Histoire de Gil Blas de Santillane/II/6

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Garnier (tome 1p. 119-122).
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Livre II


CHAPITRE VI

Quelle route il prit en sortant de Valladolid, et quel homme le joignit en chemin.


Je marchais fort vite, et regardais de temps en temps derrière moi, pour voir si ce redoutable Biscayen ne suivait point mes pas : j’avais l’imagination si remplie de cet homme-là, que je prenais pour lui tous les arbres et les buissons ; je sentais à tout moment mon cœur tressaillir d’effroi. Je me rassurai pourtant après avoir fait une bonne lieue, et je continuai plus doucement mon chemin vers Madrid, où je me proposais d’aller. Je quittais sans peine le séjour de Valladolid ; tout mon regret était de me séparer de Fabrice, mon cher Pylade, à qui je n’avais pu même faire mes adieux. Je n’étais nullement fâché d’avoir renoncé à la médecine ; au contraire, je demandais pardon à Dieu de l’avoir exercée. Je ne laissai pas de compter avec plaisir l’argent que j’avais dans mes poches, bien que ce fût le salaire de mes assassinats. Je ressemblais aux femmes qui cessent d’être libertines, mais qui gardent toujours à bon compte le profit de leur libertinage. J’avais, en réaux, à peu près la valeur de cinq ducats : c’était là tout mon bien. Je me promettais, avec cela, de me rendre à Madrid, où je ne doutais point que je ne trouvasse quelque bonne condition. D’ailleurs, je souhaitais passionnément d’être dans cette superbe ville, qu’on m’avait vantée comme l’abrégé de toutes les merveilles du monde.

Tandis que je rappelais tout ce que j’en avais ouï dire, et que je jouissais par avance des plaisirs qu’on y prend, j’entendis la voix d’un homme qui marchait sur mes pas, et qui chantait à plein gosier. Il avait sur le dos un sac de cuir, une guitare pendue au cou, et il portait une assez longue épée. Il allait si bon train, qu’il me joignit en peu de temps. C’était un des deux garçons barbiers avec qui j’avais été en prison pour l’aventure de la bague. Nous nous reconnûmes d’abord l’un l’autre, quoique nous eussions changé d’habit, et nous demeurâmes fort étonnés de nous rencontrer inopinément sur un grand chemin. Si je lui témoignai que j’étais ravi de l’avoir pour compagnon de voyage, il me parut de son côté sentir une extrême joie de me revoir. Je lui contai pourquoi j’abandonnais Valladolid ; et lui, pour me faire la même confidence, m’apprit qu’il avait eu du bruit avec son maître, et qu’ils s’étaient dit réciproquement un éternel adieu. Si j’eusse voulu, ajouta-t-il, demeurer plus longtemps à Valladolid, j’y aurais trouvé dix boutiques pour une ; car, sans vanité, j’ose dire qu’il n’est point de barbier en Espagne qui sache mieux que moi raser à poil et à contrepoil, et mettre une moustache en papillotes. Mais je n’ai pu résister davantage au violent désir que j’ai de retourner dans ma patrie, d’où il y a dix années entières que je suis sorti. Je veux respirer un peu l’air natal, et savoir dans quelle situation sont mes parents. Je serai chez eux après-demain, puisque l’endroit qu’ils habitent, et qu’on appelle Olmedo, est un gros village en deçà de Ségovie.

Je résolus d’accompagner ce barbier jusque chez lui, et d’aller à Ségovie chercher quelque commodité pour Madrid. Nous commençâmes à nous entretenir de choses indifférentes en poursuivant notre route. Ce jeune homme était de bonne humeur et avait l’esprit agréable. Au bout d’une heure de conversation, il me demanda si je me sentais de l’appétit. Je lui répondis qu’il le verrait à la première hôtellerie. En attendant que nous y arrivions, me dit-il, nous pouvons faire une pause : j’ai dans mon sac de quoi déjeuner. Quand je voyage, j’ai toujours soin de porter des provisions. Je ne me charge point d’habit, de linge et d’autres hardes inutiles : je ne veux rien de superflu. Je ne mets dans mon sac que des munitions de bouche, avec mes rasoirs et une savonnette : je n’ai besoin que de cela. Je louai sa prudence, et consentis de bon cœur à la pause qu’il proposait. J’avais faim, et je me préparais à faire un bon repas : après ce qu’il venait de dire, je m’y attendais. Nous nous détournâmes un peu du grand chemin pour nous asseoir sur l’herbe. Là, mon garçon barbier étala ses vivres, qui consistaient dans cinq ou six oignons, avec quelques morceaux de pain et de fromage ; mais ce qu’il produisit comme la meilleure pièce du sac fut une petite outre remplie, disait-il, d’un vin délicat et friand. Quoique les mets ne fussent pas bien savoureux, la faim qui nous pressait l’un et l’autre ne nous permit pas de les trouver mauvais ; et nous vidâmes aussi l’outre, où il y avait environ deux pintes d’un vin qu’il se serait fort bien passé de me vanter. Nous nous levâmes après cela, et nous nous remîmes en marche avec beaucoup de gaieté. Le barbier, à qui Fabrice avait dit qu’il m’était arrivé des aventures très particulières, me pria de les lui apprendre moi-même. Je crus ne pouvoir rien refuser à un homme qui m’avait si bien régalé ; je lui donnai la satisfaction qu’il demandait. Ensuite, je lui dis que, pour reconnaître ma complaisance, il fallait qu’il me contât aussi l’histoire de sa vie. Oh ! pour mon histoire, s’écria-t-il, elle ne mérite guère d’être entendue : elle ne contient que des faits fort simples. Néanmoins, ajouta-t-il, puisque nous n’avons rien de meilleur à faire, je vais vous la raconter telle qu’elle est. En même temps, il en fit le récit à peu près de cette sorte.