Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 7
CHAPITRE VII
La devise légère qu’un chevalier jadis portait sur son écu à travers les batailles : « Chant d’oiseau ! » c’est celle que la France, parmi tant de misères, gardait le long de son histoire. À ce premier réveil de 1733, quand l’Europe la croyait morose, épuisée et glacée, elle se lève guerrière et rieuse, avec la chansonnette du pacha français Bonneval, et autres petits airs, que nos pères ont chantés jusqu’à la Marseillaise. C’était bien peu de chose. Mais de rythme et d’élan, ces airs n’en furent pas moins aux soupers, aux combats, de vraies marseillaises inspirées.
La France d’aujourd’hui, qui pose et se croit grave, ne comprend même plus comment c’était chanté. Elle serait tentée de n’y voir que l’ivresse. Mais les voix avinées n’ont pas ces mélodies. Les buveurs d’eau, les sobres, les maigres s’en grisaient. Deux choses en font l’accent qui ne sont pas vulgaires. C’est chant d’oiseau moqueur, risée des vieilleries. De plus, chant de l’oubli, celui de l’alouette qui plane insouciante, se rit de la vie, de la mort.
Aux colonies lointaines, nos Frances étrangères, plus émues que nous-mêmes, dans ces chansons rieuses ressentaient la patrie. Nos coureurs de bois qui passaient presque nus sous le ciel l’hiver du Canada, les dansaient avec l’Iroquois. Nos gens de Saint-Malo, fiers officiers, corsaires, quand soufflait la tempête, lui sifflaient ces refrains. Nos soldats tout à coup si brillants dans la guerre qu’ils n’avaient jamais vue, quand quinze cents Français attaquaient vingt mille Russes, pour eau-de-vie avaient ces petits chants moqueurs qui font rentrer la mort dans les rangs ennemis.
Voltaire, sans perdre temps, nous fit le Charles XII, vrai livre de combat. Mais le livre vivant, c’était ce Français-Turc, Bonneval, qui, disait-on, transformait l’empire Ottoman[1]. Il était l’entretien, la légende du temps. Plusieurs allaient le joindre joyeusement, voulaient se faire Turcs.
On connaît son histoire bizarre, tragique, originale. Dès douze ans, sur mer, à La Hogue, à tous les combats de Tourville. Puis soldat de Vendôme. Magnifique en bataille et la stupeur de l’ennemi. Il ravit jusqu’au froid Eugène, saisit d’admiration les Turcs à Peterwaradin. Pour son malheur il ignorait que le vrai roi moderne est le commis. Une lettre insultante des commis de Versailles l’exaspère. Il déclare la guerre au roi et passe à l’Empereur. Mais c’est bien pis à Vienne. Il y trouve les commis d’Eugène, lourde canaille allemande, insolente, hypocrite. Cette grosse Vienne, bigote et barbare, ne supporte pas un rieur que jamais on ne vit au cabaret ni à la messe. Plus, Français obstiné, qui dans cette maison d’Eugène si haineuse pour nous, à chaque instant tire l’épée pour la France. Cela le perd. On le poursuit à mort jusqu’au milieu des Turcs où il cherche un asile. Croira-t-on bien ici que notre ambassadeur de France, loin de protéger un Français, eût voulu que les Turcs livrassent leur hôte aux Allemands ? On sent bien là la main du prêtre, de Fleury, bon Autrichien, et bas valet de l’Empereur. Cela se passe en 1729. On peut prévoir déjà ce que fera bientôt le vieux tartufe.
Le mal de Bonneval, c’est d’être trop Français. Le voilà à Constantinople qui remue le monde pour nous. Réveiller les Turcs, la Suède, rembarrer la Russie, anéantir l’Autriche, c’est-à-dire, faire revivre les peuples qu’elle étouffe (Hongrie, etc.), c’était l’idée de Bonneval. C’était celle des Bellisle ici. Beaucoup de bons esprits, Chauvelin, d’Argenson, prenaient fort à cela. Bonneval n’était point un rêveur, mais très positif. Il commençait par le commencement, créait à la Turquie ce qu’elle avait trop négligé, une redoutable artillerie. Il savait le fort et le faible des armées de l’Autriche, la caducité idiote de cette maison qui s’éteignait.
Le parti de la guerre, chez nous, n’était pas ridicule. S’il le devint, c’est qu’il eut dans Fleury l’obstacle insurmontable, par qui tout était impossible, tout avortait et tournait de travers.
L’organe principal du parti c’étaient les petits-fils de Fouquet, les Bellisle, intrigants si l’on veut, mais qui savaient beaucoup, qui avaient beaucoup vu, esprits vastes qu’on eût proclamé des génies si la fortune n’avait été contre eux. Fortune ? hasard ? Non pas. La très fixe influence de la vieille soutane qui, de Versailles, paralysait la France.
Voyons si leurs affirmations étaient aussi légères, aussi chimériques qu’on a dit.
1o Ils affirmaient, avec Villars, qu’ici on naît soldat, qu’après vingt ans de paix le Français rentrerait aux combats aguerri. Cela se trouva vrai, non seulement dans les attaques, mais dans les résistances, quand en Italie, par exemple, ils soutinrent tout un jour l’orage de la cavalerie de Hongrie et la masse écrasante des cuirassiers de l’Empereur.
2o Ils disaient l’Autriche au plus bas, très peu solide en Italie. Et cela se vérifia. En Allemagne même et pour sa défense directe, l’Autriche n’eut que soixante mille hommes. Nous en avions cent mille. Eugène usé, vieilli, regarda, n’agit point.
On objectait vainement les succès de l’Empereur sur la Turquie, ses conquêtes de Passarowitz. Choses antiques, et de quinze années. Tout était changé, et la chance retournée. Il y parut bien, lorsque plus tard la Turquie relevée (en 1739), seule, sans la France, reprit l’ascendant sur l’Autriche et lui arracha la Servie.
Fleury restant, tout était impossible. Fleury partant, tout se pouvait. Il tenait fort. Pour l’arracher de là, il fallait préalablement une chose bien difficile : que, par quelque coup imprévu, le roi, ce serf de l’habitude, y échappât, sortît du cercle où était enfermée sa vie.
Beaucoup le disaient nettement : « Rien à faire s’il ne prend maîtresse. Contre la vieille femme Fleury, il en faut une jeune qui donne un peu de cœur au roi. »
Le moment était singulier. Excédé des sottises, des disputes ennuyeuses, le public leur tourna le dos. Une génération toute nouvelle depuis Louis XIV était venue, des hommes de l’âge du roi, de vingt ou vingt-cinq ans qui voulaient du nouveau. Ce qui fut neuf vraiment, c’est que, pour un moment, le froid plaisir ne fut plus à la mode. L’esprit galant céda. On crut aimer vraiment. On fut amoureux de l’amour.
Les arts lyriques nous menaient à cela. Leur réveil fut la danse vers 1728, la mimique passionnée. Tout fut changé quand la noble élégance de la Sallé fut remplacée par la figure étrange de la fée du Midi, la romaine-espagnole, la Cupi-Camargo. Sous elle, le théâtre brûlait. On ne sait quelle force ardente et sombre était en cette personne laide qui troublait les cœurs, rendait fou. Elle était malheureuse, et à chaque instant enlevée.
La musique suivit, et l’on en fit partout. Contre le vieux Lulli, qui rappelle trop Louis XIV, surgit l’austère Rameau, qu’on appela le Newton de la musique. Voltaire lui fait Samson. On chante l’opéra dans les brillants salons des Fermiers généraux, chez La Popelinière et l’aimable Deshaies, sa muse. Chez Samuel Bernard et son amie, Mme de Fontaine-Martel, leurs filles de beauté renommée (Mme Dupin et milady Kingston) avec Voltaire jouaient la tragédie.
C’est dans cette atmosphère de femmes, dans cet air chaud d’art et d’amour, qu’il trouva une perle, la première chose humaine qu’il eût pu faire encore. Il sent, à trente-sept ans, son cœur. Au printemps (1732), un moment échappé à Mme de Fontaine-Martel, seul à Arcueil chez Madame de Guise, en vingt-deux jours il fait Zaïre.
« Pièce chrétienne », dit-il. Mais le vif intérêt est pour un musulman, le noble et touchant Orosmane. Le pacha Bonneval avait mis les Turcs à la mode. Orosmane n’est pas aussi ridicule qu’on a dit. C’est le Saladin de l’histoire, chevaleresque et généreux. S’il est Français, d’autant plus il nous touche, il est nous, et on est pour lui (plus qu’on ne serait pour un Maure, comme Othello). Les chrétiens discoureurs, Nérestan, Châtillon, déplaisent furieusement au public ; ils viennent à contre-temps. On enverrait au diable bien volontiers ces fanatiques. Bref, le drame, avec ses sermons, ce verbiage qui ne trompait personne, pour l’effet est antichrétien.
La pièce n’est pas forte, mais charmante, au point du public, juste au point des acteurs, de l’actrice qui fit Zaïre. Mlle Gaussin n’eut pas les dons sublimes et puissants de la Lecouvreur. Elle était faible, douce, timide. Elle annonçait quinze ans (à vingt). Elle excellait au simple, et dans l’adorable ignorance (par exemple dans l’Agnès de l’École des femmes). C’était réellement une excellente créature, fort désintéressée, d’un bon cœur, faible et tendre. C’est pour elle que pour la première fois entre ce mot dans notre langue : « Avoir des larmes dans la voix. »
Tous en eurent, au moment où Orosmane vaincu dit : « Zaïre, vous pleurez ? » Ce mot et quelques autres eurent un incroyable succès d’émotion. L’âme française, un peu légère, mobile et refroidie par le convenu, l’artificiel, semble à ce moment gagner un degré de chaleur.
L’amie chez qui logeait Voltaire, l’amie de tous les gens de lettres, Mme de Fontaine-Martel, très malade, mourante, s’obstinait à aimer encore. En mourant, elle dit : « Ma consolation est qu’à cette heure je suis sûre que quelque part on fait l’amour. »
Paris agissait sur Versailles, l’Équateur sur la Sibérie. Le Roi, qui avait vingt-deux ans, resterait-il tout seul hors de ce courant général ? On aurait pu le croire. Ses tristes habitudes d’enfance semblaient l’avoir séché, l’avoir rendu impropre à jamais à l’amour. Son plaisir, dès qu’il fut un peu grand, n’était pas d’un cœur gai, d’une bonne nature ; c’était de faire le maître et de tenir école, d’user avec ses écoliers de sévérités libertines (Maurepas). Marié, presque malgré lui, comme on a vu, il fut six mois sans voir qu’il avait une femme. Elle avait vingt-deux ans, lui quinze. Elle n’était pas belle, mais très charmante. Il ne faut pas la voir au triste portrait de Versailles, mise en vieille, dans ce grand fauteuil, mais à cheval, où elle était très bien[2]. Elle était tout à fait son père et si aimée de lui que sa mère en était jalouse. Elle avait l’air un peu garçon (Hénault), d’un enfant bon et doux, et de petit esprit. Mais jamais cœur de fille ne vint au mariage plus amoureux, plus tendre. Le roi de France avait été son rêve ; on lui avait prédit qu’elle l’aurait. Il fut le ciel pour elle. Stanislas avait vu en ce bonheur étrange un miracle de Dieu. Passage étonnant, en effet, de la mendicité au trône. Elle arriva, on peut dire, nue, sans chemise (on lui en donna), attendrissante de pauvreté, d’humilité, mais de timidité extrême. Cette grande fille, innocente et tremblante, près de cet enfant vicieux, ne fut longtemps pour lui qu’un autre camarade, moins rieur, plus soumis[3]. Le but du mariage était manqué. On s’en prit à la reine. Elle l’aimait trop pour le changer. Elle était si faible pour lui que, quand il fut malade, on crut qu’elle mourrait elle-même.
La crainte de la mort, la peur dévote agissant sur le roi, le réforma. Elle devint enceinte ; mais elle avait été si durement médicamentée par les sots médecins qui croyaient décider la chose, qu’elle commença par avorter. De là une succession de couches pénibles, et coup sur coup. Le roi, dans sa froideur, était d’une régularité impitoyable. D’Argenson dit : « Il lui fit sept enfants sans lui dire un mot. »
Ce fut, je crois, vers 1732 (après deux grossesses en vingt mois), qu’elle eut la triste infirmité dont parle Proyart, une fistule. Quel martyre pour la pauvre dame qui avait peur de rebuter, qui avait peur de refuser ! Et son amour croissait. Ses enfants, presque tous des filles, étaient son image même. Le roi y fut pour peu. Plus il était froid, sec, plus elle y donnait de son cœur. Elle eut (1731) une enfant qui n’était que flamme, où l’ardeur polonaise apparut tout entière, la véhémente Adélaïde. Au moment de Zaïre (août 1732), quand on ne parlait d’autre chose que de l’attendrissante actrice, la reine fut enceinte d’une enfant qui avait ces dons, la très douce Madame Victoire. Mais l’enfant, faible et molle, marquait assez combien la mère s’affaiblissait. Si, malade plus tard, au hasard de sa vie, elle redevint encore enceinte, ce ne fut qu’un malheur. Deux tristes avortons, scrofuleux, cacochymes, que leur père appelait Chiffe et Graille, augmentèrent le dégoût du roi.
Revenons. Pendant la grossesse pénible dont naquit Madame Victoire, la reine étant sans doute trop affligée par la nature, le roi se trouva seul, hors de ses habitudes invariables. Situation nouvelle impossible. Bachelier, vivant là, voyant tout, avertit Fleury. Il y avait péril en la demeure. Fleury n’ignorait pas que les princesses de Condé avaient toujours serré de près le roi. Pour leur fermer la porte, il fallait une femme. Il demanda conseil à la Tencin.
Il n’agit pas non plus sans consulter son oracle d’Issy, le rude Couturier, son nouveau directeur. Mais les rudes sont doux au besoin. « Un petit mal pour un grand bien », c’est la règle en casuistique. Quel bien plus grand que de garder le roi sous la main de Fleury, c’est-à-dire de l’Église ? Une femme fut achetée pour le service du roi.
C’était une demoiselle de Nesle, Mme de Mailly, une dame de la reine. Son mari ruiné, parasite, n’allait qu’en fiacre et vivait de hasards. La personne n’était pas jolie, une grande brune, maigre (Italienne du sang paternel), excellente du reste, honnête et très respectueuse, discrète, qui rougirait plutôt, ne triompherait pas de sa honte.
La pauvre femme n’en avait nulle envie. Son mari le voulut et reçut vingt mille francs. Elle alla grelottante (décembre 1732) dans un entre-sol de Versailles. Rien de plus glacial en tous sens. Les misérables vingt mille francs mangés sur l’heure par le mari, elle expliqua au roi sa pauvreté. Mais le roi aussi était pauvre, et il n’aurait osé demander à Fleury. Ce fut par Chauvelin, et sur les fonds de la Justice, que très secrètement il tira quelque argent. Tout fut réglé ainsi : mille francs par rendez-vous, c’est-à-dire deux mille par semaine ; au total : cent mille francs par an.
Ce ladre de Fleury, qui, avec vingt mille francs, croyait pourvoir à tout, fut attrapé par Chauvelin, qui naturellement prit un peu d’influence. Depuis longtemps il cheminait sous terre, isolé de la Cour, livré tout au travail et trompant d’autant mieux. Dès lors certainement il put agir un peu par la Mailly, reconnaissante, d’ailleurs très bonne et qui aimait la reine, qui connaissait ses vœux pour que son père redevînt Roi. La reine courtisait fort Villars, le grand prêcheur de guerre. Elle ignorait absolument l’action sourde de Chauvelin, et encore plus cet entre-sol. Mais les effets parurent. Sans que le roi sortît de son mutisme, on voyait aux Conseils qu’il était fort changé, qu’il arrivait tout prêt à croire Villars plus que Fleury. Chaque jour le vieux maréchal parlait plus haut, Fleury plus bas.
Dès février 1733, s’était posée la grande affaire européenne. Auguste II mourant, Villars contre Fleury soutient que Stanislas n’a pas abdiqué, qu’il est roi. Fleury traîné, forcé, ne put plus résister au courant. Il crut sage de complaire, de lâcher la main. Le roi, fort de Villars, de la jeune noblesse, de tout Versailles enfin, le 17 mars (chose inouïe), parla, et devant les ambassadeurs ! Il dit que la Pologne avait droit de choisir, « et que lui, roi de France, il soutiendrait l’élection ».
Élection aidée de présents d’amitié. Fleury, en gémissant, se laisse tirer un million. L’Assemblée vote bien, très honorablement (mai) qu’elle ne choisira pour roi qu’un Polonais, ce qui exclut Auguste, fils du mort, l’Allemand, le candidat des Russes. Fleury, non sans regret, s’arrache de nouveau trois millions. Cependant l’Empereur dès le 21 mars avait impudemment parlé avec mépris du droit d’élection. On avait répondu d’ici avec hauteur.
L’honneur était en cause, la guerre presque certaine. La chute de Fleury paraissait infaillible. Espoir de liberté ! Voltaire guettait cela, regardait Chauvelin et l’émancipation prochaine. Celui-ci, dans son double rôle, entre Fleury et le public, n’osait être indulgent, mais il clignait de l’œil, voyait, ne voyait pas, menaçait et laissait passer. La question était de savoir si Voltaire aurait jour à lancer ses Lettres anglaises. Lorsqu’en 1730, les Marmousets crurent faire sauter Fleury, Voltaire écrit à Thieriot, alors à Londres, qu’on peut donner ces Lettres en anglais. Puis : « Attendons encore. » Cependant l’immense succès de Zaïre et de Charles XII l’encouragea à faire imprimer en français, à Rouen, chez Jore, libraire du Charles XII, — imprimer et non publier, attendre le moment. La guerre qu’on prévoyait lui parut favorable pour lâcher son oiseau, à Londres ; j’entends l’édition anglaise. Pour la française, il ne faisait pas doute qu’il n’y eût un orage, que Chauvelin ne fît au moins semblant de le poursuivre, et qu’il ne fallût déguerpir. Il était prêt, il perchait sans poser. Déjà il étendait ses ailes, de façon que le livre s’envolant de Rouen, l’auteur s’envolât de Paris. Il passa une année dans ces fluctuations, souvent malade et rimant dans son lit une mauvaise pièce nationale (sa faible Adélaïde). Il disait en juillet : « Attendons. Dans deux mois j’imprimerai ce que je voudrai. »
Vers août et septembre en effet, selon cette prévision, Fleury fut au plus bas, et au plus haut le parti de la guerre dont la France attendait son émancipation. Bellisle et Villars l’emportèrent. Tout le conseil fut entraîné et jusqu’au duc d’Orléans, personnage dévot et demi-janséniste, qui avait horreur de la guerre, et qui convint pourtant qu’engagés à ce point, on ne pouvait plus reculer.
Cela donna courage à Chauvelin, qui, sous forme modeste, affectant de ne faire que suivre l’élan général, agit très fortement. Il prépara, signa le 26 septembre le traité de Turin avec l’Espagne et le Piémont pour chasser d’Italie l’Autriche.
Le Piémont doit avoir le Milanais. Et il nous cédera la Savoie ? point débattu longtemps. La France magnanime n’insiste point pour avoir la Savoie ; elle se croit payée si elle chasse l’Autrichien d’Italie.
Des deux infants d’Espagne, l’aîné Carlos prendra les Deux-Siciles, Philippe la Toscane, Parme et Plaisance.
L’Espagne nous payait des subsides, fournissait de l’argent. Cela parut calmer Fleury.
Une nombreuse armée, occupant la Lorraine, sous Berwick, marche à l’est, et doit franchir le Rhin.
Notre armée d’Italie, sous Villars, va passer les Alpes.
Et dans Brest une escadre se prépare sous Duguay-Trouin.
Tout cela toléré par Fleury, malveillant. Et tout au nom du roi, qui, même avant la guerre, déjà occultement est fort refroidi par Fleury.
Mais la France allait d’elle-même, marchait seule un moment à l’envers de la royauté.
- ↑ Le prince de Ligne, dans sa charmante Notice sur Bonneval (édition Barbier, 1817), va jusqu’à dire que c’était un homme de génie. Je n’en dirais pas tant ; mais, pour l’esprit, l’audace, la bravoure, le coup d’œil rapide en mille choses, c’est le Français peut-être le plus Français qui fut jamais. Presque toutes les biographies ont indignement défiguré sa vie. Dans la seule bonne, celle du prince de Ligne, on trouve avec ses jolies lettres, celles de sa femme (une Biron), qui sont adorables. Quand il revint à Paris sous le Régent, on le maria. Mais le lendemain il apprit que Belgrade était en péril, cernée, qu’il y aurait bataille. Il partit, et n’est jamais revenu. On ne lui pardonne pas quand on lit les lettres de la petite femme, innocente visiblement, très vertueuse, qui pendant douze ans le rappelle, le supplie, avoue humblement, naïvement, qu’elle se meurt de ce veuvage. Il ne pouvait guère revenir. Il eût étouffé sous Fleury. Mais peu à peu sa passion pour la France alla augmentant, l’accabla. Quand il était seul, il s’habillait à la française. Et un jour qu’un ami l’avait invité, une virtuose italienne ayant malheureusement chanté un air français, cet homme d’acier éclata et fondit en larmes. — Je ne connais pas de livre plus joli que cette Notice. On imprime tant de romans fades et on ne réimprime pas des choses vraies, bien plus romanesques, comme la Vie de Bonneval, le Procès de La Cadière, etc.
- ↑ Ce qui le prouve, c’est que les maîtresses ne voulaient pas qu’elle suivît le roi à la chasse en amazone (Argenson, II, 55, J.).
- ↑ Les Jésuites voudraient nous faire croire que leur sévérité excessive dans la confession aurait donné des scrupules à la reine sur les caprices du roi.
À qui feront-ils croire cela ? Tous les confesseurs de ce temps imposent à
l’épouse l’obéissance illimitée. Proyart dit qu’on eut tort de dire que la
reine était prude, décourageait le roi. Avec toute sa dévotion, elle semblait
avoir des instincts sensuels. Elle aimait les comédies libres (Vie de Rich., I, 332), écoutait parfois volontiers certains propos inconvenants (Arg., I, 234).
Loin d’éloigner le roi, ce fut plutôt par l’excès de la complaisance qu’elle l’enleva aux amitiés honteuses, amenda ou cacha ses vices. À son retour de chasse, ou après ses soupers des petits cabinets, il était très aveugle (jusqu’à prendre la première venue). Plusieurs fois il tomba du lit (De Luynes). Parfois aussi la reine (souffrante d’infirmités précoces) se levait, gagnait temps, prétextant quelque chose, disant chercher son petit chien, etc. Mais tout cela fort tard, quand elle fut à bout et malade, quelquefois si incommodée que, d’un appartement à l’autre, elle allait en chaise à porteurs (De Luynes).