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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 4

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (Tome quinzième — Louis XVp. 65-79).

CHAPITRE IV

Chute du siècle. — Impuissance des jansénistes et des protestants.
(1727-1729).

« Les villages fondent partout et viennent à rien… On abandonne les campagnes pour se retirer dans les villes. » (Argenson, sept. 1732 ; I, 145, édit. 1859.)

Mot d’un mécontent, d’un frondeur, dira-t-on. Villars, un de nos gouvernants, et membre du Conseil, dit justement la même chose (p. 359, édit. 1839).

Que veut dire ici Sismondi en affirmant sans preuves : que le travail reprit, que, par la mortalité même, le travailleur plus rare fut mieux payé, etc. ? Pure hypothèse. Pas un fait à l’appui dans les écrits contemporains.

Pour les campagnes, c’est absolument faux. Pour les villes, peu exact encore. Les ouvriers de luxe, qui sont toujours un petit nombre, travaillèrent pour les enrichis, décorèrent dans un goût charmant les splendides hôtels des Fermiers généraux. Hors de là, nul appel à la production. Les cinq cent mille familles qui à Paris ont subi le Visa, l’autre demi-million qui en province eut même ruine, tous ces gens ruinés ont-ils pu réparer si vite pour encourager l’industrie ? Et le gouvernement agit bien moins encore. La France sous Fleury offre ce spectacle curieux d’un grand État inerte, qui, loin d’édifier, n’achève rien, ne répare plus, ne met plus une pierre à la muraille ruinée, pas une planche aux vaisseaux de guerre : nul souvenir des ports, arsenaux, citadelles. Nul travail. Un vaste silence.

Une chose peut tromper, c’est que les villes, énormément grossies sous le Système, loin de diminuer, continuent d’engouffrer la foule. Et pourquoi s’y réfugie-t-on ? Le village est inhabitable. La ville, un abîme inconnu, est (vue de loin) une loterie ; là peut-être on aura des chances, tout au moins la misère plus libre ; l’atome inaperçu se perdra dans la mer humaine.

Fleury, fort judicieusement, avait mis les finances aux mains d’un ignorant dévot. Son contrôleur Desforts (qui même ne savait pas compter, comme le montra sa loterie de 1729), fit un traité de dupe avec les Receveurs et Fermiers généraux. Il ne savait pas que (par l’ordre qu’établit Duverney) la Ferme valait deux fois plus ; il fut ravi d’une légère augmentation. Il contentait Fleury par des économies de deux, de trois cents livres, et il lâcha la France aux Fermiers généraux pour y fourrager par millions. Ce que Louis XIV, en guerre contre l’Europe, était obligé de souffrir, on le vit en pleine paix pendant le dix-huitième siècle. La Ferme continua d’avoir sur le pays une armée de commis, d’huissiers, de recors et d’archers.

Avec leur bail fort court, de cinq années, un ministre un peu ferme eût pu fort aisément les tenir dépendants. Avec la Cour des Aides qui jugeait en dernier ressort, il pouvait faire poursuivre et punir les abus, faire constamment sentir aux Fermiers la main de l’État. Mais rien de tout cela. Ce doux gouvernement laissa aller les choses. Chaque perception fut une guerre, la guerre au Sel, la guerre au Vin, etc. Les acheteurs du Sel sont comptés et forcés, marqués à sept livres chacun (sans les salaisons, douze en tout). Qui n’achète, à l’amende ! Qui ne paye, aux galères !

Des provinces soumises à la Ferme la contagion fiscale gagnait les provinces voisines (Boisg., Détail). Des pauvres insolvables la pauvreté gagnait les gens aisés qui payaient à leur place et devenaient pauvres à leur tour. Cette cruelle solidarité fit fuir les champs, courir aux villes. Paris devint un monstre. on disait (au hasard) qu’il contenait huit cent, douze cent, quinze cent mille âmes ! Tristes âmes vivant pauvrement, plutôt mourant de faim. Paris, serré par la défense insensée qu’on fit de bâtir au dehors, vomissait le trop-plein dans un camp misérable, un Paris de toile et de planches, de pisé et de boue qui couvrait la banlieue. La ville, cependant, étranglée, croissait en hauteur. À cinq, six, sept et huit étages, montaient les combles et les mansardes, mal fermés au vent, à la pluie. Celle-ci, distillant le long des murs verdâtres, de plomb en plomb, par les carrés fétides, faisait des noirs étages inférieurs de véritables puits. Qui dira l’horreur des soupentes où l’on couchait les apprentis ? La boutique, antre humide où tout suintait, présentait au comptoir, fixée et sédentaire, la femme pâle des tableaux de Chardin, dans sa robe de toile, le dos contre ce mur mouillé. Faible, très faible nourriture. Deux choses ont serré sa ceinture, l’octroi croissant et la rente réduite. Petits marchands, petits bourgeois, à force de sobriété, ils avaient un peu épargné. Et c’est sur cette épargne que les Ordonnances ont frappé. C’est de Fleury qu’ils ont le coup de grâce. En réduisant certains impôts qui ne rapportaient guère, il achève, il assomme le rentier (c’est-à-dire Paris).

La misère morale n’est pas moindre. Le grand roi éblouit. Le régent amusa, leurra de vain espoir. Ici ni espoir ni pensée. Un gouvernement plat, triste, ennuyeux, où le jour vide et long dit : Rien, — et le jour suivant : Rien, — aussi monotone que la pluie dans la maussade petite cour. Qu’en cet ennui, ce vide et cette mort, une étincelle ait lui, — qu’en cet entracte misérable où tout est suspendu, où la pensée du siècle n’apparaît pas encore, — il y ait eu un mouvement, ce fut à coup sûr un bienfait. Il serait dur, injuste, de le méconnaître et le mépriser.

Il faut noter d’abord d’après les dates une chose trop peu remarquée. La fièvre de superstition qui gâta bientôt tout cela n’en est pas le point de départ. Ce fut un mouvement de justice, de raison indignée, de conscience, une réaction de liberté, qui donna le premier élan.

La persécution commença (1727), l’indignation suivit. Au fanatisme faux elle en opposa un sincère (1728) qui s’exaltant devint délire, folie (1729), et plus tard folie dépravée.

Ce pauvre peuple ne bougeait pas du tout. Personne n’avait envie de guerre. Mais les ultramontains avaient intérêt à la faire, à exploiter leur rare avantage (un cardinal-roi). Du plus haut au plus bas, ils avaient le gouvernement, les moyens de la tyrannie. Elle s’organisa par trois hommes sans foi et sans opinion. — Hérault, le lieutenant de police, leur fit un livre universel qui comprit la population, nota chacun, et le mit à sa classe, ou bon, ou neutre, ou appelant. Les neutres mêmes étaient suspects. — Les appelants, livrés à la Justice, la trouvèrent âpre, active, dans Chauvelin, nouveau garde des sceaux, homme de grande portée, mais très faux, au fond parlementaire, qui conquit sa grandeur en écrasant le Parlement. — Désignées par Hérault, atteintes par Chauvelin, les victimes tombaient au geôlier, au fils de La Vrillière, Saint-Florentin, ministre des prisons. Elles y tombaient souvent pour l’oubli éternel. Deux fois on y entre en ce siècle, et deux fois on y trouve des prisonniers tellement oubliés qu’on ne peut savoir même pourquoi ils furent mis là dedans.

Voilà la mécanique. Quels sont ceux qui vont en jouer ? Sauf Bissy (un bigot étroit, dur et sincère), tous avaient droit de figurer en Grève. — Le centre était Tencin, et le fameux salon où maritalement il figurait près de sa sœur ; lupanar de l’agiotage, que tous avaient sali, que La Fresnaye inonda de son sang. — Lafiteau, le fripon, que Dubois, pour punir ses vols, déporta, fit évêque dans un méchant coin de Provence. — Les mœurs ultramontaines éclataient dans Rohan, cardinal-femme, fier de la peau des rousses qu’il tenait de sa mère Soubise, impudemment coquet, étalant sa beauté dans ses bains italiens. Encore plus cette école marquait en deux mâles effrénés, les évêques de Laon et de Soissons, deux échappés de Des Chauffours.

Avec de tels Pères de l’Église, la Terreur s’essaya d’abord dans un coin de la France. Tencin, archevêque d’Embrun, fait chez lui un Concile, « ordonné par le roi », et par précaution le roi « défend aux Pères de sortir de la ville sans sa permission ». Les évêques une fois enfermés là, on leur livre un des leurs, un évêque de quatre-vingts ans, le vénérable Soanen. Sans l’écouter on le condamne, on l’exile en Auvergne, aux froides montagnes, où il meurt. Cela s’appela le Brigandage d’Embrun (1727).

Le second meurtre est celui de Noailles, vieil archevêque de Paris. Il avait réclamé contre Embrun avec douze évêques. On l’obsède, et il se rétracte. Puis il revient à lui, il rétracte sa rétractation. Enfin dans ce vertige du flux et du reflux, ballotté, battu, imbécile, il adopte la Bulle et meurt. Le siège de Paris passe aux mains d’un des plus forts mangeurs de France.

Toute autre est la voie janséniste, très cligne de respect. Moderne à son insu, en invoquant la Grâce, le vieux dogme de saint Augustin, elle est pourtant l’essai des libertés nouvelles, l’appel à la conscience.

La dureté et le petit esprit qu’ils montrèrent trop souvent ne peuvent faire oublier cela. Plusieurs furent de vrais saints. L’un d’eux, l’évêque Vialart, fut opposé aux Dragonnades. Leur diacre, le bienheureux Pâris, un pauvre homme, était doux, humain, de charité sans bornes, laborieux, vivant de son travail. Notez qu’avant sa vie mystique, il avait accompli tous les devoirs de l’honnête homme, fils soumis et obéissant, frère admirable qui ne se retira qu’après avoir marié, établi son cadet, etc. Jeûnant trop (pour donner aux pauvres), il devint plus qu’à demi-fou. Il avait pour sa thébaïde une loge de planches dans une cour humide du quartier Saint-Marceau, où jeune encore il mourut de misère (1er mai 1727).

Dès l’été, des malades vinrent se traîner sur son tombeau. Tels guérirent par leur foi, l’excès de leur émotion, mais guérirent de la vie, moururent. Un simple monument, table de marbre noir, à un pied de terre, fut dressé avec autorisation de Noailles par le frère, M. Pâris, conseiller au Parlement. On se glissait sous cette table, pour prendre de plus près la vertu de la terre, ou on en avalait un peu. Les malades (femmes ou demoiselles pour la plupart), de plus en plus émues, exaltées, et trop faibles pour y garder leur tête, y eurent des crises de nerfs, des accès hystériques, se crurent guéries au moment même. Mais tout cela n’arriva au délire que plus tard, lorsqu’on leur prit leurs prêtres, lorsque ces pauvres créatures furent effarées et folles de la cruelle persécution.

On ne peut lire sans intérêt le livre étrange de Carré de Montgeron : Vérité des miracles du bienheureux Pâris. Il est fort instructif. L’historien et le médecin y trouvent le précieux tableau, exact et véridique, des misères et des maux d’alors. Pour les guérisons, les miracles, ce sont les mieux prouvés qui furent jamais. Sincérité parfaite, nombreux témoins, oculaires et honnêtes, sérieux examen des savants, rien n’y manque. Maître dans tant de choses, le dix-huitième siècle est le maître en miracles. Il observe, analyse, de manière à nous faire conclure que ces faits très certains sont, non au-dessus de la nature, mais de nature jusque-là peu connue (qu’on dirait aujourd’hui magnétique ou somnambulique).

Ces guérisons, la plupart, sont fort simples. La créature qui vit dans l’ombre des petites rues, demi-percluse, enflée, fiévreuse, ses amies l’entraînent au voyage lointain de Saint-Médard, près le Jardin du Roi. Suprême effort. Y arrivera-t-elle ? Impossible. Et cela se fait. Que dis-je ? Elle en fait la neuvaine. L’effort même, l’air et le soleil lui ravivent la circulation. Ajoutez-y la vive émotion de voir ce lieu, la sainte tombe, les gens déjà guéris, et la joie de ce peuple, cette compassion mutuelle, et ces larmes de fraternité[1] !… Elle est guérie, ne sent plus rien. Pour longtemps ? Non, peut-être. Mais ce touchant spectacle sera le bonheur de ses jours. Le soleil qu’elle vit sur cette foule, et sur ce marbre noir, il la suivra partout. Son soleil, elle l’a maintenant, son église. Qu’on lui ferme l’église, que ses prêtres enlevés lui manquent, en ce besoin, elle serait son prêtre elle-même. Contre l’autorité, elle aurait la voix intérieure. La voix, dirons-nous de la Grâce ? ou la voix de la Liberté ?

Peu après ces miracles commence un vrai miracle (23 février 1728), la mystérieuse publication des Nouvelles ecclésiastiques, journal insaisissable qu’on poursuit en vain soixante ans. Miracle de courage, de discrétion, de probité. Sous l’œil de la Police, ce journal s’écrit et s’imprime, se distribue dans tout Paris, et jusqu’à la Révolution (1790). Pas un traître en soixante ans. Rien de plus honorable, rien ne prouve mieux que c’était le parti des honnêtes gens. On dit qu’un vieux prêtre intrépide, Jacques Fontaine de Roche, osa le commencer. Où l’imprimait-il ? On ne sait. Dans un bateau ? On le suppose. Un système très ingénieux de distribution fut trouvé, et il a été le modèle de maintes sociétés secrètes. Celle-ci était si hardie, si sûre d’elle, que dans la voiture même du lieutenant de Police elle faisait jeter le journal poursuivi.

La connivence générale de Paris (Barbier, 54) aidait beaucoup sans doute. C’est l’instinct naturel ; sans bien savoir la question, on se sentait pour les persécutés. Cela gagna. L’esprit d’opposition s’étendit par le Jansénisme, et par la Franc-Maçonnerie, qui d’Angleterre se répandit bientôt[2]. Ces ruisseaux devinrent fleuves, et, le torrent philosophique s’y joignant, ce fut une mer. Rien moins que la Révolution. Les Nouvelles ecclésiastiques cessent en 90. En 91 ouvre le Club des Jacobins. Ceux-ci dans leur bibliothèque n’avaient nul ornement que la pancarte où l’ingénieux mécanisme de la distribution du journal janséniste était représenté.

Le Jansénisme seul était un grand parti, une armée qui comptait des nuances très différentes. Bien loin des exaltés de Saint-Médard étaient nos honnêtes universitaires, les recteurs, Vittement le désintéressé ; Coffin qui créa l’instruction gratuite ; Rollin dont le nom seul est un complet éloge. Ajoutons-y les maîtres et professeurs de l’austère maison de Sainte-Barbe[3], une solide fabrique d’hommes, qui, contre la maison équivoque de Louis-le-Grand et ses ragoûts douteux, donnait le pain des forts. De là sortaient des caractères, de sérieux esprits, pour le barreau et la jurisprudence, jansénistes, mais fort largement, comme Marais, notre bon chroniqueur. De là aussi ces docteurs de Sorbonne qui, et contre la persécution et contre le courant du siècle, fermement s’efforçaient de garder le gallicanisme. Cinquante eurent le courage de protester pour Soanen, l’honneur d’être enlevés, de peupler les plus dures prisons, l’étouffement brûlant du château d’If, la froide horreur de Saint-Michel-en-Grève, glacé de ses vents éternels.

Ces duretés exaltèrent, lancèrent le fanatisme. En fermant son théâtre, le petit cimetière (1732), lui ôtant le grand jour, on le jeta dans l’ombre infiniment plus dangereuse. Ces créatures malades, qui en public avaient des attaques hystériques et des convulsions, dans les secrets abris qu’on les obligea de chercher, suivirent la pente naturelle d’une religion de la douleur où l’innocent expie pour le coupable. Plus Versailles se souilla, plus ces martyrs aveugles cherchèrent des pénitences. Aux incestes persévérants et solennels de Louis XV répondirent les crucifiements des pauvres filles jansénistes. Par de cruels supplices, acceptés, implorés, elles appelaient la Grâce, détournaient le courroux de Dieu.

Les chrétiens ignorants qui ne connaissent pas l’histoire des temps chrétiens, et pas davantage leur dogme, ont dit que ces fureurs, la faim et la soif des souffrances, étaient perversion, déviation du vrai christianisme. À tort. Qu’ils lisent donc les légendes. Tous les saints leur diront que la douleur, que l’amour de la mort, en est l’esprit et la vraie voie.

Si des fourbes, des intrigants, plus tard se mêlent aux jansénistes, on n’en doit pas moins dire qu’en masse ils furent de vrais chrétiens. Et malheureusement ils en avaient l’intolérance. Sous le Régent (1721), d’Aguesseau, faible janséniste, gronde les intendants qui ne répriment pas les protestants. Un très honnête évêque, un janséniste austère, Colbert, qui quarante ans durant résista aux ultramontains, n’en est pas moins hostile aux réformés, ennemi acharné et violent du « tolérantisme » (Corbière, 348).

Comment ces jansénistes ne sont-ils pas touchés du surprenant spectacle que donnent alors nos protestants ?

Le formalisme de Genève, ayant tué l’esprit de prophétie et l’élan des Cévennes, dans un parfait esprit de pacifique obéissance, Antoine Court restaura nos églises. La loi féroce qui pendait les pasteurs n’arrêta rien. Un séminaire fut formé à Lausanne pour fournir des victimes aux dragons et aux juges. Étrange école de la mort, qui, défendant l’exaltation, dans un modeste prosaïsme, sans se lasser, envoyait des martyrs et alimentait l’échafaud. En lisant ces légendes trop vraies[4], on est saisi d’étonnement et de douleur. Il y a là cent romans admirables dans la vie du pasteur errant (Court, Roussel, Desabas, Rabaud, etc.). Le jeune homme s’en va de Lausanne, laissant sa jeune épouse (oh ! les filles héroïques qui épousent ainsi le veuvage), pour vivre désormais sous le ciel, de roc en roc, toujours fuyant, caché. Ni feu, ni toit, la vie de la bête sauvage ! Le plus fort, c’est qu’ils gardent un grand esprit de paix, empêchant les révoltes et sauvant qui les assassine !

Avec cela, quelque touché qu’on soit, on est tenté pourtant de faire avec respect une demande.

Des longues servitudes des Juifs, leurs livres ont surgi, des chants parfois sublimes. Comment n’est-il sorti rien de tel de nos martyrs du Languedoc ?

Dure question ! Et en la faisant, je me la reprochais. Elle me restait presque à la gorge. L’histoire inexorable est ma maîtresse pourtant, et elle veut ici que je parle.

Ce qui a ou séché ou faussé les esprits, là et ailleurs, c’est l’imitation de la Bible, la lourde servitude d’un livre appris par cœur, et si loin de nos mœurs. Deuxièmement, l’effort contradictoire de l’école anti-prophétique, étouffant aux Cévennes l’esprit de la contrée, dut stériliser nos martyrs. Un problème insoluble leur fut posé par les écoles officielles, d’obéir n’obéissant pas, de reculer en avançant, d’employer la moitié de leur force à contenir l’autre. Bizarre effort où la conception, l’engendrement ne se fera jamais.

Ils ont droit de répondre qu’en cela ils furent vrais chrétiens. Au chrétien résolu qui va jusqu’au bout de son dogme (méthodiste, piétiste, janséniste, n’importe), quel est le fonds du fonds ? c’est l’incessant suicide, la mort du moi, de sa nature, et non seulement de ses vices, mais de ses puissances même, l’extinction du propre genius.

Suicide aidé parfaitement par le genre de persécution employé sous Fleury. Les exécutions exaltaient ; chaque ministre mis à mort faisait faire une complainte. Mais les honteuses vexations de la famille, les secrètes misères de la femme obsédée (1724-1730), abattaient, énervaient l’esprit. Le système d’amendes incessantes qui fut établi en 1728, fut dans les contrées pauvres, chez le paysan si serré, une tentation continuelle de faiblesse. « La paroisse où une assemblée avait eu lieu, dut payer cinq cents livres. » Somme trop faible, dit Fleury, qui l’aggrava. La famille, de plus, qui n’envoie pas son enfant au curé, doit payer tant d’amende. Amende qui n’est plus, comme autrefois, levée par an, mais levée chaque mois. Rien de plus propre à user l’âme, à tenir inquiet et chagrin le travailleur nécessiteux. Toujours, toujours payer, ne penser qu’à cela ! Misérable existence, dure, sèche et contractée, calculée à merveille pour l’amaigrissement de l’esprit.

Si nos protestants demeurèrent une élite en beaucoup de sens, ils le durent à leurs échappées hardies dans le désert, à l’austère poésie des baptêmes et des mariages accomplis sous le ciel, et contre lesquels les évêques en vinrent, comme on verra, à appeler l’épée, le gouvernement militaire (1738).

Cruel combat. Mais la jeune étincelle qui devait recréer le monde ne pouvait sortir de cela. Des protestants, des jansénistes, malgré tant de vertus, d’efforts, de ces derniers chrétiens, ne pouvait nous venir notre émancipation à l’égard du christianisme. Il y fallait l’esprit décidément contraire, que le temps souverain amenait invinciblement.


  1. Scène attendrissante, et nullement ridicule, dans les belles gravures du livre de Montgeron. Le portrait de Pâris, qu’on voit en tête, est admirable de vérité. Ignoble vérité, mais douloureuse, qui inspire le dégoût, et bien plus, la pitié. Les légendes de guérisons sont très intéressantes. Toutes ces créatures innocentes et crédules, malades la plupart à force de vertus, touchent infiniment. Pauvre, pauvre peuple de France !
  2. J’en trouve la première mention en 1725 (Lemontey, II, 290). Voir aussi : Les soupers de Daphné et les dortoirs de Lacédémone (Brochure écrite en 1733.) Les dames y obsèdent leurs maris et leurs amants pour qu’ils leur révèlent les mystères de la Franc-Maçonnerie. — Le Journal de M. de Luynes parle un peu plus tard des Freemassons, 1737.
  3. Un esprit des plus fermes du temps et des plus lumineux, M. Jules Quicherat, dont les cours ont fondé la vraie critique des arts du Moyen-âge, n’a pas craint de descendre à l’histoire d’un collège. Rare exemple aujourd’hui. Il a fait un chef-d’œuvre. Ce livre, spécial en apparence, est d’intérêt très général ; c’est l’histoire des méthodes, souvent l’histoire des mœurs, celle de l’honnête résistance qui, par l’enseignement, maintint chez nous la dignité modeste, la pureté des caractères.
  4. Il faut les lire chez MM. Coquerel, Peyrat, Haag (France protest.), Read (Bulletin, etc.). Pour la circonstance si grave, si propre à user l’âme, de l’amende levée jour par jour, je l’ai trouvée dans l’excellente histoire de M. Corbière, Église de Montpellier.