Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 5
CHAPITRE V
Voltaire dit qu’il resta près de deux ans en Angleterre (de mai en mai, ou à peu près, 1726-1728). Déjà célèbre ici, il se trouva là-bas absolument perdu. Il n’y eut que déceptions. Il y apportait vingt mille livres en un billet qui ne fut pas payé. La protection de Bolingbroke, sur laquelle il comptait, ne pouvait que lui nuire, dans la lutte impuissante que l’illustre étourdi soutenait par la presse contre l’adroit Walpole, heureux et triomphant ministre, qui répondit à tout par des succès. Voltaire fut trop heureux d’accepter un abri que lui offrit généreusement un marchand, M. Falkener, dans la fort triste solitude de la campagne de Londres. Il espérait sortir de cette position ennuyeuse par l’éclat de sa Henriade, qu’il édita avec luxe et dépense. Mais pourquoi les Anglais auraient-ils accueilli un poème où le héros finit par se faire catholique ? On sait d’ailleurs combien ce pays, en réalité, est fermé aux littératures étrangères. La Henriade inaperçue ne valut à l’auteur que quelques guinées de la reine[1].
Grand contraste avec l’accueil que trouva Montesquieu en 1729. Amené par lord Chesterfîeld dans son propre yacht, caressé des Walpole, comblé par la savante reine, conduit par les lords aux deux Chambres, il vit tout par leurs yeux, jugea, admira tout sur leur parole, revint demi-Anglais, n’ayant rien aperçu du fond réel des mœurs, et formulant de confiance le très faux idéal de ce gouvernement qu’il donna dans l’Esprit des Lois.
Grand bonheur pour Voltaire de n’être ainsi gâté, mais négligé plutôt. Il garda son bon sens. Il vit peu, mais vit bien. Il vit d’abord les hauts côtés de l’Angleterre, qui sont bien moins anglais qu’humains ; il vit Newton, Shakespeare. Il était depuis quelques mois en Angleterre lorsque Newton mourut et qu’on fit, avec de prodigieux honneurs, son triomphant convoi à Westminster. Rien de plus grand, rien qui glorifiât davantage la sagesse anglaise. Il la sentait partout dans la dignité libre des mœurs, des habitudes, la tolérance limitée (mais plus grande que partout ailleurs), la raisonnable estime du travail, de l’activité. L’hôte de Voltaire, Falkener, simple marchand de Londres, fut ambassadeur en Turquie. Il sentait tout cela, et n’en était pas aveuglé. Quelques pages datées de 1727 montrent combien ses impressions étaient nettes et pour le bien et pour le mal. Il entrevit fort bien les contradictions discordantes qui frappent en ce grand peuple. Que doit-il aux déistes anglais ? Au fond, moins qu’on ne dit. Il relève bien plus de nos libres penseurs du dix-septième siècle, de la tradition des Gassendistes, Bernier, Molière, Hesnault, Boulainvilliers, etc.
Il resta tout Français, et ne pouvait vivre qu’en France. Il devait rentrer à tout prix. On ne sait qui il employa. Il fallait réussir auprès du petit Maurepas, alors ministre de Paris, un athée valet des Jésuites, qui souvent fit semblant de protéger Voltaire, l’aimant peu, l’enviant, le sentant supérieur dans son propre genre Maurepas (la satire, l’épigramme). Il le laissa rentrer en France, non à Paris. Du moins la première fois que nous apercevons Voltaire, c’est chez un perruquier de Saint-Germain-en-Laye, où très probablement il reste un an, caché ou à peu près. Pendant tout ce temps, rien de lui. Pas une œuvre. À peine une lettre. Ce grand silence indique à quelles dures conditions il était rentré. La Henriade même, revenant d’Angleterre, ne fut que tolérée. Et quarante ans durant elle ne fut vendue qu’en gardant son titre de Londres.
Dans quelle situation est alors la littérature ? dans un funeste entr’acte qui ne dure guère moins de douze ans[2]. Elle est alors plus que stérile ; elle semble détournée de son but. Elle évite et semble oublier la grande, la profonde question où est la destinée du siècle, la question religieuse, posée dans les Lettres persanes avec tant de force et d’éclat. Lui-même, le héros, le prophète Montesquieu a peur de lui-même. Il redevient M. le président de Montesquieu. Il rentre dans la société, au monde des honnêtes gens. Il rétracte ses Lettres pour être de l’Académie, les offre à Fleury corrigées (1728).
Celui-ci n’en voulait pas plus. Une littérature amortie et faussée vaut mieux que le silence pour un pareil gouvernement. Fleury trouvait fort bon que le café Procope, sous l’aveugle La Motte, traînât le débat éternel entre les Anciens et les Modernes. Il trouvait même bon que la petite réunion de l’Entre-sol, tenue par l’abbé Alary, jasât un peu des affaires de l’Europe, des rêves de l’abbé de Saint-Pierre. Utopies sociales qui s’écartent toujours du grand nœud social, de l’intime question où se relient les autres. Fleury s’en amusait, recevait volontiers le rapport qu’Alary lui en faisait chaque semaine (D’Argenson). Tolérance admirable. Mais toute pensée vraiment libre avait été frappée, découragée. Le grand critique Fréret, ayant touché l’histoire de France, avait tâté de la Bastille. Il se le tint pour dit, s’écarta au plus loin, dans la chronologie chinoise, etc. En 1728, l’essor du Jansénisme aigrit cruellement la Police. Contre la librairie, l’imprimerie, elle s’arma d’une atroce ordonnance. Pour une page non autorisée, confiscation, carcan, galères !
Voltaire, à Saint-Germain, se trouva solitaire plus que dans la campagne anglaise, ne pouvant publier, muet. Cette année 1728 de grand silence (unique dans sa vie) lui profita beaucoup. Ce qui jusque-là le tenait inférieur, léger, faible, c’était la vie du monde, le besoin des petits succès. Là il rentra en lui, et il fit pour lui-même (sans espoir d’imprimer) une chose tout à fait libre et forte, sa critique des Pensées de Pascal. Une note de lui nous dit qu’elle est de cette année. Il n’a fait rien de plus vif, rien qui aille plus droit au but. Il ne s’amuse pas, comme il fit trop ailleurs, à jouer tout autour de la grande question, à critiquer les accessoires. Sans jaser, ricaner, — sérieusement, d’une pince d’acier et d’une invincible tenaille, — il serre à la racine l’arbre qui nous tient dans son ombre.
Quand on voit avec quelle faiblesse la plupart des critiques se sont approchés de Pascal[3], quel timide respect, on sait gré à Voltaire de son ferme bon sens, si simple et si lucide. Sa familiarité hardie (noble ici, point cynique) est d’un homme, d’un esprit vraiment libre, qui ne s’étonne point devant l’insolente éloquence, ne respecte que la raison. Il est ferme et point dur. Son petit livre (grand de sens et d’effet) se résume en trois mots, simple réponse à Pascal :
« L’homme est une énigme. » Non. On le comprend très bien dans l’ensemble dont il fait partie. Mais quand il serait une énigme, ce n’est pas en tout cas par l’inexplicable qu’on l’expliquera. — Il est déplacé, dégradé. Non. Il est à sa place dans la nature. — Il naît injuste. Non. Et il n’est pas justifié par l’arbitraire injuste, par la faveur, la Grâce.
« Est-il heureux ? » Question plus difficile. Là sans doute Pascal avait chance d’embarrasser Voltaire, de faire trembler sa plume. Cette année était sombre. Sa pauvreté et son mutisme l’attristaient fort. De la chambrette du perruquier de Saint-Germain il dit à Thieriot : « Ma misère m’aigrit, et me rend farouche. » Une lettre très mâle, de son Anglais Falkener[4], contribua à le raffermir, à lui faire croire que l’on peut être heureux, et que même la plupart le sont. S’élevant au-dessus de sa situation, il dit fortement à Pascal qui entre en désespoir de la misère de l’homme : « Vous vous trompez, l’homme est heureux. »
Mais si le bonheur pour chaque être est de suivre sa destination, quelle est vraiment celle de l’homme ? Que répondra Voltaire ? On croirait volontiers, d’après ses vanteries d’épicuréisme, qu’il va répondre : le plaisir. Non. Notre but, « c’est l’action ».
« L’homme est né pour l’action, comme le feu tend en haut, la pierre en bas. N’être point occupé, ou ne pas exister, c’est même chose. » (t. XXXVII, p. 57, no 23).
Mot grave, et d’autant plus que la vie entière de l’auteur en est la traduction. Jamais pareille activité. Et ce travail immense, il sut le soutenir par une sobriété plus qu’ascétique, donnant en tout très peu aux plaisirs qu’il vanta le plus.
« Agissons. » Mais comment ? lorsque l’activité de tous côtés rencontre un mur ?
Cet esprit clairvoyant distinguait aisément que dans une telle société le despotisme avait lui-même un despote et un maître, la richesse, que le pouvoir faisait sa cour à un pouvoir plus haut, l’argent. — En revanche, dans la servitude universelle, le pauvre est deux fois serf. Sur sa tête s’appuie la société de tout son poids, l’écrase et l’avilit, et fait qu’il s’avilit lui-même. La littérature indigente offrait un aspect déplorable. Si Colletet au siècle précédent « cherchait son pain de cuisine en cuisine » (Boileau), il n’avait pas la mise et la tenue coûteuses que dut plus tard avoir l’homme de lettres, vivant dans les salons. Au dix-huitième, d’Allainval, un auteur estimé dont on joue et rejoue les pièces, reçu partout, est cependant si pauvre que, n’ayant aucun gîte, il couche dans les chaises à porteurs. Cet excès de misère et le parasitisme qui en était la suite naturelle, faisaient que l’on traitait les auteurs fort légèrement. La Tencin, sans façon, à ses habitués pour étrennes donnait des culottes.
Voltaire avait perdu ses pensions. Des quatre mille deux cent cinquante livres de rente qu’il eut à la mort de son père, les réductions successives (et celle récemment de Fleury) durent emporter beaucoup, outre les banqueroutes qu’il essuya. Sa Henriade l’acheva. Et quand pourrait-il vendre un livre ? il l’ignorait. Les libraires effrayés auraient-ils acheté ? En attendant, il préparait, écrivait ses Lettres anglaises. Il expliquait Newton. C’est par là justement (chose imprévue, bizarre) que sa situation changea.
Il venait le soir à Paris, consultait les Newtoniens. Ils n’étaient guère que trois qui osassent lutter contre Descartes et sa physique (une religion nationale), contre la lourde autorité de l’Académie des Sciences. Il y avait un enfant de génie, le tout petit Clairaut. Un officier de Saint-Malo, tranchant, dur, excentrique, Maupertuis, reçu récemment à la Société royale de Londres (1728), et qui bientôt ici (1731) fut le chef du café Procope. Un homme enfin fort agréable, esprit universel, brillant, un peu léger, La Condamine. Un jour que celui-ci soupait avec Voltaire, il riait de l’ignorance du sot contrôleur général Desforts qui, pour éteindre les billets de l’Hôtel de Ville, venait d’ouvrir une loterie où, par un calcul simple, on pouvait gagner à coup sûr. Voltaire avait de ces billets ; il fut frappé, profita du calcul, et y gagna cinq cent mille francs. Le contrôleur fut furieux, plaida, mais il était en baisse, bientôt remplacé. Il perdit, et Voltaire, dès ce jour, fut riche, émancipé, libre du moins, s’il ne pouvait écrire en France, de vivre en Hollande et partout. Heureux coup de fortune qu’il dut réellement à sa foi, à l’amour des sciences. Newton, on peut le dire, fit la liberté de Voltaire.
On ne voit pas qu’il ait joui beaucoup de cette fortune. Sa vie si occupée et absolument cérébrale le rendait fort peu sensuel. Il n’était point avide. Quand le Régent lui donne pension, il partage avec Thieriot. Et même en Angleterre, où il est si gêné, il songe à cet ami, lui fait toucher ceci, cela. Souvent très généreux, et parfois très serré, il fut pour ses affaires quelque peu maniaque, comme ceux qui ont commencé par être pauvres et s’en souviennent.
Il put revenir à Paris, mais s’établit encore dans un quartier quelque peu écarté, rue de Vaugirard, assez près cependant de la Comédie-Française. Il voulait y rentrer, mais par une vieille pièce, par la reprise d’Œdipe. Il avait pour jouer Jocaste une actrice admirable, son amie, Mademoiselle Lecouvreur. Rare personne, admirée, adorée, et bien plus, estimée. Dans Monime et Junie, Pauline ou Cornélie, c’était plus qu’une actrice : c’était l’héroïne elle-même. Un spectateur disait en sortant : « J’ai vu une reine entre des comédiens. » Elle eut un vrai génie, libre du chant monotone qu’enseignait Racine à la Champmeslé, libre de l’emphase ampoulée qui plaisait à Voltaire. La première sur la scène elle parla de cœur, d’élan vrai et d’accent tragique. Quand elle débuta ici (à vingt-sept ans), tous furent ravis, troublés. Des jeunes gens devinrent fous d’amour.
Il lui advint (en 1724, ayant trente ans déjà) une extraordinaire aventure que n’ont guère les actrices, celle d’être la Minerve ou le Mentor d’un Télémaque, d’avoir à former un héros. Du Nord lui tombe ici certain bâtard de Saxe, Maurice, fils du roi de Pologne Auguste. Il avait déjà fait la guerre. Il avait eu la chance d’avoir vu face à face le vaillant, le terrible, qu’on n’osait regarder, le Suédois Charles XII, d’avoir dans son œil bleu pris cet éclair de guerre qui lui resta toujours, lui fut une auréole, trompa sur son génie réel. Ce rude enfant ressemblait peu à nos marquis d’ici. Suédois de mère, Polonais d’habitude, il était spontané bien moins qu’il ne semblait ; il fut reître allemand[5]. Il était né au pays des romans, dans ces bouleversements où Charles et Pierre, deux ours, roulaient sceptres et couronnes, où tout était possible. « Pourquoi pas lui ? pourquoi pas moi ? » Dans les trois cents bâtards du roi Auguste, celui-ci, effréné, visait tout, les trônes et les femmes, vaillant, brutal, avide. La vieille duchesse de Courlande, les Anne, Élisabeth, les sanglantes catins de Russie, tout lui eût été bon. Mais pour ces grands mariages impériaux, le rustre et le soldat avait un peu besoin de poli extérieur, de prendre les grâces de la France. La pauvre Lecouvreur servit à cela. Elle fut à la fois précepteur et mère et maîtresse. Si elle gagna peu pour le fond, au moins pour le dehors elle polit la nature grossière, tâchant de lui donner un peu de sa noblesse et des formes royales qui en elle étaient naturelles.
Il crut un moment réussir, épouser celle de Courlande. Point d’argent pour partir. Mademoiselle Lecouvreur vendit ce qu’elle avait, argenterie, diamants, lui en donna le prix. Un moment, il se crut maître de la Courlande. Son père s’y opposa, autant que la Russie. De là mille aventures, mille dangers. Il échappe. Mais le voilà fameux, le Roland, le Renaud, le héros des chimères, un nouveau Charles XII, avant d’avoir rien fait. Madrid pensait à lui pour sa folle Armada, pour mettre le Stuart dans Londres. La cour de Stanislas (et la reine de France ?) pensait à lui pour la Pologne, pour y renouveler Charles XII et Gustave, en chasser l’Allemand. Maurice en voulait à son père, qui lui fit manquer sa fortune, qui le blâmait d’aller en galopin s’offrir aux reines pour être refusé.
Les gens d’ici qui le lançaient et voulaient s’en servir, avaient pris trois moyens. On le vantait aux dames comme égal de son père en force infatigable. On occupait de lui le peuple de Paris par un certain bateau, qu’il avait inventé, disait-on, qui allait, venait sur la rivière, et que les badauds regardaient. Quoique fort peu lettré, on en fit un auteur. On préparait ses Rêveries (pour l’autre année 1731). Il semble s’y offrir pour détrôner son père, disant « qu’il prendrait la Pologne en deux campagnes au plus, sans qu’il en coûte un sou ».
Il sera roi ou czar ! Quelle joie, mais quelle inquiétude pour Mademoiselle Lecouvreur. Il est à elle, son œuvre, c’est elle qui en fit un Français. Mais hélas ! elle n’est qu’une comédienne. Et (chose pire) elle a trente-neuf ans, la beauté, il est vrai, douloureuse et tragique du portrait si connu, et les célestes yeux pleins de sublimes larmes qui toujours en feront verser[6]. À force de tendresse, ayant trop fait la mère, elle est bien moins l’amante. Maurice est disputé entre les grandes dames, très haineuses pour la Lecouvreur. Elles n’auraient osé la siffler, mais, du haut de leur rang, dans leur loge, à leur aise, elles pouvaient l’insulter du visage, lui lancer le mauvais regard.
Le droit du comédien, c’est d’endurer l’outrage. Notre actrice ne s’en souvint plus. Un jour qu’elle jouait Phèdre, elle voit sa rivale, Madame de Bouillon. Au lieu de se troubler, son cœur gonflé grandit. Elle s’avance, et d’un geste intrépide, elle lui lance les terribles vers :
… Je ne suis point de ces femmes hardies
Qui portant dans le crime une tranquille paix
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.
Le public se retourne, regarde dans la loge, voit la dame, approuve, applaudit.
Le nom de Bouillon est sinistre. Il rappelle cette Mazarine, si suspecte de poison, qui, par l’assurance, l’audace, se tira fièrement de l’affaire de la Chambre ardente en 1682. La Bouillon de 1730 (née Lorraine) n’est pas moins suspecte. Le judicieux Lemontey trouve l’accusation vraisemblable. En effet, qu’après cet outrage public, une princesse, apparentée à tous les rois, n’ait pas cherché à se venger, c’est ce qui n’a nulle apparence.
Peu après, un galant abbé offre à Mademoiselle Lecouvreur des pastilles, dit-on, empoisonnées. Puis (juillet 1729) un peintre en miniature, qui par son art entrait chez les femmes de cour, l’avertit que les gens de la duchesse de Bouillon ont voulu le gagner pour qu’il lui donnât du poison. Geoffroi, l’apothicaire célèbre, l’analyse, n’ose dire qu’il n’est pas du poison, dit que la dose n’est pas forte. Le peintre inspirait confiance. Que gagnait-il à donner cet avis ? rien que de se créer une ennemie mortelle, très puissante, ayant derrière elle tous les puissants, toute la Cour. La police fera-t-elle enquête ? essayera-t-elle d’arrêter les coupables ? Non, c’est le peintre qu’elle arrête, qu’elle met durement à Saint-Lazare. Mais il résiste, ne se rétracte pas.
Mademoiselle Lecouvreur se plaint et réclame pour lui. En vain. Elle se sent perdue. Elle sent qu’on ira jusqu’au bout. Chacun croyait aussi qu’elle avait peu à vivre. Piron, qui lui avait donné un rôle dans une pièce nouvelle qu’il allait faire jouer, le retire prudemment la voyant en danger.
On ne voit pas Maurice à ce dernier moment chez Mademoiselle Lecouvreur. Où était-il ? Cette maison, déjà solitaire (l’ancienne maison de Racine, rue des Marais), elle n’est plus hantée que de deux hommes, deux amis, Voltaire, d’Argental. Avec eux elle fait ses derniers arrangements. Elle marie sa fille à la hâte. Elle sait parfaitement qu’elle est dans un monde sans loi, n’a nulle protection à attendre.
Contre une femme de théâtre, on ose tout alors ; et la protection de la Cour, on ne la sent que par l’outrage. Les gentilshommes de la Chambre, à leur plaisir, cassent ou châtient l’actrice. Pour rien, jetée au For-l’Évêque ; parfois même en correction. Sous Fleury, le doux, le décent, un fait abominable avait eu lieu tout récemment. Deux jeunes sœurs (nobles, Espagnoles), les Camargo, toutes petites, débutent dans la danse. L’aînée, une enfant de génie, du premier pas transfigura son art. En plein triomphe, ces petites merveilles disparaissent, sont cachées deux ans ! La Police ne veut s’informer. Elle n’osera aller sous l’ombre noire de Saint-Gervais, aux sales petites rues, à l’hôtel de Sodome, où les tient un mignon du roi. Las d’elles, il les lâche, et l’on rit.
Ce fait en dit assez. Si Mademoiselle Lecouvreur n’eût péri, elle eût eu quelque outrage pire. Elle hasarda encore de jouer, pour Voltaire, sa Jocaste, la mère amoureuse. Elle joua le 15 mars, et le 17 fut prise d’effroyables douleurs, de diarrhée mortelle où passa tout son sang. Le 20, elle expira. Mais auparavant elle refusa fort nettement les secours ecclésiastiques. Écoutons d’Argental, le témoin oculaire : « Le jour de sa mort un vicaire de Saint-Sulpice pénétra dans sa chambre : « Je sais ce qui vous amène, monsieur l’abbé. Vous pouvez être tranquille ; je n’ai pas oublié vos pauvres dans mon testament. » Puis dirigeant le bras vers le buste du maréchal de Saxe : « Voilà mon univers, mon espoir et mes dieux[7]. »
Elle ne demandait nullement la sépulture chrétienne ni les prières des prêtres, mais simplement la terre que Dieu accorde à tous. L’admiration publique, l’amitié et l’estime lui auraient fait un monument. Comédienne du Roi et membre du théâtre qu’il couvrait de son nom, pouvait-elle être abandonnée à la proscription du clergé ? Fleury fit dire par Maurepas, ministre de Paris, que cela regardait le curé, l’archevêque. « Et s’ils refusent ? » — « Point de bruit. »
Le curé est Languet, fameux par Saint-Sulpice, frère du Languet de Marie Alacoque. Et l’archevêque est Vintimille, qui tout à l’heure officiera pour le faux mariage qui donne sa nièce à Louis XV.
Les amis, en présence de la pauvre dépouille, sont fort embarrassés. Mais il faut bien prendre un parti. Un parent loue un portefaix, — et cette reine de l’art, la noble Cornélie, — disons mieux, la femme adorée, désintéressée, généreuse, tendre, de si grand cœur ! — on la roule, on en fait un paquet, qu’emportera un fiacre, la malpropre voiture qui, dans ce mois de mars, cahote les amours passagers, l’ivresse et les retours de bal.
Les chiens, les protestants, étaient enterrés aux chantiers. Dans un quartier désert alors, au coin des rues de Bourgogne et Grenelle, un chantier se trouvait. Il était fermé à cette heure. Mais comment revenir et où aller ? L’unique expédient fut d’écarter la borne du coin, et de mettre dessous le corps. Sale et infâme sépulture, que rien ne signalait, qui, jusqu’à la Révolution, resta là, recevant l’ignorant affront du passant[8].
Par la petite histoire que j’ai contée plus haut, on a vu avec quelle insouciante gaieté Paris prenait toute aventure des femmes de théâtre. Mais Mademoiselle Lecouvreur était quelque chose de plus. Elle était du monde même et de la société, une amie des plus estimées, spécialement reçue, adoptée de la marquise de Lambert (esprit, raison, vertu). Le coup fut très sensible, et la douleur universelle.
Beaucoup, rentrant en eux, virent ce que jusque-là ils ne remarquaient pas, que, comme elle, ils étaient de certaine paroisse, de cette libre église, qui n’était pas bâtie.
Quelques vers de Voltaire qui coururent manuscrits, faible cri de douleur, appel à la pitié, n’osaient dire la piqûre amère, l’indignation secrète et d’autant plus profonde. Chacun sentit que dans la mort, cet affranchissement naturel, — là même on était serf encore.
- ↑ M. Nicolardot établit cela parfaitement, contre l’opinion commune. Ménage et finances de Voltaire, p. 35. Cet ennemi acharné de Voltaire, qui accueille contre lui tous les libelles du temps, a pourtant éclairci fort bien certains points de détail. Chose curieuse : à la fin de ce gros livre si hostile, il donne sans s’en apercevoir ce qui justifie le mieux Voltaire, ce qui explique et fait excuser ses bizarreries : la situation mobile, précaire, où il vécut, la misérable incertitude où il était du lendemain, entre la Bastille et l’exil, les innombrables pseudonymes qu’il était obligé de prendre, les terreurs de ses libraires, la lâcheté des critiques qui tous se mettaient contre lui. (Nicolardot, p. 335-347.)
- ↑ Ce temps de réaction, de décence, est caractérisé par le sacrifice et la mort de la pauvre Aïssé. Fidèle esclave de son indigne maître, jusqu’à sa mort en 1722, fidèle encore à la non moins indigne Fériol (sœur de la Tencin), elle a faibli en 1724 de pure reconnaissance et pour récompenser celui qui l’aima toute sa vie. Mais sa noble nature lui fait craindre de l’épouser ; elle ne se croit pas assez pure, elle craindrait de le faire baisser, dans ce retour aux bonnes mœurs. Les grandes dames la troublent, aggravent ses scrupules. Elle languit, elle meurt de ce combat. Elle refuse jusqu’au bout le bonheur. Et elle fait deux infortunés. Ah ! quelle fin pathétique, et qu’on en veut à ces prudes qui l’ont tuée ! Rien, rien de plus touchant que la terreur du chevalier, en la voyant vers sa fin, la cour humble, tremblante qu’il fait à tout ce qui l’entoure, même aux animaux domestiques, à la vache qui donne du lait à la malade. Cela arrache les larmes.
- ↑ J’en excepte un, M. Havet, spécialement dans sa dernière édition, admirable travail, fort et définitif (Commentaire, etc., 1865). MM. Cousin et Faugère avaient restitué le texte (1843-1844). M. Sainte-Beuve avait marqué d’une main fine et sûre la place de Pascal dans Port-Royal et dans le siècle. Ces illustres critiques regardent pourtant du dehors. Et Havet a vu du dedans. Comment cela ? Il tient de son auteur ; il a à cœur ces questions ; il s’inquiète sérieusement de ces hauts problèmes de la vie humaine. Qu’il commente ou discute, on sent bien qu’il le fait pour lui-même plus que pour le public. Rien qu’en lisant ce commentaire, sans l’avoir vu, on le peindrait, avec sa jeune austérité, cette âpre et virginale candeur, cette exigence ardente de lumière et de justice. Il est intéressant de voir un esprit qui procède surtout de l’Antiquité et du siècle de Louis XIV, hors de la mêlée d’aujourd’hui, par l’effet seul du progrès intérieur et de sa force solitaire, marcher dans l’émancipation.
- ↑ « En lisant cette réflexion, je reçois une lettre d’un de mes amis qui demeure dans un pays fort éloigné. « Je suis ici comme vous m’avez laissé, ni plus gai, ni plus triste, ni plus riche, ni plus pauvre, jouissant d’une santé parfaite, ayant tout ce qui rend la vie agréable ; sans amour, sans avarice, sans ambition et sans envie. Et tant que cela durera, je m’appellerai hardiment un homme très heureux. » Plus tard, Voltaire ajoute en note : « Sa lettre est de 1728. » — éd. Reuchot, t. XXXVII, p. 46.
- ↑ Nombre de documents récemment publiés nous font connaître Maurice dans le dernier détail. M. Saint-René Taillandier en a tiré une fort belle biographie, savante, curieuse, intéressante (Revue des Deux Mondes, 1864). Seulement il me semble un peu trop favorable à ce héros de second ordre que la fortune a tant favorisé, exagéré, surfait. Ses Rêveries, tout à la fois pédantesques, excentriques, sont un livre moins que médiocre.
- ↑ Elle devait saisir terriblement les cœurs, les transformer, changer les bêtes en hommes, pour avoir fait faire un tel portrait au faible et médiocre Coypel. C’est la belle gravure où il la représente dans le rôle de Cornélie, en pleurs et l’urne dans les mains. Un artiste inspiré, s’il en fut, notre premier sculpteur, Préault, m’a affirmé qu’il ne savait pas un mot de l’histoire de Mademoiselle Lecouvreur quand il vit cette gravure. Il en fut très troublé, épris, s’en empara avidement. C’est plus qu’une œuvre d’art. C’est comme un rêve de douleur, une de ces rencontres qu’on regrette avec une personne unique qui ne reviendra plus, dont on est séparé par la malignité du temps. — On sent dans celle-ci une chose fort rare, qu’en elle beauté vient de bonté. — Cette bonté est adorable dans la lettre qu’elle écrit à Mme de Fériol, mère de d’Argental, qui craignait extrêmement que son fils, éperdument épris, n’épousât, et qui voulait plutôt le perdre, l’envoyer mourir aux colonies. Mademoiselle Lecouvreur lui parle avec un tendre respect, une effusion charmante (qu’elle ne méritait nullement). La pauvre comédienne, trop humblement, fait bien bon marché d’elle. Elle fera absolument tout pour calmer cet amour d’un enfant, l’empêcher d’aller jusqu’au mariage. Elle aimait trop Maurice, et d’Argental ne fut guère qu’un ami, mais assidu, très tendre. De l’avoir approchée, il resta l’homme bon, aimable, charmant, celui que Voltaire appelle « son ange ». Elle le fit son légataire universel, afin que le peu qu’elle avait passât à ses deux filles plutôt qu’à des parents. D’Argental, en très galant homme, exécuta exactement sa volonté, et calma les parents en leur donnant du sien une somme de vingt mille francs. Voy. la bonne Notice que Lemontey (Œuvres, III, 331) a faite d’après les contemporains, Aïssé, Aunillon, d’Allainval et les précieux papiers de d’Argental.
- ↑ Il ne faut pas s’indigner si cette infortunée, tout à la fois amante et mère, put délirer ainsi, dire cette parole excessive. Bien des femmes, toute mère, en diraient autant si elles osaient. Durement ravalée en tant de choses (Voy. le mot insultant de Pétersborough : Sainte-Beuve. Caus., I), elle s’était toute sa vie relevée par l’amour d’un héros. Comment s’étonner qu’elle s’en fût fait une religion ? Religion sans doute non catholique. Le clergé ne lui devait rien. Mais l’État lui devait, Paris et le public.
- ↑ Jetée à la borne, à l’insulte, elle n’eut de réparation que peu avant la Révolution. On mit au coin de rue une plaque de marbre noir, que les propriétaires ont eu plus tard la hardiesse de retirer et de s’approprier. Elle sera remise au jour de la Justice, le jour où l’on posera la grande question trop ajournée : Comment le clergé est-il maître, malgré la loi, de tout ce qu’avait la commune, de la police des enterrements (aujourd’hui encore partout, sauf les grandes villes), des sépultures et cimetières de campagne, du droit de cloche essentiellement communal au Moyen-âge, etc. ? — Nous retombons à la mort sous la main de ceux qui nous maudirent toute la vie.