Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 302

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 428).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

jeudi matin, 20 de juillet. Hélas ! Ma très-chère Clarisse, quelles doivent avoir été vos souffrances ! Que je me représente amérement votre situation dans une aventure si humiliante ! En plein jour, en pleine rue ! Je ne verrai donc pas de fin aux malheurs d’une chère amie, dont les moindres afflictions me sont plus sensibles que les miennes ? Que j’ai souffert, en recevant votre lettre, qui est d’une autre main que la vôtre, et que vous n’avez fait que dicter ! Vous devez être fort mal, chère amie ! Mais je n’en suis pas surprise. Je me flatte seulement que le mal vient de la confusion et de l’embarras de votre dernière disgrace, plus que d’une redoutable tristesse, qui peut produire des effets dont la seule idée me fait frémir. Ah ! Ma chère, il ne faut pas que le courage vous abandonne. Gardez-vous du désespoir. Jusqu’aujourd’hui vous n’avez rien à vous reprocher : mais le désespoir serait absolument votre faute, et la plus terrible où vous puissiez jamais tomber. Je ne puis supporter que vos lettres soient d’une autre que de vous. écrivez-moi, s’il est possible, quelques lignes de votre propre main. Elles ranimeront mon cœur, sur-tout si elles m’apprennent que votre santé se rétablit. J’attends votre réponse à ma lettre du 13. Nous l’attendons tous avec la même impatience. Milord et les dames sont des personnes d’honneur. Ils ont une passion extrême de vous voir entrer dans leur famille. Votre misérable est si repentant, suivant leur propre témoignage, et vos parens si implacables, que ma mère est dans l’opinion absolue que vous devez être sa femme. Je vous envoie la copie d’une lettre que j’écrivis, mardi dernier, à Miss Montaigu, dans le chagrin d’entendre qu’on ne savait ce que vous étiez devenue ; et sa réponse, avec un billet de milord et de ses deux sœurs. Le misérable y a joint aussi quelques lignes. Mais je vous avoue que le tour de sa requête me déplaît. Avant de vous solliciter plus vivement en sa faveur, j’ai pris la résolution d’employer un ami, pour tirer de sa propre bouche des preuves de sa sincérité, et pour m’assurer si son cœur a conduit sa plume indépendamment du désir de sa famille. C’est un tourment pour moi, qu’il y ait quelque ombre de fondement pour cette question : mais je crois avec ma mère, que le mariage est le seul moyen qui vous reste de mener une vie, sinon fort heureuse, du moins tranquille et supportable. Aux yeux du public même, toute la honte serait pour lui, et votre triomphe en paraîtrait plus glorieux. Je suis obligée de partir incessamment avec ma mère, pour l’ île de Wight, où ma tante Harman, dont la santé décline beaucoup, désire de nous voir avant sa mort. M Hickman doit nous accompagner. Il serait cruel pour moi d’entreprendre ce voyage, sans avoir eu la satisfaction de vous embrasser. Cependant ma mère, toujours jalouse de ses droits, exige que, pour notre première entrevue, j’attende le temps de vous féliciter sous le nom de Madame Lovelace. Lorsqu’on m’aura rendu compte de la réponse de votre misérable, je vous expliquerai plus ouvertement mon sentiment.