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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 21

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (Tome quinzième — Louis XVp. 379-401).

CHAPITRE XXI

Credo du dix-huitième siècle. (1720-1757.)

Le grand coup de Rosbach frappait, non seulement la Pompadour, mais le Dauphin et la Dauphine. Celle-ci avait cru venger sa mère, le Dauphin venger Dieu. C’est par là que l’Autriche les avait pris, par là que l’amie de l’Autriche, gouvernante des enfants de France, Madame de Marsan, née Soubise, avait poussé son frère. Le Dauphin, fort peu Autrichien, le fut dans cette année 1757. Il eut le charitable espoir qu’on avait, en se mettant dix contre un, d’exterminer l’impie.

Voltaire la même année, ainsi que Frédéric, avait sa victoire, son Rosbach. C’est l’Essai sur les mœurs. Livre immense, livre décisif, qu’on attendait depuis quatre ans. Frédéric, quand Voltaire le quitta (1757), laissa publier la copie incomplète qu’il avait dans les mains. Elle fut à l’instant réimprimée partout. L’ouvrage ne parut complet, dans sa grandeur, qu’en mars 1757. Tiré du premier coup à un nombre inouï (sept mille), il inonda l’Europe, la remplit de lumière. Mais ce qui est bien plus, ce livre, plein de vie et d’initiative, en donne à tout le monde. Il commence une enquête immense sur l’histoire qui ne s’arrête plus. Le siècle marche dès lors dans un chemin nouveau, toute la grande armée historique, les Mably, les Raynal, les Hume, Gibbon et Robertson, Jean de Müller, etc. D’une part les critiques, et de l’autre les narrateurs, la philosophie de l’histoire, les Turgot et les Condorcet.

La France est loin de se sentir vaincue. Tout au contraire, elle envahit l’Europe. Le cycle varié de ses grands écrivains très harmoniques entre eux, répond aux besoins variés, aux sentiments des nations. Montesquieu gagne l’Angleterre, à ce point qu’il y fait Blackstone. Buffon, dans sa solennité, inaugure en Europe les études de la nature, Diderot la critique inspirée et des arts et de toute chose.

Ce qui prouve le mieux la souveraineté de la France, c’est l’avidité, le respect, j’allais dire la religion, avec laquelle l’Europe l’accueillait dans son œuvre mêlée, énorme et indigeste, de l’Encyclopédie. Rien ne donne aujourd’hui l’idée d’une telle chose. Tant de milliers de souscripteurs, pour un livre si lourd, si cher.

Chaque volume est reçu comme un événement, salué avec enthousiasme. Bonne nouvelle ! l’année de Rosbach, le septième volume a paru. L’Europe en est charmée. Outre les articles éclatants de Voltaire, Diderot, beaucoup d’autres saisissent, commandent l’attention. De l’article Genève qu’a donné d’Alembert, une révolution va sortir, le grand schisme encyclopédique.

C’est un sot préjugé, malheureusement fort répandu, qu’avant cette réaction le siècle avait flotté, divagué de côté et d’autre. Erreur. Il a marché très droit.

Qu’on me laisse un moment remonter et marquer depuis 1720 quelle avait été cette voie.

I. L’Action. — Montesquieu et Voltaire.

Le point de départ est l’arrêt de Montesquieu (dans la 117e des Lettres persanes) sur le catholicisme, « qui ne peut durer cinq cents ans ».

Il n’eut jamais d’éclipsé plus forte que sous la Régence. On ne le combattit pas ; on l’oublia.

Le jugement de Dieu, qu’il attestait toujours, avait deux fois prononcé contre lui. Vaincu deux fois, avec Philippe II, avec Louis XIV, il paraissait fini. Il l’était bien plus en lui-même, ayant dans l’Unigenitus condamné l’Évangile, et les propres mots de Jésus.

Montesquieu ne s’amuse pas à faire la petite guerre, noter tel scandale, tel abus. Il va à la vraie question : Si le catholicisme meurt, est-ce un effet de ses abus qui l’écartent de l’Évangile ? ou l’effet naturel, nécessaire, du principe chrétien ? — Quel est-il, ce principe, et quelle est sa portée ?

Regardant l’avenir, dédaignant le présent et méprisant ce monde, condamnant toute occupation mondaine, maudissant la nature, il est essentiellement stérile et dépopulateur (Lettre 114). — Il est le père des moines, mais il en est le fils, issu du monachisme oriental, si fort en Égypte, en Syrie, avant Jésus, plus fort dans la mort de l’Empire, ce grand tombeau des nations. Au monde défaillant qui n’agissait plus guère, qui n’espérait plus rien, il interdit l’espoir, défendit l’action.

Le premier mot qui part, en 1734, le premier cri, c’est : « l’action ».

Voltaire, dans ses Lettres anglaises et la lettre contre Pascal, dit la grande parole, le moderne Symbole : « Le but de l’homme est l’action. »

Nous avons vu Yoltaire à ce très beau moment, qu’on pourrait dire son moment stoïcien, quand, pauvre, ruiné, au retour d’Angleterre, il est caché près Paris.

Aux jérémiades amères de Pascal sur les maux de l’homme, il répond noblement : « L’homme est heureux… Je suis heureux. »

Comment heureux ? Par l’action.

L’action, but souverain de l’homme ; avec ce mot il n’était plus besoin d’épigrammes, ni de petits combats. Cela renvoyait au néant les dogmes de l’inaction, de la contemplation stérile.

Le but, entendez-vous ? ce n’est pas le plaisir, ce n’est pas l’intérêt. (À vous ! Helvétius, Holbach ! À vous, les modernes écoles de la matière et du plaisir.)

Voltaire se croit sensualiste et disciple de Locke. Il ne l’est point au fond. Il se sépare très bien de lui et de tous ceux qui croient la morale variable, qui ne reconnaissent pas une règle identique d’action.

Il se moque de Locke qui, sur la foi de voyageurs suspects, a la crédulité d’admettre que les Mingréliens s’amusent à enterrer vifs leurs enfants. « Mettons cela, dit-il, avec le perroquet qui tint au Père Maurice ces beaux discours en langue brésilienne, que Locke a la simplicité de redire. »

Et il n’est pas moins ferme contre le fatalisme. Contre Wolf, contre Frédéric, il proclame la liberté de l’action.

« La liberté dans l’homme est la santé de l’âme. » Plus on a la santé morale, plus on croit à la liberté. Le fataliste est un malade.

C’est un état artificiel, contre lequel protestent la conscience et la liberté intérieure.

Tout cela, beau en soi, l’est encore plus dans la situation. Il soutient cette thèse contre un homme qui va régner, le jeune prince de Prusse (1737-1738). Il tremble de le voir persister dans ce fatalisme qui endurcit le cœur. « Au nom de l’humanité, daignez penser que l’homme est libre. »

La morale héroïque se prouve par les actes et les œuvres, la liberté par l’énergie.

Frédéric, qui en fit un si terrible usage dans la Guerre de Sept-Ans, fut converti par la victoire. Déjà vieux, il avoue (1771, 16 septembre) que nos actes sont libres, et que Voltaire avait raison.

Mais il n’est pas moins beau de le sentir par les revers, par l’excès des malheurs. Le jeune et profond Vauvenargues, martyr de la cruelle retraite de Prague (1741), fut le témoin du nouveau dogme par sa vie et par ses écrits.

Voltaire, les recevant (1744), lui écrit : « Beau génie, j’ai lu, j’ai admiré cette hauteur d’une grande âme… Si vous étiez né plus tôt, mes ouvrages en vaudraient mieux. Mais, au moins, sur ma fin, vous m’affermissez… »

À trente ans, le jeune homme avait déjà passé par deux âges. Un de concentration stoïque, dans l’enivrement d’énergie où le jeta la lecture de Plutarque. Il se dépeint lui-même dans une lettre, comme il était alors : stoïcien à lier, désirant un malheur pour s’assurer de sa force intérieure. Plus réfléchi, il eut le second âge, celui de la force expansive qui dit : À tout prix l’action. Là il est justement l’opposé de Pascal et du christianisme, de la morale d’abstention. Il accepte hardiment toutes les conditions de la vie, les passions comme aiguillons puissants de notre force active.

D’autres aussi, non moins anti-chrétiens, admettent la passion, mais l’emploient au bonheur. Vauvenargues l’emploie, comme degré pour s’élever, un escalier qui monte à la grandeur, aux nobles résultats qui serviront le genre humain.

Cette forte pensée ayant rempli son âme, et devenant lui-même, donnait à sa personne modeste et réservée une autorité singulière. Le plus fougueux des hommes, Mirabeau (père de l’orateur), en écrivant à Vauvenargues (du même âge, ils ont vingt-deux ans), lui parle en fils plutôt qu’en frère. Il l’appelle : « Mon maître. » Ce qui surprend bien plus, c’est que dans ce monde futile de jeunes officiers dissipés et rieurs, nul n’ait ri de la vie recueillie, des mœurs graves et pures de ce singulier camarade. Devant son austérité douce, ils ne sentaient que du respect.

Écoutons-le : « Blâmer l’activité, c’est blâmer la nature. Le présent nous échappe, nos pensées sont mortelles. Nous ne saurions les retenir. Si notre âme n’était secourue par cette activité infatigable qui répare les écoulements de notre esprit, nous ne durerions qu’un instant. Il faut marcher, suivre le mouvement universel. Nous ne pouvons retenir le présent que par une action qui sort du présent… L’activité qui détruit le présent, le rappelle et le reproduit » (II, 94, éd. 1757).

Et ailleurs ce mot si fécond : « Agir n’est autre chose que produire. Qui condamne l’activité, condamne la fécondité. Chaque action est un nouvel être qui commence ce qui n’était pas. »

Son destin fut cruel. Il ne put pas agir. Il languit à l’armée. Il languit en Provence. Sa famille pauvre et très serrée lui refuse toute expansion. Il a des ailes et il ne peut voler. Forte épreuve. Eh bien, il se dit : « C’est sur nous que nous devons travailler. Et la grandeur se trouve en ce travail. L’âme est grande par ses pensées et par ses sentiments. Le reste est étranger. Lorsqu’il lui est refusé d’étendre au dehors son action, elle s’exerce en elle-même d’une manière inconnue aux esprits faibles et légers. Semblables à des somnambules qui parlent et marchent en dormant, ces derniers ne connaissent point cette suite impétueuse et féconde de pensées qui forment un si vif sentiment dans le cœur des hommes profonds. »

Ce mot qui, dans le calme, fait sentir le combat, montre aussi fièrement qu’en cette grande morale tout est compris, que l’âme souveraine sait et lancer et retenir le char, créer à l’action refoulée le champ illimité de l’activité intérieure, — qu’elle peut dire au monde : « Je suis un monde aussi. »

Que de coups l’accablèrent ! La funeste retraite de Prague lui avait coûté son ami, un jeune élève aimé, créé de sa pensée. Il quitta le service, rechercha un emploi. Par Voltaire il l’obtint. Mais le voilà gisant. Une cruelle petite vérole le dévaste, le défigure. Ses jambes, gelées à la retraite, s’ouvrent, ont des plaies. Et avec cela poitrinaire, presque aveugle ! La pauvreté cruelle pèse encore par-dessus ces maux !

Voltaire est ici admirable de bonté, de chaleur de cœur. Il va, vient, court, à Paris, à Versailles. Il intéresse les puissants à la publication nouvelle (1746). Il remue les ministres et la reine elle-même. À ce moment où il entrait en cour, s’agitait tellement, il a du temps pour le malade.

Aucun plus grand spectacle que celui de ce lit et de cette mansarde derrière l’École de médecine. Plusieurs en profitaient ; le jeune, l’aimable Marmontel, Chauvelin, l’âpre chef des batailles parlementaires, venaient voir volontiers ce stoïcien si doux. « Je l’ai vu, dit Voltaire, le plus accablé des hommes, et le plus tranquille. »

Quel était-il dans son for intérieur ? Fils du passé, sorti d’une famille catholique (avec une mère très dévote, une sœur carmélite, etc.), d’autre part, ami de Voltaire, ayant adopté son principe (anti-chrétien) de l’action, du bon emploi des passions, était-il combattu, avait-il des agitations ? Souffrait-il d’être double ainsi ? Rien ne l’indique. Ayant peu à donner encore, il crut devoir garder dans son petit volume des exercices de jeune homme, qu’il eût mieux valu supprimer et qui le feraient croire chrétien, donc opposé à sa propre doctrine. Un morceau vigoureux écrit de main de maître, et certes dans son âge de force (l’Imitation des pensées de Pascal), dément entièrement cette idée. Il est d’un parfait Voltairien.

Rien de plus vraisemblable que ce qu’on a raconté de sa mort. Voltaire alors n’était pas à Paris, mais il y fut présent par son alter ego, l’excellent d’Argental, le même qui avait assisté Mademoiselle Lecouvreur. Un Jésuite arriva, n’en tira rien. Vauvenargues dit après son départ les vers de Bajazet :

....Cet esclave est venu.
Il a montré son ordre, et n’a rien obtenu.

Mort à trente-deux ans, moins deux mois, en 1747.

On a dit, non sans vraisemblance, que Vauvenargues qui souvent atteste contre le raisonnement l’autorité du sentiment, de la nature, du cœur, est déjà un Rousseau anticipé. Oui, mais, très grande différence, il est bien moins sensible que Rousseau pour ses propres maux. Sur le grabat de Job, dans ces infirmités déplorables, cette destruction, il gémit, il est vrai, se plaint… des maux d’autrui.

Ce sombre Paris, ruiné par une interminable guerre, ce quartier noir, pauvre et humide, lui révélait un misérable monde qu’il n’avait pas vu au Midi.

Dans un passage ému, touchante vision de malade, il regarde passer le grand torrent, le monde et la foule affairée. Mais de côté et d’autre, aux chemins de traverse, il voit de pauvres solitaires souffrants, muets, étouffant leur douleur. C’est à eux qu’il voudrait aller, eux qu’il voudrait calmer et consoler. Il hésite, craint de les blesser ; il les laisse passer à regret.

Ailleurs, un aveu adorable : c’est que, tant malheureux qu’il soit, l’homme n’en sent que mieux toutes les misères des autres hommes… « Comme si c’était sa faute qu’il y eût des hommes plus malheureux encore. Sa générosité s’accuse de tous les maux du genre humain. »

Cette vive sensibilité éclate à chaque instant chez son maître Voltaire, le rieur plein de larmes. Elle alla trop loin même dans son Désastre de Lisbonne, l’égara, lui fit croire au désordre de la nature, lui en cacha l’ordre profond.

Mais elle est admirable dans l’Essai sur les mœurs. Sous forme légère et critique, elle anime partout ce beau livre. Partout on est heureux d’y retrouver le sens humain.

Bien mieux que Montesquieu[1], il pose : que, si la coutume diffère selon les lieux et les climats, tout ce qui tient au fonds de la nature est le même et ne varie pas. L’homme a toujours vécu en société, et cette société dure sur deux bases : justice et pitié.

Plus vieux, il a mieux dit encore, étendant ce principe de notre petit globe à ceux qu’on voit au ciel, et à tous les mondes possibles. Partout même morale, tout comme même géométrie. Je cite ce qui suit de mémoire, je crois, assez exactement :

« Si, dans la Voie lactée, un être pensant voit un autre être qui souffre, et ne le secourt pas, il a péché contre la Voie lactée. Si, dans la plus lointaine étoile, dans Sirius, un enfant, nourri par son père, ne le nourrit pas à son tour, il est coupable envers tous les globes. »

II. L’Action universelle.Diderot.

L’ouvrier naît au dix-huitième siècle, et la machine au dix-neuvième. Notable différence. Les œuvres industrielles, l’ameublement surtout, les arts de décoration intérieure, portent alors l’empreinte vive de la main de l’homme, souvent exquise et délicate, parfois quelque peu indécise, avec certains légers défauts qui ne sont pas sans grâce, indiquant que la vie a passé là, l’émotion, et que l’œuvre en palpite encore.

Les formes convenues du siècle de Louis XIV s’étaient imposées à l’Europe, mais pour les choses qu’on peut dire extérieures : architecture, jardins, costumes officiels. Des arts nouveaux se créent sous la Régence, qui atteignent bien plus le dedans. Ils pénètrent, se glissent, semblent des confidents d’amour et d’amitié. Ils ne méprisent rien, donnent aux menus détails d’intérieur, à cent choses d’utilité (fort grossières sous Louis-le-Grand) un charme singulier. Toute la vie en est ennoblie. Au plus caché boudoir des princesses étrangères, l’ameublement intime, le négligé d’amour, la vie mystérieuse, tout est création de la France. Ce génie d’industrie, qui sent et prévoit tout, sert les raffinements solitaires et la coquetterie sociale, les goûts de l’intérieur et l’aimable vie de salon.

En ouvrant les recueils des hommes sortis de la Régence, Oppenord, Meissonier, de Cotte, etc., on voit qu’ils entrevirent, tentèrent une grande chose : féconder l’art par la nature, marier avec charme les formes si diverses de la végétation et de la vie marine, les feuilles, oiseaux, coquilles ; exploiter mille espèces de fleurs, de coraux (autres fleurs) ; sortir de la pauvreté sèche des trois ou quatre types maussades où s’est tenu le Moyen-âge. Ils en firent des essais, allèrent (on peut le dire) au bord de la Nature. Ils y seraient entrés avec bien plus d’audace si l’Histoire naturelle, maîtrisée par Buffon, n’eût été immobile dans ses descriptions solennelles, si déjà elle eût eu le génie des transformations qui doit un jour changer les arts. La Marck, Geoffroy, Darwin, s’ils étaient nés déjà, auraient ouvert un champ immense au génie de nos Oppenord.

L’art était jusque-là chose d’Église, se répétant toujours, ou ridiculement bouffi, aux apothéoses royales, aux plafonds de Versailles. Mais tout à coup voilà qu’il est partout. Il devient social. Il crée une société. Il n’est plus une école ou une académie ; il est un peuple. Un grand peuple sans nom a poussé sous la terre, de fine main, par qui le métier devient art. Il est même juste de dire que le sculpteur, le peintre, ne sont pas alors en progrès. C’est bien plus en ces arts appelés des métiers que le siècle fleurit de grâce et d’invention.

Notez qu’ici l’ouvrier seul est tout. Il conçoit, exécute. Ce n’est ni Vanloo ni Boucher qui lui enseignent ces merveilles. Dans son cinquième étage il est un créateur. Sans secours, sans machine et presque sans outils, il est forcé d’avoir du génie dans les doigts. Que d’efforts, de pensées, de combinaisons solitaires, avant que le chef-d’œuvre aille au bout de l’Europe faire admirer les arts français !

Mais cet ermite du travail, par moment, voit monter à lui un Esprit, qui aime et sent tout, qui pénètre ses habiletés, ses procédés, qui lui trouve une langue pour cent choses innomées, lui explique son art à lui-même. C’est le pantophile Diderot.

Voltaire l’appelle Panto-phile, amant de toute la nature, ou plutôt amoureux de tout.

Il n’est pas moins Pan-urge, l’universel faiseur. C’est un fils d’ouvrier (comme Rousseau, Beaumarchais et tant d’autres). Langres, sa ville, fabrique de bons couteaux et de mauvais tableaux, l’inspire aux métiers et aux arts.

De son troisième nom qui lui va mieux encore, c’est le vrai Prométhée. Il fit plus que des œuvres. Il fit surtout des hommes. Il souffla sur la France, souffla sur l’Allemagne. Celle-ci l’adopta plus que la France encore, par la voix solennelle de Goethe.

Grand spectacle de voir le siècle autour de lui[2]. Tous venaient à la file puiser au puits de feu. Ils y venaient d’argile, ils en sortaient de flamme. Et, chose merveilleuse, c’était la libre flamme de la nature propre à chacun. Il fit jusqu’à ses ennemis, les grandit, les arma de ce qu’ils tournèrent contre lui.

Il faut le voir à l’œuvre, et travaillant pour tous. Aux timides chercheurs, il donnait l’étincelle, et souvent la première idée. Mais l’idée grandiose les effrayait ? Ils avaient peu d’haleine ? Il leur donnait le souffle, l’âme chaude et la vie par torrents. Comment réaliser ? S’il les voyait en peine, de sibylle et prophète, il était tout à coup, pour les tirer de là, ouvrier, maçon, forgeron ; il ne s’arrêtait pas que l’œuvre ne surgit, brusquement ébauchée, devant son auteur stupéfait[3].

Les plus divers esprits sortirent de Diderot ; d’un de ses essais, Condillac ; d’un mot, Rousseau dans ses premiers débuts. Grimm le suça vingt ans. De son labeur immense et de sa richesse incroyable coula le fleuve trouble, plein de pierres, de graviers, qu’on appelle du nom de Raynal.

Un torrent révolutionnaire. On peut dire davantage. La Révolution même, son âme, son génie, fut en lui. Si de Rousseau vint Robespierre, « de Diderot jaillit Danton. » (Aug. Comte.)

« Ce qui me reste, c’est ce que j’ai donné. » Ce mot que le Romain généreux dit en expirant, Diderot aussi pouvait le dire. Nul monument achevé n’en reste, mais cet esprit commun, la grande vie qu’il a mise en ce monde, et qui flotte orageuse en ses livres incomplets. Source immense et sans fonds. On y puisa cent ans. L’infini y reste encore.

Dans l’année même (1746) où Vauvenargues publia ses Essais, ses vues sur l’action, Diderot publia ses Pensées, où il dit un mot admirable. Il demande que Dieu ait sa libre action, qu’il sorte de la captivité des temples et des dogmes, et qu’il se mêle à tout, remette en tout la vie divine :

« Élargissez Dieu ! »

Combien à ce moment on l’avait étouffé ! combien indignement on l’avait remplacé, ce Dieu de vie, par la Mort même ! Comme on s’en servait hardiment pour sacrer toute tyrannie, arrêter la science, la recherche des causes, au nom de la Cause première ! On voulait qu’on s’en tînt à ce mot : « Dieu le veut ! »

« Qu’est-ce que la Nature ? Adorez, ignorez ! Comprendre, c’est impie. — Qu’est-ce que l’industrie ? la témérité de créer et de faire concurrence à Dieu. — Et la médecine ? défiance et défaut de résignation, l’acharnement de vivre. Guérir est un péché. »

Ainsi, à chaque pas, obstacle et inertie, un monde obscur, épais, coagulé ; rien ne se meut. Pour y ramener le mouvement, la circulation de la vie, le fluide de la Nature, et ses transformations à travers l’espace et le temps, il fallait écarter le Dieu faux d’inertie, — affranchir le Dieu mouvement.

Après la longue mort des trente années dernières du règne de Louis XIV, il y eut un réveil violent de toutes les énergies cachées, Dieu s’élargit, on peut le dire, il s’échappa. La vie parut partout. Des lettres aux arts, des arts à la Nature, tout s’anima, tout devint force vive. Il n’y eut plus personne de mort. Tous les êtres voulurent monter.

Du plus profond abîme, les madrépores eux-mêmes, les coraux réclamèrent, dirent qu’ils n’étaient pas simples fleurs, mais de vrais animaux (Peyssonel). Les plantes à leur tour, autant que l’animal, dirent aimer et avoir des sexes (Vaillant).

Les insectes (par Réaumur) prouvèrent qu’ils étaient ouvriers, de merveilleux industriels, qui se faisaient chacun des outils pour son art.

Ainsi la Nature tout entière, devant l’Industrie qui naissait, dit qu’elle aussi elle était industrie, un créateur laborieux. Notre Maillet, qui vécut en Égypte, vit, dans la matrice du Nil, surgir l’animal (non oisif), mais persévérant ouvrier, qui va se fabriquant, va montant dans l’échelle de la métamorphose, se diversifiant, tendant vers chaque espèce, selon qu’il développe tel organe ou telle fonction.

Pure machine au temps de Descartes, l’animal s’émancipe au dix-huitième siècle, devient animal vrai, une force animée et active, qui se crée, et qui a sa part du Créateur… Et Dieu n’en rougit pas. Animer tous ces simples, ces innocents, pour lui, c’est s’élargir, reprendre sa libre action et rentrer dans la vie divine dont les prêtres et les sophistes, ces impies, l’avaient exilé.

Le vertige me vient à regarder la scène prodigieuse de tant d’êtres, hier morts, aujourd’hui si vivants, créateurs… Cela est beau, grand, Dieu partout !

Démocratie immense !… Plus la compression monarchique du Dieu de fer du Moyen-âge fut exagérée jusqu’ici, plus aussi elles brûlent, ces forces délivrées, d’avoir tout leur ressort, de se détendre enfin, de vivre de la vie républicaine. Diderot, leur organe, a un respect si tendre des moindres libertés, des petites activités, qu’il craint de les gêner par un cadre trop fort. Il les relie sans les serrer, les laisse vigoureusement s’épandre en ses systèmes. Il ne les contraint pas, s’efface. Au système du monde, il agit tout à fait de même. Le grand Auteur à peine y paraît. Il n’est pas nié, mais écarté, ajourné ou voilé.

Ah ! l’amour contredit l’amour, et il a en lui son obstacle !

Qui aime à ce point toute chose, — par l’amour de la vie locale, — perdra le sentiment de l’Unité centrale.

En douant chaque être d’une âme et d’un esprit divin, y mettant Dieu, on a peine à garder l’harmonie supérieure et la lente Unité d’amour qui liait toute chose.

Cela est triste[4]… Le monde en devient sombre. Quel éparpillement de la vie !…

Si l’animal s’élève dans l’échelle des êtres, selon qu’il est centralisé, en montant des mollusques à l’homme, — hélas ! l’animal monde, s’il n’est centralisé dans l’unité divine, de quelle chute profonde va-t-il tomber, cher Diderot !

Ses Pensées sont brûlées (1746). — Sa Lettre sur les aveugles (1749) le fait mettre à Vincennes. Regardons-le sur ce donjon.

De là la vue est grande sur la plaine, la Seine et Paris, sur Notre-Dame et la Bastille. Que d’hommes ont regardé du haut de cette tour, mesuré la hauteur ! Retz, Condé, Barbès, Mirabeau, mille autres y ont passé. Mais nul oiseau jamais de si haut vol n’y fut que celui que j’y vois, nul plus grand, plus hardi, « nul plus sage et plus fou. »

Lui-même s’est dépeint à merveille. Né à Langres, lieu haut et de vents éternels, qui d’heure en heure va du calme à l’orage, il dit : « Ma tête est le coq du clocher qui va, vient et tourne toujours. » Un coq, disons-le, d’un œil d’aigle qui plane et voit au loin, pressent de tous côtés les vents de l’avenir.

C’est l’an 1749 (juillet), l’avènement de Mesdames, et le triomphe du clergé. Le roi accorde aux prêtres une razzia de gens de lettres. Sous le prétexte d’athéisme, on loge au donjon Diderot.

Cent ans plus tôt cela mène au bûcher. Vallée, Vanini, Théophile furent sans pitié brûlés. Que d’autres, pour des riens, furent enterrés vivants ! J’ai dit la cage de Saint-Michel-en-Grève. Je n’ai pas dit les fosses pleines de rats où Renneville eut le nez mangé.

Diderot fut très beau en prison. Tenu au secret le plus dur, il ne livra jamais le nom de son libraire, qui eût été droit à Toulon. Il était décidé à rester là. Et, sans papier ni plume, il charbonnait un drame de la mort de Socrate. L’autorité fléchit et recula.

Dans ce séjour de trois mois à Vincennes, il mûrit son grand plan d’une association universelle des gens de lettres, concentrant leurs travaux dans un Dictionnaire qui contiendrait la science humaine. Pensée folle ? on devait le croire.

L’autorité permettrait-elle une si dangereuse entreprise, toutes les sciences exposées, traduites selon l’esprit philosophique (autrement dit contre l’autorité) ? Aucun protecteur sûr. La Pompadour et d’Argenson cadet voulaient, ne voulaient pas. Si Diderot n’eût fait qu’un livre, il eût péri. Il emporta l’obstacle à force de grandeur. Dans sa vaste entreprise, au peuple des lettrés s’unit le peuple financier. Des fortunes s’y engagèrent. Telle y fut jetée sans retour. Une seule dame y mit cent mille écus.

Plusieurs y mirent leur vie (de Jaucourt et tant d’autres). La générosité de Diderot, qui s’y usa pour rien (y eut son pain à peine), sa générosité gagna. On vit un surprenant spectacle, cesser l’égoïsme et l’envie ! Qui aurait jamais cru que la nation des gens de lettres (comme l’appelle d’Alembert), nation de rivaux, d’envieux, en viendrait à s’immoler dans un travail commun où chacun brillerait si peu ? une Babel par ordre alphabétique, un monstrueux dictionnaire de trente volumes in-folio ? L’Encyclopédie fut bien plus qu’un livre. Ce fut une faction. À travers les persécutions, elle alla grossissant. L’Europe entière s’y mit.

Belle conspiration générale qui devint celle de tout le monde. Troie entière s’embarqua elle-même dans le cheval de Troie.

Tout cela était encore dans le cerveau de Diderot. Il était encore à Vincennes, mais plus libre déjà, quand il eut, en août 1749, la visite vraiment mémorable du musicien Rousseau. Il n’avait pas encore fait le Devin du village, et rien ne le recommandait. Diderot, qui l’aimait, ne méditait pas moins d’inscrire Rousseau au titre du grand Dictionnaire des sciences, de lui donner l’honneur d’être un des fondateurs de l’Encyclopédie (ce qu’il a fait réellement).

Mably, dans cette année, avait donné son livre contre la vie moderne, son éloge de Sparte, etc. Rousseau, protégé de Mably et ami du célèbre auteur, pouvait-il ignorer ce livre ? Il n’en dit rien, mais parle seulement du sujet proposé par l’Académie de Dijon : « Les sciences et les arts ont-ils servi le genre humain ? » Cette question, dit-il, lui ouvrit tout un monde. Il allait à Vincennes quand il la lut, en fut ému, gonflé, ne put plus respirer. Il s’assit sous un arbre, y écrivit une page au crayon pour la montrer à Diderot.

Les trois récits que l’on a de ce moment (par Rousseau, Diderot, Marmontel) s’accordent aisément. Rousseau entrevit bien la grande place qu’il allait saisir, en attaquant les sciences et le parti de ses amis. Mais il ne l’eût pas fait sans l’avis généreux du capital ami, qui pour lui était tout alors, sans l’autorisation de l’oracle du temps.

Grave question pour Diderot ! Au jour où il dressait le monument des sciences, allait-il envoyer Rousseau dans le camp opposé ? Ne risquait-on de voir bientôt un encyclopédiste ennemi de l’Encyclopédie ? Qui sait ? ennemi de Diderot ?

Celui-ci fut très grand. Il conseilla contre lui-même, contre son œuvre et contre son parti. Il conseilla Rousseau pour Rousseau, selon ses tendances, son talent et sa destinée, et quoi qu’il arrivât, il le lança dans l’avenir.

fin du tome quinzième.
  1. Si je ne parle pas ici de l’Esprit des Lois, c’est qu’il n’a pris autorité que tard, dans la seconde moitié du siècle, avec nos Anglomanes, nos Constituants, etc. À son apparition, il eut un grand succès de curiosité (vingt-deux éditions en dix-huit mois, 1748-1749). Mais bientôt on l’oublie un peu (1750). Les razzias d’enfants, la fureur de Paris et le chemin de la Révolte mettent à cent lieues de ce livre si froid des temps endormis de Fleury. — Montesquieu meurt tout seul (1755), à ce point qu’il n’y eut qu’un homme pour suivre son convoi. C’était le bon Diderot. — Le pauvre Montesquieu avait été dupé sur l’Angleterre, mystifié par les Walpole. Ils lui firent admirer la machine, qui est peu de chose. C’est la vie qui est tout. La vie, c’est l’Habeas corpus et le jury, la sûreté de l’homme et de la maison bien fermée. La maison ? qu’est-ce ? Le mariage. Une femme sûre, qui ne tient qu’au mari (beaucoup plus qu’aux enfants). C’est ce qui a fait tout le reste, la force du dedans, la grandeur du dehors. Il va au bout du monde ; elle suit. Dès lors tout est possible et la colonie durera. — On n’imite pas la liberté, on ne l’importe pas, il faut la prendre en soi. À chacun de la faire par l’énergie du sacrifice ; non le sacrifice d’un jour, mais celui de tous les jours, le fort travail suivi, les mœurs laborieuses.
  2. Cherchons le cœur du dix-huitième siècle. Il est double : Voltaire, Diderot. — Voltaire garda très nette l’unité de la vie divine ; Diderot sa multiplicité. Tous deux sentirent fortement Dieu. — Tous deux furent très unis par l’idée identique qu’ils eurent de la Justice. Contre Locke Voltaire, et Diderot contre Helvétius soutiennent la Justice absolue. — Les hauts génies de cette époque, dont si complaisamment on a exagéré les dissentiments extérieurs, furent d’accord bien plus qu’on ne dit. On n’a pas assez rappelé tant d’expressions fraternelles, de mots d’admiration, de mutuelle tendresse, qui leur ont échappé. — Voyez d’abord avec quelle joie toute apparition nouvelle du génie était reçue. Lorsque Voltaire, au comble de sa gloire, flatté de tant de rois, reçoit les essais d’un jeune inconnu, Vauvenargues, quel attendrissement paternel ! quels efforts pour le produire, le faire accepter de tous ! Chose touchante ! il descend de sa gloire, lui dit : « J’aurais valu mieux, si je vous avais connu. » Ce mot, c’est le destin, c’est le prix de la vie. Qu’il souffre et meure, qu’importe ? Il est dans l’immortalité. — Quand l’Esprit des Lois apparaît dans son succès immense, Voltaire est ravi, il tressaille. Il en entreprend la défense et lance aux détracteurs un de ses beaux pamphlets. Plus tard, il critiqua. Mais que sont ses critiques auprès de l’éloge excessif : « Le genre humain avait perdu ses titres. Montesquieu les a retrouvés. » — Dans la lettre où Diderot défend contre Falconet l’idée de l’immortalité, il y a un mot, tendre, inquiet, sur Voltaire, qu’il voyait vieillir : « Quoi ! faut-il qu’un tel homme meure ? » — Diderot, à son tour, trouva en ses pairs la sympathie profonde, l’aveu de son immensité : « L’oiseau de si grande aile ! » Voltaire l’appelle ainsi. Et Rousseau : « Génie transcendant ! je n’en vois pas deux en ce siècle ! » — Grands cœurs ! Ils me rappellent le fanatisme de Rubens pour Vinci, et l’accent si fort de Milton dans ce sonnet touchant où il dit : « Mon Shakespeare ! » — Cela ne nous ressemble guère… Hélas ! pauvres sauvages du dix-neuvième siècle qui marchons si sombres un à un !
  3. Un jeune homme lui apporte une satire contre lui. Il s’excuse : « Je n’ai point de pain. J’ai pensé que vous me donneriez quelques écus. — Las, monsieur, quel triste métier !… Mais vous pouvez tirer de ceci un meilleur parti. Monsieur le duc d’Orléans, retiré à Sainte-Geneviève, me fait l’honneur de me haïr. Dédiez-lui ce livre et qu’on le relie à ses armes. Vous en aurez quelque secours. — Monsieur, l’épître m’embarrasse. — Asseyez-vous là, je vais vous la faire. » Le prince donna vingt-cinq louis.
  4. Il est triste de voir deux ou trois hommes, et des plus éminents, — pleins de la vie divine, — n’en pas bien sentir l’Unité. C’était ma querelle déjà avec notre regrettable Proudhon, qui m’a suivi de près dans mon idée de la Justice, de la Révolution, opposé du Christianisme. Son esprit décentralisateur lui a voilé l’Unité du grand Tout. — J’ai dit ma pensée là-dessus dans le livre de la Femme, dans la Bible de l’humanité. — Né fort indépendant de la forme chrétienne, n’ayant jamais communié, quoi qu’en disent d’impudents biographes, j’avais l’esprit très libre, et plus de droit de m’expliquer.
    Le vrai soleil du monde, l’Amour qui en est l’âme, n’apparaît pas toujours. La ravissante idée de l’Unité centrale par moments se dérobe pour enhardir la vie locale. C’est un phare à éclipses qui tourne, qui se cache et ne périt jamais. Rassurez-vous donc aux heures sombres. Cette flamme qui fait la joie du cœur, peut manquer par moments, nous attrister de son absence. Toujours elle revient plus vivante, agrandie.