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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 8

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (Tome quinzième — Louis XVp. 127-140).

CHAPITRE VIII

La Guerre. — Fleury et Walpole. (1733-1735.)

Fleury et les Walpole n’avaient pu empêcher la guerre. Il s’agissait pour eux de l’entraver, de la faire avorter, d’en limiter les résultats.

Trahir les Polonais encouragés et compromis par nous, surtout sauver l’Autriche, au moment imminent de sa destruction, c’est l’œuvre calculée de la politique d’alors. Ceux qui menaient Fleury, ses directeurs d’Issy, chérissaient dans l’Autriche le bigotisme militaire, la dragonnade de Hongrie, la persécution de Saltzbourg (1731) ; l’Angleterre, protestante et chef des protestants, chérissait l’épée catholique, le boucher autrichien et sa horde barbare, qu’elle peut par moments solder et lancer sur l’Europe.

Le vieux Fleury, le jeune Horace Walpole s’aimaient, ne pouvaient se quitter. Horace, finalement, apportait à Fleury ses dépêches de Londres, et le priait de lire, corriger ses réponses (Saint-Simon, chap. DVI). Fleury, malgré son âge, allait à chaque instant de Versailles à Issy, et, malgré tant d’affaires, y faisait des retraites. Ainsi, parfaite entente de l’Anglais, du Papisme, pour l’Autriche et contre la France.

Le roi pouvait gêner. La reine et la Mailly, l’épouse et la maîtresse, étaient du parti de la guerre. En mars, et depuis même, il avait parlé en ce sens. Il avait été impossible de ne rien faire du tout. On rassemblait des troupes, mais sans vivres. Brest avait une escadre, mais désarmée. Cela gagnait du temps. L’été vient, bientôt passe. Nous sommes au milieu d’août. Heureux délai pour le Saxon, le Russe, l’Autrichien, dûment avertis.

Le 16 août 1733 fut le moment de crise. Un cri désespéré était venu de la Pologne. Les chefs du parti national avaient écrit à Stanislas que, s’il n’arrivait, tout était perdu. C’était un de ces jours où, dans un État sérieux, les conseils restent en permanence, siégeant le jour, la nuit, mettant les minutes à profit. La reine était sur les charbons. Villars bouillonnait sans nul doute. On est bien étonné de lire chez ce général courtisan cette ligne sèche et contenue : « Il n’y aura rien d’important. » Car le roi est absent. Il est allé se promener. Promener ? où ? miracle ! à Chantilly ! à ce château de la disgrâce, chez l’exilé Monsieur le Duc, autour duquel Fleury depuis sept ans gardait un cordon sanitaire. Jadis chasseur, ce prince, séquestré, n’osant remuer, s’était fait une vie innocente de graveur, de naturaliste, chimiste, etc. On s’en moquait en cour. « Est-ce qu’il veut se faire médecin ? » Que va donc faire le roi chez ce pauvre Monsieur le Duc ? Le consoler, sans doute. Un Condé, sans emploi au moment de la guerre, méritait d’être plaint. Mais quoi ! laisser tout pour cela ?

La vieille Madame la Duchesse, démon d’impureté, exquise en toute ordure, dont les petits vers sales barbouillent les recueils Maurepas, avait imaginé « de faire son fils cocu pour le refaire ministre ». Ses filles (Charolais et Clermont), effrénées, débridées, mais pas jeunes, aidaient à cela. Fleury le savait bien, et il en vit l’essai (juillet 1731), lorsque, à Fontainebleau, elles produisirent leur princesse, une jolie petite Allemande, toute jeune (Monsieur le Duc eût pu être son père). La petite, fort lasse de Chantilly, et brûlant pour Versailles, s’avança fort et plut. Elle eut pour son mari un premier signe de faveur, au moins un joujou militaire (régiment des dragons Condé). Fleury y coupa court. Bientôt vint la Mailly. Amour hebdomadaire, un quasi mariage, qui ne fit rien au rêve, à l’idéal de Chantilly. Y envoyer le roi (quel qu’en fût le prétexte), dans ce lieu charmant, dangereux, ce fut un coup habile, un moyen admirable de le mettre à cent lieues de l’affaire discutée, de lui faire oublier la guerre pour la guerre au mari jaloux.

Monsieur le Duc l’était extrêmement, et amoureux. Il n’avait qu’elle, dans la solitude et l’exil. Contre les galants ordinaires, il alla jusqu’à l’enfermer. Que faire contre le roi ? Il ne pouvait pas la cacher, lorsque le roi, revenant de Compiègne, passait par Chantilly. Pouvait-il l’empêcher de voir sa vénérable mère ? de voir sa chaste sœur à leur joli Madrid, où le roi se grisait la nuit ? En décembre 1736, Monsieur le Duc est en pleine faveur. Et, pour le constater, sa mère reçoit pour la petite femme un don solennel de diamants (Fleury n’est pas toujours avare), les lui plante en aigrette au front (De Luynes). Elle en garda sa part. Comblé et caressé, désespéré, son fils l’a marquée d’un mot au fer chaud : « N’était-ce pas assez d’avoir vendu vos filles, sans trafiquer de votre bru ? »

Revenons. Dans ces jours de la suprême décision, 17 et 18 août, le roi resta à Chantilly, revint le 19 à Versailles. La reine était à l’heure, on peut dire, de sa passion, entre la vie, la mort. Stanislas paraissait le plus lâche des hommes s’il ne partait, s’il n’écoutait l’appel très pressant de son peuple. Le 20 au soir, le père s’arracha de sa fille, pour le plus périlleux voyage qui jamais se fût entrepris, pour traverser l’Europe, tant d’États ennemis, pouvant à chaque instant être arrêté, tué, par ceux qui souvent contre lui avaient tenté l’assassinat. Sa fille, qui se mourait d’angoisses, tremblait de rien montrer, d’accuser par ses pleurs le départ de son père. Le roi, justement à cette heure, le soir du 20, au lieu de rester avec elle, alla coucher à La Muette. Apparemment Fleury craignait qu’à ce départ tragique, à ce déchirement, la reine, qui eût touché les pierres, n’en tirât quelque mot pour son père et pour son pays.

Stanislas part le 20, à travers mille dangers arrive à Varsovie (5 septembre 1733). Il est l’élu national d’un peuple qui veut vivre encore. Soixante mille seigneurs, gentilshommes, votent pour lui. Brillante cavalerie, mais dispersée, qui craint pour ses foyers. Aucune armée organisée. Le traître Auguste a désarmé d’avance. Cependant l’Allemand n’est pas entré encore, et l’on n’aura affaire qu’aux Russes. Dix mille Français, si on les avait eus, eussent fourni un noyau suffisant. Stanislas y comptait. Retiré à Dantzig, il attendait la flotte de Brest, qu’il avait laissée sous un homme sûr, déterminé, de parole, Duguay-Trouin. Il ignorait la comédie qui se jouait de Walpole à Fleury. Le premier, devant Brest, avait quelques vaisseaux anglais qui allaient et venaient[1]. Cela fournissait à Fleury cette ignoble et menteuse excuse : « Nous n’osons pas sortir. Horace dit : « Ce serait une atteinte aux libertés commerciales que les traités assurent à la navigation de la Baltique. » Horace s’y oppose… Demandez à Horace… » Voilà l’hiver, les glaces. La Baltique est fermée.

La ville de Dantzig s’obstinait noblement à défendre son roi, légalement élu. Elle bravait les Russes qui arrivaient. Qui croirait que si tard, ne voulant rien au fond (qu’amuser et tromper la reine !), on eut l’indignité, le 18 novembre encore, de faire écrire le mannequin royal, d’encourager les résistances par les paroles de Louis XV, et d’enhardir Dantzig à se faire écraser ?

Sur le Rhin, on avait trouvé moyen de ne rien faire non plus. Nous avions cent mille hommes ; l’Autriche, par le dernier effort, n’en eut que soixante mille. Villars et les Bellisle voulaient que l’on perçât dans l’Allemagne, qu’on lançât la Bavière, qu’on mît en liberté tant de haines muettes. Fleury disait : « Sans doute, si nous avions l’Empire pour nous, nous entrerions. » — « L’Empire sera pour vous, lui répondait Villars, le jour que vous serez dedans. »

Mais Fleury, en traînant, gagne le 12 octobre, la saison pluvieuse. On passe alors le Rhin. Pourquoi ? pour rien du tout. On revient. Car il pleut.

C’est-à-dire que l’Autriche peut se tourner vers l’Italie.

Là même, autre déception. Villars avait cru tout facile. Mais comment ? Par la chute de Fleury, que l’on espérait. Le Piémontais aussi. Il était plus sincère pour nous qu’on ne l’a dit. Mais, Fleury restant maître et le ministère de la paix, il avait tout à craindre. Villars avait beau lui prêcher qu’il fallait accabler l’Autriche, pendant qu’elle était désarmée. Sourd et muet, le Savoyard s’en tenait à son Milanais. C’était déjà beaucoup, et plus sans doute que ne permettrait l’Angleterre. Cette amie de l’Autriche, qui déjà empêchait la France de l’attaquer en ces membres extérieurs, aux Pays-Bas, aurait-elle permis que le fougueux Villars, entraînant le Piémont, la frappât au Tyrol, et la menaçât au cœur même ?

Villars eut un moment d’espoir, voyant, en février, l’armée des Espagnols qui enfin arrivait. Il y court. Mais déjà ils lui tournaient le dos, s’en allaient au Midi. Ils ont leurs ordres, ne veulent pas comprendre que leurs conquêtes du Midi ne seront rien, si on laisse l’Autriche armer derrière, se relever. Villars leur montre au Nord le gros nuage noir qui se forme au Tyrol. Rien de plus ferme que les fous. La Farnèse et Philippe défendent expressément qu’on agisse d’ensemble. Il faut qu’on coure à Naples. Plan stupide qui fut couronné du succès. Comment ? Par un miracle que l’on ne devait pas attendre, par la valeur imprévue, étonnante, de nos soldats novices, qui tinrent les Autrichiens au Nord, montrèrent tous les courages, celui même qu’on n’attendait guère, un sang-froid merveilleux. Et cela (on peut dire) sans généraux. Villars était mort de chagrin. Deux vieillards lui succèdent, Coigny, Broglie, et gênés, de plus, glacés par les lenteurs voulues du Piémontais. Broglie, à la Secchia, presque pris, échappe en chemise. Mais partout nos petits soldats ont une solidité d’airain. Les Autrichiens, qui ont des corps merveilleux pour l’attaque, la charge hongroise aveugle, la rage en manteau rouge des Croates altérés de sang, avec cet enfer militaire qui trouble l’imagination, n’émurent en rien les nôtres. Ils reçurent à merveille tous les généraux ennemis qui venaient un à un se faire tuer en menant ces charges. Peu de prisonniers des deux parts. Aux batailles furieuses de Parme, de Guastalla, il fut constaté que la France, sans avoir jamais vu la guerre, était toujours la France de Malplaquet et de Denain.

Chose fort nécessaire, de salut pour les Espagnols, pour l’infant Don Carlos qui, dans son agréable promenade de Naples, aurait été bien dérangé. Les trente, quarante mille Allemands que nous tuâmes au nord de l’Italie lui seraient tombés dans le dos. Il put triompher à son aise, n’ayant qu’à recevoir les clés des villes qui venaient au-devant. Il put, même sur les petits restes des garnisons tudesques qui fuyaient du Midi, gagner une fort jolie bataille qui lui coûta peu (Bitonto, 25 mai 1734).

Au Nord, la vaillance inouïe de cette jeune France de la paix, précisément la veille (24 mai 1734), avait éclaté, et non moins l’éclatante lâcheté de son gouvernement. Il ne s’agissait plus du trône de Pologne, mais de la vie de Stanislas, enfermé dans Dantzig par l’armée russe, et que cette cité défendait. Cent mille hommes, Russes et Allemands, occupaient la Pologne. Trente mille serraient Dantzig. Elle était soutenue par sa foi à la France. Lui-même, Stanislas croyait très fermement que le père de la reine de France ne pouvait être abandonné. Les glaces empêchaient seules, disait-on, le secours. Elles fondent, on ne voit rien encore. Le 10 mai (joie immense !), on distingue quelques vaisseaux. Ils sont liés par leurs ordres précis. Ils descendent des hommes, mais, voyant tant de Russes, ils les rembarquent, laissant Dantzig dans le désespoir.

Un Français, un Breton, Plélo, était notre ministre à Copenhague. Homme d’esprit, connu par des vers agréables, membre de l’Entre-sol (le club de l’abbé de Saint-Pierre), il était de ces rêveurs qui anticipaient l’avenir, qui avaient au cœur la patrie. Il rougit pour la France en voyant cette reculade. Il eut un sentiment aussi de pitié, de chevalerie, pour la pauvre reine de France. Les chefs s’excusant et disant qu’ils n’avaient pu mieux faire, que la chose était impossible : « Eh bien ! dit Plélo, suivez-moi. Vous verrez comment on s’y prend. » Il fait comme il le dit. Quelques Français le suivent. Avec ces amateurs et quinze cents soldats seulement, il attaquent les trente mille Russes à couvert dans leurs lignes. Il les forçait, s’il n’eût été tué.

Ces choses-là faisaient réfléchir les Anglais.

Elles augmentaient terriblement leur crainte de la France, leur amour de l’Autriche. Elles contredisaient fortement l’opinion bizarre que ces amis avaient de nous.

C’était chez eux un article de foi que nous n’existions plus, qu’après Louis XIV le peu qui restait de la France, le résidu des guerres, le caput mortuum des ruines et banqueroutes, était venu à rien, et comme race même était fini. Les purs Anglais, qui sortaient peu de l’île, étaient bien convaincus qu’il n’y avait ici qu’un ramas d’avortons, perruquiers, cuisiniers, maîtres de danse ou filles. C’est le sujet chéri d’Hogarth, le contraste éternel de l’Anglais fort, grand, bien nourri, et du Français, grenouille ou lézard qui frétille.

Cela allait plus loin. De l’autre côté du détroit, le credo était tel : le Français, c’est le vice ; l’Anglais, c’est la vertu. La petite chose gazouillante, dansante, qu’on appelle un Français, ne loge rien que vent dans sa tête légère ; ni foi, ni loi ; aucun principe. La solide créature anglaise, avec sa double base de Bible et de Constitution, marche au chemin de Dieu, et fait œuvre de Dieu en pesant sur la terre, mangeant le plus possible, et consommant de plus en plus.

Dès le commencement de la guerre, ils travaillaient sérieusement pour que la France n’y gagnât rien, pour que l’Autriche fût quitte à bon marché. Dans l’année 1734, ils ne se pressèrent pas, voyant morts Villars et Berwick, et la France sans généraux, espérant que l’Autriche, avec tous ses barbares, à Parme, à Guastalla, allait nous éreinter. Mais quand ils la voient elle-même usée et épuisée, Eugène à qui l’on prend Philipsbourg sous le nez, Mercy tué, Königseck qui traîne comme un serpent coupé, alors notre amie l’Angleterre sérieusement inquiète, se met devant l’Autriche, et décidément la protège. Elle se porte médiatrice (février 1735), et propose impartialement un plan tout autrichien.

Article premier. — L’unité, l’éternité de l’Empire autrichien, au profit de son héritière. Donc, point d’élection de Bohême, de Hongrie, et l’Empereur sera toujours un Autrichien.

Soufflet assez fort pour Versailles. Car on a flatté Louis XV, qui lui aussi descend de Charles-Quint, que la ligne mâle autrichienne s’éteignant, il pourrait arriver par l’élection. Fleury, que l’histoire dit si sage, s’était avancé sottement sur cette ridicule espérance jusqu’à dire que, plutôt que de garantir l’héritière, comme le demandait l’Empereur, « il aimerait mieux trois batailles » (Villars).

Article 2. — L’Espagne garde les Deux-Siciles. Mais l’Autriche, qui n’avait nulle force dans ces possessions lointaines, en revanche épaissit au Nord. Au Milanais qu’elle garde, elle joint la possession de la Toscane, plus voisine, aisée à défendre, tandis qu’une île n’était rien pour cet Autrichien sans vaisseaux.

Article 3. — Le père de la reine de France renonce au trône. Nul dédommagement, aucune indemnité… qu’un bien à lui, un petit bien de noble polonais ! Plus, l’honneur dérisoire d’une ambassade qui le remercie d’abdiquer.

L’esprit gravement facétieux du mystificateur Walpole brillait dans cette plaisanterie.

Chauvelin, à l’idée d’éterniser l’Autriche, fut accablé, désespéré. Mais, loin de l’écouter, Fleury envoie à Vienne un homme à lui. Que veut-il, l’innocent ? Signer, sans les Anglais, seul à seul avec l’Empereur, tout ce qu’ont dicté les Anglais. Cela se fit ainsi.

Fleury était un homme modeste et sans ambition. Que la France n’eût rien, qu’on logeât Stanislas seulement dans le duché de Bar, cela lui allait à merveille. Chauvelin s’indigna, travailla (par la reine, par la Mailly ? par tous ?) et il exigea pour la France, pour tant d’argent, de sang, qu’elle avait sacrifié. Il obligea Fleury d’exiger la Lorraine, dont l’héritier passerait en Toscane[2]. Très importante acquisition, indispensable aux communications de Champagne, d’Alsace. Excellente barrière d’un si vaillant pays, si profondément militaire.

Cette guerre avait fait un grand mal et un petit bien.

Le petit bien fut la Lorraine remise aux bonnes mains de Stanislas, la Toscane mieux administrée, qui eut bientôt son Léopold. À Naples, le gouvernement incapable des Espagnols fut obligé de prier l’Italie d’administrer, de gouverner.

Le mal, et très grand mal, est la dissolution de la Pologne, le salut de l’Autriche, qui reste autorisée à perpétuer à jamais l’étouffement des nations.

C’était un grand moment, celui qu’on a perdu. Moment unique, de si belle espérance. L’Empire n’était pas mort. La Bavière et la Saxe, le Palatinat protestaient. Dans les petits États, moins hardis, chez les populations honnêtes de la bonne Allemagne, subsistait l’étincelle du droit, de la patrie. L’Allemagne, la biche au bois dormant, avait assez dormi ; elle se réveillait ; sur la face de bête lui revenait la face humaine. Ils redevenaient hommes aussi, ces peuples du Danube qui ont sauvé l’Europe, et qui, pour récompense, par la ruse autrichienne, sont tenus à l’état de loups, que de temps à autre elle lance, quand l’Anglais la paye pour cela. Ces peuples allaient sortir de ce honteux enchantement.

Qui l’empêche ? C’est l’Angleterre.

À ce moment, Voltaire disait à la légère dans ses Lettres anglaises (l. VIII, p. 149) : « Qu’elle aime la liberté au point de la vouloir, de la défendre chez les autres même. » Remarquable ignorance. L’Angleterre justement alors affermit l’esclavage des États autrichiens, livre les Polonais aux Allemands, aux Russes.

Laide contradiction. C’est dans la même année (1731) que l’Angleterre écoute la prédication de Wesley, se réforme, assombrit son austérité protestante, — et que, d’autre part, l’Autrichien finit sa dragonnade des protestants hongrois et des protestants de Saltzbourg. Voilà ce que l’Anglais protège en 1735 ! Qui dira qu’il est protestant ?

Si l’Angleterre eût été protestante, elle eût cherché son point d’appui uniquement dans l’Allemagne du Rhin, du Nord, dans les deux États Scandinaves, unis, fortifiés. Avec sa très étroite jalousie maritime, ses petites vues sur la Baltique, elle a toujours tenu en deux morceaux, c’est-à-dire annulé, brisé l’épée du Nord, qui l’aurait tant servie. Elle a plutôt soldé une épée catholique, gardé l’empire barbare où le papisme est un monstre de guerre.

Ici, de tout son poids l’Angleterre s’asseoit avec Fleury sur la lourde pierre catholique dont toute liberté est écrasée. L’effort de 1733, notre élan de réveil, comment avortent-ils ? C’est le secret des deux Walpole. Ils régnaient dans Versailles. Ils régnaient dans nos ports, veillaient notre marine, la solitude de Brest et de Toulon.

Duguay-Trouin, un jour, se consumant à attendre Fleury, voit dans cette antichambre et la foule dorée un misérable à culotte percée, d’un visage dévasté et sombre. C’est l’homme qui fit trembler les mers, c’est le Nantais Cassart. Duguay alla à lui, le serra dans ses bras. Ses yeux n’étaient pas secs. Il pleurait sur la France, hélas ! aussi sur lui. Il ne revint jamais d’être resté dans Brest enchaîné devant les Anglais.

Il s’éteignit l’année suivante.


  1. Ce fait, absolument ignoré des historiens, m’est donné par un livre rare, dont je dois la communication à M. Ladislas Mickiewicz : Histoire de Stanislas (par M. Chevrier, Londres, 1741. — À cela près, Villars, Noailles, Duguay-Trouin, etc., donnent tout ; Noailles surtout, nos misères d’Italie, l’imprévoyance du ministère, l’abandon de nos soldats, sans abri, sans hôpitaux, etc.
  2. Le réel est presque toujours bien au delà de tout ce qu’on eût supposé. Les pièces récemment publiées frappent de stupeur. On y voit que, dès le mois de mai 1735, Fleury demandait la paix à genoux aux Autrichiens (Haussonville, IV, p. 627). On y voit qu’il envoie successivement trois agents secrets à Vienne, et que dans son désir excessif de la paix, il entrave la paix, compromettant, embarrassant ses propres agents même (Ibid., 401-427). On le voit lâchement dénoncer Chauvelin à l’ennemi. Sans la fermeté de celui-ci, Fleury eût payé la future possession de la Lorraine, il eût consenti que l’Empire et l’Empereur eussent une armée en Lorraine, presque en Champagne, c’est-à-dire au cœur de la France, etc.