Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 6
CHAPITRE VI
Louis XIV aurait frémi lui-même, s’il eût vu ce que fut sous Louis XV le pouvoir du clergé.
Il est l’État et le gouvernement. Il impose comme loi du royaume la Bulle qui lui soumet le roi (avril 1730).
Ce roi, qui a vingt ans, qui est époux et père, et qui vient d’avoir un dauphin, non seulement il le tient en tutelle, mais le met sous sa clé (septembre 1730). Rien de tel ne se vit depuis les rois tondus, Louis-le-Débonnaire.
Notez que je dis le clergé plus que Fleury. Le vieil homme de soixante-quinze ans, hésitant et timide, et qui n’avait montré que par la lâcheté, n’entra dans les mesures violentes, que contraint et forcé. Son vieux valet de chambre Barjac disait naïvement (parlant des papistes enragés) : « Si nous ne les lâchions, ils nous dévoreraient nous-mêmes. » Grondé et menacé par les chefs, par Rohan, dont il était le plat flatteur, Fleury craint encore plus la basse influence d’Issy, de Couturier, son directeur d’alors, chez qui nous le voyons aller à chaque instant consulter, prendre le mot d’ordre.
Le 3 avril, au milieu des fanfares, d’un grand appareil militaire, on amène le roi au Parlement pour faire de force enregistrer la Bulle. Et cela au moment où les Romains avaient eu l’insolence de canoniser Grégoire VII, celui qui marcha sur les rois et mit l’Empereur en chemise.
Mesure outrageuse à la France, provocation directe au Parlement, gardien du droit royal. On comptait bien l’exaspérer, lui faire reprendre étourdiment son vieux rôle révolutionnaire, le jeter dans la rue pour faire devant le peuple les grandes processions de la Fronde qui effrayeraient le roi, Fleury, et, de la peur, leur ferait du courage pour supprimer le Parlement.
Le roi, sec et altier, muet, fit par son chancelier l’aveu du bon roi Dagobert : « qu’il n’entendait rien faire qu’acte de piété, que la Bulle ayant force et autorité d’elle-même, le roi ne la lui donnait pas. » Le Parlement frémit de cette abdication du roi au nom duquel il rendait la justice. Un magistrat de quatre-vingt-six ans, devant la jeune idole, s’agenouilla, voulut parler. On le fit taire. De deux cents voix, on n’en eut que quarante, et le chancelier proclama ces quarante pour majorité.
Peu après, en septembre, le roi plus bas encore tombe. C’est la personne royale qui maintenant est avilie.
Ce roi, jolie figure de fille (insensible, glacée), était moins scandaleux alors. Cinq ans durant il fut un mari régulier, froidement régulier, sans pitié de la reine. Toujours, toujours enceinte. Au 30 août 1730, après deux grossesses en vingt mois, elle gisait. Et le roi était seul. De là plusieurs intrigues. La vieille Madame la Duchesse eût voulu faire sauter Fleury, et remonter son fils Monsieur le Duc en fournissant sa bru au roi.
Mais Fleury s’en doutait. Il soupçonnait moins l’autre intrigue. Son ministre de confiance, Chauvelin, homme à projets hardis, eût voulu nous tirer du néant, faire du Richelieu contre l’Autriche et l’Angleterre. En dessous il créait un parti de la guerre que Villars en dessus prêchait ouvertement. Ce sournois Chauvelin (Grisenoire, comme on l’appelait) imagina d’escamoter le roi par l’influence des petits camarades, que l’on nommait les Marmousets. Comme neveu de l’ami de Fleury, du cardinal Rohan, le petit Gesvres, peu suspect, restait là à tisser ses jolis ouvrages de femme où le roi s’amusait (Villars), et très volontiers il tissa le filet pour prendre Fleury. Un mémoire fin, adroit, respectueux (terrible contre lui) est dans les mains de Gesvres, qui le cache pour donner envie. Le roi l’entrevoit, le lui prend. Il voit, non sans terreur, « que Fleury, par son imprudence, mène les choses à la guerre civile ». Il en est si frappé qu’il copie le mémoire. Seulement au coucher il l’oublie dans ses poches, où Bachelier le trouve. Il le porte à Fleury.
Deux choses étaient dans cette affaire, l’une fort légitime, que le roi voulût s’éclairer, — l’autre obscure, assez triste, que le roi à vingt ans subît de nouveau l’influence d’amis déjà notés et punis pour leurs mœurs. Fleury le prit par là. Le roi fut atterré. Après avoir menti, nié, Fleury le menaçant, lâchement il livra Gesvres, il trahit Épernon, signa leur exil pour deux ans. Sa peine, à lui, fut qu’il perdit les clés de son appartement. Fleury lui change ses serrures et fait faire d’autres clés qu’il donne à ses petits espions. L’espion ordinaire Bachelier est solennellement récompensé. Tout en restant valet de chambre, gardien du roi, il devint un seigneur, intendant de Marly, de Trianon, etc. Le roi ne souffla mot, vécut aussi bien avec lui.
Villars fut étonné (1731) de voir tombé si bas, si ennuyé, si faible, ce jeune homme de vingt et un ans. Fleury, à soixante-quinze, par contraste, sort des habitudes modestes qu’il eut toujours. On se presse chez lui, chez son valet Barjac qui distribue les places, qui fait des Fermiers généraux. La Cour entière, le soir, s’étouffe au coucher de Fleury. Le voilà roi, ce semble. Notre drapeau, du blanc, passe au noir. La soutane devient le drapeau de la France.
Et qu’en dit l’Europe ? Elle en rit. Notre amie l’Angleterre ne nous consulte plus. Elle nous laisse là seuls, s’arrange avec l’Autriche.
« Faible gouvernement, mais modéré et doux ? » Erreur. Sous lui s’aggrave la terreur protestante ; le clergé veut que sous le mot relaps on atteigne, on englobe un peuple tout entier, désormais passible de mort ; et toujours dans l’angoisse, voyant sa mort, sa vie, dans les mains des curés (1730, Lemontey, II, 152). Ce doux gouvernement a détruit la Sorbonne (en enlevant quarante-huit docteurs), a détruit Sainte-Barbe, a étouffé la presse qui, depuis les rigueurs de 1728, ne souffle plus. Du plus haut au plus bas, on tient tout, rien ne peut percer. On a parfaitement étoupé jusqu’aux fentes par où pourrait venir un son, une lueur. Sécurité parfaite.
Mais juste en ce moment, du plus loin, du plus bas, part un cruel coup de sifflet !
La France a des moments bien dangereux où le rire lui échappe. On l’a vu en Révolution. La mère de Dieu fit crouler Robespierre. Et soixante ans avant, La Cadière blesse à mort la puissance ecclésiastique.
Aux miracles des jansénistes, les Jésuites avaient répondu : « Ce ne sont pas de vrais miracles. On n’en fait qu’avec la doctrine. On en fera… Espérez, attendez. »
Il s’en fit. De Toulon, d’Aix, de la bruyante Provence, aux rieurs de Paris une nouvelle arrive. C’est un miracle… des Jésuites (août 1731 : Barbier, II, 179, 192).
Miracle ! un vieux Jésuite, disciplinant son écolière, Mademoiselle Cadière de Toulon, la transfigure. Elle est stigmatisée à l’instar de Notre-Seigneur. Le sang dégoutte, et surtout de son front. On croit, ou fait semblant. Nul n’ose examiner.
Miracle ! la grâce est féconde. L’ange de Dieu, Girard, a beau être vieux, laid. Un matin la sainte a conçu, et non seulement elle, mais d’autres sont enceintes, de toute classe, marchandes, ouvrières, dames. La Grâce ne tient compte de la qualité.
Girard est-il un ange ? Les jansénistes jurent que c’est un diable, que ses galants succès, surnaturels, sont ceux d’un noir sorcier. C’est encore Gauffridi, que l’on vit en 1610, et que brûla le Parlement. Serrés de près, les Jésuites répondent que, si le Diable est là, il est dans La Cadière qui a ensorcelé Girard.
Les deux partis jurent pour et contre. La Provence se divise avec fureur, tout l’emportement du Midi. Le concert le plus dissonant, un enragé charivari de farces, de chansons, éclate. Et Paris fait écho avec un rire immense. Dans cette affaire burlesque, un terrible sérieux était au fond, une question vraiment politique. Le roi d’alors étant le prêtre, son avilissement est l’aurore de la liberté. Ne vous étonnez pas de voir en ce procès à Aix, à Marseille et partout, ces assemblées de tout le peuple par cent mille et cent mille que vous ne reverrez qu’au triomphe de Mirabeau.
On avait ri d’abord, mais bientôt on frémit (septembre 1731), en apprenant que les Jésuites couvraient le crime par le crime, qu’à Aix même et au Parlement, les gens du roi proposaient d’étrangler… Girard sans doute ?… Point du tout… sa victime !
Voilà ce qui souleva le peuple, et fit ces grands rassemblements. La pitié, le bon cœur, l’humanité s’armèrent. Les pierres, au défaut d’hommes, se seraient soulevées !
On se demande comment, sous ce sage Fleury qui craignait tant le bruit, les choses purent aller jusque-là, comment dès les commencements on ne sut étouffer l’affaire. C’est là le miracle réel, que sous ce gouvernement de ténèbres la lumière ait jailli, monté d’en bas, en perçant tout obstacle. Cela tient justement à ce que les Jésuites, étant si forts, crurent à chaque degré du procès pouvoir en rester maîtres. Mais l’affaire échappait, montait toujours plus haut. Elle se développa lumineuse et terrible, comme à la lumière électrique, montrant dans ses laideurs, dans ses parties honteuses, l’autorité régnante, si fière, et qu’on vit par le dos.
Révélation très forte, largement instructive, ne portant pas sur un fait singulier, mais vulgaire et banale. Que Girard abusât d’une pauvre innocente, d’une petite fille malade, dans ses crises léthargiques[1], cela n’apprenait rien. Ce qui en dit beaucoup sur les facilités libertines du jargon mystique, c’est qu’un Jésuite vieux, laid, en six mois eût gagné si aisément ses pénitentes. Toutes enceintes. On connut la direction.
On connut les couvents. Girard les savait bien discrets, puisqu’il voulait y cacher ses enceintes (comme on a vu plus haut Picard, directeur de Louviers). Le couvent d’Ollioules, où il mit La Cadière, montre à nu ce qu’ailleurs on eût vu tout de même : une abbesse fort libre ; des dames riches, utiles à la maison, fort gâtées, servies par des moines ; ces moines effrénés jusqu’à souiller les enfants qu’on élève ; la masse enfin, pauvre troupeau de femmes, dans un mortel ennui et des amitiés folles, douloureuse ombre de l’amour.
La justice ecclésiastique apparut dans son jour. L’évêque de Toulon, grand seigneur bienveillant qui un moment défendit La Cadière, eut peur, quand les Jésuites lui reprochèrent certaine chose infâme. Et, dans sa lâcheté, il se mit avec eux.
Le juge de l’évêque, faussant tout droit, entraîna, subjugua l’homme même du roi, le lieutenant civil, qu’implorait la victime. Ils écoutèrent comme témoins jusqu’à des femmes enceintes de Girard. Leur greffier alla effrayer les religieuses d’Ollioules, disant que si elles ne parlaient comme on voulait, la torture les ferait parler.
Effronterie trop forte. Une plainte est portée « pour subornation de témoins ». Les Jésuites pouvaient avoir un arrêt du Conseil qui évoquerait tout à Versailles. Ils craignirent Paris, le grand jour, espérèrent abréger avec deux commissaires de leur Parlement d’Aix. Le faible d’Aguesseau, chancelier, fit ce qu’ils voulaient. Ces commissaires qui d’Aix vinrent à Toulon, allèrent tout droit loger chez les Jésuites avec Girard. De soixante témoins qu’appelait la victime, ils n’en daignèrent entendre que trente. Et cependant les simples réponses de la fille étaient si accablantes, si terribles de vérité, que ses geôlières, les barbares Girardines, la forcèrent de boire un breuvage qui, pendant trois jours, la rendant idiote, la fit parler contre elle-même. Deux hommes intrépides manifestèrent le crime. L’affaire alla au Parlement.
Toute la belle société à Aix était pour les Jésuites. Les grandes dames se confessaient à eux. Girard, fort à son aise, établit qu’il n’avait fait que suivre les pratiques de la haute mysticité. Que le confesseur s’enfermât avec sa pénitente et la disciplinât, c’était son droit et son devoir. L’ignorance seule des laïques pouvait disputer là-dessus. Ce qu’on pouvait trouver d’indécent ou d’impur, était recommandé, comme effort d’humilité obéissante, brisement de l’orgueil et de la volonté. Sans recourir aux anciens livres, il pouvait attester le grand livre à la mode, livre de cour, dédié à la reine de France, écrit par un évêque et approuvé partout, la Vie de Marie Alacoque (in-quarto, 1729). L’obéissance est à chaque ligne préférée à toute vertu. Jésus y dit lui-même : « Préfère la volonté de tes supérieurs à la mienne » (Languet, p. 46, édit. de 1729). Et ailleurs : « Obéis-leur plutôt qu’à moi » (Languet, 120). C’est-à-dire : Obéis au prêtre contre Dieu.
Mais quand il serait vrai, disaient les grandes dames de Provence, que ce bon Père Girard lui eût fait tant d’honneur que d’avoir avec elle certaines privautés, elle était bien osée de manquer à son Père, à l’ordre des Jésuites. C’était un monstre à étouffer.
Le Parquet y conclut : « À ce qu’elle fût pendue et étranglée à Toulon sur la place du couvent des Dominicains. » Plus, une poursuite criminelle contre ses frères qui l’ont soutenue. Plus, l’avocat, nommé d’office, qui l’a défendue par devoir, pour obéir au Parlement, il sera poursuivi aussi !
Seulement, pour l’étrangler, il eût fallu une bataille. Tout le peuple courut à sa prison, criant « N’ayez pas peur, Mademoiselle ! Nous sommes là, ne craignez rien. »
Sur cela un recul, violent, dans le Parlement. Les jansénistes y sont encouragés, et plusieurs magistrats déclarent Girard digne de mort, — bien plus, digne du feu. Exagération maladroite qui le servit plutôt. Les jansénistes, en le faisant sorcier, en voulant voir partout le Diable dans l’affaire, se rendirent ridicules. Les tolérants faiblirent, immolèrent la justice, plutôt que de brûler un homme. Au jugement (octobre 1731), douze prononcent la mort de Girard, douze l’absolution. Le président fait treize. Il est absous.
On faillit mettre en pièces et Girard et le président.
L’hypocrite jugement disait « que La Cadière serait rendue à sa mère ». Et en même temps, on la traitait en calomniatrice. Elle payait les dépens du procès, et ses mémoires étaient brûlés par la main du bourreau.
Rendue ? il était impossible de la ramener à Toulon, où elle aurait eu un triomphe, où on brûlait Girard en effigie. Nulle trace de la pauvre fille ne peut être trouvée depuis. Quand on songe que les Jésuites firent persécuter, exiler ceux qui se déclaraient pour elle, on ne peut pas douter que leur infortunée victime, qui malgré elle les avait fait connaître, n’ait été enfermée dans quelque dur couvent à eux, et scellée sous la pierre, dans un mortuaire in-pace.
Elle n’en rendit pas moins, par son procès, un immense service. On comprit dès lors à merveille pourquoi le clergé s’agitait, avait tellement impatience de se débarrasser des justices laïques. Dans ce Parlement d’Aix, si favorable aux prêtres, qui dès François Ier fit le massacre des Vaudois, qui, dans l’affaire récente, blanchit Girard et flétrit La Cadière, dans ce Parlement même la lumière avait éclaté. La Justice, en ses formes, ses enquêtes, interrogatoires, est essentiellement indiscrète. Le monde de la Grâce, de la nuit, du silence, a horreur de cela. Tout contact avec la Justice lui semble une persécution.
Grande était sous Louis XIV l’indulgence dont jouissait le prêtre. On voulait seulement qu’il fût un peu décent. Le monde trouvait bon qu’il eût une amitié intime, comme un demi-mariage. Quand l’archevêque Harlay, décrié pour ses couturières, prit une amie sortable, une veuve, une duchesse, il ramena l’opinion. Le Cardinal Bonzi à Toulouse adorait (et payait) Mme de Ganges. La perdant, il mourut, et on le plaignit fort. Au plus haut du clergé, le grand Bossuet lui-même eut, sans trop de mystère, une amie, de trente ans plus jeune, qu’il protégeait (de crédit, et d’argent) (Floquet).
Le dix-huitième siècle n’était pas plus sévère. Nos philosophes, largement indulgents, dispensaient le clergé de soutenir cette gageure d’un miracle impossible. Aux faiblesses du prêtre ils appliquaient leur mot, leur commode formule : Retour à la nature. L’affaire de La Cadière, à ce tolérantisme, opposa la réalité : l’Anti-nature barbare, l’excentricité libertine, le sauvage égoïsme, le rut impitoyable et tout à coup féroce pour étouffer, enfouir, ensevelir.
Retour à la nature ? à l’amour ? Point du tout. Sous l’orgueil monstrueux d’un miracle de pureté, on entrevit un monde et de fangeux mystères et de crimes muets. On devint curieux de ces jardins murés, si bien clos, des couvents. On devina fort bien qu’ils gardaient quelque chose. Ils paraissaient funèbres. De nos jours, ceux de Naples, ceux de Vienne, Bologne, tout récemment ont dit pourquoi.
Que fût-il arrivé si de vrais magistrats, comprenant leurs devoirs, avaient avec la Loi pénétré ces clôtures, sondé la terre sacrée, lui eussent arraché ses secrets, évoqué ce grand peuple des enfants morts avant de vivre, ces petits os blanchis que nous retrouvons maintenant ? Jusque-là le clergé était si haut, que le juge, devant ces murailles, passait discrètement et sans lever les yeux. Mais enfin la Justice, l’Humanité, grandissaient en ce monde. Fleury ne pouvait toujours vivre. Et après lui peut-être, un des hardis jansénistes du Parlement eût pu montrer cette énorme apostume, cette suppuration souterraine des bas-fonds ecclésiastiques.
Fiévreux de cet abcès, le clergé s’agitait, le clergé se hâtait, se précipitait sans mesure. Seulement, ce grand coup d’octobre 1731, l’affaire de La Cadière, le montrait trop, constatait qu’en criant contre les Parlements, la justice laïque, très manifestement il voulait supprimer les censeurs de ses mœurs, et s’assurer les douces libertés d’Italie, sécurité, impunité[2].
Maintenant si le roi défend aux Parlements de s’occuper en rien des affaires ecclésiastiques, on comprend l’intérêt que le clergé y a. On rit. Les chansons courent. Dans la rue, tout Jésuite qui passe est suivi de ce cri : « Girard ! voilà Girard ! » Si l’on ne crie, on chante les airs anciens et populaires de la sainte béquille du bon Père Barnabas, ce capucin fameux, prêcheur zélé des filles, qui, surpris, leur laissa ce gage. Tabatières, habits, meubles, tout est à La Cadière, tout est à la Béquille. Et nul obstacle à ce torrent.
Les fureurs du clergé montent au comble. Ayant reçu le coup dans les reins, affaibli, il est plus violent, et s’affaiblit encore. En 1732, lorsque le Parlement appelé chez le roi, condamné au silence, n’obtint qu’un mot dur : « Taisez-vous ! » — lorsque le vieux Pucelles, à genoux, pose aux pieds du roi l’arrêt de résistance, — lorsque enfin ce papier remis au singe Maurepas, est par lui mis en pièces, — la scène est odieuse, mais bien plus ridicule encore.
En vain au 18 août, le clergé se décerne par la bouche du roi l’objet de tous ses vœux, l’annulation du droit d’appel qu’avait le Parlement en abus ecclésiastiques. Rien ne sert, ni exils, ni prisons, ni enlèvements. Ceux qu’on enlève sentent qu’ils ont avec eux tout le peuple. Et c’est Versailles qui cède. En décembre, il recule. Il abandonne (sous forme de sursis) ce que le 18 août il a accordé au clergé. Celui-ci est vaincu. Il reste pour toujours soumis aux justices laïques.
Il manqua pour toujours ce qui fut son grand but secret, son tribunal à lui, dont le plan existait déjà tout préparé. Les papiers Maurepas en ont eu la copie[3].
Ce point-là est acquis et pour l’éternité : le clergé perd l’espoir de retourner au Moyen-âge, de se refaire son propre juge. L’œil de la Justice est sur lui.
Pour la royauté, il la garde, à la honte du roi, de la France.
Ridicules au dedans, ridicules au dehors, nous sommes l’amusement de l’Europe (Villars).
Quelque faible, caduc, que puisse être ce gouvernement, il va et il ira de même. La mécanique est montée de façon que, sans une secousse violente qui la détraque brusquement, il n’y a nul espoir d’arrêter. La guerre seule aurait chance de rompre ce déplorable engrenement.
Chauvelin dit franchement à son jeune ami d’Argenson la secrète pensée du moment : « Il a fallu tenter la guerre… Nous devenions trop méprisables. »
- ↑ Elle était fort intéressante, une enfant maladive, que le vice eût dû épargner. Dans mon livre de la Sorcière j’ai suivi pas à pas la Procédure du P. Girard et de La Cadière (Aix, in-folio, 1733). Les Jésuites ne peuvent la récuser, puisqu’elle fut imprimée sous un gouvernement à eux et sous leurs yeux. L’in-12 (en 5 volumes), imprimé à la même époque, ajoute des pièces curieuses. Les deux recueils sont nécessaires et se complètent.
- ↑ Ces libertés éclatent dans les enquêtes que fit l’austère et pieux évêque Scipion Ricci (Voy. ses Mémoires, éd. de M. Potter). Mais elles existaient même en France dans les hautes et nobles abbayes. Le vénérable M. Lasteyrie avait vu avec étonnement celle de l’abbaye de Panthémont à Paris (Lasteyrie, Confession). C’était bien pis au loin, surtout dans le Midi, tout se passait publiquement. Le noble chapitre des chanoines de Pignans, qui avait l’honneur d’être représenté aux États de Provence, ne tenait pas moins fièrement à la possession publique des religieuses du pays. Ils étaient seize chanoines. La prévôté, en une seule année, reçut des nonnes seize déclarations de grossesse (Histoire manuscrite de Besse, par M. Renoux, communiquée par M. Thouron). Cette publicité avait cela de bon que le crime monastique, l’infanticide, dut être moins commun. Les religieuses, soumises à ce qu’elles considéraient comme une charge de leur état, au prix d’une petite honte, étaient humaines et bonnes mères. Elles sauvaient du moins leurs enfants. Celles de Pignans les mettaient en nourrice chez les paysans, qui les adoptaient, s’en servaient, les élevaient avec les leurs. Ainsi, nombre d’agriculteurs sont connus aujourd’hui même pour enfants de la noblesse ecclésiastique de Provence.
- ↑ Voir Mémoires Maurepas, II, 200. — « La cour d’Église, dit Grimaudet, c’est la porte de derrière, la fausse porte, la poterne de la justice, moyen d’impunité pour tous les sacripants. » — Dom Roger, Anjou, 420. — Bonnemère, Paysans, II, 182.