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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 20

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (Tome quinzième — Louis XVp. 355-378).

CHAPITRE XX

Frédéric. — Rosbach. (1757.)

Écartons le regard au plus loin, et voyons l’Europe.

À ce moment (1er avril 1757), elle offre un grand spectacle, rare, imposant, terrible. Tous les rois sont d’accord. De tous les points leurs armées sont en marche. La terre tremble, ébranlée sous les pas de sept cent mille hommes.

Tous contre un seul. Tous contre Frédéric.

La chasse s’ouvre, et c’est la Saint-Hubert. Il sera bien habile, entre tous ces chasseurs, s’il peut esquiver, échapper (Voltaire).

En même temps, juste en ce mois d’avril, la guerre est déclarée à la libre pensée. Des ordonnances atroces ouvrent la chasse aussi contre les philosophes, la librairie, l’imprimerie. À l’écrivain la Grève, au libraire les galères à perpétuité. Pour les moindres délits, pénalités sauvages.

Cela éclaire le temps, fait comprendre la crise. La croisade se fait et contre Frédéric, et contre l’Encyclopédie. Mort aux penseurs, et mort au roi de la pensée !

Gloire peu commune. Frédéric, mis au ban du monde, voit proscrire avec lui la grande armée des gens de lettres, « cette association fraternelle, désintéressée, que l’on ne reverra jamais ». L’Encyclopédie est brisée, démembrée. D’Alembert laisse là Diderot. La meute de la réaction hurle de joie. Fréron, les Jésuites et Trévoux mêlent un concert sauvage au tambour de Marie-Thérèse.

Il est bien temps qu’on fasse réparation à Frédéric, nié ou dénigré, amoindri cent années.

Le complot autrichien et la Presse gagée de Choiseul ont épuisé sur lui la calomnie.

Voltaire, pour un tort passager et fort exagéré, l’a cruellement persécuté, dans ses écrits posthumes, poursuivi par delà la mort.

Napoléon, en protestant de son admiration pour ce grand capitaine, n’oublie rien pour le ravaler. En jugeant ses opérations par les règles générales de géométrie militaire, il se garde de rappeler les circonstances très spéciales où fut le roi de Prusse. Il affirme hardiment, entre autres choses, que l’Autriche, qui préparait la guerre depuis douze ans, fut prise à l’imprévu. Il voudrait faire accroire qu’elle était inférieure en moyens militaires, oubliant ce grand fonds si riche qu’elle a, dans ses peuples soldats, ses Hongrois, ses Croates, les régiments frontières, la machine créée par Eugène. Surprenante ignorance, ou volontaire aveuglement ? Il fallait d’abord reconnaître la chose énorme et capitale, c’est que l’Autriche, la France et la Russie, dans leurs cent millions d’hommes, avaient un grand fonds naturel, qu’au contraire Frédéric (si petit ! quatre millions d’hommes) n’opérait qu’avec une force absolument artificielle, une épée forgée de vingt pièces, l’armée soi-disant prussienne, mais créée de toute nation. Œuvre d’art qu’on ne vit jamais et que n’ont plus offert les armées de la Prusse.

Cette armée, ce monstre admirable, eut l’unité passive dans une discipline terrible, mais l’unité active, la puissance et l’élan dans la grande âme qui l’inventa, la fit, la commanda, et marchait devant elle, lui donnait l’étincelle dans l’éclair bleu de son regard.

Fut-il le conducteur heureux d’une armée nationale, homogène, inspirée et brûlante (comme fut notre armée d’Italie), d’une armée lancée des hauteurs de la Révolution, qui roule à la victoire par une irrésistible pente ? Point du tout.

Il fut moins encore un Wallenstein, chef puissant de l’universel brigandage, le tyran redouté près duquel tous cherchaient la liberté du crime.

L’armée de Frédéric n’eut ni l’un ni l’autre principe. Dans sa discipline excessive, elle fut soutenue par l’idée, confuse, mais très haute, de son grand Esprit :

L’Esprit guerrier, vainqueur, et si grand de lui-même que vaincu il ne baissait pas ; L’Esprit défenseur et sauveur (quelque français qu’il fût), sauveur de la patrie Allemande, contre la Barbarie Russo-Tartare, Hongro-Croate, etc.

Plus, ce qui est plus haut, le vrai Roi des Esprits, celui vers qui les penseurs libres, de tous les côtés de l’Europe, se tournent et regardent, d’une part d’Alembert, Diderot, et d’autre part Euler, plus tard Kant et Lessing, Herder, Goethe, la jeune Allemagne. Revenant à sa langue, elle eut pourtant sa source, son nerf en héroïsme de la Guerre de Sept-Ans. Si Kant, aux rocs de la Baltique, forgea l’homme de fer de la force immuable, c’est que, dans l’action, sous le poids de l’Europe, un homme avait montré le granit et le fer de l’invincible volonté.

Chose bizarre, il était né plutôt pour les arts de la paix et ne semblait pas avoir le tempérament militaire. Le fonds de Frédéric, comme on l’a très bien dit, c’était l’homme de lettres. Spectacle surprenant de voir ce petit homme, replet et presque gras, si mou jusqu’à trente ans, marcher devant ses troupes aux profondes boues de Westphalie, dans les neiges des monts de Bohême, dans ces batailles de décembre et janvier, ne connaissant ni hiver ni été, ni repos.

En paix, tout aussi grand. On n’a jamais connu de roi qui se soit souvenu à ce point des devoirs du roi, « le premier serviteur de l’État » (ce sont ses paroles). Il voulait l’impossible. Dans son zèle inquiet, il serait devenu volontiers le seul juge. On l’a vu, des années entières, suivre une enquête sur un minime procès de paysan, avec une passion, un acharnement de justice, à vrai dire, sans exemple. Il recevait les réclamants, il les faisait chercher et les encourageait. Moqueur pour d’autres, avec les pauvres gens, il était sérieux, les consolait, leur expliquait la dure fatalité d’un gouvernement en péril (entre Russie, France et Autriche), pressé dans un étau entre les trois géants.

Par lui, le paysan affranchi du servage, eut une liberté relative, très grande, si on la compare au sort abject de ceux de Mecklembourg, de Pologne et de Russie. Nul impôt qu’indirect. La libre élection des pasteurs, du maître d’école (s’ils repoussent celui que le consistoire a choisi). Enfin, l’appel au roi. Moyen grossier, barbare, qui pourtant effrayait, contenait les fonctionnaires. Ce qui est sûr, c’est que les étrangers venaient en foule à Frédéric : tels pour l’armée, comme les lords Keith et Maréchal ; tels pour l’industrie, la culture. Tant de colons qui affluaient, parlent assez haut pour lui. Les réfugies de tous les cultes venaient au grand asile. Près de nos protestants, chassés par les Jésuites, arrivèrent les Jésuites, quand leur ordre fut supprimé.

Je hais les fades et fausses légendes du despotisme bienfaisant, des bons tyrans, etc. Mais, ici, on doit avouer que, sans le nerf tendu d’un gouvernement concentré, sans une discipline terrible, la Prusse n’eût jamais existé. Bien plus, sans l’énergie de ce grand défenseur, les événements les plus sinistres étaient à craindre pour l’Europe. On vit (1744), lorsque Marie-Thérèse crut envahir la France, l’atrocité barbare des bandes qui firent l’effroi de l’Alsace et de la Lorraine, les mutilations turques, les brûlés et les éventrés.

D’autre part, quand les Russes virent l’Europe épuisée (1748), ils eurent l’idée d’avancer à l’Ouest, d’entrer en Allemagne. Frédéric ajourna ce danger tantôt en payant leurs ministres, tantôt en montrant qu’il pourrait faire appel à la France et à l’Angleterre (Dover, II, 179). Moins prudents les Anglais, dans la peur d’une descente (1755), eurent l’idée déplorable d’acheter cinquante-cinq mille Russes, et de les lancer sur la France. Frédéric se mit entre, jura qu’ils ne passeraient pas.

On ne voit pas assez son danger permanent, dans cette ombre mortelle, sous ce froid géant famélique, dont la gueule dentue bâille toujours vers le riche Occident. Bête épouvantable de proie, entourée par surcroît des vermines affamées, la racaille Cosaquo-Tartare, déménageurs terribles (en Hongrie ils prenaient jusqu’aux glaces cassées, 1849 ; en Pologne ils prenaient jusqu’aux jouets d’enfants, jusqu’aux poupées brisées). Quand Frédéric arrache à la Russie un morceau de Pologne, c’est qu’elle l’a déjà dans les dents.

Revenons à l’année 1757.

Il est très faux de dire que d’afrord Frédéric n’eut affaire qu’à l’Autriche. En avril, cent cinq mille Français entraient chez lui par le Nord et le Centre. En avril, les Suédois, entraînés par la France, franchissaient la Baltique. En avril, la Diète Allemande, menacée par la France, poussée, forcée, armait contre la Prusse. En avril, la grande armée russe s’ébranlait, et ses masses hideuses de Cosaques et de Tartares. Elle allait lentement. Mais la cruelle approche d’un tel fléau forçait Frédéric de tenir une armée au Nord et d’affaiblir d’autant celle qui agissait au Midi.

L’Autriche n’était point désarmée. Elle avait concentré de grandes forces sous Charles de Lorraine et Brown. Une autre armée, sous Daun, se formait à côté, augmentée chaque jour d’inépuisables flots de la barbarie du Danube. Un matin, du milieu de son calme apparent, Frédéric fond sur la Bohême. Et le voilà vers Prague, aligné devant les barbares. Depuis dix ans, la Prusse n’avait pas fait la guerre (6 mai 1757). Son armée, en partie novice et mêlée de tout peuple, serait-elle au jour du combat celle qui frappa de si grands coup ? On pouvait en douter. L’Autrichien se croyait couvert par des marais où l’on enfonçait à mi-jambe. Il fut bien étonné de voir la sombre ligne noire de soixante mille hommes qui résolument traversait ce sol mouvant, venait à lui, — plus étonné de voir que cette ligne immense, sur une demi-lieue de longueur, et par un tel terrain, ne flottait pas, qu’elle avançait d’ensemble, aussi droite qu’une barre d’acier. Nulle musique pour régler le pas. Au vain tintamarre turc des Autrichiens, nul bruit, nulle voix ne répondait. La masse noire allait, comme un spectre muet, ne répondant pas même aux canons, à la fusillade. Le roi défend qu’on tire, veut toucher l’ennemi et frapper de la baïonnette.

Le curieux était de voir cette armée toute neuve devant l’artillerie, la cruelle canonnade emportant des lignes entières, — de voir aussi en danse la fille vierge de Frédéric, son œuvre, sa cavalerie, industrieusement préparée, une Hongrie du Nord contre la Hongrie de l’Autriche. Cette merveille ici paraissait pour la première fois.

Grande épreuve. Tous les généraux marchaient devant. L’honneur du premier coup fut à Fouquet, l’un des Français de Frédéric. D’autres généraux tombent. On allait lentement sous ces bouches de fer qui crachaient un enfer de mort et de fumée. Un des pères de l’armée, le vieux Schwérin, jeune à soixante-douze ans, ne souffrit pas cela. Pour enseigner les jeunes, il empoigne un drapeau, marche droit à ces chiens, les fait cracher contre l’Autriche.

Il fut tué, mourut dans son drapeau. Mais l’effet en fut tel que l’infanterie, dès lors maîtresse, ayant d’un coin de fer fendu en deux parts l’ennemi, il ne put jamais réunir ses deux moitiés. L’une s’enfuit à gauche, alla joindre l’armée de Daun, qui était à huit lieues. L’autre, énorme (quarante-huit mille hommes), se mit derrière les murs de Prague.

Napoléon, dans le repos de Sainte-Hélène, me semble ici bien dur pour un homme en situation si terrible. Il le trouve imprudent, précipité, un téméraire qui de ses calculs élimine le lieu, le temps, toutes les règles. — Mais quoi ? il n’y avait plus de temps !

Il faut juger ces choses par la crise révolutionnaire. Frédéric était juste au point des premiers généraux de la Révolution. L’extraordinaire, l’absurde, l’impossible, entra dans ses moyens, parfois lui réussit.

Voici le fond, le vrai : comme les Russes vont lentement, lui donnent quelques mois, comme des trois colosses, Russie, France et Autriche, il n’en a que deux sur les bras, il doit ou périr sans remède, ou pour un an désarmer deux empires. Eh bien, il le fait à la lettre :

Vainqueur, vaincu, en trois batailles horriblement sanglantes, il fit une saignée à l’Autriche, telle qu’elle ne remua de longtemps.

Par l’affaire de Rosbach, d’immortel ridicule, il porta à la France un si grand coup moral, qu’elle se méprisa, fit des vœux contre soi, n’admira plus que son vainqueur.

Napoléon, certes, est bien difficile. Quoi de plus grand se fit jamais ?

« Oui, mais contre les règles. » Assiéger cette grosse Prague, une garnison de cinquante mille hommes ! Quoi de plus insensé !

Plus insensé encore d’aller attaquer l’autre armée, celle de Daun. « Il aurait dû d’abord entourer Prague d’une double ligne de circonvallation et contrevallation. » Un travail de trois mois !… Mais, pendant ce temps-là les Russes entreront, les Français iront jusqu’à Berlin rencontrer les Suédois !

Et ce Daun, à dix lieues de Prague, qui reçoit d’heure en heure des torrents de barbares, si on ne l’étouffe aujourd’hui, demain ce sera une mer, un déluge d’armes et de soldats. Frédéric y court. Il le voit perché haut, retranché. N’importe. Daun a soixante mille hommes, Frédéric trente mille. N’importe. La force révolutionnaire c’est le mépris de l’ennemi. Daun résiste, crible Frédéric. « Celui-ci a tort ? » Point du tout. Daun en reste si faible, qu’il ne peut bouger de sept mois. Sept mois ! Gagner cela, mais c’est plus que d’avoir vaincu.

Ces batailles étaient des massacres immenses. À la première, celle de Prague, vingt-huit mille hommes restent sur le carreau ; à celle de Kolin, la seconde, vingt mille. Rien n’était préparé pour de tels événements, nuls secours d’hôpitaux. Dans un tel abandon, les blessés sont des morts.

Horrible guerre de femmes ! Avec quelle passion étourdie et sauvage les trois dames l’avaient préparée ! Avec quelle furie de colère, d’acharnement, elles l’exécutèrent, dans leur mortelle envie de tuer le grand homme du temps !

Les malheurs se suivent et s’enchaînent. Tous à la file accablent Frédéric : malheurs publics, malheurs privés. Il perd sa mère, le soutien adoré de sa jeunesse en ses cruelles épreuves. Il perd son frère, en quelque sorte ; ce frère, héritier du royaume, eût mieux aimé traiter ; il fallut l’éloigner. Au revers de Kolin succéda la nouvelle que, pendant que la Suède a saisi la Poméranie, la masse russe (et sa nuée tartare) entre par l’Est et mange tout. Cependant les Français occupaient tout l’Ouest, vainqueurs à bon marché, ne rencontrant personne.

Son unique alliée, c’était la petite armée de Hanovre, misérable et peu aguerrie sous Cumberland, le fils de Georges. Cumberland, battu à Hastembeck, et sûr de l’être encore, recule et recule toujours, poussé par Richelieu. Il arrive à la mer. Va-t-il sauter dedans ? Ou bien le désespoir lui fera-t-il livrer bataille ? Richelieu qui, je crois, a de sa propre armée la triste opinion que Cumberland a de la sienne, accorde à ses trente-huit mille hommes la convention de Kloster-Seven : ils restent armés, mais seront neutres. Les Français gardent le Hanovre, point essentiel à Richelieu, qui ne voulait rien que piller, et qui put à son aise manger tout le pays.

Ainsi, le 8 septembre, Frédéric a perdu son seul allié. Quoiqu’il défende encore la Silésie, on fait de lui si peu de compte que les cavaliers de l’Autriche s’en vont jusqu’à Berlin insolemment la rançonner.

Voilà le point où Vienne voulait voir Frédéric. Là tendait tout l’effort des douze années. Ce n’était pas en vain que la pieuse Marie-Thérèse employait aux prières quatre ou cinq heures par jour : elle était exaucée. Le mécréant sentait le bras de Dieu. Dans ses fatigues extrêmes, ses marches, ses combats acharnés, il y avait à parier qu’il périrait. Mais cela n’allait pas à la haine de Marie-Thérèse ; elle eut voulu le voir prisonnier et traîné dans Vienne, se déclarant vaincu, criant contre le ciel, disant comme Julien l’Apostat : « Tu as vaincu, Galiléen ! »

Œuvre pie ! Et elle est travaillée par des Voltairiens. De Vienne, Kaunitz dirige tout. Son actif instrument, plein d’esprit, plein d’audace, Choiseul, jusqu’en août, suit ici le grand plan autrichien : « La paix en France, et la guerre en Europe. » Le Parlement se calme, les exilés reviennent, la justice reprend son cours. D’autant plus vivement le roi pourra pousser la guerre, accabler Frédéric.

Depuis août, Choiseul est à Vienne. De là, bien mieux que de Paris, il stimule nos généraux, Richelieu et Soubise. Il a le zèle ardent d’un homme qui monte au ministère, qui brûle d’être ici le lieutenant de Marie-Thérèse. Dans ses lettres (Richelieu), il ne cache pas le motif qui le presse. Il est pauvre ; il vit par sa femme (délicate et fragile) ; s’il la perd, « il sera dans la plus affreuse indigence ». Le pauvre est capable de tout.

À ses débuts, il s’était posé en méchant par les perfidies galantes, les femmes compromises, les mots mordants. Il était craint des sots. Il se disait alors le chevalier de Maurepas, autrement dit un Maurepas plus jeune, qui reproduirait l’autre, son esprit, ses malices. Il passa son modèle. Par lui surtout l’Autriche sut pervertir l’opinion. On ne croyait pouvoir éreinter Frédéric qu’en égarant Paris, en corrompant la Presse. Tous les écrivains faméliques savaient qu’on n’aurait rien que par la cabale autrichienne. Ils prêtèrent leur plume à Choiseul. Il eut un atelier de satires, de chansons sur un même thème invariable, l’avilissement de Frédéric. Sur tous les tons, sur tous les airs, on chanta, on dit et redit qu’il vivait à la turque. Il n’appuyait que trop ces bruits par un cynisme étrange, l’ostentation des vices dont il était bien peu capable. Il n’était qu’un cerveau. S’il eût vécu ainsi, certes, il n’eût pas gardé cette énergie prodigieuse, cette capacité étonnante de travail jusqu’au dernier âge. Il n’est pas si facile d’être tout à la fois un Henri III et un héros. On a vu ce que Louis XV devint par ses vices d’enfance, son énervation féminine, sa honteuse timidité. Une chanson terrible, vraie Marseillaise du mépris, l’accuse précisément des hontes qu’on reprochait à Frédéric. Elle éclaire, mieux que la Hausset, l’histoire du privé de Choisy (1755).

Regardons les deux rois à ce moment (1757). Que fait Louis XV ? et que fait Frédéric ?

Louis XV, après Damiens, fut quelque temps captif, n’osait sortir, aller au Parc-aux-Cerfs. Il avait toujours chez lui Madame, mais un peu négligée, qui se désennuyait avec le petit Louis XVI et le charmant petit Narbonne. La Pompadour imagina, pour mettre le roi plus à l’aise, de lui faire au plus près et contre la chapelle un Parc-aux-Cerfs réduit, resserré, ignoré. Dans deux chambres sur la triste cour, d’où l’on entendait le plain-chant, on lui logea des filles (exemple la jeune épicière que lui vendit sa mère affamée (Hausset). On leur disait que c’était un seigneur. Une dit : « C’est le roi ! » Et on l’enferma chez les folles. Ces belles indiscrètes étaient fort incommodes, surtout par l’embarras des couches, que détestait le roi. De plus en plus, il se fit donner des enfants, pauvres jouets stériles, dont il se faisait magister, dans ce petit logis étouffé et fétide. Vie sale autant que sombre d’un misérable prisonnier.

Frédéric a du moins, il faut en convenir, un intérieur plus aéré. Quel intérieur ? quel cabinet ? immense. Ce n’est pas moins que la plaine du Nord, le grand champ de bataille de trois cents lieues de long. Il fait face aux deux bouts par une rapidité terrible, qui semble le vol des esprits. Le soir, sous la tente légère, qui frissonne à la bise, il tire encrier, plume, tout comme à Potsdam il écrit. Il fait des vers, souvent mauvais, qui témoignent du moins d’un bien rare équilibre d’âme. Vrai siècle de l’esprit : ce qui l’inquiète, c’est Voltaire. C’est à lui qu’il envoie sa pensée (la dernière peut-être). Et le danger l’inspire. Plusieurs de ces vers sont très beaux :

… Pour moi, menacé du naufrage,
Je dois, faisant tête à l’orage,
Penser, vivre et mourir en roi.

Voltaire lui avait jusque-là gardé rancune, entouré qu’il était des caresses de la Pompadour, de Kaunitz, de Choiseul. Il fut touché pourtant, lui conseilla de vivre, et il écrivit à la sœur de Frédéric qu’on pouvait s’arranger, « que, si l’on voulait tout remettre à la bonté du roi de France » (21 août 1757), Richelieu pourrait bien agir et se porter arbitre. C’était le pire conseil à coup sûr qu’on pouvait donner. Frédéric, tout surpris qu’il fût de l’innocence de Voltaire, fit semblant de le croire, et écrivit à Richelieu, le flatta, l’endormit. Richelieu écouta, répondit, même se fit un chiffre secret pour bien s’entendre avec le roi. Devant un pareil homme, il avait plus d’envie de négocier que de se battre.

Frédéric l’amusait, préparait un grand coup. Il jugeait froidement qu’il lui restait des chances et de grandes ressources morales.

L’Allemagne lui faisait la plus absurde guerre, à lui son défenseur, le défenseur des princes que l’Autriche poussait contre lui. Il les rappelait au bon sens, leur demandait pourquoi ils se hâtaient tant d’être esclaves, de faire les Allemands serfs du roi de Hongrie. Contre qui marchaient-ils ? contre celui qu’ils imitaient, admiraient, révéraient, leur maître. L’Autriche même tâchait d’organiser des troupes à la prussienne. Le petit Joseph II, enfant, le futur czar Pierre III, ne juraient que par Frédéric. Nos meilleurs officiers (Saint-Germain et Luckner) étaient de parfaits Prussiens. Leurs vœux étaient pour lui, ceux de la plupart des Français. D’Argenson n’ose dire qu’il lui souhaite de battre les nôtres, mais il parle des Russes. « Ah ! dit-il, si le roi pouvait accabler ces coquins ! »

Quel eût été le deuil de tous les penseurs en ce monde, si l’on eût perdu Frédéric ! Berlin n’était-il pas l’asile de la libre pensée, de la plus précieuse des libertés, la liberté religieuse ? Frédéric le sentait. Il se sentait gardien et des droits de l’Empire et des droits de la conscience, nécessaire à la fois à la patrie, au monde. Je ne trouve pas ridicule (quoi qu’on ait dit) qu’en sa pensée suprême, il invoque l’ombre de Caton.

Jamais personne ne brava tant la mort. Il le fallait. Ses soldats, si dociles en bataille, étaient exigeants, regardaient s’il était avec eux au danger. Le soir d’une bataille, le voyant à leurs feux, ils disent dans leur liberté rude : « Eh ! Sire ! où étiez-vous ? On ne vous a pas vu… » Il ne répondit rien. Mais ils virent son habit troué de balles et il en tomba une. Les voilà bien honteux. « Sire, nous mourrons pour vous. »

Sa gaieté héroïque était inaltérable. Dans cette année terrible, un peu avant Rosbach, on lui amène un de ses Français, un grenadier qui désertait. « Pourquoi nous quittes-tu ? — Sire, vos affaires vont mal. — C’est vrai… Eh bien, écoute : encore une bataille ! si cela ne va mieux, nous déserterons tous les deux » (Thiébault).

L’étonnement de Marie-Thérèse, c’était notre lenteur. Par Choiseul, qui était à Vienne, elle demandait à chaque instant pourquoi on ne se hâtait pas de donner le coup de grâce. — Elle employa, le 3 septembre, la ressource suprême qui lui avait déjà servi, un voyage de l’Infante près de son père. L’Infante se mourait de deux passions, celle du grand mariage autrichien, et celle d’aller aux Pays-Bas, de quitter son désert de Parme pour ces grandes villes riches, peuplées, de Bruxelles et d’Anvers. Bernis, son ex-amant, qu’elle avait eu en Italie, était devenu si prudent qu’il respectait, approuvait les excuses de Richelieu et de Soubise, tous deux fort peu pressés de voir le lion au gîte. Dans son désespoir même, celui-ci était redoutable. Par sa petite armée du Nord (vingt mille contre soixante mille) il avait étrillé les Russes à Jœgernoff ; tout en se proclamant vainqueurs, ils en eurent assez, s’en allèrent. Plus récemment, sur Soubise même, il eut un avantage léger, mais qui fit rire. Soubise a huit mille grenadiers, fuit devant quinze cents Prussiens, perd son camp et tous ses bagages.

La guerre était menée réellement par la Pompadour. Entre le vieux Bellisle et le vieux Duverney, elle aurait pu avoir de bons conseils, mais ne les suivait pas. N’étant que par l’Autriche, ne suivant que Marie-Thérèse, elle attendait le mot de Vienne. Ce mot était d’agir secondairement par Richelieu, mais de faire les grands coups par les vingt-cinq mille hommes que commandait Soubise, uni à l’armée de l’Empire, trente-cinq mille Allemands, qu’un Allemand menait, le prince Hildbourghausen, un valet de Marie-Thérèse. Les Français étant moins nombreux, la gloire serait toute allemande, toute à Marie-Thérèse ; elle aurait été quitte de la reconnaissance, quitte de ses promesses, eût refusé les Pays-Bas.

Qu’était ce favori Soubise ? Rien en lui, mais tout par sa sœur, Marsan (Soubise), gouvernante des enfants de France, qui avait eu ce poste de confiance par la grâce de Marie-Thérèse. Ces Soubise, depuis la belle rousse de Louis XIV, étaient toujours des favoris. Trois cardinaux Soubise sont les grands aumôniers ; le premier (fils du roi ?), c’est ce cardinal femme, célèbre par sa belle peau et son zèle moliniste ; le second, joli homme épuisé, qui meurt jeune, passait, dit Argenson, pour amant de sa sœur. Son frère, le général, brave homme et médiocre, plaisait à Louis XV par l’analogie de leurs mœurs. Sa sœur (Marsan) le fit tellement adopter de l’Autriche et de la Pompadour, qu’on voulait lui donner ce que ne put avoir Turenne : on voulait le faire connétable !

Soubise, de Vienne et de Versailles, recevait des lettres pressantes qui revenaient à dire : « Allons, sois un héros. » Le destin l’accabla. Un autre, Richelieu, eût été battu tout de même. La décadence pitoyable de l’armée (comme de toute chose) arrivait au dernier degré. Nos Français sont terribles aux premières guerres de Louis XV, à Guastalla, au combat de Plélo (1731). À Fontenoy, l’infanterie mollit, percée par la colonne anglaise (1745). Ici tout est dissous (1757). Personne ne se soucie de guerre. « Nos paysans en ont horreur, » dit Quesnay (art. Fermiers, dans l’Encyclopédie).

L’âme est morte ? Non pas. Avant Mahon, quand on dit qu’on n’embarquerait que les gens de bonne volonté, ils voulurent tous en être. Mais dans cette misérable guerre d’Allemagne, se traînant, embourbés dans la boue, le vol et le pillage, et les jambons de Westphalie, ils se moquaient d’eux-mêmes, méprisaient cette guerre qu’on faisait pour trois femmes, et (sans nul doute usant déjà du mot rude de 92) « pour ces cochons de Kaiserlics. »

L’armée française, chaque matin, à dix heures, offrait un grand spectacle. Devant les tentes, en ligne, on coiffait tous les officiers. Les coiffeurs, l’épée au côté, les tenaient sous le fer, frisaient, poudraient à blanc. Cérémonie essentielle. Comment se montrer décoiffé ? Défrisé, on n’était plus homme. Nul besoin du service, nul danger n’aurait ajourné.

Cela prenait du temps, bien plus que sous Louis XIV. Car la vaste perruque du dix-septième siècle était frisée la nuit, toute préparée pour le matin. L’artiste, au dix-huitième, vous tenait par la tête une heure et plus. Aussi, les perruquiers avaient pris un grand vol. Ils devinrent innombrables. En 89, à Paris, ils étaient vingt ou trente mille.

Ces officiers coquets, quoique assez vifs au feu, de mœurs, d’habitudes, étaient femmes. Aux salons, ils brodaient, découpaient des estampes, etc. Plusieurs étaient très jeunes. Tel colonel avait quinze ans. À l’assaut de Mahon, on en vit un de douze, qui ne savait marcher ; ses petits pieds se froissaient aux décombres ; un grenadier le prit, lui servit de nourrice.

Ces faibles créatures ne manquaient guère, par vanité, d’entretenir des femmes. Leurs actrices, chanteuses ou danseuses, les suivaient vaillamment dans leurs carrosses, avec leur train, coiffeurs et cuisiniers. L’officier, sa toilette faite, laissait le camp, allait au camp des femmes rire et causer. Le maréchal de Saxe n’en fit-il pas autant ? est-ce qu’il n’avait pas sa Favart pour chanter avant la bataille ? Mais ces dames n’auraient pas marché, si elles n’eussent trouvé à la guerre tout ce qu’on avait à Paris, leurs marchandes de modes, leurs soieries, essences et parfums, parasols et fard, mouches à mettre au coin de l’œil.

L’esprit d’égalité gagnait. Les subalternes, d’après les officiers, voulaient avoir des filles, les soldats même aussi. On dit que douze mille chariots traînaient à l’arrière-garde. Vaste camp pacifique, qui avait l’aspect d’un bazar.

Pour être juste, il faut, à cette corruption étourdie, en opposer une grossière, celle de l’Autriche. Qui croirait que parmi les fournisseurs de Frédéric, ses marchands de foin et de farine, on comptait l’Empereur lui-même ? Oisif, avare, il jouait au trafic ; il nourrissait l’armée qui battait celles de sa femme. Vienne était remplie d’espions de Prusse. Les grandes dames, dans leur vie gourmande, molle et voluptueuse, avaient toutes quelque favorite, quelque petite femme de chambre, lui disaient tout. Le bijou ennuyé se consolait par un amant et lui livrait ses confidences. Il les transmettait à Berlin. On put savoir ainsi que le général de l’Empire recevait de l’argent de Vienne, qu’il entraînait Soubise, et le presserait de se battre à la première occasion.

Le 7 novembre 1757, Frédéric, n’ayant que vingt mille hommes, des hauteurs de Rosbach, contemplait l’armée de Soubise et du prince Hildbourghausen, augmentée d’un renfort qu’avait envoyé Richelieu. Soubise hésitait à combattre, disait à son collègue l’attitude réelle du Prussien, caché par ses tentes, et qui derrière s’était mis en bataille.

À ce moment critique, vient un billet de Vienne pour Soubise, billet de Choiseul. Il lui conseille, le presse de se battre (Duclos, 646). Conseil impérieux ! Soubise y sent l’impératrice, l’ordre absolu. Que faire ? S’il ne combat, c’est fait de sa fortune.

« Je le tiens, disait le sot prince allemand, je vais l’envelopper. » Opération très simple. Il fallait pousser notre armée à droite, cerner leur aile gauche, leur couper la retraite ; et pour cela d’abord faire un long défilé, passer devant le Prussien, sous son artillerie.

On n’est pas à moitié que ses tentes ont tombé. Il apparaît… Sa cavalerie se démasque et s’élance. La nôtre lutte un peu. Mais l’infanterie ne soutient rien ; on travaillait à la mettre en bataille ; dans ces mouvements commencés, trois volées de boulets la troublent, elle fuit à toutes jambes. Soubise amène ses réserves ; trop tard ; on les culbute aussi.

L’affaire ne fut que ridicule. Peu de blessés, très peu de morts, mais d’innombrables prisonniers. La suite aurait été terrible si la nuit, venue de bonne heure, n’eût charitablement couvert le camp des femmes, ce grand troupeau de faibles créatures, de dames qui s’évanouissaient, de filles éperdues qui criaient. Les marchands lâchèrent tout, n’eurent le temps d’emballer. Les cuisiniers laissèrent leurs batteries. Loin devant, vrais zéphirs, volaient les perruquiers, jetant l’épée qui leur battait les jambes. Ce tourbillon eût été loin, si l’Instrutt, un méchant torrent, n’eût tout arrêté court. Un seul point ! Un long défilé… Deux jours, trois jours on fuit de différents côtés. À jeun. On n’a rien emporté. Si par bonheur on trouve, à peine on veut dîner, qu’un cri part : « Voici l’ennemi. »

Le camp abandonné fut pour la sombre armée du roi de Prusse un surprenant spectacle. Ces moines du drapeau, dans leur vie dure, n’avaient aucune connaissance d’un tel monde de bagatelles, de frivolités parisiennes ; que faire d’un tel butin ? Par l’ordre exprès du roi, les blessés furent soigneusement recueillis et soignés. Lui-même il fit manger les officiers avec lui, à sa table, leur en fit les honneurs, s’excusant de n’avoir pas mieux. « Mais, Messieurs, je ne vous attendais pas sitôt, en si grand nombre. » Il dit encore : « Je ne m’accoutume pas à regarder des Français comme ennemis. » Et en effet, entre nos officiers, tous enthousiastes de lui, il avait l’air du roi de France.

Un cri d’admiration partit de l’Angleterre et de la France même. Vingt chansons célébrèrent Soubise.

Cependant Vienne avait repris la Silésie, l’occupait avec cent mille hommes. Frédéric y court. Il en a trente mille, mais si sûrs qu’au moment il dit : « Si quelqu’un flotte, hésite, je lui donne congé ; il peut se retirer, sans blâme et sans reproche. » Pas un ne s’en alla.

Le sot démon d’orgueil qui possédait Marie-Thérèse, avait gagné les siens ; ils déliraient d’avoir repris la Silésie. Ils raillaient Frédéric. La terrible boucherie de Lissa les fit sérieux. Ils payèrent de leur sang. C’était la septième bataille de Frédéric en cette année (4 décembre 1757), et son chef-d’œuvre militaire. Napoléon lui-même en parle avec admiration.

Dès ce jour-là, son sort était changé. Il pouvait désormais largement réparer ses pertes. Pitt, depuis juin, gouvernait l’Angleterre. Frédéric reçut à la fois de l’argent, une armée. L’armée hanovrienne, après Rosbach, déchire sa convention, et elle est mise aux mains des généraux de Frédéric. Quinze millions par an lui sont donnés de Londres. Il peut nourrir, payer les nombreux déserteurs qui de tous côtés lui arrivent, veulent servir le grand Roi de Prusse.

Véritablement grand[1]. Les Autrichiens eux-mêmes, regrettant de lui faire la guerre, dans le Prussien ressentirent l’Allemand. L’admiration d’un homme rouvrit la source vive de la fraternité. Le culte du héros leur refit la Germania.

Dans les nobles et simples récits que Frédéric nous donne de cette guerre unique, il n’a daigné rien faire pour en relever la grandeur. Loin d’en marquer l’effet, les résultats moraux, immenses, qu’on entrevoit ici, il s’en tient au technique, dit seulement pourquoi et comment il fit cette manœuvre, livra, gagna cette bataille, très attentif surtout à bien marquer ses fautes pour ne pas tromper l’avenir. Nulle excuse pour ses défaites. Une véracité héroïque. Les succès plutôt amoindris. Sur le nombre des morts, des prisonniers, si les narrations diffèrent, c’est dans celle de Frédéric que le nombre est le plus petit.

On sent en lui une chose très belle, c’est que ses faits de guerre il les a vus d’en haut.

Derrière le capitaine et au-dessus est le Frédéric roi, dont l’autre Frédéric n’est que le général.

S’il n’eût été ni roi, ni général, il resterait encore un des premiers hommes du siècle. En parcourant la colossale édition de ses œuvres (trente volumes in-quarto), on reconnaît avec tous les critiques, les Villemain et les Sainte-Beuve, ce que le libre esprit des Diderot et des d’Alembert disait sans flatterie : C’est un grand écrivain, excellent prosateur, net, simple, mâle, d’étonnant sérieux, qui, même en face de Voltaire, dans ses très belles lettres, se soutient avec dignité.

Quelques formes bizarres, imprudemment cyniques, dont on abusa contre lui, n’empêcheront pas de déclarer :

Qu’il fut le caractère le plus complet du dix-huitième siècle, ayant seul réuni à la force l’idée.


  1. Il n’a qu’une tache, sa participation au partage de la Pologne, préparée depuis cent années. Voy. plus haut Thorn et les Jésuites, auteurs réels de cette ruine. Je l’expliquerai mieux au tome suivant.