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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 3

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (Tome quinzième — Louis XVp. 50-64).

CHAPITRE III

Esprit guerrier et provocation du clergé. — France, Pologne, Espagne.
(1726-1727.)

Le clergé avait reconquis au dix-huitième siècle ce qu’il eut par deux fois au dix-septième, la royauté du prêtre.

Un cardinal régnait, et avec moins d’obstacles que Richelieu ou Mazarin. Le plus facile des maîtres, un enfant. Point de Fronde. Un peuple las, courbé, aspirant au repos.

Le paresseux Fleury et les fins du clergé ne voulaient qu’engourdir, mettre à tout la sourdine, éteindre le jour et le bruit. Mais la grande masse cléricale en France et en Europe, un grand monde imbécile, en se voyant si fort, méprisait l’art trop lent des doux étouffements, voulait le fer, le feu, contre leurs ennemis.

Derrière ce vain drapeau, la Bulle, qu’on mettait en avant, ils avaient deux idées fort sérieuses qui les travaillaient : 1o ils avaient vu par Law et Duverney que, sous forme de vente ou d’impôt (n’importe comment), on en viendrait aux biens d’Église ; 2o ils voyaient le respect perdu, la société attentive aux scandales ecclésiastiques. En Italie, où l’on en rit, la facilité générale permet et couvre tout. En Espagne, respect profond. L’Espagne restait l’idéal. En ce grand royaume dépeuplé, dans ses villes isolées (chacune entourée d’un désert), on pouvait fort commodément imposer, contenir les langues et les esprits, brûler ici trois juifs, quatre maures, deux sorcières. Le peuple, édifié de ces lugubres scènes, gardait la crainte du Seigneur.

Tout autre était la France, et ce n’était pas sans danger que les ambitieux (un Tencin, un Tressan, qui visaient le chapeau) poussaient aux moyens de Terreur. On a vu que Tressan, l’aumônier du Régent, avait écrit, dressé le grand Code de la Dragonnade, le recueil des deux cents ou trois cents ordonnances contre les Protestants. Monsieur le Duc subit ce Code (14 mai 1724), à l’étourdie, sans voir deux terribles articles qu’on y avait glissés (Voy. Lemontey, Rulhière, Malesherbes).

Tout nouveau converti, sur un mot du curé, est déclaré relaps ; donc il peut être mis à mort, ses biens vendus, ses enfants ruinés. Qui peut dire la peur des familles, de la mère, de l’épouse, et leur craintive dépendance, le père étant sous le couteau ! Article atroce. Mais la suite est immonde. Le curé entre seul dans les maisons (non plus accompagné, comme l’ordonnait Louis XIV) ; il les visite sans témoins, et prend les personnes une à une, négociant en maître, et faisant son marché avec une femme tremblante qui croit voir son mari perdu !

Des deux articles, l’un (si meurtrier) épouvanta. Monsieur le Duc défendit d’y avoir égard. L’autre, honteux, subsista six années (1730). Nombre de familles s’enfuirent, contèrent partout ces muettes horreurs, parfaitement étouffées ici. Tout le Nord s’indigna, et d’autant plus qu’alors, au bout opposé de l’Europe, la voix du sang criait en Pologne contre le clergé.

La mort de dix personnes exécutées à Thorn fit un éclat immense et de conséquence infinie.

Dix têtes ! qu’est-ce cela près des Saint-Barthélémy, ou des tueries du duc d’Albe ou des égorgements de la Guerre de Trente-Ans ! Eh bien, un fait terrible et inouï eut lieu. Ces dix têtes jamais ne purent être enterrées. Elles restèrent cent ans sur la terre, et elles ont changé le monde. D’elles vint l’affreux malentendu qui tua la Pologne et (malheur exécrable) exhaussa la Russie[1] !

Les Polonais avaient sous leur protection une ville marchande, celle de Thorn. Ville, certes, non méprisable : c’est la ville du fameux traité qui fit les libertés du Nord, c’est la ville de Copernic. Les gens de Thorn, quand ils s’affranchirent des moines militaires, et se réfugièrent sous les lances de la Pologne, obtinrent du noble peuple un privilège très grand : de vendre sans payer de droit dans toute l’étendue du royaume. Ce peuple, généreux, d’admirable hospitalité, recevant tous les exilés, était le seul qui eût écrit la tolérance dans ses lois (Pacta conventa). Tout son sénat alors (moins un membre) était protestant. Les choses terriblement changèrent, lorsqu’au dix-septième siècle les Suédois protestants envahirent trois fois la Pologne. Blessée en son orgueil, elle fut presque entière catholique. Très difficilement les Jésuites s’y étaient introduits, mais ils y réussirent. Ils tentèrent les familles par les humanités, l’éducation française, et peu à peu ils eurent les enfants des seigneurs. Les belles Polonaises se prirent fort au roman dévot. Hardies, chimériques et charmantes, comme elles sont, elles emportèrent tout. La galante Pologne mit la femme sur son drapeau. La Vierge volait aux batailles en tête de sa cavalerie. Cependant les villes marchandes, allemandes de fonds, Thorn, Dantzig, etc., n’eurent rien de ces folies, restèrent fort protestantes, et fort suspectes d’aimer l’étranger protestant. Les Jésuites parurent faire une œuvre polonaise en s’y introduisant, — rien d’abord qu’un petit Jésuite pour aider tel curé, puis deux, puis une école, un collège, pour élever de jeunes nobles. Ceux-ci, fiers jeunes gens, escrimeurs, querelleurs, se moquant des marchands de Thorn, paradaient l’épée au côté. Minorité minime, ils trouvaient beau de faire procession avec leur Vierge, de tenir le pavé contre un grand peuple luthérien. Tout ce que firent les jeunes protestants, ce fut d’enfoncer leur chapeau. On les leur jette à terre (juillet 1724). Les Jésuites ont ce qu’ils voulaient. Le magistrat ayant arrêté un provocateur, ils osent en faire autant, comme s’ils eussent été magistrats. Plus, la bande guerrière des écoliers armés tombe sur les gens qui regardaient. Des hommes forts se trouvaient dans le peuple, un charpentier,. un maçon, un boucher. Ils forcent le collège, enfoncent et cassent tout, tables et bancs, deux autels. La Vierge querelleuse, qui a fait la bataille, est traînée, punie, mise au feu.

Mais cette Vierge, c’est le drapeau de Pologne ! Outrage national !… Les Jésuites à cela ajoutent un argument terrible : que si Louis XIV a bombardé, écrasé Gênes pour avoir outragé Sa Majesté humaine, à plus forte raison la Majesté divine outragée doit écraser Thorn. Elle exige la mort des coupables, des magistrats même.

Cela fit impression. Cependant le haut tribunal trouvait que la mort, c’était trop. On dit à plusieurs membres qu’ils n’avaient rien à craindre, qu’on ne pouvait faire la chose qu’autant que les Jésuites jureraient, ce que des religieux ne peuvent en affaire criminelle. Invité à jurer, le Jésuite recteur s’excusa, par ce mot du droit canonique : « L’Église n’a soif de sang. » Mais il fit signe à un frère de son ordre, qui n’était pas profès encore, de se mettre à genoux et de jurer pour lui. Autre illégalité : on paya six coquins, non bourgeois de la ville, qui jurèrent tout ce qu’on voulut.

Le roi pouvait faire grâce. Mais ce roi toujours gris (c’était Auguste l’Allemand) n’osa faire grâce aux Allemands, grâce d’une insulte faite au drapeau polonais. Il en sauva un seul, et but un coup de plus. Donc les Jésuites purent agir à leur aise. La mort leur parut peu. Ils tinrent longtemps la proie entre leurs griffes, les lancinant jusque sur l’échafaud d’instances et de chicanes pour les faire mourir catholiques (décembre 1724).

Avant l’exécution, la Prusse était intervenue, avait menacé même, fait approcher des troupes. Imprudence qui hâta les choses. On rit de cette petite Prusse, de son roi, le grand grenadier. On rit de la petite Suède, épuisée, alors un néant. Cependant la grosse Angleterre prit aussi la parole, et le Hanovre, et le Danemarck, et la Hollande, et la France même (du duc de Bourbon). Tout cela grave, immense, mais lent, sans action. Que fût-il advenu si les protestants de Dantzig et de toutes les villes avaient aussi versé le sang ? Rien de tel n’arriva, et la chose resta tout entière. Pour le malheur de la Pologne, les Jésuites eurent le dernier mot.

La parfaite ignorance de ce parti téméraire le lançait dans les aventures. Trois mois après l’affaire de Thorn, il menace, il provoque l’Angleterre et la France, renouvelle à Madrid le plan d’Alberoni, — mais plus fou, croyant cette fois se servir de son ennemi, s’armer de l’épée de l’Autriche (avril 1725) ! Cela décida l’union de tout le monde protestant (Alliance de Hanovre, septembre).

J’ai dit le bizarre intérieur de la cour de Madrid, le roi, un demi-fou, et les furies de la Farnèse. Nul plus honteux spectacle. C’est à la médecine beaucoup plus qu’à l’histoire qu’il appartient de l’expliquer. Le roi, de faible esprit, qui eût dû être ménagé, était sous la main de deux femmes criardes, insolentes, grossières (comme les basses classes d’Italie), — l’assafeta (femme de chambre) qui régnait, menait tout, — et la reine, non moins ignorante, violente, emportée, sans scrupules. Pour aller à leurs fins, faire obéir le roi, elles tendaient horriblement la corde par les excès de vin, les épices, et le reste. Elles usèrent sans mesure de cela. Et la reine eut trois règnes. Après celui de femme, de grossesses, de fécondité, elle le tint par les hontes secrètes (dont plaisantait Alberoni) ; et, en dernier lieu, quand il fut tombé à l’état animal, ne changeant plus de linge, velu, avec des griffes, d’autant plus aisément elle eut un règne de geôlier.

Et tout cela devant les confesseurs. La reine en avait un qui faisait ses affaires et écrivait pour elle, digne d’elle (on en a des lettres. Voy. Montgon), un sot, frère coupe-choux, qui écrivait comme un portier. Celui du roi, tout autre, Espagnol, le Père Bermudez, dur et profond Jésuite qui ne désirait rien que l’extermination des jansénistes, brûlait de le voir à Versailles. Autant la reine poussait vers l’Italie, autant le roi aimait, regrettait, désirait la France, pour la France elle-même, non pour la royauté.

Le Retiro, l’Escurial, Saint-Ildephonse, étaient les vrais châteaux des songes. Du plus haut au plus bas, tous rêvaient et politiquaient. Les confesseurs aux entresols, les grands, les majordomes, les valets dans les antichambres, sans cesse refaisaient la croisade et renouvelaient l’Armada. Les cuisiniers marmitonnaient l’Europe. Lieu admirable aux intrigants, aux charlatans dévots. Un aventurier, Riperda, Hispano-Hollandais, qui pour les affaires de commerce avait stylé Alberoni, vient un matin, est touché de la Grâce et se fait catholique. Même farce de l’abbé Montgon qui vient exprès de France pour admirer de près la sainteté du roi, et, s’il le faut, se faire moine avec lui.

On savait que Philippe voulait alors passer en France (janvier 1724). Voyant le Régent mort, l’enfant très chancelant, il faisait ses paquets. La reine avait baissé. Bermudez l’emportait. On faisait faire au roi une chose extraordinaire, quitter le trône sur l’espoir d’en avoir un autre. Il croyait rassurer l’Europe par un semblant d’abdication, gouverner par son fils. Il avait ramassé une bonne somme pour le voyage et se tenait le pied dans l’étrier. Tout manqua. Le jeune roi d’Espagne mourut. Son père fut condamné à reprendre le trône.

Dans leur courte retraite, le roi, la reine avaient fort écouté le hâbleur Riperda, nouvel Alberoni, qui mena la reine d’Espagne comme l’ancien Alberoni menait alors à Rome la reine d’Angleterre, femme du Prétendant. Leur plan était le même, toujours le vieux roman jésuite, ramener le Stuart, catholiciser l’Angleterre, et par elle le reste du monde. Coup manqué tant de fois. Mais tout parut possible dans l’aveugle fureur où les jeta le renvoi de l’infante (avril 1725). Se venger de la France, frapper l’Anglais, changer la face de l’Europe ! tout fut aisé. Comment ? Riperda s’en chargeait. « Il soldait l’Empereur, vieil ennemi, mais nécessiteux ; il lançait sur la France son invincible prince Eugène, pendant que la flotte espagnole, aidée des vaisseaux russes, menaçait l’Angleterre. Georges, serré de près, effrayé, ne pouvait guère manquer de rendre Gibraltar. Faiblesse impopulaire, qui irritait son peuple, et lui coûtait le trône. Le Prétendant rentrait sans coup férir[2].

« Un mariage unissait à jamais les deux grands princes catholiques, l’Espagnol, l’Autrichien. Celui-ci n’ayant qu’une fille pour héritière, il la donnait à Don Carlos, pour dot l’empire d’Autriche et même (on peut gager) l’Empire. »

L’Empereur fut bien étonné de la proposition. Mais comme Riperda arrivait les mains pleines, et prêt à jeter les ducats, on fit bonne contenance. On lui donna espoir. Caché trois mois dans Vienne, il achetait les ministres un à un. Et l’Empereur aussi recevait. Seulement il trouvait le traité un peu dur. « Tout était pour l’Espagne. » Riperda insistait en faisant espérer qu’on suivrait le grand plan d’Eugène : le démembrement de la France (Coxe, ch. XXXVII), qui donnait à l’Autriche la Bourgogne et tout l’Est, ce qu’avait eu Charles-le-Téméraire.

À Vienne, comme à Rome, à Madrid, la femme dominait. L’Empereur Charles VI dépendait de sa belle épouse. Elle avait horreur de l’Espagne, et encore plus sa jeune fille qui voulait un fils de Lorraine. Il venait de faire celle-ci son héritière par un acte fort irrégulier (Pragmatique) pour lequel il mendiait l’appui de chaque puissance. Il avait besoin de l’Europe pour cette succession illégale, donc était fort loin de la guerre (Villars, 329) et n’écoutait l’Espagne que pour lui tirer ses ducats.

Mais il faut des ducats. Riperda n’en a plus. La comédie finit. Il tombe honteusement. « La reine ouvre les yeux sans doute ? » Point. Elle extravague encore plus. « L’Espagne à elle seule suffit contre l’Europe. Si seulement la France n’agit pas, nous l’emporterons. » Heureusement Monsieur le Duc n’est plus, Fleury est maître. De Madrid on envoie l’équivoque abbé Montgon. La reine (sans égard aux volontés du roi) veut qu’à tout prix Montgon gagne Fleury, se confie à Fleury, lui livre tout, s’il faut, pour obtenir de lui trois mois d’inaction, le temps d’emporter Gibraltar. Car, Gibraltar pris, Georges tombe et le Stuart succède (dans sa folle imagination !).

Ce qui est merveilleux, c’est que ce roman ridicule, présenté à un homme aussi froid que Fleury, ne fut point du tout rejeté[3]. Il n’eût osé. Ses maîtres, les chefs ultramontains, tenaient trop fortement à la chimère du Prétendant. Il accorda ce que voulait la reine. Le ministre eût dit : Non ; mais le prêtre dit : Oui. Tout en doutant que l’affaire fût aisée, il accorda du temps. À regret, il dit à Montgon : « Seulement, je vous prie, dites au confesseur de la reine l’embarras où je suis. Nos préparatifs peuvent bien sauver les apparences. Mais tout ce jeu ne peut durer longtemps. »

Les vieux militaires espagnols déclaraient le siège impossible si l’on n’avait la mer, que l’Angleterre tenait par trois énormes flottes. L’Autriche le blâmait, et loin d’aider l’Espagne, elle travaillait contre elle en Italie. Les agents jacobites qui de Rome allèrent en Écosse pour tâter le terrain, trouvèrent tout impossible. L’évidence était telle que le pauvre roi même demandait à la reine pourquoi elle exigeait cette vaine effusion de sang. Il en avait horreur, horreur des intrigants qui, pour remplacer Riperda, la servaient dans sa furie folle. Il refusait tout travail avec eux. Alors elle le persécuta. Elle lui supprima la consolation religieuse, en lui chassant son confesseur. Elle lui supprima ce qui était sa vie, le rapport conjugal. Torture bizarre. Par les poisons d’amour, elle le mettait hors de lui, refusait. L’effet en fut terrible et imprévu. Il devint très lucide, accablant de raison. Il dit ce que dira l’histoire, qu’elle était l’assassin du roi, du peuple. Et il la châtia rudement. Épouvantée de lui voir le bon sens revenu, elle pleura, pria. La nature, l’habitude lui rendirent l’ascendant. Mais il la connaissait et il la méprisait. Lorsque très lâchement elle faisait semblant d’aimer le fils du premier lit : « Oh ! la fausse, la fausse Italienne ! » dit-il avec un rire amer.

L’échec de Gibraltar, l’abandon de l’Empereur (31 mai) ne la corrigeaient pas. Par la mort du roi Georges, elle espérait encore que tout pourrait changer, s’obstinait à rester armée, usant l’Espagne jusqu’aux os. Le roi s’en mourait de remords et voulait abdiquer, ce qui eût renversé la reine avec ses Italiens, rendu l’Espagne aux Espagnols. Rien de plus sage. Mais la reine y pourvut. Elle changea les clefs et les serrures, le tint sous les verrous. Dans quel état réel était-il ? qui l’a su jamais ? Enfermé et gardé, il protestait pourtant de la seule façon qu’il pouvait, ne faisant plus sa barbe, n’entendant plus la messe. La reine en était inquiète. Elle fit la dévote et la bonne Espagnole, jusqu’à prendre la robe franciscaine, la robe des Mendiants. Cela dura huit mois au moins, en 1728.

Un jour enfin, sachant que Louis XV était relevé de maladie et notre reine enceinte, il se fit scrupule de son deuil, lorsque la France était en joie, et comme bon Français, comme parent désintéressé, il se leva, se fit la barbe, se montra gai et doux. La reine désirait ardemment qu’un nouvel enfant prouvât leur union et le fît croire libre. Elle y réussit en effet (17 mars 1729), elle conçut, et comme elle avait fait un vœu à saint Antoine si cela arrivait, elle nomma sa progéniture Antoinette.

Tout s’était arrangé par les intérêts domestiques qui seuls touchaient les rois.

L’Empereur, bon père de famille et docile à sa femme, ajourna ses plans de commerce qui irritaient l’Anglais, et il eut ce qu’il voulait pour sa fille, la garantie qu’elle serait son héritière au mépris des droits électifs de tant de peuples et des lois de l’Empire (31 mai 1727).

Georges II n’est pas moins mené, fort doucement, par sa Caroline, fine, patiente, qui pour favorite a pris la maîtresse de Georges. Pour bien consolider la maison de Hanovre, elle lui fait garder le ministère Walpole, qui répond de la France, et de la mécanique qui fait voter le Parlement (juin 1727).

Pour la reine d’Espagne, d’avance elle est domptée par la famille. Walpole la corrompt par Carlos, l’enfant futur roi d’Italie. Ne pouvant conquérir, convertir l’Angleterre, elle subit l’amitié hérétique qui la conduit à ce but désiré (9 novembre 1729).

Toute cette basse politique de famille et de femme, de nourrices et de nourrissons, d’arrangements domestiques, intérieurs, était au fond fort claire, nécessaire et fatale. Œuvre de pure nature, non de diplomatie. Par une dérision singulière de la fortune, le plus oisif de tous, Fleury, parut le centre de l’action européenne, l’arbitre et l’auteur de la paix.

Walpole y fit beaucoup. Il avait intérêt à rendre Fleury important. Son frère, le jeune Horace Walpole, lorsque Fleury se retire à Issy, va le voir, reste son ami. Georges II arrivant, les Walpole usent de Fleury, le font parler pour eux, disent au nouveau roi : « Par Fleury nous tenons la France. »

L’Empereur ne cédant qu’à son intérêt domestique, parut condescendre à Fleury, à son envoyé Richelieu, au pape, à la médiation de Rome et de Fleury.

Nous avons vu que ce faux politique, un prêtre au fond, louvoya au moment où la prêtraille jacobite croyait entamer l’Angleterre. Il donna le délai que l’Espagne voulait pour la vaine entreprise qui hasardait la paix du monde. Elle se fit pourtant, se refit, cette paix. Fleury en eut la gloire, triompha d’une affaire que tous avaient voulue et qui s’arrangeait d’elle-même.

L’histoire trop aisément accepte ce triomphe. Il faut en croire plutôt son bon ami Horace Walpole, selon lequel il fut ignorant, incapable aux affaires de l’Europe. Pour celles de la France, non seulement il les ignorait, mais ne voulait pas les apprendre, éloignant avec soin tous ceux qui avaient eu part aux affaires. Torcy, Noailles lui auraient dit les choses, Saint-Simon les personnes. Les gens des deux Visa, Fagon, Rouillé, Barême, lui eussent éclairé le monde de finance auquel il se fia si sottement. Du personnel diplomatique il écarta les gens habiles et fins de la Régence, mit des sots à la place, des prélats imbéciles qui ne savaient rien que la Bulle. Villars dit et répète qu’on se moquait de nous.

« D’où vient, dit Louis XV à la mort de Fleury, qu’il n’y a plus d’hommes en France ? » En tous les rangs marquants Fleury avait fait le désert.


  1. Jamais erreur ou crime judiciaire n’a eu une telle punition. La France, hélas ! roua Calas et le chevalier de La Barre, en plein dix-huitième siècle. Qui n’a péché ? Quelle nation n’a eu à déplorer quelque odieux arrêt de ses juges ? Par un sort singulier, seule la Pologne fut punie. — L’excellente Histoire de Pologne, par Ladislas Mickiewicz (1865), expose très bien cette affaire. J’avais de plus sous les yeux une relation polonaise que M. Jean Mickiewicz a bien voulu me traduire (Récits historiques. Posen, 1843 ; Sprawa Torunska). Enfin la relation prussienne, très claire et très impartiale de Jablonski, Thorn affligée, 1726. Ces documents catholiques et protestants concordent pour tout l’essentiel. Le précieux petit livre, Thorn affligée, existe ici dans la Bibliothèque polonaise de Paris (île Saint-Louis). Vénérable bibliothèque, où tant de choses perdues en Pologne se retrouvent encore.
  2. Comme pour augmenter à plaisir les difficultés, ils arborent le drapeau jésuite. Le Prétendant avait eu le bon sens, pour tranquilliser les Anglais, d’avoir un conseil protestant. De Madrid et de Vienne, on le gronda. Sa femme, ardente Polonaise, que dirigeait Alberoni, fit comme la Farnèse ; elle le prit par l’alcôve et le lit, se mit dans un couvent, jusqu’à ce qu’il quittât ses protestants, montrant bien que l’affaire serait toute religieuse, la conversion forcée de l’Angleterre. Par là il se brisait lui-même. Il blessait sans retour tous les protestants jacobites (Lord Mahon).
  3. Personne n’a eu la patience de lire les cinq volumes de Montgon. Il est très instructif pour qui sait le comprendre. Il montre : 1o l’opposition du roi et de la reine. Le roi l’envoie pour qu’il réveille ses partisans, rallie Monsieur le Duc, etc. La reine l’envoie pour obtenir à tout prix de Fleury le temps de prendre Gibraltar ; pour cela il faut que l’abbé achète la confiance de Fleury, même en lui rapportant tout ce que dit Monsieur le Duc. Le pauvre Montgon n’eût jamais osé une telle trahison qui ne lui profitait en rien sans l’ordre de la reine d’Espagne, à qui elle profitait visiblement. — 2o Montgon révèle ce fait curieux que Fleury n’osait refuser à la reine d’Espagne, au grand parti jésuite, le temps de prendre Gibraltar, et même de soulever l’Écosse, de lancer le Prétendant. Il louvoyait, trompait alors Walpole. Il était prêtre, et pas encore Anglais.