Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 9
CHAPITRE IX
Dans cette paix malsaine qu’avaient rétablie les Walpole, une chose devait les contrister ; c’est ce qui avait apparu si fortement en 1733 : La France était par elle-même.
Fort opposée à son gouvernement. Celui-ci avait renoncé à toute marine militaire. Mais la France faisait des vaisseaux. À Lorient, à Saint-Malo renaissait un commerce hardi qui, demain, se ferait corsaire.
Autre découverte fâcheuse. Quelque soin que Fleury prît pour faire une guerre ridicule, le Français apparut un dangereux soldat.
La presse a pris l’élan, ne retournera plus à l’état étouffé, muet, de 1728. Des livres forts éclatent de moment en moment.
L’histoire a commencé, — narrative dans Charles XII (1731), — réfléchie, politique, dans la Grandeur et décadence des Romains (1734). Ébauche magistrale, qui, par ce temps de petitesses, montrant dans sa hauteur la colossale Antiquité, fait rougir le présent. — Autre effet, et plus vif, quand les Lettres anglaises opposent à nos misères la grandeur britannique, l’empire que l’Angleterre a pris dans les affaires humaines.
Dans ce livre, Voltaire, trop favorable à l’Angleterre, n’en établit pas moins une grande vérité qu’avaient dite les Lettres persanes : « Le protestantisme a vaincu ; en tous les sens, il a pris l’ascendant. » Il tolère et fait vivre en paix toute la variété des sectes. Il a donné l’essor au gouvernement libre, à l’activité énergique qui fait trembler les mers. — Grands efforts. Et le peuple n’en est pas écrasé. Ce peuple, si différent du nôtre, est vêtu, est nourri. Il est fier, il raisonne. Il a jugé ses rois.
Newton à Westminster, le solennel hommage à la science, au génie, la royauté de la raison, c’est ce qui couronne le livre. Il essaye de nous introduire, non pas dans la vie du savant (comme fit l’ingénieux Fontenelle), mais dans la science elle-même, dans l’exposition difficile des lois astronomiques, physiques, au sein même de la nature. Il ouvre au grand public, à l’ignorant, à tout le monde, l’entrée de la via sacra, où la science et la religion se confondront de plus en plus.
Pour lancer un tel livre, en 1733, Voltaire attendait, espérait la chute de Fleury. Il ne le lâcha qu’en anglais et à Londres (août-septembre). Il retenait encore l’édition française à Rouen sous la clé. Mais ce terrible livre, comme un esprit qui rit des portes et des serrures, s’envola de lui-même. En France, en Hollande et partout, il circula, pour l’effroi de Voltaire qui, dans ces circonstances toutes nouvelles, eût voulu le garder encore.
Grand changement. Il redoutait l’exil. Il avait pris racine. Il était marié.
Marié d’amitié avec un esprit sérieux, l’un des plus virils de la France, Mme Du Châtelet, si lettrée, si savante, éprise des plus hautes études, traduisant Virgile et Newton. Elle était parfaitement libre, dans les idées d’alors, délaissée, oubliée de M. Du Châtelet. Elle avait vingt-sept ans, avait déjà vécu, traversé l’étude et le monde, n’avait rien trouvé pour le cœur. Elle avait des méthodes, point de fonds. C’est le fonds, la vie même qu’elle sentit en ce petit livre. Son cœur fut plein, et se donna.
Voltaire était malade et dans sa crise obscure de 1733, lorsque cet ange de Newton vint, amené par une amie, le voir dans son triste logis près Saint-Gervais. Newton, comme on a vu, avait fait sa fortune, et il lui donna une femme, éprise et dévouée, très noble compagnon de travail qui adoucit sa vie, qui n’altéra en rien, mais augmenta sa liberté.
Quinze ans durant il eut chez elle un agréable asile, très près de la frontière, qui lui permit d’oser, mais parfois d’éluder l’orage. Il était, n’était pas en France, avait un pied dehors sur la terre de la liberté.
En avril 1734, le danger fut réel, Voltaire quitta Paris. Une lettre de cachet fut lancée contre lui de Versailles, et en même temps le Parlement, sur une plainte des curés, fit lacérer, brûler le petit livre par la main du bourreau (juin 1734).
Il était près d’Autun chez les Guise et les Richelieu, qui ne le cachèrent pas. Il était sans asile. Mme Du Châtelet franchit le pas, et le cacha chez elle.
C’était chose hasardeuse. Et tout le monde fut contre elle, sauf M. Du Châtelet. Homme d’esprit et dès longtemps désintéressé de sa femme, il trouva bon qu’elle abritât ce beau génie persécuté, sans famille, ami, ni foyer. Il défendit Voltaire, lui rendit des services.
Hôte peu redoutable, à vrai dire, peu compromettant. Cette maigre figure, déjà de quarante ans, nerveuse et maladive, malade imaginaire de plus, toujours mourant, entre la casse et le café, une ombre d’homme, il le disait lui-même, donnait peu l’idée d’un galant. Enfermé tout le jour, n’apparaissant qu’une heure, comme un farfadet de passage, même à Cirey on le voyait à peine. Mme de Graffigny qui l’y vit, et Mme de Staal à Sceaux, lui trouvaient l’air d’un revenant, d’un petit moine d’autrefois aux yeux malins et doux, dont l’âme curieuse viendrait de l’autre monde visiter celui-ci.
Union bien sérieuse pour Émilie, jeune encore, belle et forte, dans son âge de vingt-sept ans, riche de vie, de sang, bien plus que ne le sont ordinairement les grandes dames. Le travail la sauvait. Ses lettres, très intimes, secrètes, à d’Argental, lui font beaucoup d’honneur. Elles démentent ce qu’on a dit si légèrement : qu’elle n’aimait Voltaire que pour le bruit et le succès. Elles sont graves et d’un honnête homme, mais fort passionnées, d’un véritable culte pour Voltaire. Dans ses constantes inquiétudes, elle reste très noble ; elle désire sans doute « qu’il soit sage », ne se compromette pas trop ; mais elle ne l’exige point. Elle n’impose aucun sacrifice, respecte tout à fait la mission de ce grand esprit. Loin de le détourner vers la littérature secondaire, les petits succès, elle l’admire, le suit de son mieux dans son essor philosophique. Elle l’éloigné au contraire de son faible Louis XIV, œuvre médiocre et légère. Tant qu’elle put, elle le retarda, tint le manuscrit sous la clé.
Cirey, dans un paysage mesquin, château peu gai et délabré, ne pouvait plaire qu’à de tels travailleurs. Deux appartements seuls y étaient habitables. Au premier, la sérieuse dame calculait, traduisait Newton[1]. Sous elle, à l’entre-sol, Voltaire écrivait tout le jour. Là il paraît très grand. Cirey lui fit son équilibre, il fut universel et rayonna de tous côtés. À travers les poèmes et les drames, les traités de philosophie, il expose Newton, étudie la chimie, fait ses expériences, son Mémoire sur le Feu. Il défend Réaumur dont on méprisait les insectes. Il pose le principe admirable : « Nous devons à notre âme de lui donner toutes les formes possibles. » Ce principe il l’applique, avançant en tout sens avec une vigueur merveilleuse et cette ambition conquérante que Vico appelait « un héroïsme de l’esprit (mens heroica) ».
Ce qui surprend le plus, c’est que les grands orages lui viennent à chaque instant pour des productions très légères autant que pour ses livres hardis. Pour le Temple du goût il est persécuté. Persécuté pour une épître à Uranie. Mme Du Châtelet est toujours dans les transes. En 1734 et 1735, ils respirèrent à peine. En plein hiver, alerte (26 décembre) ; il s’en va de Cirey, se met en sûreté. Autre plus grave, en décembre 1736 pour la plaisanterie du Mondain, et cette fois il part pour la Hollande. Elle le suit. Les voilà sur la neige à Vassy (quatre heures du matin). Elle pleure. Va-t-elle revenir seule dans ce Cirey désert ? Où va-t-elle avec lui, en laissant là ses enfants, sa famille ? Voltaire l’en empêcha. Tout souffreteux qu’il fût, seul il passa l’hiver dans cette froide et humide Hollande, caché le plus souvent, redoutant à la fois la haine de nos réfugiés, et les calomnies catholiques du vieux J.-B. Rousseau, qui allaient jusqu’à Fleury même, pour éterniser son exil, lui fermer le retour, lui faire perdre l’asile que lui avait fait l’amitié.
À ces misères joignez les procès, les libelles. On lui avait lancé le libraire de Rouen, destitué pour les Lettres anglaises. Sous le nom du libraire, on publiait cent calomnies. Le faux protecteur de Voltaire, Maurepas, prétendit tout arranger en écrasant Voltaire, lui infligeant la honte d’une amende à payer aux pauvres.
La situation générale empire en 1737. Toute liberté perd espérance avec l’homme de ruse et d’audace qui avait cru succéder à Fleury. Chauvelin est chassé (février), chassé pour toujours.
Son crime fut d’avoir forcé Fleury, forcé l’Autriche à en finir, par une ligne ajoutée de sa main à une lettre de Fleury : « Qu’en attendant, le roi garderait Philipsbourg, Trèves et Kehl », — que, si l’on ne finissait rien, nous resterions toujours en Allemagne.
Acte hardi, qui fit peur, décida tout, mais perdit Chauvelin.
Depuis deux ans l’Autriche et les Walpole le travaillaient. D’abord on lui offrit de l’argent. Puis, comme il refusait, on le calomnia, on soutint qu’il volait. Il aurait volé… une montre ! [Barbier, etc.). Enfin par un coup plus habile, Walpole se procura des lettres où Chauvelin communiquait avec l’Espagne (dans l’intérêt de la France). On cria à la trahison.
Les dates répondent à ces sottises, disent la vraie cause de sa chute. Vaincu et effrayé par sa fermeté, l’Autrichien lâche enfin la Lorraine, 15 février 1737[2]. Le 23 février, Chauvelin est exilé pour la vie. Jamais l’Autrichien, ni l’Anglais, jamais le parti prêtre, ne consentirent à son retour.
Il laissait des regrets à la Cour, dans l’armée, au Parlement, partout. Il avait un parti, ou deux partis plutôt : celui du bien public, et celui de la guerre. Et ce dernier si fort, qu’il fallut l’occuper, en donnant aux Génois un secours pour réduire la Corse, armée contre eux sous un aventurier qui se proclamait roi de l’île.
À la cour, les meilleurs étaient pour Chauvelin : j’entends M. de La Trémouille, alors bien réformé, et la bonne Mailly, d’un cœur honnête, ardent, fort désintéressée, qui resta toujours pauvre, ne voulant que l’amour, l’honneur, la gloire du roi. Elle l’avait aimé de plus en plus, mais avait peu d’esprit, de la jalousie, l’ennuyait. Il aimait beaucoup mieux la jeune femme de Monsieur le Duc, comme on a vu. Seulement, pour la tirer de Chantilly, le premier point était de renvoyer Fleury, de donner au mari pour sa femme la royauté même. Il aurait fallu que le roi changeât sa vie, ses habitudes, immolât aux Condé non seulement Fleury, mais les légitimés, le comte de Toulouse et l’aimable comtesse qui, si souvent, si bien, le recevait à Rambouillet.
Ainsi troublé, indécis, en 1737 et 1738, entre la reine et la Mailly, seul en réalité, il eut des échappées sauvages et de hasard, non sans danger pour sa santé. D’ennui, d’épuisement ou d’autre cause, il fut malade (février 1738), et juste au même mois où Fleury, très malade aussi, semblait près de s’éteindre. La nuit du 20, celui-ci appela son vieux valet Barjac, et lui dit : « Je me meurs ! » (Luynes, II, 41). — Grande agitation dans Versailles. Que serait-ce si tout à la fois le ministre et le roi manquaient ?
La reine serait-elle régente ? Ses amies en parlaient. Sons elle eût gouverné un second Fleury, et tout prêt, Tencin, le fourbe, l’intrigant, dont l’œil dur et faux faisait peur. Le roi y répugnait. Mais il avait pour lui toutes les saintes, et celles du cercle de la reine, et les dames de Noailles, la perle des Noailles surtout, Madame de Toulouse.
Celle-ci, douce et fine, avisée, travaillait à la fois et pour l’Église et pour son fils. Les Condé demandaient que ce fils, le jeune Penthièvre, à la mort de son père Toulouse, ne gardât pas le rang si élevé que l’amour du grand roi avait fait aux légitimés. Madame de Toulouse, même du vivant de son mari, serra le roi de prés, lui donna de petits soupers (Luynes, II, 169), au grand étonnement de la Cour. On savait à quel point le roi, après boire, s’oubliait. M. de Toulouse mort, Madame, éplorée, inondée de larmes (très sincères), en revoyant le roi, se jeta dans ses bras, lui donnant le fils et la mère. Le roi fut fort touché. Elle semblait un peu sa mère aussi, et il l’aimait d’enfance. Dans cet aimable Rambouillet, dans cette idylle austère d’un ménage accompli, elle le recevait, le caressait avec une grâce maternelle, le formait, l’amusait d’agréables propos, mondains, dévots, des histoires du grand règne et de la belle cour. Avec sa gravité souriante, une vertu si sûre, vingt-deux années de plus, elle pouvait s’avancer plus que d’autres, avertir l’enfant mal guidé de bien des choses délicates, l’ennoblir, l’épurer, lui dire ce que c’est que l’amour.
Une seule chose fait ombre ; c’est que la faible mère, cherchant avant tout la faveur, laissait jouer son fils (du premier mariage) Épernon aux petits cabinets, si mal notés. Et, pour son fils Penthièvre, elle se hasarda elle-même. Elle avait un grand avantage, gardant dans son veuvage un appartement très commode, où le roi à toute heure descendait sans chapeau, par un escalier dérobé. M. de Toulouse avait eu (de sa mère Montespan) une clé pour entrer chez le roi. Cette faveur subsisterait-elle ? Madame de Toulouse y réussit adroitement. Comme le roi s’amusait à tourner, elle lui fit tourner dans un bois qui lui venait de son mari, un étui pour mettre la clé. En lui rendant l’étui, le roi donna l’inestimable passe-partout (17 mars 1738).
Ayant la clé et l’escalier, on arrivait au dernier cabinet où le roi écrivait, à la fameuse garde-robe où se trancha deux fois le destin de la monarchie. Intimité si grande que le roi la refusa à sa fille Henriette, ne l’accorda jamais qu’à son Adélaïde. On pouvait en effet, lui absent, voir tous ses papiers. On pouvait le surprendre à telle heure bien choisie, où la surprise est désirée.
Quoi qu’il en soit, Madame de Toulouse, véritablement affligée, restait dans sa ligne de deuil, passant souvent deux heures à la chapelle au fond d’un confessionnal où elle lisait à la bougie. Son appartement même, avec la petite cour pavée de marbre blanc et noir, avait un air de cloître à l’espagnole. Tout cela imposait. Et si quelqu’un pensait, du moins on n’aurait pas jasé. L’excuse au reste était le fils et l’extrême besoin qu’elle avait du roi pour ce fils. On lui reprochait peu des amitiés utiles qu’il lui fallait subir. Les complaisantes invariables des plaisirs du roi (la Cbarolais, d’Estrées) chez qui souvent il se grisait, se trouvèrent très liées avec Madame de Toulouse. D’Argenson, par deux fois, observe un peu cyniquement que celle-ci « qui a l’escalier dérobé », peut se faire désirer par sa dévotion même. Elle était blanche et grasse (la Mailly, maigre et noire), et, malgré les années, fort conservée par sa vertu. À cinquante ans elle était belle, une très agréable maman.
Entre mai et octobre, elle avait, mois par mois, et degré par degré, refait tous les honneurs, biens et dignités de son fils. Au souper de Fontainebleau, ce jeune fils (comme prince) servit le roi à table. Elle-même servit au dessert, donna au roi un verre et une assiette, et par là constata son rang.
Plusieurs crurent voir une Maintenon, mais celle-ci non sèche, au contraire, douce, aimable. L’âge n’aurait rien empêché. L’amour dévot, jésuite, avec ses vastes complaisances, eut fait plus que beauté, jeunesse. Madame de Toulouse, unie avec la reine et Tencin, le parti des honnêtes gens, eût pu garder le roi par l’attrait maternel, la saveur du demi-inceste, ce lien équivoque, que tous favorisaient, honoraient et voilaient. Cependant elle-même se cacha peu en août, ayant laissé le roi se faire chez elle à Rambouillet une chambre à coucher, puis certain cabinet, dont elle l’entretint longuement, tout bas, devant tous, à Versailles[3].
Cela dut attrister Mme de Mailly, qui vit qu’elle ennuyait, et que le Roi peu à peu échappait. Elle chercha un amusement. Elle appela sa laide et spirituelle sœur, Mademoiselle de Nesle, dont la figure la rassurait. Cette grande fille, lâchée du couvent, avec une vive gaieté, remplit le maussade Versailles de sa jeunesse et de ses badinages, hardis, mordants, qui n’épargnaient personne. Elle étonna le roi en se moquant de lui. Et il y prit plaisir. Il ne pouvait plus s’en passer. Dès le 22 décembre, il voulait qu’elle soupât avec sa sœur aux petits cabinets (Luynes, II, 295). On eut peine à parer ce coup.
Cette rieuse était fort redoutable. Elle lançait d’ineffaçables traits. Dans le pays de cour, si sot, où on craint tant les ridicules, on avait peur. On remarqua le plat de la situation. Un ministre en enfance, une maîtresse usée, Toulouse la maman complaisante de l’escalier furtif, tout était misérable, ennuyeux, excédant. Il était trop facile de faire honte au jeune roi de sa patience. La Nesle était impitoyable, et le plus dangereux c’est que, sous ses plaisanteries, sous ce rire et ces riens, il y avait une force réelle.
Le roi était timide, il baissait la tête et riait. Ceux qui voyaient de près les choses, Bachelier, le valet intime, suivirent le vent, tournèrent. La première girouette de France, Maurepas, tourna non moins vite. Il crut Fleury fini, et Chauvelin possible. Il avait vaillamment aidé à la noyade de celui-ci, profité de sa chute. Ministre de Paris, et en même temps de la Marine, il se trouva de plus comme un secrétaire de Fleury pour toutes les Affaires étrangères. Plus encore, son alter ego contre le parti Chauvelin, jansénistes et libres penseurs. En 1736, il accabla Voltaire pour les Lettres anglaises. En janvier 1739, il est changé ; il écrit à Cirey, il courtise Voltaire et l’assure de son amitié (Lettres de Mme Du Châtelet, 125).
De graves circonstances arrivaient, la guerre presque certaine, donc Chauvelin, le seul capable de la soutenir. Elle éclatait déjà entre l’Espagne et l’Angleterre. La mort prochaine de l’Empereur allait la rendre européenne. Si Fleury restait là (c’est-à-dire l’impuissance et l’absence de gouvernement), un grand désastre était certain.
La Nesle ne perdit pas de temps. Aux premiers mois de 1739, sans faire bruit, et sous le couvert de sa sœur la Mailly, elle prit Louis XV comme on pouvait le prendre. Elle n’était pas belle, mais plus blanche que la Mailly, plus jeune que Madame de Toulouse. Elle ne coûtait rien et ne demandait rien, n’exigeait nullement que le roi renonçât à rien. Il n’était pas moins assidu le jour chez la maman ; le matin, comme à l’ordinaire, il allait quelques heures bâiller au lit de la Mailly.
Situation bizarre. Par moments, le roi la sentait. Ce lien, triple, impur (deux sœurs et une mère) lui dormait des scrupules, pas assez pour le rompre, assez pour n’oser communier. Il y avait des exemples de la colère de Dieu, de gens qui, mettant l’hostie à la bouche, ayant avalé leur jugement, étaient tombés roides morts. Cela lui donnait à penser. Six années avec la Mailly, il avait fort tranquillement communié. Mais ici, avec ce mélange, il eut peur. Rien ne put le décider à hasarder la chose.
« Le roi a déclaré qu’il ne fera point ses pâques. Le grand prévôt lui demandant s’il toucherait les écrouelles (ce qui se fait après la communion), il a sèchement répondu : Non. » (Argenson, 5 avril 1739).
Fait grave, de retentissement immense à Paris et partout. Barbier (III, 167) se demande comment le fils aîné de l’Église n’a pas dispense du pape pour faire ses pâques en quelque état qu’il soit.
Les ultramontains atterrés espéraient éluder et tromper le public en faisant dire une messe basse au cabinet du roi, de sorte qu’on ne sût pas s’il communiait. « Le roi dédaigne cette ridicule comédie. Il ne veut pas jouer la farce. Il échappe à son précepteur » (Argenson).
- ↑ Et, de Newton, elle passait, non sans grâce, aux arrangements intérieurs. Elle apparaît charmante dans cette jolie lettre de Voltaire :
« La voici qui arrive de Paris. Elle est entourée de deux cents ballots qui ont débarqué ici. On a des lits sans rideau, des chambres sans fenêtres, des cabinets de la Chine et point de fauteuils. Nous faisons rapiécer de vieilles tapisseries. Elle est devenue architecte et jardinière ; elle fait des fenêtres où j’avais mis des portes, change les escaliers en cheminées. Elle fait l’ouvrage des fées, meuble Cirey avec rien… » — Lettres, nov. 1734, p. 536, 527. - ↑ D’Haussonvillc, Réunion de la Lorraine, IV, 429.
- ↑ Luynes, II, 226, 21 août 1738. Il ajoute : « Le fait est certain. » Mot grave, accentué, fort rare, chez un chroniqueur si discret, qui presque toujours ne veut pas voir, baisse les yeux.