa mort prochaine, il parut assez gai. Il nomma plusieurs pairs : « Voici MM. d’Uzès, de Boufflers, que j’ai servis à table. » À M. de Noailles : « Monsieur, n’avez-vous pas froid avec des bas blancs ? Approchez de la cheminée. » À M. de Biron, qui lui demandait ses complices : « Vous, peut-être », dit-il en riant. Cette gaieté alla un peu loin pour les quatre : « M. Pasquier, il faut le dire, parle bien, parle comme un ange. Il devrait être chancelier. » (Rich., IX, 29).

On lui fit quelques questions ; mais Maupeou craignait tant qu’il ne répondît mal, qu’il parlait à sa place, lui laissait dire à peine un mot.

On assomma les princes d’un rapport qui dura vingt-six heures à lire et ne leur apprit rien. Orléans et Conti furent indignés. Conti, alors disgracié et qui, le 13 décembre, avait opiné hardiment, eût été volontiers le chef des résistances. Il demanda où était le journal tenu par les gardes. Il demanda pourquoi on ne faisait pas comparaître « ceux avec qui Damiens avait eu des rapports ». Cela voulait dire les Jésuites.

Le procureur du roi, au nom du roi, demanda et obtint arrêt, — l’arrêt de Ravaillac, l’arrêt le plus cruel du plus complet supplice qui fût jamais (brûlé et tenaillé, rompu, tiré et démembré, enfin brûlé encore et mis en cendres). L’imagination défaillante ne put rien au delà. Les juges, en leur amour ardent pour le meilleur des rois, cherchèrent en vain, ne trouvèrent mieux.

Le roi souffrirait-il cette abomination ? « On a dit qu’il eut quelque idée d’enfermer Damiens chez les fous » (Hausset, 165). Il aurait fait un acte sage. Emporter l’infamie d’autoriser cela, pourquoi ? pour assurer sa vie ? c’était prendre sur soi, sur son nom, sur son âme, un horrible fardeau, et pour tous les mondes à venir.

Damiens et son petit canif (qui n’entra pas, glissa, Richelieu le dit au Procès), Damiens avait rendu au roi un vrai service. Il l’avait relevé. Avant, huit Parlements lui refusaient l’impôt. Ses financiers ne trouvaient plus d’argent. Chauvelin avait dit : « C’est le dernier soupir de la monarchie expirante » (Argenson). Mais après l’écorchure, quel changement ! Les femmes pleurent. Le Parlement, bon gré mal gré, se calme, ayant peur qu’on ne dise : « Ils sont pour Damiens. »

Le roi d’ailleurs était quelque peu engagé. Il avait dit au moment : « Je pardonne. » C’est qu’il croyait mourir, paraître devant Dieu. Guéri, il écouta tous ceux qui le priaient de se garder par la terreur.

Donc, cette chose horrible eut lieu le 28 mars. J’aime mieux que le greffier raconte. Il suivit l’homme, et il vit tout, tant qu’il en resta un morceau :

« Descendu dans la chapelle de la Conciergerie, l’accusé n’a rien déclaré. Là, les prières chantées et la bénédiction du Saint-Sacrement donnée, l’arrêt lu dans la cour et le cri fait par le bourreau, il a été mené en tombereau à la porte de Notre-Dame. Je lui ai dit « qu’ayant porté ses mains sanguinaires sur l’Oint du Seigneur et le meilleur des Rois, ses supplices suffiraient à peine pour venger la Justice humaine ; que la Justice divine lui en réservait de plus grands, s’il ne révélait ses complices. — Réponse. Ni complot, ni complices. Mais j’ai insulté M. l’archevêque. Je lui en demande pardon. »

Les commissaires (Maupeou, Molé, Pasquier, Severt) étaient à l’Hôtel de Ville pour l’écouter. Il ne dit rien de plus (quoique la tentation fût grande de retarder de si excessives douleurs). Sur l’échafaud, on lui brûla d’abord la main qui tenait le couteau. Je lui demandai ses complices. Il ne dit rien, fut alors tenaillé aux bras, cuisses et mamelles ; et dessus on jetait huile, poix, cire, soufre et plomb fondus. Il criait : « Mon Dieu, de la force ! Seigneur, ayez pitié ! donnez-moi la patience. »

Il était fort. Et quatre forts chevaux ne purent l’écarteler. On en ajouta deux, avec peu de succès. Le bourreau, excédé, peut-être ayant pitié (de quoi il fut puni), monta et demanda aux commissaires « la permission de donner un coup de tranchoir aux jointures », ce qui fut refusé d’abord « pour le faire souffrir davantage » (Barbier, VI, 507). Cela aurait trop abrégé. Nombre d’amateurs distingués, de grandes dames, qui avaient loué cher les croisées de la Grève, n’en auraient pas eu pour leur argent. Les commissaires auraient paru peu zélés pour le roi. Cependant à la longue, pour en finir avant la nuit qui venait, on permit de trancher. Les deux cuisses partirent les premières, puis une épaule. Il expira à six heures un quart, le jour finissant (28 mars 1757).

Il n’a pas blasphémé, dit Barbier, ni nommé personne. Mais pour la religion, les confesseurs n’en sont pas trop contents (Barbier, VI, 508).

Pour le confesser et l’absoudre, on exigeait qu’il en devînt indigne, qu’il nommât des complices (qu’il n’avait jamais eus). Il s’en passa. Et il resta visible, par son procès, qu’il n’était ni de l’un, ni de l’autre parti théologique, qu’il avait cru agir « pour Dieu et pour le peuple (65)… Ayant été touché de voir à Paris, à Arras, le peuple vendre tout ce qu’il a pour vivre » (103, nos 156-157).

Les quatre commissaires furent payés après le supplice, reçurent des pensions du roi (Barbier). L’affaire fut excellente pour Maupeou, dont le fils deviendra plus tard chancelier.

Rien de mieux mérité. Ils rendirent le service de laisser le procès dans l’obscurité désirée. Ils permirent au greffier de le publier, écourté, avec un précis inexact, faux, de la vie de Damiens, que tous les historiens ont religieusement copié.

Les nombreux témoignages qu’on n’a pu supprimer, et qui se lisent en ce volume du grenier, quoique mutilé, m’ont permis de refaire cette vie selon la vérité. J’aurais voulu pouvoir consulter les originaux, bien plus complets sans doute. Quand je commençai ces études aux Archives, il y a trente ans, mon collègue, M. Terrace, qui avait en mains les registres du Parlement au Palais de justice (où ils étaient alors), me mena au coin d’un grenier, me dit : « Yoici tout ce qui reste du Procès », et il souleva une horrible guenille, un lambeau rouge de la chemise du patient qu’on avait conservée. Pour les registres, rien. Les feuilles, à cette place, étaient brutalement arrachées.


  1. « La pitié qui estoit au royaume de France. » C’est la fameuse réponse de celle qu’on ne veut pas nommer ici.