Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 166

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 43-44).


M Lovelace à M Belford.

tu me regardes, avec raison, comme le plus intriguant de tous les hommes. C’est me faire honneur, et je t’en remercie de bonne foi. Je te connais fort bon juge. Aussi mon orgueil en est-il si flatté, que je me crois obligé de mériter ton compliment. D’ailleurs, voudrais-tu que je me repentisse d’un meurtre avant que de l’avoir commis ? " les vertus et les graces sont les dames d’atout de ma Clarisse. Elle est née pour faire l’ornement de son siècle. Fort bien, Belford ". Elle ferait l’ornement de la première dignité… quel froid éloge, mon ami, s’il n’est pas vrai que la première dignité soit toujours le prix du premier mérite ! Dignité, première dignité, pures bagatelles ! Toi, qui me connais, es-tu la dupe de l’hermine et des faux brillans ? C’est à moi de porter la toison, puisque je l’ai gagnée ! Corrige donc ton style à l’avenir ; et nomme Clarisse l’ornement du plus heureux des hommes et du plus glorieux conquérant de l’univers. Qu’elle m’aime, comme tu te l’imagines, c’est ce qui ne me paraît pas aussi certain qu’à toi. Ses offres conditionnelles de renoncer à moi, sa confiance trop réservée, m’autorisent à demander quel mérite elle peut avoir aux yeux d’un homme qui l’a vaincue en dépit d’elle-même, et qui l’a prise de bonne guerre, en bataille rangée, après un combat obstiné ? à l’égard de la conclusion que tu tires de ses regards, je t’assure qu’ils ne t’ont rien fait connaître à son cœur, si tu t’imagines que l’amour y ait eu la moindre part. J’observais ses yeux, comme toi, et j’ai reconnu, plus sûrement, qu’ils n’exprimaient que du dégoût pour moi et pour la compagnie où je l’avais amenée. L’impatience qu’elle a eue de se retirer, malgré toutes nos instances, devrait t’avoir convaincu qu’il ne se passait rien de tendre dans son cœur ; et jamais son cœur n’a été contredit par ses yeux. Elle est tout ame , dis-tu. Je le dis aussi. Mais pourquoi t’imagines-tu qu’une ame telle que la sienne, rencontrant une ame telle que la mienne, et, pour m’arrêter sur les mots, prenant plaisir à la rencontrer , ne produirait pas d’autres ames de son espèce ? Il ne faut pas douter, comme tu le dis, que l’enfer ne se réjouît de sa chute. Mais je me repose sur le pouvoir que j’aurai de l’épouser quand je le voudrai : et si je lui fais cette justice, n’aurai-je pas droit à sa reconnaissance ? Ne se croira-t-elle point dans le cas de m’avoir obligation, plutôt que dans celui de m’obliger ? Et puis, s’il faut te le dire, il est impossible que les mœurs d’une fille comme elle, reçoivent jamais une plaie si profonde que celles de quantité d’autres, que toi et tes camarades subalternes ont jetées dans les voies de la perdition, et qui servent à présent de tisons infernaux dans les divers quartiers de la ville. Prends cette réflexion pour toi, Belford. Vous me répondrez peut-être, qu’entre tous les objets de vos séductions, il ne s’en trouve pas une du rang et du mérite de ma Clarisse. Mais je demande, si ce n’est pas une maxime constante dans notre société, que plus une femme a de mérite, plus il y a de noblesse dans la victoire ? Une pauvre fille, telle, par exemple, que mon bouton de rose, qui n’a point d’appui dans sa naissance et dans son éducation, ni beaucoup de ressources dans ses lumières naturelles, doit être respectée en faveur de sa foiblesse et de son ignorance : mais vous conviendrez tous qu’il est plus mâle d’attaquer un lion qu’une brebis. J’imite les aigles. C’est aux plus nobles proies qu’ils s’arrêtent. On n’a jamais entendu dire qu’un aigle ait fondu sur un moineau. Le pis, dans l’occasion qui m’anime, c’est qu’après mon triomphe, je me trouverai si couvert de gloire, que rien ne sera plus capable de piquer mon ambition. Toute autre entreprise d’amour n’excitera plus que mon mépris. Je serai aussi malheureux, par mes réflexions sur ma conquête, que Don Juan d’Autriche l’était par les siennes, après sa fameuse victoire de Lepante ; lorsqu’il se plaignait qu’aucun de ses exploits futurs ne pourrait égaler les prémices de sa gloire. Je ne disconviens pas qu’il ne soit facile de répondre à mes raisonnemens, et qu’ils ne méritent peut-être quelque censure ; mais de la part de qui ? Ce n’est pas de la tienne, ni de celle d’aucun de nos associés ; subalternes que vous êtes, dont la vie dépravée, long-temps même avant que j’aie pris la qualité de votre général, a justifié ce que l’envie ou l’épuisement vous fait condamner aujourd’hui. Je vous ai fait l’honneur de vous expliquer mes intentions ; c’est tout ce que vous pouviez prétendre, et ce qu’il me plaît uniquement de vous accorder. Sois donc convaincu, Belford, que tu as tort, et que j’ai raison, suivant nos principes ; ou, du moins, tais-toi. Mais je t’ordonne d’être convaincu : et ne manque point, dans ta première lettre, de m’assurer que tu l’es.