Histoire de Jonvelle/Troisième époque/Chapitre V-1

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CHAPITRE V

GUERRES DU XVIIE SIÈCLE


§ 1er. — PREMIÈRES ANNÉES DE LA GUERRE DE DIX ANS

(1632–1636)


Richelieu attaque la Franche-Comté - Sac de Jonvelle - Weymar et la Force menacent la frontière - La peste - Dégâts des coureurs - De Mandre - Fauquier d’Aboncourt emprisonné - Grachaut de Raucourt - Invasion des Suédois - Warrods du Magny - De Mandre renvoyé à la frontière de Jonvelle - Siège de Dole.

Nous approchons de l’époque la plus malheureuse de toutes pour le pays dont nous écrivons l’histoire, ou du moins la mieux connue dans les détails de ses nouveaux désastres. Richelieu gouvernait la France. Après avoir dompté les calvinistes et humilié la noblesse, il poursuivait le troisième projet de son programme ambitieux, l’abaissement de la maison d’Autriche ; et pour arriver à son but, il n’avait pas reculé devant une ligue avec tous les hérétiques de l’Europe, les Hollandais, les princes luthériens d’Allemagne et le fameux Gustave-Adolphe, roi de Suède, qui entrèrent de toutes parts en campagne contre l’empire et contre l’Espagne. Notre province, qui formait presque une enclave dans la France, lui avait appartenu longtemps et à diverses reprises, et n’avait jamais cessé d’être convoitée par elle. C’était, dans la pensée du cardinal-ministre, une conquête des plus importantes à faire sur l’Espagne, et comme un joyau des plus précieux à rattacher à la couronne de son roi. Aussi la Franche-Comté fut-elle menacée, dès le commencement des hostilités, d’abord du côté de Lure (1632), par le rhingrave Othon-Louis, déjà maître de l’Alsace en une campagne. L’archevêque dépêcha de ce côté le maréchal de camp Watteville[1] et le conseiller Girardot de Beauchemin. En quelques jours ils établirent sur la frontière quatre compagnies de cavalerie et quatre mille hommes de pied, dont la moitié venait de Jonvelle, de Jussey et des environs de Vesoul. Ces forces étaient sous le commandement des sieurs de Champagne, Latrecy, Montrichard, Courvoisier et Fauquier d’Aboncourt. Tenu en respect par cette rapide démonstration, le rhingrave rétrograda vers Strasbourg, après une vaine tentative contre Lure[2].

Malheureusement les milices bourguignonnes n’étaient pas organisées d’une manière permanente ; et, passé le péril imminent, elles étaient licenciées. Sur la fin de 1634, il ne restait en pied, dans le bailliage d’Amont, que le régiment d’infanterie de la Verne et trois compagnies de cavalerie, celle du marquis de Conflans, celle du sieur de Mandre, commissaire général de la cavalerie, et celle de Brachy, de Jonvelle, levée par le duc de Lorraine pour le service du roi d’Espagne[3]. Celle-ci était logée à Jonvelle. Le duc de Rohan profita de ce désarmement pour s’avancer avec son armée, par la Lorraine, jusqu’à la frontière de la Saône, avec mission de les reconnaître. Des coureurs lorrains avaient détroussé le carrosse de Batilly, l’un de ses premiers lieutenants. Celui-ci rejette impudemment le fait sur la garnison de Jonvelle et se prépare à donner en curée à ses escadrons le sac de cette ville. Le coup de main n’était pas difficile ; car les soldats français avaient un libre accès dans la place et s’y trouvaient traités en amis. D’ailleurs, par une incroyable confiance en la paix du moment, malgré la présence menaçante d’une armée ennemie, on avait négligé de munir Jonvelle de ses retrahants, dont pas un n’était à son devoir de guet et garde. Batilly fait partir cinq cents chevaux, dont les avant-coureurs, ayant l’air de gens en promenade, sont reçus à l’entrée de la ville sans le moindre soupçon. A l’instant ils dégainent le sabre, en criant : « France ! Rohan ! Mort aux voleurs ! Tue, tue les Comtois ! » Ils tombent sur le poste, qui est passé au fil de l’épée ; la porte des champs est forcée, et bientôt après le gros de l’ennemi s’y précipite furieux, tuant tout ce qui résiste, citoyens et soldats, pillant toutes les maisons et commettant toutes les violences dont est capable une soldatesque déchaînée. Cependant la petite garnison s’enferma dans le château et couvrit ainsi le faubourg Sainte-Croix, où les Français n’osèrent pénétrer. Le parlement de Dole connut le surlendemain cette étrange et perfide agression ; en même temps Batilly lui manda qu’il n’avait envoyé ses cavaliers que pour châtier les voleurs de son carrosse. Mais la vérité fut bientôt mise au grand jour : le prince de Condé, le duc de Rohan et le parlement de Dijon ne purent s’empêcher de faire des excuses à Dole, en désapprouvant l’action de l’officier coupable. Leurs lettres hypocrites ou trompées protestaient que l’intention du roi de France était de maintenir la paix et de réprimer à tout prix de pareilles infractions. Mais quel fut le châtiment de celle-ci ? Batilly fut cité à l’ordre du jour de son général et récompensé par un avancement ! Il en fallait moins pour amener d’autres hostilités sur notre pays. Peu de temps après la surprise de Jonvelle, le sieur de Chalencey vint rafraîchir un régiment tout entier de la même armée dans le village de Villars-Saint-Marcellin, avec licence de piller et de rançonner à son aise les malheureux habitants, qu’il tint plusieurs jours sous la pression du glaive et du mousquet. Bien plus, les armes du roi Catholique, exposées en place publique, furent arrachées avec les bravades les plus outrageantes ; ce qui n’empêcha point les chefs des armées françaises de frontière d’assurer de nouveau que les deux rois étaient toujours en très bonne intelligence et en sincère paix (1634)[4]. Le capitaine Brachy périt à la même époque, victime d’une violence individuelle : il tomba sous le fer d’un assassin français, nommé Salins, qui fut arrêté plus tard à Blondefontaine, ensuite amené aux prisons de Jonvelle et livré à la justice du parlement. La compagnie de Brachy fut donnée au jeune Bresson, son beau-frère, dont le père était commissaire et surintendant général des vivres militaires[5].

Le parlement se laissait donc endormir par les assurances d’une paix fallacieuse, et se reposait aveuglément sur le dernier traité de neutralité, conclu en 1610 pour vingt-neuf ans. Sécurité fatale ! Déjà Richelieu avait rompu avec l’empereur et avec l’Espagne. Les Français occupaient l’Alsace, la Ferrette, le Montbéliard et la Lorraine. Enveloppée de ses ennemis, isolée de tout appui, la Franche-Comté semblait au cardinal une proie assurée, quand il fit avancer contre elle deux armées, celle du prince de Condé pour l’attaquer par Dole, et celles du maréchal Caumonts de la Force et de Bernard duc de Saxe-Weymar, pour la menacer et la contenir en échec sur la frontière de Jonvelle. L’armée de Bernard portait le nom d’armée suédoise, quoiqu’elle ne fût composée que de troupes allemandes, parce que le prince avait été connu d’abord pour l’un des chefs du parti suédois, ennemi de la maison d’Autriche et de la ligue catholique d’Allemagne. En juin 1635, Caumonts poussa dans le bailliage de Luxeuil jusqu’à Lure. Charles IV de Lorraine, qui servait l’empire et l’Espagne dans le Comté, depuis que Louis XIII lui avait pris son duché, fut chargé de tenir tête au maréchal et de le chasser de la province. Pour l’aider dans cette opération, le feld-général Gallass lui fit passer du Porrentruy quelques régiments de cavalerie allemande, hongroise et croate, qui donnèrent au pays la mesure de ce qu’il devait attendre de tels auxiliaires. Après avoir expulsé les Français, ils restèrent eux-mêmes sur les bras des Comtois, pires que des ennemis. Les troupes du colonel Colloredo, logées à Faverney et dans le voisinage, courant en partis de trois ou quatre cents chevaux, commirent des excès inouïs, pillages, meurtres, viols, incendies et sacrilèges, que leurs chefs étaient impuissants à réprimer. Trois villages furent saccagés près de Vesoul, et dans une église, les Allemands arrachèrent le calice des mains du prêtre célébrant. Il fallut armer les milices nationales contre ces cruels alliés. Le vieux capitaine Warrods, surnommé le Gaucher, l’un des échevins de Port-sur-Saône, eut le bonheur de repousser leurs tentatives contre ce bourg et contre Conflandey, dont ils voulaient forcer les passages afin de porter leur insatiable avidité sur les gros villages de Chargey et de Purgerot, qu’ils voyaient de loin s’étaler sur le flanc des coteaux opposés. Mais, hélas ! Ce n’était que partie remise : l’année suivante devait ramener à ces rives de la Saône, non quelques escadrons, mais d’innombrables armées de ces alliés dévastateurs. En même temps qu’on les faisait charger par la force publique, la cour de Dole en écrivit à Gallass, pour le supplier de punir son lieutenant, ou du moins de le rappeler à une meilleure conduite. « Pourtant, ajoutaient les gouverneurs, Son Altesse l’archiduc et Sa Majesté, en nous recommandant de bien traiter leurs troupes, nous ont fait compter, par les promesses les plus rassurantes, que nous en serions contents nous-mêmes, attendu que Votre Excellence avait reçus à ce sujet les ordres les plus positifs et les plus instantes prières. » Le feld-général répondit une lettre favorable ; mais pendant que ces dépêches voyageaient lentement, le mal continuait de plus belle, et il ne finit que par le rappel de Colloredo dans le val de Delémont[6].

La France ne fit sa déclaration officielle de guerre que vers la fin de mai 1636 ; mais dès la fin de 1635, les Suédois logés à Richecourt, qui était de Champagne, avaient pillé Selles, Passavant et Bourbévelle. Le capitaine Grachaut, sieur de Raucourt, en garnison à Jussey avec sa compagnie d’infanterie, fit part aux gouverneurs de cet acte d’hostilité, les suppliant de monter de la cavalerie. « En attendant, ajoutait-il, faites avancer deux compagnies qui sont à Dole et à Gray, pour épauler Jonvelle et toute la frontière jusqu’à Luxeuil[7]. » Les auteurs de ces dégâts étaient de l’armée de Caumonts, cantonnée à Neufchâteau ; et pourtant, quinze jours après, il eut l’impudence brutale de sommer le gouverneur de Jonvelle de faire sortir tous les Lorrains et Français retirés dans cette place et dans le voisinage, sous prétexte que l’asile donné à ces sujets insoumis de la France était une atteinte à la neutralité. Le sieur de la Lane, lieutenant du colonel Gassion, s’étant présenté avec une escorte de dix cavaliers pour signifier à Fauquier la demande impérieuse de son général, les réfugiés lorrains tombèrent sur eux, d ’abord au milieu de Jonvelle, où ils blessèrent le sieur de Mitry, puis dans leur retraite. Ce minime incident prit aussitôt les proportions d’une grosse affaire. Le maréchal demanda satisfaction au parlement, avec menaces de la tirer lui-même en cas de refus. La cour s’empressa de faire ses excuses, promit tout ce qu’on voulait, et donna ordre à Fauquier de mettre les coupables à la disposition du général français et d’expulser tous les étrangers de la frontière. En ceci, du reste, Aboncourt ne demandait pas mieux que d’obéir au parlement, à qui, depuis longtemps, il s’était plaint lui même, plus fort que personne, de l’embarras et des désordres causés par ces partisans étrangers. Quant au blessé Mitry, plus de trente lettres furent échangées pour cette affaire, qui ne fut arrangée que dans les premiers jours de mars 1636[8].

L’ennemi était donc à nos portes, prêt à saisir tout prétexte pour les forcer. Mais déjà dès l’année précédente, la peste, succédant à la famine, ravageait le pays ainsi que les provinces voisines. En automne, Jonvelle et sa terre avaient perdu le tiers de leurs habitants. Les malades étaient généralement parqués sous des baraques, hors des villes et des villages, et nul, après avoir été suspecté de contagion, ne pouvait y rentrer sans quarantaine et sans autorisation légale. Ou bien, quand le terrible fléau faisait invasion dans une demeure, les malades étaient consignés et la maison barrée, c’est-à dire marquée en noir d’une croix sinistre et douloureusement significative[9].

En même temps la frontière était infestée de partisans de toute espèce, bandits, pillards et assassins, qui, par leurs courses en pays français, attiraient au Comté les plus désolantes représailles. Les officiers de Vesoul en écrivaient en ces termes aux gouverneurs «  Messeigneurs, nous sommes obligés de reservir Vos Seigneuries que l’on commet un grand nombre de meurtres et de voleries, du costé de Jonvelle, Jussey, Charlieu et autres limitrophes, où l’on trouve tous les jours des corps morts, et où les païsans voient souvent des robbeurs, en troupes de six, huict et même douze, embusqués sur les passages. Ils se retirent quelquefois dans les granges du voisinage de Charlieu. Quoiqu’ils déclarent en vouloir aux étrangers plustôt qu’à ceux du pais, néanmoins personne n’ose circuler aux environs de Jonvelle et de Jussey. Les pauvres laboureurs appréhendent de se mettre aux champs, avec leurs chevaux, pour les semailles prochaines[10]. »

Cependant les projets hostiles de la France se révélaient de jour on jour plus manifestes. Le parlement, qui redoutait en particulier une surprise de Jonvelle, écrivit au gouverneur (20 février), alors en son château de Chauvirey, de se rendre de suite à son poste, de munir la place[11] et de commander tous les retrahants, au besoin de lever cent hommes dans le voisinage et d’appeler à son secours d’un côté la compagnie d’infanterie du sieur de Raucourt, logée à Jussey, et d’autre part les deux compagnies de cavalerie légère du sieur de Mandre, actuellement à Vesoul[12]. En même temps ces deux capitaines recevaient ordre d’accourir à Jonvelle, sur la première invitation de M. d’Aboncourt. De Mandre y entra le 28 février, accompagné de Jean Clerc, bailli de Luxeuil, commissaire général des vivres et munitions[13]. Quant au commandement donné aux retrahants, il fut à peu près sans exécution. En homme du métier, de Mandre comprît aussitôt le péril de sa situation, et le jour même de son arrivée, il demanda du renfort[14]. Mais déjà les gens de robe qui gouvernaient la province travaillaient à prouver, une fois de plus, leur inintelligence dans les affaires militaires, en révoquant leurs ordres précédents, et en faisant prévaloir de méticuleuses appréhensions sur les avis des officiers et des capitaines placés en face du danger. Informé et consulté par ses collègues de la cour, Ferdinand de Rye leur répond de sa résidence de Châteauvieux (3 mars). « Il me semble, comme à vous, qu’il ne faut pas grossir les compagnies du sieur de Mandre, ni amasser tant de gendarmerie sur cette frontière, dans la crainte de provocations fâcheuses[15]. » Il fallait pourtant des troupes sur cette ligne pour contenir les courses permanentes, soit des garnisons ennemies du voisinage, soit des Bourguignons eux-mêmes, soit des partisans étrangers réfugiés sur notre territoire. En effet, le 3 mars, les sieurs d’Agay et de Mongenet, l’un avocat fiscal et l’autre lieutenant local d’Amont, écrivaient de Jussey à la cour. « Il seroit bien à propos d’establir de bons corps de garde vers le pont de l’Amance, à la levée de Jussey, ainsi qu’à la barque de Cendrecourt, enfonçant toutes les autres jusqu’à Conflandey, car elles ne servent que de passage aux voleurs et à la distraction des grains. Pour donner un peu plus d’asseurance à ces parages, nous avons mandé la compagnie des archers, pour les poster à Raincourt et à {{noir|__PAGESEPARATOR__Betaucourt}}, où ils pourront, avec l’aide des paisans, barrer le chemin aux coureurs et empescher les effets de leurs incessantes menaces[16]. » Mais déjà le parlement, inspiré dans un sens tout contraire, avait signifié à de Mandre de revenir à Vesoul aussitôt qu’il jugerait inutile la présence de ses compagnies à Jonvelle (1er mars) ; et celui-ci, voyant ses avis méprisés, convaincu d’ailleurs de l’inutilité véritable d’une centaine de cavaliers en face de tant d’ennemis et de besoins, se hâta de quitter un poste où il voyait son honneur ou ses hommes exposés à périr infailliblement. Dès le 4 mars, il avertissait la cour que la frontière était rassurée[17], et le lendemain il partait pour Faverney et Vesoul. Mais à peine est-il en route, que l’on apprend les plus effrayantes nouvelles : qu’on en juge par les bulletins du magistrat de Jonvelle.

« 5 mars. Weymar est aux environs de Darney, avec quatre mille hommes, et il avance. Déjà une partie de son monde s’est jetée deux fois dans Montcour, à un demi-quart de lieue de Jonvelle, tuant un grand nombre de personnes, violant femmes et filles, emmenant prisonniers et bestiaux. Ils ont aujourd’hui saccagé Godoncourt, tué plus de cent quarante personnes, mis le feu au village et pris quatre cents pièces de bestail. Les gens de Thons, de Saint-Julien, de Mont, même de Bourbonne, sont accourus avec des chariots pour enlever ce que les Suédois ont laissé. »

« 7 mars. À Bourbévelle, treize tentatives des mêmes ennemis. Les habitants de Jonvelle ont aidé ce village à les repousser. L’épouvante est partout : on se retire dans les lieux cernés. De la tour du chasteau de Jonvelle, on voit circuler à chaque instant de gros escadrons, tout à l’entour de nous. Ce matin, environ deux cents Suédois se sont approchés de nos murailles à portée de mousquet ; puis ils ont filé vers un petit bois voisin, pour y enlever le bestial qui s’y trouve retiré ; ce que nous avons empesché de nostre mieux. La nuit dernière, plus de soixante ennemis, mettant pied à terre, ont fait le tour de la ville pour la recognoistre. Deux bourgeois viennent d’estre tués dans les vignes, où ils travailloient[18]. »

Que ne pouvait-on pas attendre de ces Allemands luthériens, déjà si féroces pour le pays français qui les avait à sa solde ? Un corps de cette armée sortait de Coiffy, après y avoir séjourné quelque temps, lorsqu’un coup de fusil, tiré du clocher, tua un des officiers de l’arrière-garde. Les Suédois, furieux, rentrent aussitôt dans le village et assouvissent leur vengeance dans le sang du pasteur et de trois cent quatre-vingt-huit personnes[19].

L’ennemi fut moins entreprenant le reste du mois ; et dès le premier avril la cour, déjà rassurée ordonnait au sieur de Grachaut de licencier incontinent la compagnie qu’il tenait à Jonvelle[20]. Le temps était vraiment bien choisi pour une pareille mesure, lorsque vingt mille ennemis s’amassaient à l’entrée du pays, brûlant de l’envahir, avec ou sans prétexte, et de recommencer la dévastation de nos frontières ! Tout récemment, ils venaient de courir Val-d’Ajol et Fougerolles. Quatre jours auparavant, les cavaliers de Batilly,et de Gassion avaient pillé et brûlé Menoux, sous couleur d’y chercher des impériaux qui avaient ravagé les territoires de Burville et de Montureux[21]. On les repoussa sur Vauvillers, mais, les jours suivants, secondés par les garnisons de Melay, de Blondefontaine, de Châtillon et de Richecourt, ils visitèrent Mailleroncourt, Ranzevelle, Fignévelle, Lironcourt, Grignoncourt, Bousseraucourt, Ormoy, Corre et Voisey enlevant partout les chevaux, le linge, le lard et les grains, tuant les paysans et empêchant tout trafic et tout labourage. Rappelé de nouveau à Jonvelle par une lettre pressante du receveur Grosjean, le trop négligent d’Aboncourt annonça ces nouveaux malheurs à Messieurs de Dole, en les prévenant que Weymar était lancé sur le Comté par le roi de France. Il ajoute « Nous n’avons plus ici que les habitants, fort effrayés de ces nouvelles, et pas un retrahant ne veut ou ne peut venir faire son devoir au chasteau, malgré les commandements de Vos Seigneuries et les miens. » En effet, pas un retrahant n’avait paru à Jonvelle depuis quinze mois, en dépit de tous les ordres donnés[22].

Mais pendant que le sieur de Chauvirey dépêchait ces doléances, la tempête la plus terrible s’amassait sur sa propre tête. Déjà disgracié dans l’esprit du parlement, que sa mauvaise administration et ses absences continuelles de son poste, dans un moment si critique, n’avaient que trop justement monté contre lui, il fut accusé de complicité dans l’assassinat récent de Philippe du Châtelet, seigneur de Chauvirey-le-Vieil[23]. Arrêté aussitôt par décret de la cour (18 avril), il fut conduit aux prisons de Dole par la maréchaussée et mis en jugement. Ce procès fut entendu pendant le siège de Dole, et le malheureux Fauquier, que l’honneur de son rang et de ses fonctions appelait à combattre en face les ennemis de sa patrie, se vit réduit à n’entendre leur fusillade et leur canon que du fond d’un cachot[24]. Toutefois, il fut assez heureux pour en sortir, sinon innocent, du moins absous par la justice des hommes. Nous verrons plus tard la cour lui rendre sa confiance avec le gouvernement de Jonvelle. En attendant, cette commission fut donnée au capitaine de Raucourt, avec de nouveaux ordres pour les retrahants, qui furent tous sommés de venir faire le guet et garde continuel au château, ainsi qu’ils le devaient en cas d’imminent péril. On les autorisait néanmoins à racheter ce service à prix d’argent[25], et l’on ajoutait : « Levez douze ou quinze bons soldats à leurs frais pour les remplacer. Nous estimons que ce sera le mieux, tant pour la plus grande sûreté de la place, que pour le soulagement des retrahants, qui pourront ainsi vaquer à leurs travaux ordinaires[26]. » Mais ici nouvel abus, qui appelle bientôt l’intervention de la cour. Le gouverneur, les officiers et le conseil de Jonvelle, chargés de traiter ensemble avec les retrahants, leur extorquèrent des sommes exorbitantes, six, huit gros et même jusqu’à vingt sous par chaque jour de garde omise. Jornand, procureur fiscal d’Amont, fut envoyé sur les lieux pour informer sur cette concussion[27] et y remédier.

Cependant les avis se multipliaient sur l’imminente invasion des Français, et c’est des échevins de Jonvelle que le parlement reçut les plus positifs[28]. L’armée de Weymar, forte de cinq ou six mille hommes d’infanterie, avec deux mille chevaux et quatorze canons, était condensée à Darney, pendant que le maréchal de la Force s’étendait, non moins puissant, de Neufchâteau à Blondefontaine et à Melay. La place de Jonvelle était des plus alarmées, avec sa garnison de quinze hommes et de quelques retrahants, avec sa population diminuée de moitié par l’épidémie. A ces nouvelles on écrivait de Dole au sieur de Raucourt : « Prenez garde à vous, levez une compagnie d’élus et jetez-la dans Jonvelle (26 avril). » Et Grachaut de courir péniblement après ses soixante trois hommes, qu’on lui avait sottement fait licencier trois semaines auparavant. En même temps, de Mandre l’aîné faisait apparition sur les lieux, pour informer et aviser sur les besoins de la situation. Mais tandis que l’on épiait et calculait si maladroitement les probabilités plus ou moins grandes du péril, tandis que l’on hésitait à faire des armements et à garnir la frontière, de peur d’attirer ainsi les colères de l’ennemi, qu’il eût fallu plutôt contenir par une attitude solide et fière, le duc de Saxe et Caumonts, ouvrant subitement les hostilités, sans autre déclaration de guerre, lançaient leurs escadrons, le premier sur le Coney et Jonvelle, l’autre sur Jussey et la rive droite de la Saône (4 mai). Au nord, déjà les Suédois ont pris Ambiévillers et Fontenoy. Après un combat de cinq ou six heures, ils forcent Godoncourt, dont les habitants sont passés par les armes ou faits prisonniers. Montcourt, Ameuvelle, Grignoncourt, Fignévelle, éprouvent le même sort. De là les ennemis poussent à Jonvelle, qu’ils pensaient sur prendre, mais qu’ils affrontèrent inutilement, malgré l’absence du nouveau gouverneur (4-7 mai). Grachaut se trouvait à son château de Raucourt[29]. C’est ainsi que la négligence des uns conspirait fatalement avec la maladresse et l’impéritie des autres pour livrer notre malheureux pays ! Bourbévelle, après un troisième assaut, est également mis à feu et à sang. Corre, aidé par quarante soldats d’Ormoy, résiste pendant deux jours et succombe enfin, lorsque tous ses héroïques défenseurs ont mordu la poussière (10 mai)[30]. Jussey, muni de quelque secours, tient bon contre quatre escadrons français ; mais ils se dédommagent sur les communautés voisines, Betaucourt, Cemboing, Raincourt, Gevigney et autres jusqu’à Melin, pendant que les Suédois saccagent Demangevelle, Vauvillers, Vougécourt, Venisey, Menoux, les Loges et Mailleroncourt. Du château de Saint-Remy, on suivait la marche de ces dignes fils des Vandales, à la sinistre lueur des flammes qui dévoraient tout sur leur passage. Le 14 mai, ils se présentèrent, au nombre de cinq à six cents chevaux, devant le château du Magny, que le sieur de Warrods, seigneur du lieu, surnommé le jeune Gaucher[31], défendit vaillamment, pendant huit heures, avec ses domestiques et quelques paysans, contre quatre assauts successifs. Après le troisième, on le somme de se rendre, s’il veut obtenir quartier : « Cher ami, répond-il au trompette, va dire à ton chef que je suis le capitaine Gaucher, et que nous ne savons ce que c’est que rendre des places ni faire des compositions. » Le trompette revient en annonçant avec menace à du Magny que, le lendemain avant midi, il aura sur les bras toute la cavalerie suédoise. « Tant mieux ! reprend le brave capitaine : plus vous serez de gens, et plus j’acquerrai d’honneur. » Les ennemis reviennent à la charge ; mais ils sont encore repoussés, avec perte de vingt-trois hommes et un grand nombre de blessés. Ils se vengèrent de cet échec inattendu en brûlant le village, dont ils emmenèrent tout le bétail. De là ils tombèrent sur Ormoy, communauté de deux cents feux, qui essaya vainement de se défendre. Le jeune Warrods écrivit ces détails le jour même à son père, à Port-sur-Saône, et celui-ci les envoya immédiatement à la cour, après en avoir informé les officiers de Vesoul. La cour s’empressa de féliciter le vieux capitaine sur la belle conduite de son fils[32]. Partout furent commis les excès que l’on pouvait attendre d’une soldatesque hérétique. Le parlement s’en plaignit en ces termes au prince de Condé, quelques jours après : « Parmi lesquels attentats ont esté outragées filles et femmes, en présence de leurs pères et maris, les sanctuaires profanés et brisés, les précieuses unctions (saintes hosties) jectées à terre et foulées aux pieds, les enfants à la mamelle égorgés et ceux que l’espouvante avoit faict retirer dans les bois, courus et traqués comme bestes sauvages, puis tués inhumainement[33]. » Malheureusement les généraux ennemis pouvaient se plaindre aussi de leur côté, et excuser toutes ces violences comme des représailles méritées. En effet, les mémoires de ce temps témoignent des horreurs exercées, dans ce même mois, sur la frontière française, par les compagnies lorraines des deux Clinchamp de Mailly, officiers du duc Charles au service de la Comté. Tout le Bassigny, déjà en proie aux ravages de la peste, fut saccagé et brûlé, depuis Darney jusqu’à Langres. À Fresnes et à Montigny-le-Roi, les Lorrains après le pillage et l’incendie, passèrent au fil de l’épée tous ceux qui n’avaient pu donner rançon pour s’arracher de leurs mains. Écoutons le récit d’un contemporain, Clément Macheret curé d’Hortes, sur un des lugubres épisodes de ces sauvages dévastations : « Ledict baron de Clinchamp se transporta au lieu de Varennes, assisté d’environ cent cavaliers, et après plusieurs tentatives, voyant qu’il ne pouvoit forcer le prioré (le château) fit sommer la garnison de se rendre, la vie sauve, disant qu’à cette condition il ne brusleroit rien. Le sieur de la Motte, qui le commandoit, cognoissant la perfidie de Clinchamp, se refusoit à toute composition. Mais il finit par céder aux larmes et supplications des païsans, qui voyoient desjà s’apprester l’incendie de leurs maisons. Après avoir receu la parole du colonel ennemi, il ouvrit les portes du prioré et sortit en capitaine, faisant honneur à Clinchamp de ses armes. Mais à l’instant on se jette sur lui, on le désarme et on le pend à un arbre voisin, sans mesme lui donner le temps de se confesser ni de former un acte de contrition. Pourtant il mourut la larme à l’œil criant mercy à Dieu et prenant la mort en gré, pour l’amour de la passion de Nostre Seigneur JésusChrist. Telle fut la rage et fureur de celui qui est d’une race qui ne peut estre sans fureur ni rage. » Ensuite le village fut livré aux flammes. « En ce mesme mois de mai, ajoute le chroniqueur Clinchamp mit à rançon tout le païs, et leva environ treize mille pistoles, depuis la rivière de Marne jusqu’en Lorraine, et fut si téméraire que d’envoyer à messieurs du chapitre de Lengres un commandement de dix mille pistoles[34]. »

Les horreurs et l’épouvante étaient bien autres en Comté. Les gouverneurs de la province répondaient par leurs condoléances et par des promesses de secours, aux cris d’angoisse partis de tous les points de la frontière de Jonvelle[35]. Dès le 1er mai, le sieur de Chassey-Purgerot avait reçu ordre de former une compagnie d’infanterie à Jussey ; mais quinze jours après, il n’avait pas encore un seul homme autour de son drapeau, chacun redoutant de venir à Jussey à cause de la peste. Il fallut commandement sur commandement, et même de sévères menaces, pour obtenir l’obéissance des élus fournis par les communautés voisines, et même pour obtenir l’obéissance du capitaine, qui voulait une garnison de son choix, Morey ou Cemboing[36]. D’un autre côté le pays n’avait pas un seul cavalier à opposer aux courses des ennemis, et l’on réclamait à grands cris au moins les deux compagnies que le jeune de Mandre y avait montrées pendant quatre jours, un mois auparavant. L’une était à Vesoul, l’autre à Gray, avec son capitaine. Celui-ci reçut ordre de partir au plus vite, afin de rassurer la frontière de Jussey et de Jonvelle. Il eut peu de temps après la promesse que ses deux corps seraient complétés à cent chevaux chacun, et que les enrôlements auraient trente écus de prime, avec les rations sur le pied de Flandre[37]. De Mandre était homme de cœur et d’action, excellent soldat et dévoué à son pays. Mais quand il se vit de nouveau jeté au milieu d’une situation si compromettante, que la maladresse des gouverneurs avait depuis rendue si désespérée, au lieu d’obéir de suite, il représenta la folie qu’il voyait à conduire une poignée de gens contre des armées entières (8 mai). On lui répond (9 mai) : « Encore que les raisons que vous nous représentez soient bien considérables, néanmoins nous n’estimons pas qu’il y ait péril en conséquence de nos commandements, puisque ces troupes estrangères ne sont pas dans le pays où nous vous envoyons, et que par vostre grande expérience, vous sçaurez bien prendre cognoissance de leurs dispositions, et vous placer en lieu convenable, où vos gens ne puissent estre surprins. » Une autre dépêche du lendemain ajoute que le jeune Bresson le joindra avec cinquante chevaux, que le capitaine de Raucourt aura trois cents élus pour l’appuyer, et qu’on enverra encore quelque autre infanterie à Jonvelle. Le même courrier porta des ordres analogues à Grachaut, en promettant cinq gros de solde pour attirer les recrues, que la frayeur de la contagion et plus encore des Suédois retenait cachés dans les bois[38]. Les dépêches se multiplient au sujet de Jonvelle : les commis au gouvernement se préoccupent de sa position critique autant que de celle de Dole tout à l’heure assiégé. Leur détresse se révèle en particulier dans une lettre destinée au baron de Scey, Claude de Bauffremont, lieutenant du bailli d’Amont, placé par son nom et son mérite, comme par sa charge, à la tête de la noblesse du bailliage. On lui disait (10 mai) : « L’affection particulière que vous avez tousjours eue au bien et service de la patrie, nous faiet vous despescher ce mot, pour vous prier d’inviter incontinent tous vos amys à se joindre à vous pour accourir à la frontière du costel de Jonvelle, où les troupes ennemyes font de grands ravages. Il sera bien que vous fassiez une bonne compagnie de cent chevaux, laquelle en tout cas pourra compter dans l’arrière-ban d’Amont, dont M. l’archevesque vous laissera la conduite. Nous pourvoyrons aux frais que vous y aurez employés[39]. » Cette dépêche ne fut pas envoyée ; toutefois Bauffremont reçut la commission de lever les milices d’Amont et de les commander. Elles devaient toutes arriver à Vesoul le dimanche 18 mai, et former un régiment de huit compagnies de deux cents hommes chacune. En même temps était lancée la déclaration d’éminent péril (14 mai), qui appelait aux armes les hommes de quinze à soixante ans, qui avaient déjà servi, et tous les volontaires capables de se monter[40]. On pouvait avoir du secours de l’empereur ; mais le parlement attendit l’investissement de Dole pour le demander[41] ; car il voulait que la province se défendit seule, jusqu’à la dernière extrémité, avant d’appeler les étrangers, dont le pays, instruit par une récente expérience, devait attendre autant de foule et de dommages que de protection. En effet, les affreux malheurs que les armées impériale et royale de secours déverseront bientôt sur la Franche-Comté, n’excuseront que trop la politique d’aveuglement et de délais de ses gouverneurs, dans la présente conjoncture. Mais rien ne les pourra justifier d’avoir aussi mal organisé la défense nationale, et d’avoir attendu pour s’en occuper, que les ennemis, massés et frémissants à nos portes depuis six mois, fussent entrés au cœur du pays par deux endroits à la fois.

Cependant de Mandre était arrivé à Jussey (12 mai) avec ses compagnies, dont l’effectif n’allait pas à cent chevaux. Il apprend aussitôt les progrès et les dégâts faits par l’ennemi, et le soir même de son arrivée, sous l’impression de ces accablantes nouvelles il écrit à la cour : « Que puis-je faire avec une centaine de cavaliers ? Pour les cinquante chevaux du sieur Bresson, que Vos Seigneuries m’ont annoncés, ils ne sont qu’en escriture il n’at ny soldat ny pouvoir d’en amasser, car les païsans sont en fuite dans les bois, les Suédois leur avant donné une telle espouvante, qu’il est impossible de les rasseurer si l’on ne faict advancer promptement de la gendarmerie. Jonvelle court le plus grand danger : jusques à maintenant je n’ai pas osé y engager mes compagnies. Oui, Messeigneurs, je me treuve, dans le plus grand embarras, et je prévoy que je ne tarderay guères à me perdre, avec ces deux compagnies, si l’on ne m’envoye du secours. Croyez bien cependant que je n’appréhende point la perte de ma personne, mais bien celle de ma réputation, qui ne peut estre mise à couvert si vous ne m’envoyez du renfort au plus tôt[42]. »

Les deux jours suivants, d’autres dépêches du capitaine de Mandre annoncent les nouveaux et effrayants progrès des ennemis. Il veut reculer jusqu’à Morey, avec son monde. La cour lui répond (14 et 15 mal) qu’il serait trop loin de Jonvelle, qu’il a mission de couvrir. Du reste, on le rassure et on lui promet du renfort, tout en exprimant une grande surprise à l’endroit de Bresson, qui avait donné les plus belles assurances en offrant ses services. Cependant, ajoute la dépêche, il paraît qu’il a déjà une vingtaine de maîtres, selon ce qu’il a écrit lui-même à la cour, en se plaignant que de Mandre n’a pas voulu les recevoir à Jussey. C’est un tort qui doit être instamment réparé[43]. Mais si de Mandre ne voulait point de Bresson ni de ses gens avec lui, le capitaine de Raucourt faisait tout au monde pour s’en débarrasser. Il affirme au parlement qu’ils ne sont que sept ou huit, vrais coquins la plupart, qui ont failli le tuer, ainsi qu’un des échevins et le receveur Grosjean. « Quant aux levées d’infanterie que vous me commandez, ajoute-t-il, la chose est bien difficile, dans l’état où sont les populations. Au reste, je n’en ai pas besoin ; ma compagnie est de soixante hommes et veut croître encore. Seulement, que Vos Seigneuries illustrissimes fassent que je sois obéi, et je leur garde Jonvelle, autant du moins que le peut et le doit un gentilhomme d’honneur. » Cette lettre, datée du 13 mai, ne fut reçue à Dole que le 17, tant les chemins se trouvaient difficiles, coupés qu’ils étaient par l’ennemi et par les voleurs. Les gouverneurs s’empressèrent d’envoyer à Grachaut un commandement pour sévir contre les coupables, et lui promirent une compagnie d’élus[44]. Cette réponse fut envoyée par l’intermédiaire du conseiller Petrey de Champvans, alors en service à Gray. En la lui faisant passer, la cour lui prescrivit d’établir, à Fleurey ou à Lavigney, un poste de messagers pareil à celui de Pesmes, afin de correspondre avec Jonvelle et sa frontière, d’une manière plus sûre, plus prompte et moins coûteuse que par des courriers exprès[45]. Ce service, ainsi organisé, était fait par des courriers à cheval qui se relayaient, et les communautés où se trouvaient les relais avaient ordre d’y pourvoir.

Le surlendemain du jour où le gouverneur de Jonvelle adressait ses plaintes au parlement, fut une journée terrible (14 mai). Des hauteurs des Capucins de Jussey, on put voir les escadrons suédois attaquant le Magny, et bientôt leurs flammes dévorant Ormoy, Demangevelle, les Loges et Venisey. L’épouvante chasse les populations au centre des forêts ; Jonvelle même n’est plus un poste sûr, et les principaux bourgeois fuient vers Langres. Ceux qui restent dans leurs demeures attendent l’ennemi, comme autrefois les vieux sénateurs de Rome, avec la sombre résignation du désespoir. « Nous les attendons demain, écrit Villersvaudey de son château de Saint-Remy ; car nous ne pouvons en estre plus exempts que les autres, sur l’apparence qu’il y a que nous sommes dans un pays perdu et misérablement abandonné[46]. » C’est ce jour-là que de Mandre voulait se replier sur Morey, de peur d’être enlevé par les Suédois. Depuis son arrivée à Jussey, il était sans réponse du parlement, dont les courriers envoyés dans cette direction avaient été pris ou détroussés. Il s’avança, le 15, jusqu’à Lavigney, sur le chemin de Gray, pour avoir plus tôt quelques nouvelles. Vain espoir ! C’est alors qu’il écrivit cette lettre découragée à Petrey de Champvans :

" Monsieur, je suis tousjours dans une grande impatience, en attendant les ordres de Monseigneur l’archevesque et de la cour ; car voilà cinq lettres que je leur ai adressées, sans recevoir un mot de response. Je m’estois approché jusqu’icy pour avoir plus tôt de leurs nouvelles ; mais comme j’ai recogneu que ceste frontière s’alarmoit davantage par mon esloignement, bien que ma présence lui soit de bien peu de relief, je coucherai ce soir à Purgerot, et demain je retourne à Jussey, d’où je pousserai peut-estre jusques à Jonvelle. Puisque l’on ne me donne pas les moyens de me pouvoir opposer aux moindres courses de l’ennemi, je passeray sur toutes considérations : je suis résolu de me perdre avec mes deux compagnies, plustôt que d’abandonner la contrée dont la garde ma esté confiée. La perte de ma personne sera peu de chose ; mais quelle perte malheureuse et déshonorante que celle de deux étendards du roy, que l’on va laisser tomber aux mains des François ou des Suédois, sans me donner les moyens de les défendre. Je ne veux plus rien représenter ni demander, et pour agir je n’écouterai plus que les conseils de l’honneur[47]. »

En effet, de Mandre rentra les jours suivants à Jonvelle, où lui furent envoyés dix mille francs pour les frais de sa remonte, pour les rations de ses gens et pour ses propres gages. On lui annonçait aussi la prochaine arrivée de la compagnie de Gonsans, alors à Vesoul ; ordre lui était donné d’envoyer une escorte à sa rencontre (20 mai)[48]. Mais bientôt Jonvelle vit partir toutes ses troupes de secours, infanterie et cavalerie ; car le véritable orage grondait sur un autre point de l’horizon. En jetant Caumonts et Weymar sur la frontière de Jonvelle, évidemment Richelieu ne faisait qu’une fausse alerte, une attaque de diversion, pour attirer sur ce point les forces des Comtois, pendant que le prince de Condé s’avançait hypocritement contre la capitale même de la province. Aussitôt que ce dessein eut été pénétré, toutes les milices d’Amont furent dirigées tant sur la place menacée que sur les camps de réserve ou d’observation formés à Ornans et à Fraisans[49]. La compagnie de Gonsans et celle de Purgerot furent tirées de Jonvelle et de Jussey, avec ordre de filer sur Quingey[50]. De Mandre les suivit bientôt, à son grand contentement : dès les commencements de juin, il était à Ornans, où ses deux compagnies et les hommes de Bresson furent les premiers éléments de la place d’armes formée dans ce vallon, sous la direction de Girardot de Beauchemin, du baron de Scey, du baron de Thoraise et du marquis de Varambon[51]. Les deux Gaucher restèrent sur les bords de la Saône, l’un à Port et l’autre au Magny, ayant chacun un commandement et cavalerie[52].

Le 28 mai, Dole était investi. Dès lors cesse toute correspondance entre le parlement et la province, et nul document ne se présente pour nous dire ce que devint notre pauvre frontière, laissée presque sans défense à la merci des Français, des Allemands, des bandits de toute espèce, et surtout de la peste, fléau plus terrible encore et plus dévastateur que celui de la guerre et du brigandage. Un instant cependant cette frontière fut délivrée de la présence des armées ennemies, lorsque Richelieu les eut portées sur le Rhin, contre les impériaux commandés par Gallass, qui menaçait les places fortes de l’Alsace.

Au mois de juillet, Dole était aux abois et les troupes du dehors trop faibles pour secourir la ville assiégée. On prit enfin le parti de demander de la cavalerie au roi de Hongrie et au duc de Lorraine, qui se battait alors autour de Liège, et on leur députa les sieurs de Belmont et d’Arbois, Jacques Outhenin, prieur d’Autrey et curé de Jonvelle, et Gaspard Girardot, de Morteau[53]. Le message fut accueilli : le roi de Hongrie détacha de l’armée de Gallass deux mille cinq cents chevaux, Allemands et Croates, qu’il envoya sous la conduite de Lamboy, sergent de bataille, ayant sous ses ordres les colonels Forkatz et Isolani ; tandis que Charles de Lorraine accourait avec trois mille chevaux et huit cents hommes d’infanterie, par Jonvelle et Jussey (9 août). Après avoir rallié à Pesmes les divers contingents de secours, le duc se présenta devant le prince de Condé (12 août), avec sept à huit mille chevaux et six mille fantassins[54]. Le 15 août, les Français étaient en pleine retraite et la ville de Dole sauvée.

  1. Marquis de Conflans, bailli d’Aval et gouverneur des armées de Bourgogne.
  2. Girardot. Histoire de la guerre de dix ans, p. 29-40.
  3. Girardot, ibid., 41, 69. L’effectif d’une compagnie de cavalerie, sur le pied de Flandre, était de cent hommes. Elle comprenait le capitaine, le lieutenant et le cornette, ayant chacun leur page ; le chapelain,, quartier-maître, deux trompettes, un maréchal, un sellier, un armurier et quatre-vingt-dix maîtres ou simples cavaliers. Mais rarement l’effectif était complet.
  4. Boyvin, Siége de Dole. p. 19-20 - Ici, aux Preuves, janvier 1636.
  5. Corresp. du parlem., B, 792, Gray, 4 mai ; Bresson à l’archevêque. Jean Bresson, le commissaire, était fils de Jean Bresson, premier échevin le Jonvelle, mort en 1628, et de dame Nicole Bresson. Cette famille fut anoblie vers la fin du xviie siècle.
  6. Corresp. du parlem., B, 777, 12 janvier, et 792, lettres de la cour à Gallass ; 17 janvier, réponse de Gallass ; 784, 14 mai, lettre de Warrods à la cour, aux Preuves, 14 Mai 1636. Girardot, P. 61
  7. Corresp. du parlem., B, 775, 1er janvier, lettre du sieur de Raucourt à de Mandre, commissaire de la cavalerie, à Gray.
  8. Corresp. du parlem., B, 778, 779 et 780. Voir aux Preuves, février et mars 1686.
  9. Ibid., 775, les officiers de Vesoul au parlement, 5 février.
  10. Aux Preuves, 12 février 1636
  11. « Comme les ruynes du chasteau sont sans musnitions, faîtes musnir. Vous donnerez ordre de incontinent boucher la porte des champs (nord), jusques à ce que le danger soit passé. » (Lettre de la cour à M. d’Aboncourt, 12 février 1636 ; Corr. du parlem., B, 778.) A cette époque le château n’avait plus qu’une de ses quatre tours en passable état de conservation.
  12. Le capitaine de Mandre (Herman-François), dit le Jeune, seigneur de Montureux-lez-Gray, commissaire ou inspecteur général de la cavalerie, commandait deux compagnies de cavalerie légère, la sienne et celle du marquis de Conflans. Il les amena de Baume à Jonvelle, par Monjustin, Vesoul, Faverney et Corre. Le capitaine Humbert de Mandre, dit l’Ainé, son cousin germain, était aussi commissaire de cavalerie et commandait la garnison de Besançon, charge qui passa plus tard au jeune de Mandre. Voir Notice sur la famille de Mandre, article Bougey.
  13. « Mes soldats et officiers sont logés dans les tavernes. Je paye toutes les fournitures comme dans les hostelleries de Dole et de Gray, de magiére à n’apporter aucun préjudice où ils logent. » (Lettre de de Mandre à la cour ; Jonvelle, 4 mars.) « Nos gens vivent fort doulcement et contentent leur hoste, an sorte qu’ils sont bien venus. » (Jean Clerc à la çour, même date ; corr. du parlem., B, 778.)
  14. « L’ennemy menace d’entrer dans la province, avec cavalerie et infanterie. Je n’ay pas assez de monde pour m’opposer à eux en divers endroits. » (De Mandre à la cour et à d’Agay ; Jonvelle, 27 et 28 février.) Jean Clerc, de son côté, ajoute : « Les menaces contenues dans les lettres du marquis de la Force et du colonel Gassion donnent de l’inquiétude. Gassion est à quatre lieues de Jonvelle, en 7 ou 8 quartiers. » (Même date, ibid.)
  15. Aux Preuves, 3 mars 1636.
  16. Corr. du parlem., B, 779.
  17. « Ma présence à Jonvelle a tenu l’ennemi en respect, donnant à croire ces forces beaucoup plus considérables… Reconnoissant cette frontière assez calme pour le moment, je partirai demain pour Faverney et Vesoul. » Il termine on demandant un congé de trois jours pour aller à Gray s’occuper de ses affaires. (Jonvelle, 4 mars ; de Mandre à la cour.) Jean Clerc, de son côté, donne la même assurance. (Aux Preuves.)
  18. Corr. du parlem., B, 779.
  19. Une inscription placée dans l’église rappelle ce tragique événement. (M. Bonvallet, Notice sur Coiffy p. 11)
  20. Corr. du parlem., B, 781.
  21. Ibid. Jacob Cassion au gouverneur de Jonvelle ; Burville, 31 mars. — Vesoul, 7 avril ; le magistrat de Vesoul et les officiers d’Amont à la cour.
  22. Aux Preuves, 8 avril 1636.
  23. Il était fils de René du Châtelet et de Gabrielle de Lénoncourt.
  24. Preuves, 9 et 18 avril.
  25. Nous avons vu que les sujets de la seigneurie pouvaient compenser le devoir de grand escharguet par une émine d’avoine.
  26. Preuves, 12 et 18 avril.
  27. Preuves, 23 avril.
  28. Preuves, Ils avril
  29. Preuves, 7 mai.
  30. Corr. du parlem., B, 788. Diverses lettres, parties de Jonvelle, de Jussey et de Vesoul, annoncent ces malheurs au parlement. Grachaut en écrit de Raucourt, le 5 mai, tandis que le receveur Grosjean le faisait de Jonvelle, au nom du capitaine absent. Voir aux Preuves les lettres du receveur Symonnez, de Jussey des officiers d’Amance et du sieur de Villersvaudey-Saint-Remy.
  31. Nous avons déjà nommé son père, Jean Warrods, capitaine de Port-sur-Saône. Il avait été gouverneur de Faucogney et s’était distingué par de brillants faits d’armes dans les guerres de Flandres. (Girardot, p, 266, 267.) Son frère, le colonel Gaucher, nommé aussi Jean Warrods, sieur de Reulans, s’illustra pareillement, au secours de l’Espagne, dans les guerres de Bohême et de Flandres, et dans ses courses en France, au temps de la Ligue. Devenu riche négociant, il bâtit l’hôtel Saint-Juan, à Besançon. (Girardot, ibid. ; Documents inédits de l’Académie de Besançon, 111, 111.) Les Warrods étaient de Gy.
  32. Preuves, 14 et 16 mai. Jean Warrods demandait deux cents hommes pour garder le passage important de Port-sur-Saône. De leur côté, les officiers d’Amont, dans leur dépêche à la cour, s’étonnent qu’on laisse dans un si minime emploi un homme de mérite comme ce vieil officier. Ils ajoutent qu’il faut soutenir le château du Magny, qui barre aux ennemis le chemin de Gray. (Lettre du 15 mai, B, 783.) Plus tard nous verrons les deux Gaucher honorés de divers commandement.
  33. Preuves, 19 mai.
  34. « Nota que la communauté d’Orthes estoit taxée à 200 pistoles ; mais par l’entremise d’un certain homme d’Orthes, elle n’en paya que 50, qui furent empruntées du sieur Nicolas Voinchet, chanoine de Langres. » (Journal manuscrit de Clément,Macheret, curé d’Orthes, fol. 12.) Ces Mémoires très intéressants, qui comprennent les années 1628 à 1658, sont entre les mains de M. Thiberge, maire de Bussières (Haute-Marne), qui nous les a communiqués avec une extrême bienveillance.
  35. Corr. du parlem., B, 783, 7 et 10 mai, lettres de la cour au capitaine et aux échevins de Jonvelle ; 7 et 8 mai, lettres de la cour à l’archevêque.
  36. Ibid. Lettre du sieur de Purgerot à la cour ; Scey-sur-Saône, 6 mai Réponse de la cour, 7 mai. Ordonnance de la cour, 14 mai, aux Preuves.
  37. Ibid., 2, 7 et 9 mai, et aux Preuves, 13 mai.
  38. Preuves, 9, 10 et 12 mai, lettres de la cour et de de Mandre.
  39. Corr. du parlem., B, 783.
  40. Preuves, 14 mai, la cour à l’archevêque. Boyvin, Siège de Dole, p. 68, 69.
  41. Corr. du parlem., 783, 784, lettres à Gallass, 12 et 28 mai.
  42. Preuves, 12 mai.
  43. Preuves, 14 et 15 mai
  44. Aux Preuves, 13 et 17 mai.
  45. " Il est besoing d’avoir promptement, par la poste, les nouvelles qui nous viendront du costel de Jonvelle. Les courriers exprès nous coustent trop cher. Nous vous prions d’establir, à moindres frais, à Fleurey ou Lavigney, les mesmes dispositions que vous avez desjà establies à Pesmes, afin qu’il y ait tousjours un messager prest à porter en diligence les lettres qui nous viendront de ceste frontière, ou que nous y envoyerons. De quoy vous donnerez advis, s’il vous plaist, aux sieurs de Mandre et de Raucourt, afin qu’ils se servent de ceste commodité. " Corr. du parlem., B, 784.
  46. Aux Preuves, 14 mai, lettres de Villersvaudel et de Dard.
  47. Corr. du parlem., B, 784.
  48. Aux Preuves, diverses lettres de la cour du 16 au 20 mai.
  49. Boyvin, Siège de Dole, p. 71 ; Girardot, p. 96.
  50. 26 mai, la cour mande aux mayeur et échevins de Quingey de préparer des logements et des vivres pour ces compagnies et pour quatre autres, qui devaient y arriver le lendemain et jours suivants et y séjourner jusqu’à nouvel ordre, (Corr. du parlem., B, 784.)
  51. Girardot, p. 96, 97. Bresson se trouva au siège de Rigny ; de Mandre l’aîné y commandait la cavalerie (juillet). (Lettres de Petrey, p. 44.)
  52. Le jeune Gaucher leva 93 maîtres pendant le siège de Dole, après lequel il ne put en conserver qu’une soixantaine. (Preuves, 6 octobre, 1636.)
  53. Girardot, P. 121.
  54. Ibid., 116 ; lettres de Petrey de Champvans, dans Boyvin, p. 76 à 86.