Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 230

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 251-272).


M Lovelace, à M Belford.

Hamstead, vendredi au soir. Prépare ton attention, Belford, pour le chef-d’ œuvre des récits. Je le continuerai, comme les circonstances me le permettront ; mais avec tant d’habileté, que si je l’interromps vingt fois, tu ne pourras t’appercevoir où le fil sera rompu. Les douleurs de ma goutte ne m’ont point empêché de descendre de mon carrosse, pesamment appuyé d’une main sur ma canne, et de l’autre sur l’épaule de mon laquais. J’ai observé de me trouver à la porte, au même moment que j’y ai fait frapper, pour être plus sûr d’en obtenir l’entrée. Ma redingote étoit boutonnée soigneusement ; et j’en avais couvert jusqu’au pommeau de mon épée, qui était un peu trop gai pour mon âge. Il y avait peu d’apparence que j’eusse l’occasion d’employer mon épée. En marchant vers la porte, je me suis pressé plusieurs fois les yeux pour en adoucir l’éclat, (passe cette rodomontade à ma vanité, Belford) ; j’ai ramené mon capuchon sur mes joues, et mon chapeau bordé, avec ce qui paroissait de ma perruque, me donnait l’air d’un bel homme un peu suranné. La porte s’est ouverte. J’ai demandé à voir la maîtresse du logis. La servante m’a conduit dans le parloir . Je me suis assis, avec l’exclamation d’un homme qui souffre. Madame Moore est venue. Votre serviteur, madame. Pardon, si je ne puis me lever. Votre affiche m’a fait connaître que vous avez des logemens à louer. Ayez la bonté de m’expliquer en quoi ils consistent. J’aime votre situation, et je vais vous expliquer de quoi ma famille est composée. J’ai ma femme, qui est un peu plus âgée que moi, et d’une fort mauvaise santé, à qui l’on a conseillé de prendre l’air d’Hamstead. Nous aurons une servante et deux laquais. Comme notre dessein est de n’avoir qu’un carrosse, nous trouverons dans le village quelque lieu pour l’y placer ; et le cocher se logera près de ses chevaux. Quel jour, monsieur, comptez-vous d’être ici avec votre famille ? Je prendrai votre appartement dès aujourd’hui ; et si je le trouve commode, peut-être ma femme y sera-t-elle ce soir. Ne seriez-vous pas bien aise, monsieur, d’avoir tout-à-la-fois la table et le logement ? C’est ce qui dépendra de vous, madame. Vous m’épargnerez l’embarras d’amener mon cuisinier. Je suppose que vos domestiques sont capables d’apprêter trois ou quatre plats. Le régime de ma femme demande une nourriture simple, et je ne suis pas du tout pour les viandes recherchées. Nous avons, monsieur, une jeune demoiselle, qui ne compte pas d’être ici plus de deux ou trois jours. Son appartement, qui est un des meilleurs de la maison, sera libre alors. Mais… je me figure, madame, que vous en avez d’autres, actuellement prêts à recevoir ma femme ; car nous n’avons pas de temps à perdre. Ces maudits médecins… excusez, madame, je ne suis point accoutumé à jurer : mais j’aime beaucoup ma femme. Les médecins l’ont eue si long-temps entre les mains, que, dans la honte de se faire payer plus long-temps, ils lui conseillent aujourd’hui de prendre l’air, je souhaiterais que cette pensée leur fût venue plutôt. Mais nous cherchons à réparer leur négligence. Vous ne serez pas surprise, madame, (voyant qu’elle m’observait avec beaucoup d’attention), de me voir enveloppé comme je le suis, dans une saison si chaude. Je n’appréhende que trop d’avoir quitté imprudemment ma chambre ; et peut-être suis-je menacé du retour de ma goutte. Pour comble de ma peine, je suis attaqué d’un mal de dents fort douloureux, qui m’oblige de me couvrir la joue. Mais tout autre témoignage que le mien ne satisferait pas ma femme ; et, comme je vous l’ai déjà dit, nous n’avons pas de temps à perdre. Vous êtes le maître, monsieur, de voir les commodités que je puis vous offrir. Mais je crains que la foiblesse de vos jambes ne vous permette pas de monter. Il est vrai que mes jambes sont foibles. Cependant, comme j’ai pris un peu de repos, je me crois en état de voir du moins l’appartement que vous destinez à ma femme. Tout sera bon pour les domestiques ; et vous paroissez d’un si bon naturel, que je ne disputerai pas sur le prix. Elle s’est mise en marche pour me servir de guide ; tandis qu’affectant de m’appuyer sur la rampe, je suis monté après elle, avec plus de légéreté que je n’en attendais de mes jambes goutteuses. Mais, Belford, quelle comparaison entre Sixte-Quint et moi, lorsque, sous la figure du languissant Montalte, il aspirait au pontificat, sans faire éclater ses intentions ; et qu’au moment qu’il fut choisi, levant le masque, et se dépouillant de toute apparence de foiblesse, il marcha ferme à la vue du conclave étonné ! Jamais la joie ne fut plus vive que dans mon cœur ; jamais homme ne s’est senti les talons plus légers. L’appartement consistait en trois pièces de plein-pied. J’en ai vu deux qui m’ont paru assez propres. Mais, comme elles avoient chacune leur dégagement, Madame Moore m’a dit que l’autre étoit occupée par la jeune demoiselle. Elle y étoit, Belford, elle y était en effet. Tandis que j’affectais de me traîner, en prononçant quelques mots d’une voix rauque, que je ne contrefaisais pas moins habilement, j’ai remarqué que sa porte s’entr’ouvrait, et je lui ai vu jeter un coup-d’œil, pour observer qui j’étais. Mais, n’appercevant qu’un vieillard, courbé sous le poids de l’ âge, et d’un habit fort épais pour la saison, elle s’est retirée, en fermant sa porte sans émotion. Que je lui ressemblais peu ! Son ombre seule m’a fait sauter le cœur jusqu’à la bouche. J’ai craint pendant quelques momens d’étouffer. J’ai paru satisfait de l’appartement, d’autant plus qu’on me parlait de la troisième chambre comme de la plus belle. Il faut que je me repose un moment, ai-je dit à Madame Moore ; et je me suis assis dans l’endrait le plus obscur de la chambre. Ne vous asseyez-vous pas aussi, madame ? Nous n’aurons pas de difficulté pour le prix. Vous conviendrez, s’il vous plaît, avec ma femme. Prenez seulement des arrhes (en lui mettant une guinée dans la main). J’ajouterai une chose : ma femme a le défaut d’aimer un peu l’argent, quoiqu’elle ait d’ailleurs le cœur fort bon. Elle m’a donné beaucoup de bien ; et cette raison, jointe à l’amour qu’un honnête homme doit à sa femme, m’oblige de garder avec elle toutes sortes de ménagemens. S’il arrive qu’elle soit un peu serrée dans le marché que vous ferez ensemble, ayez la complaisance de vous relâcher. Je suppléerai à tout, sans sa participation. C’est mon usage. Je ne voudrais pas lui causer la moindre peine. Madame Moore a loué mes attentions, et m’a promis de se conformer à toutes mes volontés. Cependant, lui ai-je dit, ne pourrais-je pas jeter un moment les yeux sur l’autre chambre, pour être en état d’en rendre un compte plus exact à ma femme ? Elle m’a répondu que la jeune demoiselle souhaitait de ne voir personne, mais qu’elle allait lui proposer… je l’ai retenue par la main. Demeurez, demeurez, madame. Si votre jeune demoiselle veut être seule, il ne conviendrait pas de l’importuner… vous ne l’importunerez pas, monsieur. Elle est d’un ort bon naturel. J’ose me promettre qu’elle ne fera pas difficulté de descendre un moment, pour vous laisser libre. Elle a si peu de tems à passer ici, qu’elle ne voudrait pas s’opposer à mon avantage. Je me l’imagine comme vous, madame, si son caractère est tel que vous le dites. Est-elle ici depuis bien long-temps ? Depuis hier seulement, monsieur. Il me semble, madame, que je l’ai entrevue à sa porte. Elle m’a paru d’un âge avancé. Non, monsieur. Vous êtes assurément dans l’erreur. C’est une jeune personne, et des plus belles que j’aie jamais vues. Pardon, madame ; quoique je ne puisse vous cacher que, si elle devait faire un long séjour ici, j’aimerais autant qu’elle fût un peu plus âgée. Vous me trouverez d’un goût fort étrange. Mais, en faveur de ma chère moitié, j’aime toutes les femmes d’un certain âge. D’ailleurs, j’ai toujours pensé que l’ âge mérite du respect ; et c’est la raison qui m’a fait tourner mes vues vers la femme que j’ai aujourd’hui, en mettant aussi sa fortune dans la balance ; c’est de quoi je ne disconviens pas. J’admire votre façon de penser, monsieur. La vieillesse est respectable. Nous vivons tous dans l’espérance de vieillir. Fort bien, madame. Mais votre jeune personne est belle, dites-vous ? Je vous avouerai aussi que, si j’aime à converser avec les vieilles, je ne laisse pas de prendre plaisir à voir une belle et jeune personne, comme j’en prendrais à la vue d’une belle fleur dans un jardin. Ne pourrais-je pas jeter un coup-d’œil sur votre demoiselle, sans qu’elle s’en aperçut ? Car, dans l’équipage où je suis, je ne souhaiterais pas plus qu’elle de paraître aux yeux de personne. Je vais lui demander, monsieur, si je puis vous faire voir l’appartement. Comme vous êtes marié, et que vous n’êtes plus de la première jeunesse, peut-être fera-t-elle moins de scrupule. C’est-à-dire, madame, que vous la croyez un peu de mon goût, et que sa préférence est peut-être pour les vieillards. Il n’est pas impossible qu’elle ait eu quelque chose à souffrir des jeunes gens. Je me l’imagine, monsieur. Je la crois inquiète pour le passé ou pour l’avenir. Elle a souhaité de ne voir personne ; et si quelqu’un venait la demander, en décrivant sa figure, elle ordonne de répondre qu’on ne la connaît pas. (que tu es une vraie femme, chère dame Moore ! Ai-je pensé en moi-même.) voilà d’étranges précautions, madame ! Eh ! Quelle peut être son aventure ? Elle est fort réservée dans ses discours. Mais je suis trompée, monsieur, si ce n’est pas quelqu’affaire de cœur. Je lui vois sans cesse les larmes aux yeux, et la compagnie paraît l’ennuyer. Il ne me conviendrait pas, madame, de vouloir pénétrer dans les affaires d’autrui. Mais puis-je vous demander quelles sont ses occupations ? Cependant, comme vous ne l’avez ici que d’hier, il vous serait difficile de le dire. Elle écrit continuellement, monsieur. (interroge une femme, Belford, en paroissant douter qu’elle soit informée de ce que tu lui demande, je te réponds qu’elle s’efforcera de te convaincre qu’elle n’ignore rien.) pardon, madame ; car mon caractère n’est pas l’indiscrétion : mais, si le cas de votre jeune demoiselle avait quelque difficulté, qui ne fût pas une simple affaire d’amour, comme elle est de vos amies, je lui offrirais volontiers mes conseils. Vous êtes donc homme de robe, monsieur ? à la vérité, madame, j’ai suivi anciennement le barreau ; mais il y a long-temps que j’ai quitté cette profession : ce qui n’empêche pas que mes amis ne me consultent encore sur les points difficiles. Aux pauvres, je donne quelquefois de l’argent, avec mon avis. Mais je ne prends rien de ceux qui sont plus riches. Vous êtes d’une générosité admirable, monsieur. Que je serais heureuse, (cette exclamation a été précédée d’un soupir) d’avoir sçu qu’il y avait au monde un si honnête homme de robe, et de l’avoir connu plutôt ! Consolez-vous, madame, consolez-vous. Peut-être n’est-il pas trop tard. Lorsque nous nous connaîtrons mieux, on pourra vous être utile à quelque chose. Mais ne parlez point de mes talens à votre jeune personne. Je vous l’ai déjà dit, je n’aime rien moins que le rôle d’homme officieux. J’étais sûr que, si le caractère de la Dame Moore répondait à l’idée qu’elle m’en avait déjà fait prendre, cette défense ne servirait qu’à lui faire saisir la première occasion de violer mon secret. J’ai feint si peu d’empressement pour voir la chambre où était la demoiselle, qu’elle a bientôt paru fâchée de mon indifférence, sur-tout lorsque, pour l’exciter, j’ai laissé échapper, comme au hasard, qu’il fallait plus de qualités qu’on n’en demande ordinairement dans une femme, pour lui faire obtenir de moi le titre de belle, et que, dans toute ma vie, je n’en avais pas vu six auxquelles j’eusse voulu l’accorder. En un mot, la Dame Moore est passée dans la chambre, d’où elle est revenue peu de momens après, pour me dire que la jeune personne s’étant retirée dans son cabinet, j’étais libre d’entrer, et de satisfaire ma curiosité. Quels mouvemens ont recommencé à s’élever dans mon cœur ! Je me suis traîné en clochant. Après avoir parcouru des yeux toutes les parties de la chambre, pour me donner le temps de reprendre haleine, j’ai approuvé tout ce que j’avais vu, et j’ai garanti que ma femme n’en serait pas moins contente. Ensuite, demandant la permission de m’asseoir, j’ai fait diverses questions sur le ministre de la paroisse, sur ses talens pour la chaire, et particuliérement sur ses mœurs. C’est une curiosité, madame, que j’ai dans tous les lieux où je m’arrête. J’aime que la conduite du clergé réponde à ce qu’il nous prêche. Rien n’est si juste, monsieur. Mais c’est ce qui n’arrive pas aussi souvent qu’il serait à souhaiter. Tant pis, madame, tant pis. Pour moi, j’honore extrêmement le clergé en général. Si l’on suppose dans ceux qui sont appelés à la perfection par leur état et par les moyens qu’ils ont de se perfectionner, autant de foiblesses que dans les autres hommes, le reproche tombe sur la nature humaine plus que sur la robe ecclésiastique. Je n’ai jamais aimé la censure qui attaque les professions… mais je retiens votre demoiselle dans son cabinet. Ma goutte me rend incivil. Ici, quittant ma chaise, je me suis traîné à la fenêtre. De quelle étoffe sont ces rideaux, madame ? De fil damassé, monsieur. Je les trouve extrêmement beaux. On les croirait de soie. Ils sont plus chauds que la soie, j’en suis sûr, et plus convenables à un appartement de campagne, sur-tout pour des personnes un peu âgées. Le lit me paraît de fort bon goût. Il est très-propre, monsieur. Nous ne prétendons ici qu’à la propreté. Oui vraiment, il est des plus propres. Un camelot de soie, si je ne me trompe. En vérité, tout est fort bien. Tout plaira beaucoup à ma femme. Mais nous serions fâchés de mettre votre jeune demoiselle hors de son appartement. Nous nous contenterons à présent des deux autres chambres. Je me suis avancé vers le cabinet, pour observer le dessus de porte. Que représente cette peinture ? Ha ! Je le vois. Une sainte Cécile. C’est un tableau fort commun, monsieur. Il n’est pas mal, il n’est pas mal. C’est une copie de quelque bon tableau d’Italie… mais, pour tout au monde, je ne voudrais pas mettre votre demoiselle dehors. Nous nous accommoderons des deux autres pièces, ai-je répété un peu plus haut, mais toujours de mon ton rauque, et parlant du gosier ; car mon attention était partagée entre le son de ma voix et mes discours. Ah, Belford ! Si près de mon adorable Clarisse, juge quelle devait être ma contrainte ! J’étais résolu de l’engager, s’il était possible, à sortir d’elle-même de sa retraite. J’ai feint d’être prêt à me retirer. Madame Moore, ai-je repris, vous me promettez donc cette chambre lorsqu’elle sera libre : non, ai-je ajouté, en levant assez la voix pour me faire entendre du cabinet, que je veuille incommoder votre jeune demoiselle, mais je souhaiterais que ma femme fût informée à peu près du tems. Les femmes, vous ne l’ignorez pas, Madame Moore, aiment à sçavoir sur quoi elles peuvent compter. Madame Moore, a dit alors ma charmante (et jamais le son de sa voix ne m’a paru plus harmonieux ; jamais il n’a causé une plus douce émotion dans mes veines), vous pouvez répondre à monsieur que je ne serai ici que deux ou trois jours, pour attendre une réponse qui ne sçaurait tarder plus long-temps ; et plutôt que d’être incommode à personne, je prendrai volontiers toute autre chambre que vous me donnerez au second. Non assurément, non, mademoiselle, me suis-je écrié. Vous êtes trop obligeante. Quelqu’affection que j’aie pour ma femme, je la mettrais plutôt dans un grenier, que d’exposer à la moindre incommodité une personne aussi respectable que vous le paroissez. Comme la porte ne s’ouvrait point encore, j’ai continué. Mais puisque vous poussez la bonté si loin, si vous permettiez, mademoiselle, que, de la place ou je suis, je jetasse un coup d’œil sur le cabinet, je pourrais dire à ma femme, s’il est assez grand pour contenir quelques meubles précieux, qu’elle est bien aise d’avoir par-tout avec elle. Enfin, la porte s’est ouverte. Ma charmante m’a comme inondé d’un déluge de lumière. Un aveugle ne serait pas plus vivement frappé de l’éclat du soleil, s’il recouvrait la vue en plein midi. Sur mon ame, je n’ai jamais rien senti qui ait approché de cette situation. Que j’ai eu de peine à me vaincre, pour ne pas me démasquer à l’instant ! Mais, hésitant, et dans le plus grand désordre, j’ai avancé la tête dans le cabinet ; j’y ai promené mes yeux. L’espace, ai-je dit, me paraît suffire pour les bijoux de ma femme. Ils sont d’un grand prix : mais, le ciel me confonde ! (je n’ai pu m’empêcher, Belford, de jurer comme un sot : maudite habitude !) il n’y entrera jamais rien de si précieux que ce que j’y vois. Ma charmante a tressailli. Elle m’a regardé avec terreur. La vérité du compliment, autant que j’en puis juger, avait banni la dissimulation de mon accent. J’ai vu qu’il m’était également impossible et de me déguiser plus long-temps à ses yeux, et de résister à mes propres transports. Ainsi, me découvrant la tête, et jetant ma redingote, j’ai paru, comme le diable de Milton, sous ma forme angélique, quoique la comparaison puisse te sembler assez bizarre. C’est ici, Belford, que les expressions et les figures me manquent pour illustrer cette étrange scène, et l’effet qu’elle produisit sur ma charmante et sur la Dame Moore. Je me réduis, par impuissance, à la simple description du fait. La belle Clarisse ne m’a pas plutôt reconnu, qu’elle a poussé un cri violent ; et plus vîte que je n’ai pu la soutenir dans mes bras, elle est tombée sans connaissance à mes pieds. J’ai maudit l’indiscrétion qui m’avait porté à me découvrir si brusquement. Madame Moore, comme hors d’elle-même à la vue du changement qui s’était fait dans mon habillement, dans ma figure et ma voix, s’est mise à crier une douzaine de fois tour-à-tour : au meurtre ! Au secours ! Au meurtre ! Au secours ! Ce bruit a jeté l’alarme dans la maison. Deux servantes sont montées, et mon laquais après elles. J’ai demandé de l’eau fraîche, des sels, des esprits. Chacun a couru de différent côté. Une des servantes est descendue aussi vîte qu’elle était montée ; tandis que sa maîtresse, passant d’une chambre à l’autre, et revenant plusieurs fois dans celle où nous étions, se tordait les mains, invoquait le ciel, parlait à elle-même, aux assistans, sans savoir apparemment ce qu’elle faisait et ce qu’elle voulait dire. La servante qui était descendue, est remontée avec un homme du voisinage et sa sœur, qu’elle avait été chercher. Cette fille voyant le vieux goutteux qu’elle avait introduit métamorphosé tout d’un coup en un jeune drôle , vif, dispos, qui avait la voix claire, et toutes ses dents, soutenait que je ne pouvais être que le diable, et ne pouvait détourner les yeux de mes pieds, s’attendant sans doute à chaque minute de les voir paraître fourchus. Pour moi, j’étais si attentif à soutenir ma charmante, que je m’occupais peu de tout autre soin. Elle a donné enfin quelques signes de vie par ses soupirs et ses sanglots ; mais on ne lui voyait encore que le blanc des yeux. Je me suis mis à genoux près d’elle ; j’ai soutenu sa tête de mon bras ; je lui ai parlé du ton le plus tendre : mon ange, ma charmante ! Ma Clarisse ! Regardez-moi, ma chère vie ! Je ne suis pas fâché contre vous. Je vous pardonnerai, cher objet de mon amour ! Les spectateurs étonnés ne savaient quelle explication donner à ce qu’ils entendaient ; et bien moins lorsque ma charmante, recouvrant la vue, a jeté un regard sur moi, et que, poussant un foible gémissement, elle est retombée dans l’état dont elle ne faisait que sortir. J’ai levé la fenêtre du cabinet pour lui donner de l’air ; ensuite la laissant au soin de Madame Moore et de Miss Rawlings (car c’était cet oracle d’Hamstead que la servante avait amenée), je me suis retiré dans un coin de la chambre, où je me suis fait ôter, par mon laquais, mes gros bas de l’hôtellerie, et j’ai achevé de reprendre ma forme ordinaire. Je suis retourné au cabinet. Là, trouvant M Rawlings, auquel je n’avais pas fait beaucoup d’attention dans le premier trouble : monsieur, lui ai-je dit, vous avez été témoin d’une scène extraordinaire ; mais cette jeune dame est ma femme : je crois être le seul homme dont la présence soit nécessaire ici. Il m’a demandé pardon. Si c’était ma femme, a-t-il ajouté, il convenait qu’il ne devait point entrer dans les affaires d’un mari : cependant la peine qu’elle avait marqué à ma vue… retranchons les si , les cependant , ai-je repris d’un ton plus fier ; dispensez-vous de cette inquiétude pour la peine d’autrui ; vous n’avez aucun droit à vous attribuer dans cette occasion, et vous m’obligerez de vous retirer sur le champ. C’est un bonheur qu’il n’ait pas répliqué ; mon sang étoit prêt à s’échauffer. Je ne pouvais souffrir que le plus beau cou, les plus beaux bras et les plus beaux pieds du monde, fussent en spectacle à tout autre homme que moi. Lorsque je me suis aperçu que la connaissance commençait à lui revenir, je suis sorti encore une fois du cabinet, dans la crainte que, me voyant trop tôt, elle ne retombât dans le même accident. Les premiers mots qu’elle a prononcés, en regardant autour d’elle avec une extrême émotion, m’ont frappé par leur son lugubre : oh ! Cachez-moi ! Cachez-moi ! Est-il parti ? Cachez-moi, je vous en conjure. Miss Rawlings est revenue aussi-tôt vers moi. Monsieur, m’a-t-elle dit d’un air assez assuré, le cas est fort surprenant ; cette jeune dame ne peut supporter votre vue : vous savez mieux que nous quel sujet de plainte vous avez pu lui donner ; mais il est à craindre qu’une nouvelle rechûte ne soit la dernière : avec un peu de complaisance et de bonté, vous prendriez le parti de vous retirer. Il était important pour moi de mettre une personne si notable dans mes intérêts, sur-tout après avoir traité assez cavalièrement son frère. Cette chère personne, lui ai-je dit, a quelque raison de craindre un peu ma vue : si vous aviez, mademoiselle, un mari qui eût pour vous autant de tendresse que j’en ai pour elle, je suis sûr que vous ne le quitteriez pas pour vous exposer témérairement à toutes sortes d’aventures, comme elle fait chaque fois qu’on refuse d’entrer dans ses caprices. à la vérité, c’est avec une parfaite innocence ; il n’y a rien à reprocher à ses intentions ; mais c’est sa faute, uniquement sa faute. Elle est d’autant plus inexcusable, que je suis à elle par son choix, et que j’ai raison de croire qu’elle me préfère à tous les hommes du monde. Ici, Belford, j’ai raconté une de ces histoires que je tiens en réserve pour donner une couleur plus vive à mes suppositions. Vous parlez en galant homme, et vous en avez l’apparence, m’a répondu Miss Rawlings. Cependant, monsieur, le cas n’est pas moins étrange : il paraît que cette jeune dame ne vous voit qu’avec terreur. Vous n’en serez pas surprise, mademoiselle, (la tirant un peu à part, mais du côté de Madame Moore), si je vous apprends que c’est la troisième fois que je pardonne à cette chère femme une malheureuse jalousie… qui n’est pas toujours sans un peu de frénésie (ai-je ajouté d’un ton plus bas, pour donner à cette circonstance un air de secret)… mais notre histoire serait trop longue ; et là-dessus j’ai fait un mouvement pour retourner vers ma charmante. Ces deux femmes m’ont arrêté, en me priant de passer dans la chambre voisine, et me promettant de faire leurs efforts pour l’engager à se mettre au lit. Je leur ai recommandé de ne pas la faire parler beaucoup, parce qu’elle était accoutumée à certains accès, et que, dans cet état, elle disait tout ce qui lui venait à la bouche, avec un désordre d’esprit qui durait quelquefois toute une semaine. Elles m’ont promis d’apporter tous leurs soins à la rendre tranquille. Je suis sorti de la chambre, après avoir fait descendre tous les domestiques. En prêtant l’oreille, je n’ai pas laissé d’entendre qu’elle s’abandonnait aux exclamations. Elle se nommait malheureuse, perdue, déshonorée ; elle se tordait les mains ; elle demandait du secours, pour échapper à des maux terribles dont elle étoit menacée. Les deux femmes l’exhortaient à la patience, et lui conseillaient de prendre un peu de repos : elles l’ont pressée de se mettre au lit, mais elle s’est obstinée à le refuser. Cependant elle a consenti à s’asseoir dans un fauteuil : elle était si tremblante, qu’elle ne pouvait se tenir debout. Je l’ai crue capable alors de soutenir ma présence : il y aurait eu du danger à lui laisser le temps de mêler dans ses plaintes quelque explication qui eût augmenté mon embarras. Je suis rentré dans le cabinet. Ah ! Le voilà ! S’est-elle écriée, en se couvrant le visage de son mouchoir ; je ne puis le voir ; je ne puis jeter les yeux sur lui : sortez, sortez. Ne me touchez pas, a-t-elle repris vivement, lorsque j’ai voulu prendre sa main, en la suppliant d’être plus tranquille, en l’assurant que je voulais faire ma paix avec elle, et qu’elle serait maîtresse des conditions. Méprisable personnage ! M’a dit cette violente fille, je n’ai pas d’autres conditions à désirer que celle de ne vous voir jamais. Pourquoi faut-il que je sois exposée à vos persécutions ? Ne m’avez-vous pas déja rendue trop misérable ? Sans protection, sans amis, je bénirai le ciel de ma misère, pourvu que je sois délivrée du malheur de vous voir. Miss Rawlings m’a regardé d’un œil ferme. C’est une créature assez hardie que cette Miss Rawlings. Madame Moore a tourné aussi les yeux sur moi. Je m’y étais bien attendu, leur ai-je dit à toutes deux, en baissant la tête vers elles d’un air consterné. Ensuite m’adressant à la charmante : mon cher amour ! Vous paroissez hors de vous-même ; songez que cette violence peut nuire à votre santé : un peu de patience, ma chère vie ! Nous traiterons plus tranquillement cette affaire : vous m’exposez, vous vous exposez vous-même. Ces dames croiront que vous êtes tombée dans une troupe de voleurs, et que j’en suis le chef. Oui, c’est le nom que vous méritez ; oui, oui, frappant du pied, sans cesser d’avoir le visage couvert. Elle se rappelait sans doute l’aventure du mercredi. Ses soupirs paroissaient prêts à l’étouffer. Elle a porté la main à sa tête. Je crains, a-t-elle dit, en réfléchissant sur elle-même ; hélas ! Je crains d’en perdre l’esprit. Mon cher amour ! Ai-je affecté d’interrompre, ne craignez rien, je ne vous découvrirai pas le visage : vous ne me verrez pas, puisque ma vue vous est odieuse ; mais voilà une violence dont je ne vous aurais jamais cru capable. J’ai repris sa main malgré elle, et j’ai voulu la presser de mes lèvres. Elle l’a retirée avec indignation ; elle m’a répété l’ordre de ne pas la toucher, et de l’abandonner à son sort. Quel droit, a-t-elle ajouté, quel titre avez-vous pour me persécuter si cruellement ? Quel droit, quel titre, ma chère !… mais ce n’est pas le moment de répondre à cette question. J’ai reçu une lettre du capitaine Tomlinson. La voici. Daignez la prendre et la lire. Je ne reçois rien de votre main. Ne me parlez pas du capitaine Tomlinson ; ne me parlez de personne : vous n’avez aucun droit de me persécuter avec cette cruauté. Encore une fois, retirez-vous : n’avez-vous pas déja poussé mes malheurs au comble ? Sens-tu, Belford, que j’avais touché exprès une corde si délicate pour lui causer, devant les deux femmes, quelque transport de passion qui pût confirmer ce que je leur avais fait entendre de l’aliénation de son esprit ? J’ai repris, avec la même douceur : quel malheureux changement ! Si tranquille, si contente il y a peu de jours ! N’attendant que le moment de votre réconciliation avec votre famille ! Cet agréable évènement si avancé ! Une occasion légère, une bagatelle renversera-t-elle tout l’édifice de notre bonheur ? Elle s’est levée avec un mouvement si vif d’impatience et de colère, qu’elle m’en a paru trembler. Son mouchoir qui est tombé de dessus son visage, a laissé voir toute l’indignation qui s’y était répandue. à présent, m’a-t-elle dit, puisque tu as l’audace de donner le nom de bagatelle à l’occasion dont tu parles, et puisque je suis heureusement hors de tes mains infames, hors d’une maison que je ne dois pas croire plus honnête que toi, je hasarderai de lever les yeux : mais plût au ciel que ce fût pour te voir mort, après avoir vu dans ton lâche cœur quelque sentiment de honte et de repentir ! Ce langage de tragédie, joint à la manière violente dont elle l’avait prononcé, a produit l’effet que je m’étais promis. J’ai tourné successivement sur elle et sur les deux femmes un œil de compassion. Ces deux prudentes créatures ont branlé la tête, et m’ont pressé de me retirer. Ensuite elles l’ont priée tendrement de se mettre au lit pour y prendre un peu de repos. Mais cet ouragan, comme tous les autres, s’est dissipé en pluie ; c’est-à-dire que, versant un ruisseau de larmes, elle est retombée sur son fauteuil. Elle a demandé pardon aux deux femmes de son emportement ; mais elle ne me l’a pas demandé à moi. Cependant j’ai commencé à me flatter que le temps des complimens étant venu, il pouvait arriver que j’y eusse bientôt part aussi. En vérité, mesdames, ai-je dit aux deux créatures (tu conviendras, Belford, que ce n’est pas d’assurance que j’ai manqué), je ne reconnais pas mon cher amour à cette violence ; rien ne lui est si peu naturel. Un mal-entendu… on n’a pas manqué de me couper la voix. Un mal-entendu, misérable que tu es ! Crois-tu que j’attende de toi des excuses ? (le mépris éclatait dans chaque trait de son aimable visage.) puis détournant la tête pour éviter mes yeux : indigne fourbe, je n’ai pas la patience de te regarder ; sors, sors d’ici : comment oses-tu soutenir ma présence ? J’ai cru alors que la qualité de mari m’obligeait de paroître un peu fâché. Madame, madame, vous pourrez vous repentir quelque jour de ce traitement ; je ne l’ai pas mérité : rendez-moi justice, vous savez que je ne l’ai pas mérité. Je le sais, misérable ! Je le sais ! Oui, madame, jamais homme de ma naissance et de mon rang (il m’a paru à propos de me faire un peu valoir) ne s’est vu traiter avec cet air de mépris ; (elle a levé les mains vers le ciel : l’indignation lui a coupé la voix) mais tout vient de la même source que le reproche de vous avoir privée de toutes sortes de secours et de protection, de vous avoir jetée dans l’humiliation et dans la misère, et d’autres discours aussi étranges. Ce que j’ai à répondre devant ces deux dames, c’est qu’après ce que je viens d’entendre, et puisqu’une aversion si forte a pris la place de votre ancienne estime, je vous laisserai bientôt aussi libre que vous le désirez. Je vais partir ; je vous abandonnerai à ce que vous nommez votre sort, et puisse-t-il être heureux ! Seulement, pour n’être regardé de personne comme un usurpateur, comme un voleur, assurément je demande où je dois envoyer vos habits et tout ce qui vous appartient ; vous ne tarderez point à les recevoir. Envoyez-les ici, m’a-t-on répondu ; et garantissez-moi que vous cesserez de me tourmenter, que vous n’approcherez jamais de moi : c’est tout ce que je désire de vous. Je vous obéirai, madame, ai-je repris d’un air affligé. Mais devais-je croire que vous fussiez jamais capable de pousser si loin l’indifférence et le mépris ? Cependant permettez que j’insiste du moins sur la lecture de cette lettre : consentez à voir le capitaine Tomlinson, à recevoir de sa bouche ce qu’il doit vous dire de la part de votre oncle ; il ne sera pas long-temps à se rendre ici. Vous ne me tromperez plus, m’a-t-elle dit d’un ton impérieux : commencez par exécuter vos offres. Je ne recevrai aucune lettre de vos mains : si je vois le capitaine Tomlinson, ce sera sans aucun rapport à vous. Envoyez mes habits, comme vous l’offrez : donnez-moi cette preuve de sincérité, si vous voulez que je vous croie sur tout le reste. Laissez-moi sur le champ, et commencez par m’envoyer mes habits. Les femmes se regardaient avec étonnement : leur embarras ne faisait qu’augmenter. J’ai feint de partir dans le mouvement de mon dépit. Mais, après m’être avancé jusqu’à la porte, je suis retourné sur mes pas ; et comme si j’étais revenu à moi-même : un mot, un mot encore, mon très-cher amour !… hélas ! Charmante jusque dans sa colère ! ô fatale tendresse ! Ai-je ajouté, en me tournant à demi, et tirant mon mouchoir. Je crois, Belford, qu’il s’est avancé quelque chose d’humide sur le bord de mes yeux : en honneur, je n’en doute pas. Les femmes ont paru touchées de compassion. Honnêtes créatures ! Elles ont voulu montrer qu’elles avoient aussi chacune leur mouchoir. C’est ainsi (ne l’as-tu pas quelquefois observé ?) que dans une compagnie de douze ou quinze personnes, chacun tire obligeamment sa montre lorsqu’il entend demander quelle heure il est. Un mot, madame ! Ai-je répété aussitôt que j’ai pu retrouver la voix. J’ai représenté au capitaine Tomlinson, dans le jour le plus favorable, la cause de notre mésintelligence présente : vous savez sur quoi votre oncle insiste ; vous savez à quoi vous avez consenti. La lettre que je vous offre va vous apprendre ce que vous avez à craindre de la malignité active de votre frère. Elle allait me répondre avec chaleur, en repoussant la lettre du capitaine, je l’ai prévenue : de grace, madame, écoutez-moi. Vous savez que Tomlinson s’est ouvert de notre mariage à deux personnes ; la nouvelle est déjà parvenue aux oreilles de votre frère ; elle est allée aussi jusqu’à ma famille. J’ai reçu ce matin de la ville des lettres de Miladi Lawrance et de Miss Montaigu. Les voici, madame (je les ai tirées de ma poche pour les lui offrir avec celles du capitaine, mais elle les a repoussées de la main) : faites réflexion, je vous en conjure, aux suites funestes d’un pressentiment si vif. Depuis que je vous connais, m’a-t-elle dit, je suis dans un abyme d’incertitudes et d’erreurs : je bénis le ciel de m’avoir délivrée de vos mains. Le soin de mes affaires ne regarde que moi ; je vous dispense d’y prendre le moindre intérêt. Ne suis-je pas indépendante de vous, et maîtresse de moi-même ? Ne suis-je pas… les femmes ouvraient de grands yeux ; il était temps de l’interrompre. J’ai levé la voix pour étouffer la sienne… vous avez naturellement le cœur si tendre et si délicat, ma très-chère ame ! Jamais il n’y eut une plus belle occasion de l’exercer. Si vous ne voulez pas jeter les yeux vous-même sur les lettres, souffrez que je vous en lise un article ou deux. Loin, loin ! S’est-elle écriée ; et que jamais je ne voie ni toi ni tes lettres. De quel droit oses-tu si cruellement me tourmenter ? étranges questions, mon très-cher amour ! Questions auxquelles vous répondriez fort bien vous-même. Sans doute, a-t-elle repris avec le même emportement ; et voici donc ma réponse… je me suis hâté d’élever encore plus la voix. Elle s’est arrêtée. Tendre fille ! Ai-je dit en moi-même, malgré la petite colère où j’étais contr’elle ; il serait bien singulier qu’un caractère tel que le tien fût capable ici de me résister. Cependant j’ai baissé le ton, aussi-tôt que sa bouche s’est fermée. Tout est devenu doux, soumis, dans mon accent. J’ai penché la tête, une main levée, et l’autre appuyée sur ma poitrine. Au nom du ciel, ma très-chère Clarisse, lui ai-je dit en poussant un profond soupir, déterminez-vous à voir le capitaine avec un peu de modération. Il voulait venir avec moi ; mais j’ai cru devoir essayer d’abord d’adoucir votre esprit sur ce fatal mal entendu ; et cela, pour entrer dans vos propres intentions ; car, sans ce cher motif, que m’importe à moi que vos parens pensent ou ne pensent pas à se réconcilier avec nous ? Ai-je quelque faveur à leur demander ? C’est donc pour vous-même que je vous conjure de ne pas rendre inutiles les services et la négociation du capitaine. Ce vertueux officier sera ici avant la fin du jour. Miladi doit arriver à Londres, avec ma cousine, dans un jour ou deux. Leur premier soin sera de vous voir. Ne poussez pas si loin cette petite querelle, que Milord M Miladi Lawrance et Miladi Sadleir en puissent être informés. (si tu savais, Belford, de quel œil les femmes ont commencé à me regarder !) ma tante Lawrance ne vous laissera point en repos, que vous n’ayez consenti à l’accompagner dans ses terres : et votre cause sera sûrement entre ses mains. J’ai repris haleine un moment, pour juger de ses dispositions par sa réponse. Mais sa contenance et le ton de sa voix ne m’ont pas plu. Et crois-tu, misérable… a-t-elle recommencé… il fallait absolument l’interrompre. Misérable ! Me suis-je écrié plus haut qu’elle. Ah, madame ! Vous savez que je n’ai pas mérité des noms si violens. Une ame si délicate est-elle capable de cet injurieux langage ? Mais ce traitement vient de vous, madame ; de vous que j’adore ; de vous qui m’êtes plus chère que moi-même. (les femmes ont recommencé à se regarder. Mon ardeur a paru leur plaire. Il n’y a point de femmes, Belford, mariées, filles, ou veuves, qui n’aiment les ardeurs . Miss Howe même, dans une de ses lettres, prend parti pour les ardeurs .) cependant, madame, je dois dire que dans cette occasion vous avez été trop loin. Je vois que vous me haïssez… elle allait répondre… si nous devons nous séparer sans retour, ai-je continué d’une voix plus ferme et plus grave, je ne serai pas long-temps incommode à cette île. En attendant vos dernières résolutions, daignez seulement lire ces lettres, et considérer ce qu’il faut dire à l’ami de votre oncle, ou ce qu’il doit dire lui-même à son ami. Renoncez à moi, si vous voulez ; je ne m’en prêterai pas moins à tout ce qui peut faciliter la paix et la réconciliation pour laquelle je vous ai vu, depuis peu, tant d’empressement. Mais je prends la liberté de vous représenter que vous devez me traiter avec un peu moins de chaleur ; ne fût-ce que pour donner une couleur favorable à ce qui s’est passé, et du poids aux propositions qu’il vous plaira de faire à votre famille. J’ai mis alors toutes mes lettres sur une chaise qui touchait à la sienne ; et je me suis retiré dans l’appartement voisin, avec une profonde révérence. Les deux femmes m’ont suivi au même instant : Madame Moore, pour laisser à ma perverse la liberté de lire ses lettres ; Miss Rawlings, par le même motif, et parce qu’on la demandait chez elle. La bonne Moore l’a priée de revenir promptement. Je lui ai fait la même prière ; et je ne lui ai pas vu de répugnance à promettre de nous obliger. J’ai tourné mes premiers soins à me faire pardonner, par Madame Moore, le déguisement sous lequel je m’étais présenté, et les fables qui m’avoient servi à la tromper. Je lui ai dit que je ne changeais rien au marché que j’avais fait avec elle pour son appartement, et que je la payerais pour un mois. Elle m’a témoigné quelques scrupules, qui se sont réduits à vouloir consulter Miss Rawlings. J’y ai consenti : mais après l’avoir fait souvenir qu’elle avait reçu mes arrhes, et qu’elle n’avait rien à me contester. Miss Rawlings est rentrée alors, d’un air de curiosité plus vive ; et Madame Moore lui ayant raconté ce qui venait de se passer entre nous, elle a pris le ton officieux. Je l’ai secondé sans affectation ; fort persuadé que, si je la faisais entrer dans mes intérêts, j’étais sûr de l’autre. Elle a souhaité, si le temps le permettait, et si sa proposition ne me paroissait pas indiscrète, que je lui apprisse en peu de mots le fond d’un évènement qui se présentait, m’a-t-elle dit, sous une face mystérieuse et tout-à-fait surprenante. Dans quelques momens, elle nous avait cru mariés ; dans d’autres, ce point lui avait paru douteux. Cependant la jeune dame ne le désavouait point absolument. Mais il paroissait du moins qu’elle se croyait mortellement offensée. Je lui ai répondu que notre aventure était d’une singularité sans exemple : que dans plusieurs circonstances elle pourrait leur paraître incroyable ; mais que, leur croyant beaucoup de discrétion, je ne ferais pas difficulté de leur en faire un récit abrégé, qui éclaircirait, à leur satisfaction, non-seulement ce qui s’était passé, mais encore tout ce qui pouvait arriver. Elles ont pris chacune leur chaise autour de moi, et chaque trait de leur visage s’est composé à l’attention. J’étais résolu d’approcher de la vérité, autant qu’il m’était possible, dans la crainte qu’il n’échappât quelque chose à ma charmante, qui pût démentir mon témoignage ; et pour m’accorder d’ailleurs avec moi-même, sur toute la scène de l’hôtellerie. Quoique tu saches toute mon histoire, Belford, et que je t’aie communiqué une bonne partie de mes vues, il est nécessaire que je t’apprenne en gros le tour que j’ai donné à mon récit. " je leur ai fait, en abrégé, l’histoire de nos familles, de nos fortunes, de nos alliances, de nos antipathies, sur-tout de celle qui met un obstacle éternel à l’amitié entre James Harlove et moi. J’ai constaté la vérité de notre mariage secret ". (la lettre du capitaine, que je joindrai à celle-ci, t’en fera connaître les raisons : d’ailleurs, les deux femmes auraient pu me proposer un ministre, par voie d’accommodement.) " je leur ai dit les conditions que ma femme m’avait fait jurer, et dont elle s’était d’autant moins relâchée, qu’elle les avait crues propres à m’inspirer plus d’ardeur pour sa réconciliation avec sa famille. J’ai confessé, de bonne foi, que cette contrainte m’avait quelques fois fait penser à chercher des consolations au-dehors ; et la bonté de Madame Moore lui a fait déclarer qu’elle n’en était pas fort étonnée. C’est une excellente femme que cette Dame Moore ". Comme la rusée Miss Howe a découvert actuellement ce que c’est que notre Sinclair, et qu’elle pourrait trouver quelque moyen d’en instruire son amie, j’ai jugé qu’il était fort important de prévenir les deux femmes en faveur de Madame Sinclair et de ses nièces. " je leur ai dit qu’elles étoient nées demoiselles ; mais qu’à la vérité, ma femme avait conçu de l’aversion pour elle, depuis qu’elles s’étoient unies pour la blâmer d’un excès de délicatesse. La plupart des gens, ai-je ajouté, et même des plus honnêtes gens, à qui leur conscience reproche une faute dont ils n’ont aucune envie de se corriger, sont quelquefois les plus impatiens lorsqu’on les en avertit, parce qu’ils supportent moins volontiers que d’autres, qu’on n’ait pas d’eux l’opinion qu’ils croient mériter ". Elles m’ont répondu toutes deux : c’est ce qui n’arrive que trop souvent. " Madame Sinclair, ai-je continué, occupait une fort belle maison, propre même à loger des personnes de la première qualité ". (tu sais Belford, que rien n’est si vrai.) " c’était une femme très-bien dans ses affaires, une veuve au-dessus du commun ; telle que vous, madame (en m’adressant à Madame Moore) ; qui donne à louer comme vous ; qui avait autrefois d’autres espérances, comme vous pouvez en avoir eu, Madame Moore. La veuve d’un colonel ! Il n’est pas impossible, Madame Moore, que vous n’ayez connu le colonel Sinclair. Il occupait anciennement quelques chambres de louage à Hamstead ". Elle m’a dit qu’elle croyait se souvenir de ce nom-là. " ho ! C’était une des meilleures maisons d’écosse : et vous conviendrez, Madame Moore, que, si sa veuve loue des appartemens garnis, ce n’est pas une raison pour la mépriser. N’est-il pas vrai, Miss Rawlings ? " assurément ; et toutes deux, assurément. Elles ne pouvaient même approuver, ont-elles ajouté, qu’une dame telle que mon épouse fût d’un caractère méprisant. Bon ! Ai-je aussi-tôt pensé. Ce fond promet quelque chose. Ne désespérons pas de l’assistance de ces deux femmes pour ramener ma fugitive, et pour arrêter les informations de Miss Howe. " je leur ai fait le portrait de cette virago . Dans tout son sexe, leur ai-je dit, on ne trouverait point une tête plus féconde en malice, ni un cœur plus déterminé dans l’exécution ". C’était apparemment à cette Miss Howe, m’a dit Madame Moore, que mon épouse avait eu tant d’empressement de dépêcher, dès la pointe du jour, un homme à cheval, avec une lettre qu’elle avait écrite avant que de se mettre au lit, et dont elle n’attendait que la réponse pour quitter Hamstead. Elle-même, ai-je répondu. Je savais qu’elle s’adresserait à cette dangereuse amie ; et j’aurais été trop heureux, si j’avais pu couper le passage à sa lettre, ou du moins la faire tomber entre les mains de Madame Howe, au lieu de celles de sa fille. Des femmes qui ont un peu vécu dans le monde, ne sont pas capables d’entretenir ces fâcheux caprices dans une jeune mariée. Je m’arrête pour te faire remarquer, tandis que l’idée m’en vient à l’esprit, que j’ai donné ordre à Will de trouver la demeure du messager de ma belle fugitive, et de le voir à son retour, s’il est possible, avant qu’il ait rendu compte de sa commission. " j’ai continué de dire à mes deux juges que je désespérais d’être jamais plus tranquille, pendant que Miss Howe, avec cet étrange ascendant sur ma femme, serait elle-même à marier, et jusqu’à l’entière réconciliation de ma femme avec sa famille, ou jusqu’à quelque évènement encore plus heureux… comme je devais le penser, moi qui suis le dernier mâle de ma maison, et que sa rigueur, autant qu’un serment mal conçu, avait empêché jusqu’à présent… " ici, je me suis arrêté, et j’ai fait le modeste, tournant mon diamant autour de mon doigt, comme si la pudeur ne m’avait pas permis d’achever ; tandis que la Dame Moore, me faisant lire clairement dans ses regards, m’a dit que le cas était assurément fort singulier ; et que la vierge Rawlings a fait quelques minauderies en ouvrant son éventail, pour faire entendre que ce que j’avais dit ne demandait pas d’autre explication. " je leur ai raconté le sujet de notre dernier différent. J’ai bien établi la réalité du feu ; mais j’ai confessé qu’ayant pour moi les droits du mariage, je n’aurais pas fait difficulté de violer un serment ridicule, lorsque la frayeur d’un accident si peu prévu avait jeté ma femme entre mes bras ; et je me suis fait un reproche fort amer d’en avoir manqué l’occasion, puisqu’elle jugeait à propos de pousser le ressentiment si loin, et qu’elle avait l’injustice de regarder le feu comme une invention préméditée ". Assurément, pour cet article, a remarqué la bonne Madame Moore, comme vous êtes mariés, et que madame paraît un peu singulière, il y aurait peu d’hommes… elle n’a pas poussé plus loin sa réflexion. " comprenez-vous, ai-je repris. Me supposer capable d’avoir recours à de si misérables inventions, lorsque je voyais cette chère personne à toutes les heures du jour ". (le trait, Belford, te paraît-il assez effronté ?) Miss Rawlings a répété plusieurs fois, que le cas était en vérité fort extraordinaire ; baissant les yeux, jouant de l’éventail, tournant la tête pour ne pas m’entendre tout-à-fait, dans la crainte apparemment qu’il ne m’échappât quelque chose d’offensant pour sa modestie ; et revenant néanmoins à la question par des mais et des si, qui marquaient encore plus de curiosité. " la jalousie de ma charmante, qui sert d’explication, dans la tête d’une femme, à cent choses inexplicables, et ce petit désordre d’esprit dont j’avais déjà parlé, que j’attribuais à l’odieuse imprécation de son père, et aux anciennes persécutions de sa famille, ont été les derniers points sur lesquels je me suis étendu, par précaution pour tout ce qui peut arriver. En un mot, je me suis reconnu coupable de la plupart des offenses dont je ne doutais pas qu’elle ne leur fît ses plaintes ; et comme il n’y a rien qui n’ait un côté noir et un côté blanc, j’ai donné aux plus fâcheuses parties de notre aventure le meilleur tour qu’elles pussent recevoir ". Après avoir fini ma narration, " je leur ai cité quelques articles de la lettre du capitaine Tomlinson, que j’avais laissée entre ses mains ; et je leur ai recommandé, avec de fortes instances, d’être en garde contre les recherches de James Harlove et du capitaine Singleton, ou de tout ce qui aura l’air de gens de mer ". Tu vas voir, par la lettre même, combien cette précaution était nécessaire. Je te conseille de la lire ici ; et si tu fais un peu d’attention à tout ce qu’elle contient, tu la trouveras charmante par rapport à mes vues. à Monsieur Lovelace.

mercredi, 7 de juin. Monsieur, quoique je sois obligé de me rendre demain à Londres, ou le jour suivant, je ne dois pas négliger l’occasion que j’ai de vous écrire, par un de mes gens que d’autres raisons me portent à faire partir avant moi ; pour vous avertir que, probablement, il vous reviendra quelque bruit de votre mariage, par la bouche ou les lettres de quelqu’un de vos proches. Une des personnes à qui j’ai jugé à propos de faire entendre que je vous crois mariés (son nom est M Lilburne ), se trouvant ami de M Spurrier , intendant de Miladi Lawrance, et n’ayant point été prié de se taire, a communiqué cette nouvelle à M Spurrier, qui l’a rapportée à Miladi Lawrance comme un fait certain : d’où il est arrivé que, sans avoir l’honneur d’être connu personnellement de cette dame, j’ai reçu la visite de son intendant, qui est venu m’en demander la confirmation de sa part. Il était accompagné de M Lilburne. Ainsi je n’ai pu éviter de tenir le même langage : et je crois comprendre que miladi se plaint de n’avoir pas reçu de vous-même une nouvelle si désirée. Il me paraît que ses affaires l’appellent à la ville. Peut-être jugerez-vous à propos de lui découvrir la vérité. Si vous prenez ce parti, ce sera sans doute en confidence ; afin qu’il ne transpire rien, du côté de votre famille, qui puisse contredire ce que j’ai publié. J’ai toujours eu pour maxime qu’en toute occasion, il faut s’attacher fidèlement à la vérité ; et, quoique dans la meilleure vue du monde, j’ai quelque regret de m’être un peu écarté de mon ancien principe. Mais le cher M Jules Harlove m’en a fait une loi. Cependant, j’ai remarqué toute ma vie qu’un écart de cette nature ne va jamais seul. Pour y remédier, monsieur, permettez que je supplie encore une fois l’incomparable personne de confirmer promptement ce que j’ai dit. Lorsque vous le reconnaîtrez tous deux, il y aurait de l’impertinence à vous demander trop curieusement la semaine ou le jour ; et si la célébration est aussi secrète que vous le désirez, les dames de la maison où vous êtes logés ayant d’aussi bonnes instructions que vous me l’avez assuré, et vous croyant mariés depuis long-temps, qui sera jamais en état de contredire mon témoignage ? Cependant, il est très-probable qu’on fera quelques petites recherches ; et c’est ce qui rend la précaution absolument nécessaire. M James Harlove ne se persuadera pas que vous soyez mariés. Il est sûr, dit-il, que vous viviez ensemble lorsque M Hickman s’est adressé à M Jules Harlove ; et si vous avez vécu quelque temps dans cette liaison, sans être mariés, il conclut de votre caractère, M Lovelace, qu’il n’y a point d’apparence que vous pensiez jamais au mariage. Enfin, dans la supposition même que vous eussiez pris le parti de vous marier, il laisse à juger à ses deux oncles s’il n’y a pas lieu de croire que vous avez commencé par déshonorer sa sœur, et s’il lui reste par conséquent quelque droit de prétendre à la faveur et au pardon de sa famille ! Je crois, monsieur, qu’il est à propos de lui cacher cette partie de ma lettre. M James est résolu d’approfondir la vérité, et de se procurer même, à toutes sortes de prix, le moyen de parler à sa sœur. Je suis bien informé qu’il part demain dans cette vue, avec une suite nombreuse et bien armée, et M Solmes doit être de la partie. Ce qui donne tant d’ardeur à M James, c’est la déclaration que M Jules, son oncle, a faite à toute la famille, qu’il pense à réformer les dispositions de son testament. M Antonin est dans la même résolution ; car il paraît que Madame Howe ayant refusé depuis peu l’offre de sa main, il a renoncé absolument au dessein de changer d’état. Ces deux frères agissent toujours de concert. M James commence à craindre (et je puis vous dire, sur ce que j’ai entendu de M Jules, que ses craintes ne sont pas sans fondement) qu’il ne revienne à sa sœur, de ce changement, plus d’avantage qu’il ne désire. Il a déja sondé son oncle. Il a voulu savoir s’il n’avait pas reçu quelques nouvelles propositions de la part de sa sœur. M Jules n’a pas répondu directement, et s’est borné à des souhaits pour une réconciliation générale, accompagnés de la supposition que sa nièce était mariée. Ce furieux jeune homme a paru s’en offenser. Il a fait souvenir son oncle de l’engagement dans lequel ils sont tous entrés, au départ de sa sœur, de ne prêter l’oreille à rien sans un consentement général. Le cher M Jules me fait souvent des plaintes de l’humeur impérieuse de son neveu. à présent, dit-il, qu’il n’a personne dont le génie supérieur lui serve de frein, il n’observe plus aucune règle de bienséance avec ses proches. C’est ce qui donne plus d’ardeur que jamais à M Jules, pour la réconciliation de sa nièce. Il n’y a pas deux heures que j’ai pris la liberté de lui proposer une correspondance avec sa fille nièce

c’est le nom

qu’il lui donne quelquefois encore, dans le mouvement de sa vive affection. Je lui ai offert une enveloppe à mon adresse. Cette chère nièce, lui ai-je dit, est d’une si parfaite prudence, que personne n’est plus capable de tout conduire à la plus heureuse fin. Il m’a répondu que, dans les circonstances présentes, il ne se croit pas tout-à-fait libre de hasarder cette démarche ; et qu’il lui paraît plus prudent de se réserver le pouvoir d’assurer, dans l’occasion, qu’il n’avait avec elle aucune correspondance. Ce détail vous fera juger, monsieur, combien il est nécessaire que notre traité demeure absolument secret. Si votre chère dame a déjà fait quelque ouverture à Miss Howe, sa digne amie, je me flatte que c’est en confidence. Je passe en peu de mots, monsieur, à votre lettre de lundi dernier. M Jules Harlove a paru fort satisfait de votre empressement à recevoir ses propositions. à l’égard du désir que vous marquez tous deux, de le voir à la cérémonie, il m’a dit que ses démarches étoient observées de si près par son neveu, qu’il ne voyait aucune apparence de pouvoir vous obliger sur ce point, quand son inclination l’y porterait ; mais qu’il consent de bon cœur que je sois l’ami qui assistera de sa part à cet heureux évènement. Cependant, si votre chère dame continue de souhaiter fort ardemment la présence de son oncle, je crois avoir trouvé un expédient qui conciliera tout ; à moins qu’il ne soit plus déterminé dans sa résolution, que je ne l’ai jugé par sa réponse. Je remets à vous expliquer mes vues, lorsque j’aurai le plaisir de vous voir à Londres ; et peut-être serai-je en état de vous apprendre alors ce qu’il en aura pensé lui-même. Mais vous n’avez pas de temps à perdre. Il est impatient d’apprendre que vous ne fassiez plus qu’un ; et j’espère qu’en vous quittant à mon retour, je serai en état de l’assurer que j’ai vu la célébration de mes propres yeux. S’il naissait quelque obstacle de la part de votre chère dame, ce qui est impossible de la vôtre, je serais tenté de lui reprocher effectivement des excès de délicatesse. M Jules Harlove compte entre ses espérances, monsieur, que vous apporterez plus de soin à fuir qu’à rencontrer ce violent neveu. Il a pris une meilleure opinion de vous, permettez-moi cette remarque, depuis que je lui ai rendu compte de votre modération et de votre politesse : deux qualités dont son neveu est mal partagé. Mais où trouver des hommes sans défaut ? Vous ne vous imagineriez jamais quelle tendresse mon cher ami conserve encore pour son excellente nièce. Je veux vous en donner un exemple, dont je ne vous dissimulerai pas que j’ai été fort touché. " si je suis jamais assez heureux, me disait-il dans un de nos derniers entretiens, pour voir cet aimable enfant faire les honneurs de ma table, comme maîtresse de ma maison ; toute la famille présente, en qualité seulement de ses hôtes ; car c’était ma passion, pendant le mois qu’elle m’accordait à mon tour ; et j’y avais fait consentir sa mère… " là ce respectable ami s’arrêta. Il tourna le visage. Deux ruisseaux de larmes coulaient sur ses joues. Il voulait me les cacher ; mais il n’en eut pas la force. " cependant, reprit-il, comment… comment… " (chaque parole étoit accompagnée d’un sanglot) " comment serai-je capable de soutenir la première entrevue ? " je ne suis pas un homme dur, M Lovelace, et j’en bénis le ciel. Mes yeux témoignèrent à mon digne ami, qu’il n’avait pas eu raison de rougir devant moi de son humanité. Il est temps de finir une si longue lettre. Ayez la bonté de faire agréer mon très-humble respect à la plus excellente personne de son sexe ; et comptez absolument, monsieur, sur le zèle et la fidélité de, etc. Tomlinson. Pendant la conversation dont je t’ai fait le récit, je m’étais placé au fond de la chambre où j’étais ; vis-à-vis de la porte, qui était ouverte ; et devant celle du cabinet, qui était fermée. J’avais parlé si bas, que dans cet éloignement il avait été impossible à ma charmante de m’entendre ; et ma situation me laissait observer si sa porte s’ouvroit. J’ai dit aux deux femmes que le voyage de Miladi Lawrance avec sa nièce, et la visite qu’elles doivent faire à mon épouse, qui ne les avait jamais vues, étoient des vérités si réelles, que j’attendais à chaque moment des nouvelles de leur arrivée. Je leur ai parlé alors des deux autres lettres que j’avais laissées à ma femme ; l’une, de Miladi Lawrance, et l’autre, de ma cousine Montaigu. Je t’en épargne la lecture. L’impertinence de mes chers parens ne cesse pas de se répandre en reproches. Ils sont charmés d’en trouver l’occasion. Leur motif est toujours une vive affection, (leur affection, Belford !) et la connaissance qu’ils ont de mon excellent caractère (autre sujet d’admiration). Mais il ne manque rien à leur consentement, aux témoignages de leur joie, à l’empressement qu’ils ont de voir et d’embrasser leur charmante nièce, leur adorable cousine. Après avoir fait lire à mes deux femmes une copie de ces lettres, dont je m’étais muni fort heureusement, j’ai cru qu’il m’était permis de menacer et de faire un peu le brave. Je ne me sens pas porté, leur ai-je dit, à faciliter cette visite, que Miladi Lawrance et Miss Montaigu veulent faire à ma femme. Après tout, je suis las de ses caprices. Elle n’est plus ce qu’elle peut se vanter d’avoir été ; et, comme j’ai cru pouvoir le déclarer devant vous, mesdames, j’abandonnerai cette ennuyeuse île, quoique je lui doive la naissance, et que j’y laisse un bien considérable, pour aller résider, soit en Italie, soit en France, et ne me souvenir jamais que j’ai porté la malheureuse qualité de mari. Oh ! Monsieur, s’est écriée l’une. Quel dommage ! M’a dit l’autre. Que voulez-vous madame ? En me tournant vers Madame Moore. Que puis-je vous dire ? En m’adressant à Miss Rawlings. Je suis au désespoir. Je ne puis soutenir plus long-temps cette dureté. J’ai eu le bonheur d’être favorisé quelquefois par les dames (en prenant un air modeste, Belford, et tu sais que je ne mens point.) à l’égard de ma femme, il ne me reste qu’une espérance ; car je dois tant de mépris à ses parens, que je ne puis souhaiter notre réconciliation que pour l’amour d’elle : c’est que, s’il plaisait au ciel de nous accorder des enfans, elle pourrait reprendre sa douceur ordinaire, qui nous rendrait parfaitement heureux. Mais la réconciliation même, qu’elle avait si fort à cœur, devient plus difficile que jamais par la téméraire démarche qu’elle vient de faire, et par le transport où vous la voyez. Vous vous imaginez bien que son frère et sa sœur n’apprendront pas cette dernière aventure, sans en prendre droit de renouveler leurs persécutions ; sur-tout, après avoir affecté jusqu’à présent de ne pas croire notre mariage réel, et ma femme, elle-même, n’ayant que trop de disposition à seconder ce mauvais bruit, parce que nous ne sommes encore liés que par la célébration. Ici, j’ai repris l’air modeste, pour faire ma cour à Miss Rawlings. Je me suis tourné à demi. Ensuite, recommençant à les regarder toutes deux ; vous-mêmes, mesdames, vous ne saviez ce que vous en deviez croire. Il a fallu vous raconter toute notre histoire ; et je vous assure, que je ne me donnerai pas la même peine pour convaincre une famille que je hais, une famille dont je n’attends et je ne désire aucune faveur, et qui résiste d’ailleurs à la conviction. Dites-moi, je vous le demande ; qu’arrivera-t-il, lorsque l’ami du plus raisonnable des deux oncles va paraître, quoiqu’il ait toute l’apparence d’un homme d’honneur ? N’est-il pas naturel qu’il me dise, " à quoi bon, M Lovelace, entreprendre de réconcilier Madame Lovelace avec ses proches, par la médiation de son oncle, lorsque tous deux, vous n’êtes pas mieux ensemble ? " la conséquence est juste, Madame Moore ! Je n’aurai rien à répondre, Miss Rawlings ! Le plus grand mal, c’est ce maudit serment qui nous lie, dans ses idées, jusqu’au moment de sa réconciliation. Les deux femmes ont paru touchées de mon raisonnement. Je parlais avec beaucoup de feu, quoique d’un ton fort bas ; et puis, ce sexe aime à se voir traité avec un air d’importance. Leurs têtes prudentes se sont baissées l’une vers l’autre, et j’ai reconnu des marques d’attendrissement sur leur visage. Mon tendre cœur s’en est ressenti. " dites, mesdames : ne me trouvez-vous pas fort à plaindre " ? Si elle ne m’avait pas préféré à tous les hommes du monde… je me suis arrêté ici, et c’est sans doute, ai-je repris en cherchant mon mouchoir, ce qui a jeté M Tomlinson dans l’embarras, lorsqu’il a su sa fuite ; lui qui, la dernière fois qu’il nous a vus, admirait deux cœurs les plus passionnés… oui, les plus passionnés, ai-je répété d’un ton douloureux. J’ai tiré alors mon mouchoir ; et le portant à mes yeux, je me suis levé pour m’avancer vers la fenêtre. Ce souvenir, ai-je dit d’une voix altérée, me rend plus foible qu’une femme. Si je ne l’aimais pas plus qu’un mari n’aima jamais la sienne… (oh ! Pour cela, Belford, je n’en doute pas moi-même). Je me suis encore arrêté ; et reprenant : toute charmante que vous la voyez, je souhaiterais ne l’avoir jamais connue. Pardonnez, mesdames, (en revenant sur mes pas, après avoir assez frotté mes yeux pour les faire paraître un peu rouges) ; et, tirant mon portefeuille, je veux vous faire voir une lettre… la voici. Prenez la peine de lire, Miss Rawlings. Elle vous confirmera combien toute ma famille est disposée à l’admirer. J’y suis traité un peu librement, comme dans les deux autres ; mais, après les ouvertures que je viens de vous faire, je ne dois plus avoir de secret pour vous. Elle l’a prise avec une curiosité avide. Après avoir regardé les armes d’un air d’admiration, elle a lu l’adresse, à M Lovelace, etc. . Je l’ai interrompue : oui, mademoiselle, oui, c’est mon nom, (feignant d’avoir oublié que je m’étais déjà nommé plusieurs fois). Je n’ai pas sujet d’en rougir, comme vous voyez. Le nom de ma femme est Harlove, Clarisse Harlove ; vous me l’avez entendue nommer

ma chère Clarisse. Je m’étais figuré, m’a dit Miss Rawlings, que c’était quelque nom imaginaire, un nom d’amour. Non, mademoiselle, c’est réellement son nom. Je l’ai priée de lire la lettre entière à Madame Moore. Si l’orthographe n’est pas exacte, ai-je ajouté, vous aurez la bonté d’excuser ; c’est l’écriture d’un seigneur . Peut-être ne ferai-je pas voir cette lettre à ma femme ; car, si celles que je lui ai laissées ne produisent aucun effet, je n’en espère pas plus de celle-ci, et je ne suis pas bien aise d’exposer Milord M à ses dédains. En vérité, je commence à devenir fort indifférent pour les suites. Miss Rawlings, flattée de cette marque de confiance, m’a regardé d’un œil de pitié, et s’est mise à lire. Tu peux lire ici, si tu veux, la même lettre que j’ai la bonté de t’envoyer. à M Lovelace.

au château de M, mercredi, 7 de juin. Mon neveu Lovelace, il me semble que vous auriez pu trouver le temps de nous apprendre la célébration de votre mariage. C’est une politesse que j’avais droit d’attendre de vous. Mais peut-être a-t-il été célébré dans le temps même que vous me proposiez de servir de père à votre femme. Je ne serais pas de bonne humeur, si je ne me trompe pas dans cette conjoncture. qui dit peu, n’a pas beaucoup à rétracter.

cependant je vous avertis que Miladi Betty Lawrance ne vous pardonnera pas aussi facilement que moi. les femmes sont plus rancunières que les hommes. vous qui connaissez si bien ce sexe (au reste, ce n’est pas votre éloge que je fais), vous deviez savoir cette vérité. Mais, comme vous n’avez jamais eu de femme aussi aimable que la vôtre, j’espère que vous ne ferez qu’une ame entre vous. Souvenez-vous de ce que je vous ai déclaré : je suis résolu de vous déshériter et de mettre tout ce que je pourrai sur sa tête, si vous n’êtes pas un bon mari. Puisse votre mariage être couronné d’un grand nombre de beaux garçons (je ne souhaite pas de filles) pour établir dans tout son lustre une maison si ancienne ! Le premier garçon prendra mon nom par acte du parlement. C’est ce qui est déjà réglé dans mon testament. Miladi Betty et Miss Charlotte seront à Londres pour leurs affaires, avant que vous sachiez vous même où vous êtes. Elles ont une extrême impatience de faire leur compliment à leur belle parente. Je ne suppose pas que vous puissiez être encore à Median, lorsqu’elles arriveront à la ville ; parce que Greme ne m’informe pas que vous lui ayez donné des ordres pour les préparatifs. Pritchard tient toutes les pièces prêtes à signer. Je ne prétends point tirer avantage de vos dédains. J’y suis trop accoutumé : ce qui soit dit à l’honneur de ma bonté, plus qu’à celui de votre complaisance. Une des raisons qui conduisent à Londres Miladi Lawrance, c’est pour nous acheter, à tous, les présens qu’il nous convient de faire dans cette occasion. Nous aurions mis tout le pays en fête, si vous nous aviez informé assez-tôt ; et je suis persuadé que c’eût été faire plaisir à tout le monde. l’occasion ne revient pas tous les jours.

mes complimens les plus tendres, et mes félicitations à ma nouvelle niéce ; c’est tout ce que je puis ajouter pour le présent, dans les douleurs de ma goutte, qui vous rendraient fou, avec tout votre courage héroïque. Je suis votre affectionné oncle. Cette lettre, Belford, a consommé mon ouvrage. Il était aisé de voir, a dit Miss Rawlings, que j’avais été un étrange jeune homme ; et, pour elle, c’est le jugement qu’elle avait porté de moi au premier coup-d’œil. Elles ont commencé toutes deux à me solliciter en faveur de ma femme, tant mon rôle avait eu de succès ; à me prier de ne pas quitter le pays ; de ne pas rompre une réconciliation si désirée d’une part, et des vues si avantageuses, du côté de ma propre famille. Qui sait, ai-je pensé en moi-même, si je n’ai pas plus de fruit à tirer de cette aventure que je n’ai osé m’en promettre ? Quel serait mon bonheur, si je pouvais engager ces deux femmes à se joindre pour hâter la consommation de mon mariage ? Mesdames, votre bonté me paraît extrême pour ma femme et pour moi. Je reprendrais courage, si ma trop scrupuleuse moitié voulait consentir à me dispenser d’un serment qui blesse tous les droits. Vous connaissez ma situation. Croyez-vous que je ne puisse pas insister absolument sur cette dispense ? Voudriez-vous entreprendre de lui persuader qu’un seul appartement suffit pour un mari et sa femme, dans les heures de retraite ? Pas mal, Belford. Rien de plus modeste. Observe ici que, sur un sujet de cette nature, très-peu d’autres libertins seraient capables d’employer un langage assez décent, pour engager des femmes modestes à les écouter d’un air tranquille. Elles ont souri toutes deux, en se jetant un regard mutuel. Observe encore que ce sujet fait toujours sourire les femmes. Il ne leur faut que des superficies d’expression. Un homme qui s’échappe grossièrement devant elles, mérite d’être assommé à coups de massue. Elles ressemblent aux instrumens de musique : touchez le moindre petit fil d’archal, ces chères ames deviennent sensibles dans toutes les parties de leur être. Assurément, a répondu Miss Rawlings, d’un air profond, en faisant jouer son éventail, un casuiste déciderait que le vœu du mariage doit l’emporter sur toute autre obligation. Madame Moore a déclaré que, si la jeune dame me reconnaissait pour son mari, elle devait remplir les obligations d’une honnête femme. Juges, Belford, quelles espérances j’ai conçues sur cette réponse. Mais j’avais besoin de quelques autres mesures, pour me mettre en état de prendre tous mes avantages. Les arrhes que vous avez reçues, ai-je dit froidement à Madame Moore, me donnent droit à cet appartement. Il suffira pour moi : cependant j’espère que vous ménagerez, au second, tout l’espace que vous pourrez pour mes gens : et le plus sûr serait de m’accorder tout ; car puis-je savoir ce que le frère de ma femme est capable d’entreprendre ? Je vous payerai tout ce que vous jugerez à propos de demander, pour un mois, ou deux même, en y comprenant la table. Prenez ce billet pour gage, ou pour une partie du payement… je lui ai offert un billet de banque de trente livres sterling. Elle a refusé de le prendre, sous prétexte de vouloir consulter auparavant la jeune dame ; mais, ne doutant pas de mon honneur, m’a-t-elle dit, elle me promettait de ne recevoir personne qu’elle ne connût bien, tandis qu’elle aurait chez elle la jeune dame et moi. La jeune dame ! La jeune dame ! Entendrai-je toujours de la bouche de ces deux créatures un terme qui marque des restes de doute au fond de leur cœur ? Pourquoi ne pas dire votre femme , ou madame ? C’est la plainte que j’ai faite en moi-même. Si convaincues à ce moment, ai-je pensé, et tout d’un coup incertaines. Jamais je n’ai vu des femmes de cette espèce. Je ne connaissais pas, leur ai-je dit, d’autres raisons à ma femme pour refuser de me souffrir sous le même toit, que celles qu’elle avait eues pour quitter la maison de Madame Sinclair. Mais, quand elle ferait valoir cette objection, j’étais résolu de ne pas m’y rendre ; parce qu’il était à craindre pour moi, que le même désordre d’esprit qui l’avait amenée à Hamstead, ne me fît perdre absolument ses traces. Cette réponse a paru les embarrasser. Elles se sont regardées en silence ; mais j’ai lu dans leurs yeux qu’elles approuvaient ma crainte. Je leur ai dit que je voulais être et l’hôte et le convive de Madame Moore. L’heure du dîner approchoit. On ne m’a pas refusé la seconde de ces deux faveurs.