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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 2

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Ernest Flammarion (Tome quinzième — Louis XVp. 30-49).

CHAPITRE II

Chute de Monsieur le Duc. (1725-1726.)

La France est d’autant plus brisée, découragée alors, qu’elle n’est nullement innocente de sa ruine. Ce n’est pas seulement Law ou le Régent qu’elle accuse, c’est sa propre crédulité, la foi légère qu’elle eut aux utopies. Elle en garde longtemps le dégoût des idées, la terreur des innovations et celle même des réformes utiles. Elle gît si malade qu’elle repousse et craint les remèdes. Mais plus elle se défie des idées, plus elle a tendance à tomber au fétichisme personnel, plus elle semble devenir (en plein dix-huitième siècle) idolâtrique et grossièrement messianique. Elle espère au miracle, n’espérant plus dans la raison. Le mal épidémique des convulsionnaires qu’on verra tout à l’heure demandant guérison à leur diacre Pâris, c’est un cas spécial du mal universel. Le Sauveur, Guérisseur, le miracle vivant, pour la masse c’est l’enfant royal, l’orphelin resté seul de sa famille éteinte. Cela attendrit tous les cœurs. Ce peuple famélique, lorsque le pain est à huit sols la livre, lorsqu’il passe des nuits à la porte des boulangers, il est sensible encore ce singulier peuple de France, et au nom du roi il sourit. La France pour l’enfant avait tous les amours, mère, amante et nourrice. Ce rêve lui restait, cette poésie, dans sa misère profonde, — l’enfant aux cheveux d’or, le roi.

Dieu ! si on le perdait !… Quelles frayeurs dans ses maladies ! Les églises s’emplissent de femmes en pleurs, brûlant de petits cierges. Les plus pauvres font dire des messes. Dans ce froid et terne intérieur (de rentiers ruinés ?) que Chardin peint souvent, chez la femme si sobre qui nourrit l’enfant de ses jeûnes, c’est l’espoir, le rayon… Pas un de ces enfants à qui la mère ne dise en le couchant le soir : « Prie pour que le roi vive ! »

En 1722, lorsque convalescent il fut montré au balcon des Tuileries, en 1723 quand il parut au Sacre, oint de la Sainte-Ampoule et sous la couronne de Charlemagne, l’effet fut grand et vraiment populaire. Exalté au jubé au milieu des fanfares, il parut le petit Joas, comme échappé des morts, et l’on pleura abondamment. Plus encore, quand il fit son miracle royal, touchant les écrouelles, passant et repassant dans la longue file agenouillée.

Il était devenu très beau, plus fin, plus élégant que Louis XIV au même âge, moins alourdi d’Autriche. Pas une femme qui n’en fût amoureuse, et ne le dît franchement. En Angleterre, pays des beaux enfants, cela fut senti comme en France. Son portrait envoyé troubla fort les tendres Anglaises.

On est saisi en voyant à la fois cet attendrissement universel, auquel l’Europe participait elle-même, — et d’autre part le terrible abandon où restait cet enfant, objet d’un espoir infini.

Fleury, comme on a vu, avait éloigné tout le monde. Le départ de l’autre Fleury et de l’honnête Vittement avait fortement averti. On comprit qu’il fallait ne pas trop se mêler du roi. Ses gardiens naturels s’annulèrent, — le gouverneur Charost qui ne gouvernait rien (homme d’esprit et ami des Jésuites), — le discret Saumery, sous-gouverneur, — Mortemart, premier gentilhomme, un brave homme, mais très obéré, qui attendait tout de Fleury.

Cela fit une maison close. Monsieur le Duc était inquiet, sachant peu (dans son aile Nord, écartée, de Versailles) ce qui dans l’aile Sud pouvait se tramer contre lui. Il tâta Mortemart, lui donna cent mille livres (Villars) et ne le gagna pas. Duverney, plus adroitement, alla aux valets intérieurs (Rich., IV, 138). Ce mot signifie Bachelier, fils du valet de garde-robe, le vrai génie du lieu, qui pour trente ans devient valet de chambre. Né de bas, d’autant moins suspect, et restant toujours là, comme un chat qui cligne et voit tout, cet homme fin, discret, se trouva par moments en mesure de toucher aux grandes choses. Fleury eut le royaume et lui le roi. Du métier assez sale qu’il était obligé de faire, il n’abusa pas trop. Ici, selon toute apparence, ce fut lui qui sauva le roi. Il avait intérêt à ce qu’il vécût, cet enfant, sur la tête duquel il avait fondé sa fortune ; mais, de plus, il l’avait vu naître, l’aimait d’instinct et d’habitude, s’inquiétait de la situation.

Fleury laissant aller les choses, et voulant attendre l’infante (attendre au moins six ans !) ne voyait pas que d’ici là il irait se perdant, mourrait, ou serait idiot. Souvent il pâlissait. Il était maussade et muet. « Il avait un sort sur la langue. » Et, signe pire d’un cerveau affaibli, souvent il parlait par saccades, comme une mécanique, une montre. Cela étonnait, faisait peur. (Argenson, III, 203, éd. J.)

Il avait une vie étouffée et malsaine entre trois camarades qui représentaient trois intrigues.

Sous lui précisément dans l’appartement Montespan demeurait Madame de Toulouse avec son honnête mari. Mûre, dévote et sucrée, fraîche encore, belle et grasse, cette dame eut le privilège de rassurer le roi, fort timide, de l’attirer même. Dévote, mais bien plus mère encore, par son fils Épernon (fils du premier amour), elle voulait conquérir le roi. Ce fils, aimable et tendre (c’était elle-même à quinze ans), montait chez le roi à toute heure par le petit degré secret que possédait l’appartement.

Sans monter, toujours près du roi, tissait, filait un autre enfant, le petit Gesvres, neveu du beau cardinal de Rohan, si connu pour sa peau admirable et ses bains de lait, Rohan alors le chef du parti de la Bulle. Gesvres toute sa vie fit des ouvrages de femme, de la tapisserie et des nœuds de rubans (Arg.). Parent du célèbre impuissant dont le procès a fait tant rire, c’était une vraie petite fille. Mais justement par là, par sa passive obéissance, il avait une prise très douce, dont pouvait user le parti. Il avait été mis d’abord chez Monsieur le Duc (avant Mme de Prie). Il passa chez le roi, et put lui remplacer parfaitement sa biche blanche.

C’était l’usage dans ces éducations, pour rendre hardi l’enfant royal, mâle et ferme au commandement, de lui donner de tels jouets, petits souffre-douleurs. Mais le roi cessait d’être enfant. À ce moment d’essor, établir près de lui cette créature si féminine, c’était le retenir dans la vie molle, assise, disons mieux, lui couper les ailes. Pour ne rien mettre au pis, cet enfant de la Bulle, avec ses habitudes monastiques, innocemment pouvait féminiser le roi (qui se mit en effet à filer, à tisser), en faire une petite fille ou un timide enfant de chœur.

L’homme, en cet intérieur, le maître du logis chez le roi et son maître, était son jeune gentilhomme de la chambre, La Trémouille, plus âgé que lui de deux ans, qui depuis onze ne l’avait pas quitté. Charmant (dit d’Argenson), hardi, mais effréné, il ne cacha rien, fit parade de tout ce que les autres cachent (Marais, nov. 1727). Il fit des opéras, s’épuisa, mourut jeune. Alors, en 1724, à seize ans, il menait le roi, en avait fait son petit favori (Marais, juin 1724).

Maurepas, plus âgé, tout robin qu’il était, et méprisé[1] de ces jeunes seigneurs, paradait et folâtrait là, avec ses chansonnettes, en réalité professait. C’est lui certainement, le robin, qui avait enseigné ce que le roi disait sans cesse : « Si veut le Roi, si veut la Loi. » L’autre doctrine de Maurepas, qu’il enseigna toute sa vie, fut l’horreur, le mépris des femmes. Cela n’allait que trop à la petite bande. Le roi dit plusieurs fois qu’il ne voulait pas se marier. La Trémouille affichait même répugnance. Il se porta hardiment adversaire et rival d’une femme, Mademoiselle de Charolais, sœur de Monsieur le Duc, et il lui fit manquer le roi. Elle ne lui pardonna jamais (Rich., V, 50-54).

Purger Versailles, c’était chose honorable, un vrai devoir. Et cela avait l’avantage de démasquer la lâcheté de Fleury, ainsi que le Régent, dans une semblable circonstance, en 1722, démasqua la sottise de Villeroy. Mais l’affaire était périlleuse pour un demi-régent, qui allait et blesser le roi, et commencer la guerre à mort avec Fleury.

Duverney, Mme de Prie, étaient gens durs, hardis, qui ne reculèrent pas. On éveilla Paris en quelque sorte, on prépara l’opinion par des exemples rudes in anima vili. L’éditeur de Voltaire l’a remarqué (Beuchot, I, 172). Si l’on eût voulu frapper haut, prendre des seigneurs, des évêques, on le pouvait. La maison Des Chauffours, une académie de débauches, était trop fréquentée pour n’être pas connue. Mais on prit au plus bas. Un ânier fut brûlé en Grève (Marais, mars 1724), et si vite brûlé que la commutation de peine ne vint que quand il fut en cendres.

En mai, la police (alors dans la main de Mme de Prie) fit contre la justice ce tour hardi, piquant, de prendre un homme qui était sous la protection du chancelier. Homme grave, ex-Jésuite, professeur, l’abbé Desfontaines, un rédacteur du Journal des Savants qui dépendait de la chancellerie. On le pince, on l’enlève, on le met à Bicêtre. Paris en rit beaucoup. Les plaignants étaient ramoneurs.

Entre l’ânier brûlé et Des Chauffours qui l’est plus tard, Desfontaines était en péril. Dans sa peur, il n’hésita pas d’implorer un homme aimé de Mme de Prie, Voltaire, qui à vingt ans s’était si hardiment porté contre de tels délits l’avocat de la femme, de l’amour et de la nature (1715). Voltaire avait bon cœur, Desfontaines venait justement de lui voler la Henriade, de l’imprimer à son profit. Il ne s’en souvint pas. Il courut à Versailles[2], et s’adressa à Maurepas. Ce ministre frivole, créature équivoque qui fort impudemment professait la haine des femmes, lui-même assez suspect, ne demandait pas mieux que d’étouffer l’affaire. Il eût donné sans peine une lettre de cachet, qui, en exilant l’homme, l’aurait éloigné de la Grève. Pendant les pourparlers, juin vient, et le grand coup est frappé à Versailles.

Gesvres, jaloux de La Trémouille, avait précipité les choses, dénoncé les petits mystères. On frappa, mais bien doucement, en rendant seulement les polissons à leurs familles, exigeant qu’on les mariât (comme le Régent avait fait des petits Villeroy). Le roi n’objecta rien pour le tant aimé La Trémouille. Il rit de le voir humilié, marié. La Trémouille au contraire trouva le châtiment si dur que, huit années durant (et quoi que pût dire son beau-père), il tourna le dos à sa femme.

Cet événement fut le salut du roi. Monsieur le Duc l’emmène, change ses habitudes, le tient au grand air, au soleil. Bref, il le fait chasseur. Il lui donne quarante ans de vie.

L’affaire, devait, ce semble, perdre Fleury en dévoilant sa connivence. Il n’en fut pas ainsi. On le comprend fort bien par les mots durs que dit Marais sur le rôle inférieur et fort triste du roi. Ce fut précisément par là que le maître de ces secrets, Fleury, resta fort, immuable, ainsi que Bachelier, qui non moins immuablement resta aussi jusqu’à sa mort.

Un vieux valet de chambre du duc de Bourgogne, Bidaut, allant voir un jour l’abbé Vittement dans sa retraite, lui parlait de Fleury. Mais il se tut d’abord. Pressé enfin, il dit tranquillement : « Sa toute-puissance durera autant que sa vie. Il a lié le roi par des liens si forts que le roi ne les peut jamais rompre. Je vous expliquerai cela, si le cardinal meurt avant moi[3]. »

Le roi reviendrait-il de cette belle éducation ? Ferait-il grâce aux femmes ? aurait-il quelque amour naturel et humain ? Dans les fêtes de Chantilly, des dames très charmantes se vouaient à cette œuvre. Mais leurs grâces, leur scintillation l’éblouissaient, lui déplaisaient. Il avait l’air lui-même d’une fille bégueule, qui n’y eût vu que des rivales.

Que faire donc ? sans doute, ce qu’on a fait pour La Trémouille, bon gré mal gré le marier. L’infante était l’obstacle. Cependant une maladie courte et grave qu’il eut (février 1725) trancha tout. Monsieur le Duc, effrayé et désespéré, jura de renvoyer l’infante, et de le marier sur-le-champ. Fleury bouda, mais seul. Villars et tout le monde étaient de cet avis.

En brisant l’œuvre des Jésuites, le mariage espagnol, on les ménageait cependant. On prit une reine de leur choix. Rohan, évêque de Strasbourg, avait sous la main en Alsace la famille du roi sans royaume, Stanislas, retiré chez nous. On fit valoir sa fille, fille dévote d’un père si dévot que, par plaisir, dit-on, il faisait ses dévotions en robe, en bonnet de Jésuite. Cela n’attira pas, ce semble, les célestes bénédictions. Sur la route, la pauvre princesse reçut un déluge de pluie comme on n’en vit jamais. Misère, malédiction, famine. Rien de plus triste. Un funèbre convoi.

Tout retombait sur Duverney. C’était lui qui faisait pleuvoir en touchant aux biens du clergé. D’après les idées de Vauban, il voulait lever une dîme sur tous, clergé, peuple, noblesse (faible dîme, du cinquantième). Refus universel. Les Parlements, les États de province répondent par un non furieux. Le paysan reçoit les collecteurs à coups de fourche. On eût voulu que Duverney, au début de l’impôt nouveau, avant d’en rien tirer, abandonnât tout autre impôt.

Les grains sont chers. Quoique l’on donne le pain ici à moindre prix, on fait queue, on crie, on se bat et il y a des hommes tués. Le bureau très utile créé par Duverney pour juger des récoltes, du mouvement des grains, fait crier : À l’accapareur !

Son beau projet sur la Milice, ses lois (dures, il est vrai) pour faire travailler les mendiants, tout exaspère. Mais ce qui le noie et le tue, lui et Mme de Prie, c’est l’ordonnance des pensions, toutes celles du grand roi supprimées, celles du Régent réduites, etc. Dès lors ils sont perdus, osant à peine encore se montrer à Versailles, y rencontrant partout des regards furieux.

Pour eux nul appui de la reine, qui elle-même a fait à Versailles un parfait fiasco. Quelque conte ridicule qu’on nous fasse de la nuit des noces, les valets intérieurs voyaient et révélaient ce mariage sans mariage. La jeune femme de vingt-deux ans, douce et laide et le sachant bien, tremblante, quoique fort amoureuse, a peur de cet enfant si sec, si froid, qui dort près d’elle sans daigner savoir qu’elle est là.

Bien loin de le ranger, le mariage n’avait servi qu’à l’émanciper cyniquement. Aux levers, aux couchers, les amis étaient revenus. Gesvres la petite femme, Retz qui gagnait faveur (Richelieu, V, 120). Délaissée, veuve était la reine, sans crédit, à ce point qu’elle ne put seulement faire avoir le cordon bleu au vieux Nangis, son chevalier d’honneur. Le roi même sur elle eut des mots ironiques. On parlait d’une belle. Il dit : « Est-elle plus belle que la reine ? »

Mme de Prie était furieuse. Pour elle, le mauvais magicien qui faisait avorter le mariage, c’était Fleury. Un grand coup fut tenté (décembre). Monsieur le Duc, un jour avec la reine, retint le roi. Fleury attendit plusieurs heures, écrivit, partit pour Issy. Mais cette fois encore (comme à douze ans) le Roi se désespère, va pleurer dans sa garde-robe.

Si lâches étaient les amis de Fleury, la petite bande des Maurepas, que pas un ne hasarda d’aller parler pour lui. Mortemart, qui pour ses affaires avait grand besoin de Fleury, seul osa dire au roi : « Sire, vous êtes le maître. J’irai, si vous le voulez, dire à Monsieur le Duc qu’il vous rende votre précepteur. »

Monsieur le Duc atterré obéit. Aman ramena Mardochée. Celui-ci doucement put achever sa perte, le désarmant d’abord, lui ôtant les deux dogues qui le gardaient, Duverney, la De Prie.

Elle se tenait à Paris, immobile, résignée, philosophe (elle l’écrivait à Richelieu). Sa rage cependant, ce semble, éclata par un coup.

Les polissons titrés de la cour n’avaient à Versailles qu’une chapelle pour ainsi dire. La vénérable métropole de leurs mystères était à Paris, dans l’hôtel d’un sieur Des Chauffours (Barbier). C’était un homme aimable, de très bonne famille, qui, ruiné, refaisait sa fortune, en prêtant sa maison à L’Église non-conformiste. Maison déjà ancienne. Outre le conseiller Delpech, maître de Sodome à Bordeaux, deux évêques (Saint-Aignan, La Fare) y figuraient, et le peintre Nattier, avec des grands seigneurs, deux cents adeptes au moins. Le lieutenant de police était alors Hérault, créé par Mme de Prie. Elle était à Paris, il devait marcher droit. Et, sur le pavé de Paris, il y avait un homme qui disait et précisait tout, qui perçait le ciel de ses cris, un certain laquais Arbaleste. Pour rendre l’affaire éclatante, lui donner tout son lustre, il eût fallu la confier au Parlement. Malheureusement Mme de Prie était trop brouillée avec lui. Elle ne put que s’en remettre à la fidélité d’Hérault, qui, avec quelques juges à lui, instrumenta dans le secret de la Bastille. S’il était fidèle et hardi, avec ce procès élastique, pouvant nommer ou plus ou moins, il avait dans ses mains Versailles, pouvait porter bien haut la terreur et le ridicule (janvier 1726). De quel côté seraient les rieurs ? À Versailles, Maurepas avait une fabrique de farces, de chansons, de satires ou calottes. La chance ici allait terriblement tourner. Le rire allait monter jusqu’aux grands calotins. On avait ri de Desfontaines, du pauvre Jésuite à Bicêtre. Mais la pièce nouvelle eût été plus salée. Les fausses Colombines et le grand vieux Cassandre n’en seraient jamais revenus.

Mme de Prie avait sous la main l’homme de la chose, Voltaire, qui lui faisait des comédies, et pouvait lui faire des satires, homme entre tous hardi. Il était fort brouillé avec les mignons et les prêtres. Contre les premiers, dès vingt ans, il lança des vers immortels (Courcillonade). Contre les prêtres récemment (en 1725), il avait fait à Chantilly le Curé de Courdimanche, où lui-même joua le vicaire. Sous l’abri des Condé, que n’eût-il pas osé, sur le texte si riche du procès Des Chauffours ?

Il n’y avait pas à perdre une minute pour écraser Voltaire. Un chevalier, Rohan-Chabot, homme de peu, qui jusque-là était à Mme de Prie, et voulait regagner le parti opposé, se chargea de l’exécution. Le 1er février 1726, il accoste le poète au théâtre, et lui cherche querelle. Voltaire le cloue d’un mot. Deux jours encore avec persévérance, autre querelle au foyer, et il lève la canne ; Mademoiselle Lecouvreur, qui était là, s’évanouit. Enfin le 4, Voltaire dînait chez M. de Sully ; il est demandé à la porte, où il trouve Rohan avec quatre coquins, qui lui donnent des coups de bâton. Il court à l’Opéra où était Mme de Prie, court à Versailles se plaindre, à qui ? à Maurepas, grand maître des chansons, qui ne peut rien pour lui que faire chansonner son affaire. Voltaire rage et cherche Rohan. En vain, pendant deux mois entiers (février-mars). Il ne trouve partout que des mauvais plaisants, d’aveugles sots qui disent : « Tant mieux ! le moqueur est moqué ! »

Le 6 avril un fait atroce, horriblement comique, fit oublier Voltaire, retourna la risée violemment contre Versailles. Au salon de la Bulle, où récemment Tencin et sa Tencine avaient manipulé le chapeau de Fleury, un coup de pistolet s’entend. Reste un cadavre, et tout est inondé de sang. La dame avait l’usage de garder les dépôts que des amants crédules lui confiaient. Elle le fit avec succès pour Bolingbroke, mais non pour La Fresnaye, désespéré, ruiné, qui se tua chez elle. En se tuant, il laissa de terribles explications sur cette tripoteuse, sur sa maison, un mauvais lieu. Ce qu’elle alléguait, en effet, c’est que l’argent gardé était très bien gagné, le prix de la prostitution.

Que faire de ce cadavre ? Au lieu d’avertir la police, de faire lever le corps par l’autorité naturelle, la dame avertit ses amis, le premier président, le procureur du Grand-Conseil, et ces magistrats complaisants fourrent le corps à Saint-Roch avec force chaux vive, pour détruire, pouvoir dire que c’était une apoplexie. Le Grand-Conseil le dit, croit trancher tout. Mais le vrai tribunal à qui appartenait l’affaire, le Châtelet, ne se paye pas de cela. Le 10 avril, il empoigne la dame. Délivrée à l’instant par Versailles (Fleury-Maurepas) qui la tirent de ces mains sévères, la sauvent, la mettent à la Bastille.

Cependant ce coup-là fut terrible pour eux. Ils rentrèrent sous la terre, s’aplatirent, se firent tout petits. Fleury parle de se retirer (Rich., V, 122). Le 20 avril, Mme de Prie écrit (Rich., V, 128) : « Tout est rentré dans l’ordre. Je suis plus en repos. »

Si Hérault, la Police, lui restaient, elle avait des chances. Par le procès de Des Chauffours, elle eût terrorisé Versailles, mignons, évêques, etc. Mais Hérault la trahit. Il reçut le mot d’ordre d’en haut, agit contre elle, il lui prit son Voltaire. Admirable prison de grâce et de vengeance, la Bastille à la fois reçut et la Tencin que l’on voulait sauver, et Voltaire qu’on voulait frapper. Au bout de quelques jours, on le mit hors de France (mai 1726).

La De Prie enfonçait. Malade, horriblement maigrie, elle-même avait donné une maîtresse à Monsieur le Duc. Fleury en profitait. Il disait doucement à celui-ci « qu’on pouvait s’arranger si Mme de Prie et Duverney allaient à la campagne ». Mot grave. Monsieur le Duc y sentait un mot du roi même, haineux, craintif aussi, n’osant la regarder (Rich., V, 119).

On écarta cette tête de Méduse, le rude Duverney et leur dangereux satirique. Dès lors, tout est aisé ; on peut étouffer Des Chauffours.

Hérault, avec deux ou trois juges, croque l’affaire à la Bastille. Nul mot des hauts coupables, sauf un Tavannes, simplement exilé. Des deux jolis évêques de Laon et de Beauvais, l’un fait retraite au séminaire, l’autre en famille avec les novices des Jésuites. Pour les deux cents coupables, un seul, Des Chauffours, doit payer. Le Châtelet, sur ce procès qu’il n’a pas fait, va le juger. Il y est conduit (25 mai), le 26 au matin sur la sellette pour ouïr son arrêt. — Étonnante précipitation, exécuté le soir ! On paya son silence. Avant de le brûler, on eut l’humanité de l’étrangler d’abord.

On dira que l’ânier en mars, que Desfontaines en mai, les favoris en juin, et Des Chauffours enfin (mai 1726) sont des faits sans rapport ?… Mais alors pourquoi cette précipitation pour escamoter Des Chauffours, l’étrangler sans qu’il ait le temps, le moyen de parler ?

Tout est fini. Versailles est rassuré. Plus de ménagement pour la De Prie, pour Duverney. Les créatures de celui-ci, ses ministres, font sans lui les plus graves opérations de finances. Il l’apprend, il écrit à Mme de Prie qu’il faut revenir ou périr. Chose assez curieuse, Fleury lui-même par des amis engage la dame à revenir. Vrai moyen de la perdre, de vaincre l’hésitation du roi. Son horreur (ou sa peur) de Mme de Prie, s’il se retrouvait devant elle, devaient abréger tout et le décider à agir.

Elle arrive comme un ouragan, d’autre part Duverney revient et parle en maître. Le roi est interdit. Fleury, n’en tirant rien, tombe aux pieds de Monsieur le Duc, le conjure de rester en chassant Mme de Prie (Rich., V, 141). Impossible. Elle pèse, et malgré tous reste à Versailles. Le roi alors, timidement, en caressant Monsieur le Duc, se sauve à Rambouillet (chez d’Épernon et la maman Toulouse), mais décochant derrière le trait mortel, un mot qui met le Duc à Chantilly (11 juin 1726).

Le 12 juin, au matin, les vainqueurs travaillent ensemble, Fleury et Maurepas (Rich., IV, 135), le cardinal d’accord avec les camarades, la garde-robe avec la sacristie, les nouveaux rois, la Cour, l’Église.

Ajoutons-y la Banque. Fleury en était assuré. Le redoutable corps des vieux maltôtiers du grand Roi, et la recrue nouvelle des agioteurs du Régent, voyaient avec indignation un des leurs, un financier même, Duverney éclairer les comptes, trahir les mystères de finances. Ils traitent avec Fleury. Plus de Régie ; partout les Fermiers généraux. Fleury leur laisse l’arriéré. Petit mot ! grande chose ! ils empochent cinquante-six millions.

Pour brusquer ce traité, il était nécessaire que personne n’éclairât Fleury, que Duverney ne pût lui écrire une ligne, que le vieil ignorant sans s’en douter fondât les hautes dynasties financières qui ont mangé la France un demi-siècle. Duverney est mis au cachot. On le tient dix-huit mois scellé dans la Bastille. Cent commis sont chargés d’éplucher son Visa. Et l’on ne trouve rien. Un absurde procès contre lui et Barême ne produit encore rien. On voit, non sans surprise, que sa fortune est peu de chose.

Cependant Mme de Prie, Monsieur le Duc, étaient persécutés avec ces petits soins de haine dont les prêtres ont seuls le secret. À ce Condé, à ce chasseur, l’homme de la forêt, on interdit la chasse. Il tombe dans un tel désespoir qu’il a la platitude de demander grâce à Fleury par Gesvres, un des amis du roi qui l’ont chassé. Son néant apparut. Son âme était partie avec Mme de Prie.

Celle-ci dut vivre à Courbépine, dans l’ennui d’un désert normand. Elle avait étalé d’abord un admirable stoïcisme. Au fond, elle se mangeait le cœur, et ne pouvait pas le cacher.

Jamais lion ni tigre en sa cage ne s’agita tellement. Elle enrageait et faisait des chansons. Elle espérait mourir, et, dans les derniers temps, elle avait essayé de se tuer par un furieux libertinage. En vain. Elle n’y avait perdu que sa santé, sa fraîcheur, sa beauté. In extremis elle gardait encore dans son désert un amant, une amie. Celle-ci, très maligne, très corrompue, vraie chatte, était Mme Du Deffand, et, parmi les caresses, les deux amies se griffaient tout le jour. L’amant, jeune homme de mérite, s’obstinait à l’aimer, toute méchante qu’elle fût. Elle avait séché sans retour, et sa dernière punition était que par l’amour elle ne pût reprendre à la vie. L’orgueil la dévorait. Elle ne voulait plus rien que mourir à la Romaine, à la Pétrone. Trois jours avant, elle jouait encore la comédie, apprit et débita trois cents vers. Elle donna au jeune homme un diamant (pas trop cher, pour ne montrer nul attendrissement, nulle faiblesse de cœur). Elle lui dit : « Va-t’en à Rouen pour affaire. Ne me vois pas mourir. » Lui parti, pour farce dernière, elle fit venir son curé, bouffonna la confession, puis but un poison violent. Elle eut pourtant, dit-on, beaucoup de peine à mourir, souffrit cruellement, se tordit.

Un faux ami, le duc de Bouillon (beau-père de La Trémouille qu’elle avait chassé de Versailles), vint juste à point. Heureuse occasion de faire sa cour à Fleury, au clergé. Il décrivit comment était morte la réprouvée, dans quelle torture d’enfer, avec des cris qu’on entendait au loin. Histoire invariable qu’on avait déjà faite pour la duchesse de Berry.

Quelque sévérité que doive l’histoire à ce tyran femelle, c’est un devoir pourtant d’avouer la vigueur qu’elle mit à soutenir Duverney, ses tentatives hardies. Ce rude gouvernement, tout violent et cynique qu’il fût, eut des instincts de vie que l’on put regretter dans la torpeur mortelle de l’asphyxie qui suit, sous la pesante robe qui couvrait nos vampires, Jésuites et Fermiers généraux.

La De Prie valait mieux. Dans ses vices odieux, elle imposait pourtant. Impure et furieuse, chose bizarre, on l’aima jusqu’au bout. Un des meilleurs hommes de France, Argenson, jeune alors, avoue qu’il en fut fasciné. C’était un serviteur zélé des Orléans, donc opposé à la De Prie. Esprit libre, utopiste, membre de l’Entre-sol, le club de l’abbé de Saint-Pierre, rêveur non moins que lui, amoureux de la France, des libertés de l’avenir, il était en tout sens loin de cette femme. Il se tenait fort en arrière, craignait son propre cœur, se défiait de la tragique fée. Un matin, celle-ci, lui donnant audience, l’admet à l’italienne au lieu mystérieux de sa toilette intime, comme un amant ou un ami. Elle penchait alors vers sa chute, elle était au plus fort de sa lutte désespérée. Maigrie déjà, pâlie d’un feu morbide, elle était belle encore, belle de son audace, de sa crise, de la mort prochaine. D’Argenson fut touché. Un autre eût profité. Il tomba à genoux… Et la philosophie fit hommage à Satan. Le siècle, trouble encore, en cet ange du mal saluait cependant comme un génie d’orage, la volcanique écume où souvent la Nature prélude à ses enfantements.

Argenson veut en rire, ne peut. Il veut être léger, ne peut[4]. On voit par ses aveux à quel point un baiser (et sans autre faveur) le lia, le retint. Il ne la quitta pas dans sa métamorphose (où elle devenait un cadavre). Il en garde pitié ; il la conseille. En vain. Et maudite de tous, pour lui elle est encore : « La pauvre Mme de Prie. »


  1. Voltaire le dit d’un trait fort plaisant, fort cynique dans une lettre de 1725 (septembre). Mais je ne doute pas qu’en 1724, Maurepas (ministre à quinze ans et qui alors en a vingt), ne se soit déjà introduit dans cette petite société comme amuseur et corrupteur. — Pour tout le reste, nous avons l’autorité très grave de Marais, celle de Barbier. Villars en parlait tout au long avec sa vigueur militaire. Mais il a été mutilé (Rich., V, 50). Pour le petit page Calvière, même mutilation (Voy. MM. de Goncourt, Portraits, II, 117, ; il s’arrête avant août 1722, ne donne ni l’une ni l’autre des deux époques scandaleuses.
  2. Tout cela est constaté par le remerciement de Desfontaines, et avoué des ennemis de Voltaire, du savant et très hostile Nicolardot.
  3. Saint-Simon, chap. DXXX. — D’Argenson, qui a pu savoir la prophétie de Vittement par d’autres voies, l’exprime ainsi : « Il existe certain lien, certain nœud indissoluble entre le roi et le cardinal, dont il résulte que Sa Majesté ne pourrait jamais le renvoyer, quelque envie qu’elle en eût. » (D’Arg., éd. Jannet, II, 192.)
  4. Ce combat de deux sentiments est curieux à observer dans les deux éditions de 1858 et 1860. La scène est sabbatique, obscène. Et cependant comment la supprimer ? Le vénérable M. d’Argenson, si ferme, si honnête, dans l’édition qu’il a faite des Mémoires de son grand-oncle, n’a pas eu cette vaine pudeur qui fausse toute idée de l’époque. (Édition Jannet, I, 205.)