Histoire de deux peuples (1915)/Chapitre 3

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie nationale (p. 64-88).


CHAPITRE III

LA FRANCE ENTRE LA PRUSSE ET L’AUTRICHE


« Louis XIV, a dit Sainte-Beuve, n’avait que du bon sens, mais il en avait beaucoup. » Louis XIV faisait preuve de ce bon sens lorsqu’il s’emportait contre Louvois et lui reprochait comme une faute grave d’avoir ordonné le ravage du Palatinat. Rien n’était, en effet, plus contraire que la violence à la politique que le roi entendait suivre dans les pays allemands. On définirait avec justesse cette politique en disant qu’elle correspondait exactement à ce qu’on a nommé de nos jours la « pénétration pacifique ».

Quelle différence entre les Allemands tels qu’on les a vus depuis le milieu du dix-septième siècle jusqu’à la fin du dix-huitième et ce que nous les voyons aujourd’hui ! Aussi souples, aussi empressés à se former à notre école, à imiter nos mœurs et à parler notre langue que nous les trouvons orgueilleux, insociables, infatués de leur « culture », convaincus de la supériorité de leur race. Les Allemagnes, à partir de 1650, furent comme une sorte de « province » où le peuple parlait encore un patois grossier, mais où les gens comme il faut ne se servaient que de notre langage. Les arts, les sciences, tout y était devenu français. Le nationalisme germanique du dix-neuvième siècle s’est scandalisé de ce reniement de l’Allemagne par elle-même. Ses historiens rappellent comme un honteux souvenir le long règne de l’influence et de la civilisation françaises au delà du Rhin. « Le patriote allemand, dit Biedermann, ne peut qu’en rougissant reporter son regard sur l’époque où, tandis que Louis XIV annexait des terres d’Empire avec une ambition altière, la fleur de la noblesse allemande lui rendait hommage et se sentait très honorée lorsque le dernier de ses courtisans daignait approuver tant d’efforts pour singer la cour de France. » La princesse palatine trouva à Paris sept princes, quatre comtes, dix gentilshommes de son pays. Par la suite le nombre de ces courtisans s’accrut.

Qui croirait aujourd’hui que les Allemands de ces temps-là regardaient « comme un honneur de servir dans l’armée française » (le mot est d’un contemporain du grand Frédéric, Charles-Ferdinand de Brunswick). Sous les ordres du roi de France, des milliers d’entre eux firent, pour notre compte, campagne dans leur propre pays. Le nom célèbre du maréchal de Saxe est témoin de la fusion à laquelle était parvenue l’Europe, qu’un contemporain appelait l’« Europe française ». Les tentatives d’internationalisme auxquelles nous avons assisté de nos jours, et qui se sont terminées par une des plus effroyables mêlées qui aient assailli l’ancien monde, sont d’une médiocrité et d’une fausseté dérisoires à côté de ces résultats. L’Allemagne impériale, telle qu’elle est sortie de ses victoires de 1870, a compté sans doute, elle aussi, par la domination des armes et la supériorité de son « organisation », rendre l’Europe allemande. La France s’était servie d’une autre méthode disposant de la puissance, elle avait agi par la persuasion. À l’Allemagne dévastée par la guerre de Trente ans, elle était apparue comme une bienfaitrice. Louis XIV ne laissait pas refroidir ce qu’il nommait « son zèle pour la manutention de la liberté germanique », et il savait distribuer à propos des subsides aux princes, aux ministres, aux savants, aux gens de lettres allemands. Parlant d’Hevelius, Voltaire écrit avec malice « Parmi les grands hommes que cet âge a produits, nul ne fait mieux voir que ce siècle peut être appelé celui de Louis XIV. Hevelius perdit, par un incendie, une immense bibliothèque : le monarque de France gratifia l’astronome de Dantzick d’un présent fort au-dessus de sa perte. » C’était un système qui continuait dans les détails celui dont le traité de Westphalie formait les grandes lignes d’ensemble.

Biedermann qui, en Allemand patriote de l’ère nouvelle, a étudié, la honte au cœur, la période de cent cinquante années environ où l’Allemagne a été sous la dépendance de la France, finit par conclure que l’avance prise par les Français dans le domaine politique rend compte du rayonnement de leur civilisation et de leur génie. L’État si fortement constitué, si complet, de Louis XIV possédait ce qu’il fallait pour dominer dans tous les domaines, matériels ou spirituels, une Allemagne où l’État n’avait que des organes rudimentaires et végétait pauvrement. Leibnitz avait beau reprocher aux Allemands leur engouement pour les modes étrangères, lui-même ne manquait pas d’écrire en français. Il fut attiré par Louis XIV : « Car ce prince, dit Biedermann, tandis qu’il écrasait l’Allemagne, accordait à ses savants toute sorte de distinctions, grâce à l’organisation de ses grands instituts scientifiques, tandis que ces mêmes savants, en Allemagne, n’obtenaient aucune récompense de leurs travaux. » Privés d’un État digne de ce nom, les Allemands avaient perdu le support de toute vie nationale et de toute vie intellectuelle. Dans ce temps-là, l’« organisation » était de notre côté. Il s’y joignait l’attrait, la séduction de nos idées et de nos mœurs : c’est ainsi que La Bruyère a pu comparer Louis XIV au « bon berger » qui sait attacher les uns par la servitude dorée, les autres par la servitude volontaire.

Dans les mémoires qu’il a écrits « pour l’instruction du Dauphin » et qui sont l’œuvre d’un esprit rompu à la politique et désireux que ses propres expériences ne soient pas perdues, Louis XIV a indiqué les recettes grâces auxquelles un État peut prendre et garder l’ascendant sur ses voisins. Il connaissait les ressorts par lesquels on meut les hommes. Il savait que, si la possession de la force est la condition du succès, il faut savoir en modérer l’emploi. Pourquoi brutaliser les Allemands si empressés à servir ? Il était de l’avis de Gravel, un de ses meilleurs agents en Allemagne, et qui définissait ainsi le protectorat que le roi avait acquis sur la Ligue du Rhin : « Cette ligue donne lieu à Votre Majesté d’entretenir les amis et le grand crédit qu’elle a dans l’Empire, elle lui ouvre la porte pour faire entrer indirectement des ministres dans tous les conseils qui s’y peuvent tenir, l’en rend comme membre sans en dépendre. » C’est pourquoi Mignet a pu dire que Louis XIV fut le « chef réel de l’Empire ». Et si le roi s’exposa, dans la dernière partie de son règne, à troubler ce qui était devenu tranquille, s’il rouvrit la lutte qui semblait terminée à notre avantage, ce ne fut pas sans de puissantes raisons. L’affaire de la succession d’Espagne, appelée fort disgracieusement par Mignet, qui voyait bien mais qui écrivait mal, « le pivot de son règne », continuait la tradition de la grande politique française. Le succès de cette entreprise devait marquer une ère nouvelle.

Louis XIV ne s’était pas résolu sans hésitations à accepter le testament de Charles II, qui appelait son petit-fils au trône d’Espagne. Au grand conseil de la couronne qui fut tenu en cette circonstance, la raison qui décida fut une raison d’État. La France achèverait la pensée de François Ier, de Henri II, de Henri IV, de Richelieu, elle en finirait avec le « dessein d’Espagne » et la possibilité d’une restauration de la puissance qu’on avait vue à Charles-Quint. L’Europe crut que Louis XIV aspirait à la monarchie universelle, tandis qu’il travaillait pour l’équilibre. Faire en sorte que la maison d’Autriche fût pour toujours écartée de l’Espagne, c’était servir la France et tout le continent. L’Europe, par un étonnant retour, rendit justice à Louis XIV, à son bon sens, à son esprit prévoyant, lorsque l’Empereur Joseph, étant mort sans enfants en 1711, eut pour successeur son frère l’archiduc Charles, le même que la coalition soutenait contre Philippe V. La réunion des deux couronnes, la reconstitution de l’Empire de Charles-Quint apparut alors comme un danger bien plus certain que celui qu’on avait voulu combattre. Ce fut au sens politique des conservateurs anglais, des tories, opportunément revenus au pouvoir, que l’on dut une paix qui, en définitive, donnait raison à Louis XIV.

Le but de la succession d’Espagne atteint, les Habsbourg à jamais éloignés de Madrid, réduits à leurs domaines héréditaires et au titre vide et pompeux d’Empereurs, Louis XIV eut une pensée par laquelle s’atteste encore ce haut bon sens que lui a reconnu Sainte-Beuve. À la fin de sa carrière, peu de mois avant sa mort, Louis XIV avait la satisfaction de voir un cycle fermé. Cette lutte contre la maison d’Autriche, qui, pendant deux siècles, avait occupé la monarchie, à laquelle la nation française, avec ses rois, ses grands politiques, ses illustres capitaines, avait pris part de toute son âme, cette lutte était enfin terminée. La question d’Espagne était résolue à notre avantage, comme l’avait été, soixante-sept ans plus tôt, celle d’Allemagne. La France pouvait se réjouir. Son avenir continental était assuré. Elle était libre de songer à l’achèvement de son unité territoriale et aussi à son expansion maritime : politique dont le Pacte de Famille, formé plus tard avec les Bourbons d’Italie et d’Espagne, devait être l’expression. Sur le principe intangible des traités de Westphalie, « base nécessaire de la tranquillité publique », Louis XIV conçut une politique nouvelle. La rivalité avec la maison d’Autriche n’ayant plus d’objet, il voulut rendre impossible le retour de querelles et de guerres désormais stériles pour la France. Un rapprochement entre les deux puissances aurait pour avantage de consolider les résultats acquis. La maison d’Autriche, prenant son parti de ne plus dominer en Allemagne, devenait intéressée à ce qu’aucune autre puissance germanique n’y dominât à son tour. Abaissée, diminuée, assagie par conséquent et incapable de nuire, elle passait au rang d’élément conservateur et modérateur. Tout en restant convaincu de la nécessité de prévenir et d’arrêter au besoin par la force un retour aux anciennes idées de suprématie européenne si longtemps nourries par l’Autriche, Louis XIV voyait en elle une associée contre les nouvelles tendances qui se faisaient jour dans les pays allemands. Il continuait et il étendait le système de Richelieu : après les États catholiques allemands, c’était l’Autriche qu’il voulait faire entrer dans son alliance comme contre-poids aux États protestants qui, à la faveur des événements, avaient remarquablement grandi.

Les instructions que le comte du Luc reçut en janvier 1715, sept mois avant la mort de Louis XIV, développent ces vues avec ampleur. Il s’agit pour l’ambassadeur du roi, — le premier, on le souligne, qui s’en aille à Vienne en cette qualité, — de « former entre la maison de France et la maison d’Autriche une union aussi avantageuse à leurs intérêts qu’elle sera nécessaire au maintien du repos général de l’Europe ». Le comte du Luc représentera à l’Empereur que la France ne voit plus d’inconvénient à ce que la couronne impériale reste dans sa Maison et l’aidera même à ce qu’aucune puissance nouvelle ne s’en empare. Toujours sur ses gardes, la diplomatie royale distinguait en effet que, si les Hasbourg, vaincus et définitivement usés en Allemagne, n’avaient plus aucune chance d’y constituer une grande monarchie héréditaire, la même ambition pouvait venir à d’autres puissances qui s’appuieraient sur l’élément opposé, c’est-à-dire sur l’élément protestant. C’était faire preuve d’une pénétration et d’une justesse de coup d’œil extraordinaires que de reconnaître que le grand zèle des princes protestants pour la « liberté germanique » s’éteindrait dès que l’un d’eux verrait s’ouvrir la perspective de confisquer cette liberté à son profit. Deux États étaient signalés au comte du Luc comme également dangereux et comme devant être également surveillés : c’était l’électorat de Hanovre, dont le titulaire venait de gagner singulièrement en puissance et en force par son avènement au trône d’Angleterre, et c’était le royaume de Prusse. Hanovre ou Prusse, le danger d’une grande monarchie allemande réapparaîtrait tôt ou tard de l’un de ces côtés-là. Ce danger, « l’union nouvelle qu’il convenait d’établir entre la maison de France et celle d’Autriche » était destinée à le conjurer.

On reconnaîtra que cette perspicacité et cette clairvoyance sont dignes de l’admiration la plus profonde. Louis XIV laissait, en mourant, la France avertie d’un péril nouveau. Il laissait aussi la marche à suivre pour que les Français en fussent préservés.

La tâche de la politique est de résoudre des difficultés sans cesse renaissantes. Elle est aussi de les prévoir et de ne pas se laisser prendre au dépourvu. C’est ainsi que le développement de la Prusse vint renouveler l’aspect du problème allemand et donner à la politique française de nouveaux soucis. On eût bien surpris les contemporains de Henri IV ou de Richelieu si on leur eût désigné comme l’ancêtre de futurs empereurs d’Allemagne ce marquis de Brandebourg, très gueux, qui régnait sur de pauvres sablières et qui, selon l’usage de tant d’autres princes allemands, vivait sous la protection de la France dont il mendiait les subsides. Le marquis, devenu Électeur, n’était pas encore un grand personnage : Voltaire remarque qu’au congrès de Westphalie les ambassadeurs de France prenaient le pas sur lui et ne l’appelaient pas autrement que « Monsieur ». Et Voltaire d’ajouter : « Ce Monsieur était Frédéric-Guillaume Ier, bisaïeul du roi de Prusse Frédéric. » Grand sujet d’étonnement, en effet, que cette ascension si rapide. Les Hohenzollern ont brûlé les étapes comme aucune autre famille ne l’a jamais fait. Dans une Allemagne dont la division était garantie par un système d’équilibre où la France, d’abord, l’Autriche ensuite, et les cours secondaires après elles, trouvaient également leur compte, dans cette Allemagne pulvérisée, comment un État, et un seul, l’État prussien, a-t-il réussi à grandir, à s’élever au-dessus des autres maisons électorales ou princières, à tenir tête à deux grandes puissances, enfin à représenter l’esprit allemand, le patriotisme allemand, à réaliser même, en dernier lieu, à son profit, cette unité allemande contre laquelle une politique séculaire avait accumulé les obstacles ? Ce n’était pas en elles-mêmes que les possessions des Hohenzollern avaient un si bel avenir. Prusse et Brandebourg, ni l’une ni l’autre de ces provinces n’a de configuration propre, de limites inscrites par la nature. Rien n’indique, comme pour d’autres pays, qu’il y ait là place pour un État, moins encore pour une nation. Le royaume des Hohenzollern aurait pu être taillé un peu plus au nord ou un peu plus au sud. Ses destinées eussent été pareilles et pareille aussi l’œuvre à exécuter par cette dynastie. Tout était à faire dans ces pays neufs, que la nature a peu favorisés et qui sont arrivés tard à la civilisation. Tout y fut créé en effet de la main des hommes : même la population, composée de réfugiés venus de toutes parts et qui évincèrent peu à peu les premiers habitants, d’origine slave : la Prusse, c’est Borussia, « presque Russie ». Elle a été traitée par ses maîtres comme une colonie, dans le sens exact du mot, une colonie qui a vécu et grandi par le labeur d’une dynastie.

Droysen, dans l’Introduction de son Histoire de la politique prussienne, observe que l’État brandebourgeois-prussien ne s’appuie par aucune nécessité naturelle ni sur le territoire qu’il embrasse ni sur la communauté des millions d’êtres qu’il a fini par rassembler. Cet État a toujours été un « royaume de lisières », comme Voltaire le définissait. Et pourtant, ainsi que le remarque encore Droysen, l’histoire de Prusse « montre dans sa croissance une continuité, dans son orientation une fixité et un caractère historique tels qu’on ne les trouve à ce degré que dans les États les mieux constitués, les plus riches de vie naturelle». Cette continuité, cette fixité sont le fruit d’un labeur héréditaire les Hohenzollern ont imité les Capétiens, créateurs de l’unité française, et les tsars « rassembleurs de la terre russe ». Mais leur œuvre, dès l’origine, a quelque chose de forcé, d’artificiel, qui se retrouve amplifié, poussé aux proportions du monstrueux, dans l’Empire allemand d’aujourd’hui. « L’union entre le pays et la dynastie, dit encore Droysen, ne résulta ni de l’hérédité, ni de l’élection, ni de la conquête, ni d’un mouvement de défense et de salut à la suite d’une révolution cette union de la Prusse et de la dynastie fut accomplie en exécution d’une pensée politique. » En effet, la Prusse et la grandeur prussienne ont été engendrées par la pensée politique d’une dynastie. L’histoire de la Prusse s’identifie avec celle des Hohenzollern. Et c’est l’histoire d’une famille qui a persévéré dans le même effort, qui a administré ses États comme son propre patrimoine. Les Hohenzollern se sont comportés dans les moindres détails comme ces paysans qui font valoir leur bien, qui l’arrondissent, qui s’enrichissent et s’élèvent, à force de prévoyance et d’économie. Avant de penser à la mission allemande de la Prusse et d’aspirer à l’Empire, les Hohenzollern ont surveillé en bons pères de famille, en soigneux et modestes propriétaires, l’exploitation et le défrichement du pays. Avant de devenir électeurs, ducs, rois en Prusse, empereurs en Allemagne, ils ont gravi les premiers degrés de la fortune par la pratique de l’économie paysanne et de la thésaurisation.

Leurs débuts ne s’enfoncent pas dans la nuit des temps. Ils remontent à une époque relativement récente (quinzième siècle). Ils ont été dégagés de toute légende, et ce qu’on en voit montre que la croyance commune quant à l’origine des monarchies s’égare singulièrement. Ce n’est, en effet, ni par l’illustration de la naissance, ni par l’épée, ni même par l’esprit d’entreprise que les Hohenzollern ont réussi. Ils font mentir le vers célèbre « Le premier qui fut roi fut un soldat heureux. » Le fondateur de leur maison ne fut pas même un spéculateur heureux : ce fut un petit fonctionnaire de Nuremberg qui avait la passion d’amasser et qui plaçait bien son argent. Mirabeau dans son livre de la Monarchie prussienne, a été frappé de cette circonstance : « Frédéric de Hohenzollern, a-t-il écrit, avait le bon esprit qui s’est perpétué dans sa maison de tenir de l’argent en réserve. » C’est par ces moyens, si réalistes qu’ils en sont terre à terre, mais appliqués à une matière sans cesse accrue et dans des proportions toujours plus vastes, que les Hohenzollern en sont venus à organiser toute l’Allemagne comme une seule entreprise, comprenant une caserne et une ferme d’abord, une usine ensuite. Celui qui, le premier de sa race, prit le titre de roi, profitait des réserves en soldats et en florins accumulées par le Grand Électeur, comme Frédéric II devait utiliser les économies du roi-sergent.

Si l’Électeur de Hanovre inquiétait Louis XIV mourant parce qu’il était roi en Angleterre, l’électeur de Brandebourg lui était suspect parce qu’il s’était fait roi en Prusse. Il avait fallu des circonstances extraordinaires pour que les Hohenzollern pussent s’élever à la dignité royale : ils n’avaient pas laissé échapper une seule des occasions qui s’étaient présentées. Le Grand Électeur avait commencé par affranchir son duché prussien de la suzeraineté polonaise ; il savait déjà comment traiter la pauvre République de Pologne. Membre du Saint-Empire par le Brandebourg, il était indépendant et maître chez lui en Prusse. Et si, dans le Saint-Empire, nul ne pouvait être roi, cette interdiction n’existait pas pour la Prusse, extérieure à l’Empire. Frédéric s’y couronna lui-même à Kœnigsberg le 18 janvier 1701 : grande date de l’histoire prussienne. Comme devait l’écrire plus tard son petit-fils dans les Mémoires de Brandebourg : « C’était une amorce que Frédéric jetait à toute sa postérité et par laquelle il semblait lui dire : je vous ai acquis un titre, rendez-vous-en digne ; j’ai jeté les fondements de votre grandeur ; c’est à vous d’achever l’ouvrage. » À partir de ce moment, selon le mot de Stuart Mill, l’Allemagne devenait une « possibilité permanente d’annexion pour la Prusse ». Au cent-soixante-dixième anniversaire du couronnement de Kœnigsberg, le 18 janvier 1871, un Hohenzollern devait être, en effet, proclamé Empereur allemand à Versailles, dans le propre palais des rois de France.

L’empereur Léopold avait commis la faute de permettre que Frédéric devînt roi pour s’assurer son alliance dans la guerre de succession d’Espagne : alliance d’ailleurs incertaine, concours avaricieusement marchandé. C’était une vieille habitude des Électeurs de gruger et d’exploiter leurs élus : celui de Brandebourg ne manquait pas à la coutume. Pourtant ce n’étaient pas les avertissements qui avaient manqué à Léopold pour le mettre en garde contre les conséquences de son mauvais calcul. S’il avait trouvé des conseillers, ceux que le prince Eugène jugeait dignes d’être pendus, pour approuver qu’il y eût un roi en Prusse, d’autres lui avaient représenté qu’il grandissait un concurrent et qu’il grevait l’avenir de la maison d’Autriche, « exposée à perdre l’Empire par la compétition de la maison de Brandebourg gagnant toujours en puissance ». Plus on étudie l’histoire, plus on voit qu’il est peu de grands événements qui n’aient été aperçus et compris, dans l’œuf, si l’on peut ainsi dire, par un petit nombre d’hommes, à qui la connaissance des lois de la physique politique permet d’élucider l’avenir. Ce qui est plus rare, c’est que ces hommes-là aient été en mesure de faire prévaloir leurs vues.

Louis XIV, s’il s’était efforcé d’entretenir avec les électeurs de Brandebourg les bonnes relations qui étaient la règle de notre diplomatie vis-à-vis des princes allemands, était vivement hostile à la naissance d’un royaume qui, ainsi qu’il l’avait prévu, ne manquerait pas de devenir un centre d’attraction pour l’Allemagne du Nord et pour l’Allemagne protestante. Louis XIV a prévu l’unité allemande, se faisant non plus par l’Autriche mais par la Prusse, aussi exactement qu’on pouvait la prévoir. C’est pourquoi, pendant douze ans, jusqu’au traité d’Utrecht, il refusa de reconnaître la nouvelle royauté prussienne. Chose bien remarquable : le Saint-Siège devait persister plus longtemps encore que le roi de France dans ce refus (jusqu’en 1787). La papauté, qui s’était trouvée en désaccord avec la France au moment des traités de Westphalie, formellement condamnés par l’Église, rejoignait le point de vue de la politique française dans les affaires d’Allemagne. S’il n’avait tenu qu’à Rome et à la France, aux deux plus hautes autorités de la civilisation européenne, la puissance prussienne eût été étouffée au berceau, le monde n’eût pas connu le fléau prussien. « Nous manquerions à notre devoir si nous passions sous silence une chose pareille », disait Clément XI dans son bref du 16 avril 1701. Ainsi la Prusse était désignée par le pape et par le roi de France, c’est-à-dire par les deux éléments chefs de l’ordre, comme un péril public pour l’Europe. Cette royauté surgie en dehors de la société des nations et en violation du principe d’équilibre établi au dix-septième siècle par l’effort de la France, était véritablement révolutionnaire. Poussée, comme tout ce qui vit, à se développer et à grandir, elle ne pouvait le faire qu’au prix des bouleversements les plus graves et les plus sanglants. Elle ne pouvait frayer sa voie qu’en foulant aux pieds toutes les conventions établies, et la guerre devenait nécessairement, dès ce moment-là, son « industrie nationale ». C’est un fait que le sombre avenir réservé par la Prusse au monde européen aura été entrevu par la monarchie française et par la papauté.

Lorsque celui qui devait être appelé Frédéric le Grand eut succédé à son père, notre représentant à Berlin, le marquis de Beauveau, fit tenir à son gouvernement un rapport détaillé, et dont tous les traits sont d’une justesse étonnante, sur le nouveau roi : le personnel diplomatique de l’ancien régime a toujours montré, comme en témoignent les documents, une instruction et une application supérieures. Le marquis de Beauveau avertissait donc qu’on n’eût pas à se méprendre sur le compte de Frédéric II : d’après ce que ce prince avait fait connaître de lui quand il n’était qu’héritier présomptif de la couronne et que ses escapades, ses difficultés avec son redoutable père étaient la fable de l’Europe. Beauveau présentait Frédéric tel qu’il devait se révéler : ambitieux, profond calculateur, habile à dissimuler, « voisin dangereux, allié suspect et incommode. » Faisant le compte des ressources en argent et en hommes que le roi-sergent avait laissées à son fils, le diplomate français concluait : « De là cette puissance nouvellement née en Europe, qui devient si redoutable entre les mains du fils qu’elle change, à mon sens, l’ancien système ou qu’elle peut du moins le changer. » C’était, indiqué en quelques mots, tout le grand débat sur la ligne de conduite de la France qui allait diviser notre pays au dix-huitième siècle.

La mort de l’Empereur Charles VI, l’ex-archiduc Charles, notre ancien adversaire dans la guerre de succession d’Espagne, semblait ouvrir de nouveau la question d’Autriche. Charles ne laissait qu’une fille, Marie-Thérèse, à laquelle, en accumulant les traités avec toutes les puissances, en collectionnant les parchemins, il s’imaginait avoir assuré sa succession. La maison d’Autriche tombée en quenouille, n’était-ce pas l’occasion d’en finir, une fois pour toutes, avec l’ennemie héréditaire. Une grande partie de l’opinion publique, en France, le pensait. Deux siècles durant on avait combattu les Habsbourg. On les avait vaincus. Il s’agissait de les achever, de leur retirer à jamais la chance d’être élus de nouveau à l’Empire en y portant un ami et un client de la France (l’électeur de Bavière). Le gouvernement, — celui du prudent Fleury, — hésitait, pesait le pour, le contre, ne disait pas non quand il s’agissait de soutenir le Bavarois, mais ne trouvait pas mauvais que la maison d’Autriche restât telle quelle, encore affaiblie par la présence d’une femme à sa tête. Les recommandations suprêmes, si raisonnables, de Louis XIV, sur l’utilité d’une entente avec la Cour de Vienne, se présentaient naturellement aux esprits politiques. Le plus sage semblait d’attendre, de voir venir. C’était la pensée de Fleury, c’était celle aussi de Louis XV, encore jeune, encore bien tenu en tutelle, mais à qui le sens juste des choses de la politique ne manquait pas. Au grand conseil où fut examinée l’attitude qu’adopterait la France, Louis XV prononça ce mot curieux « Mon avis est que nous nous retirions sur le mont pagnotte. » C’est une locution vieillie et qui veut dire qu’on se place de telle sorte qu’on regarde les autres se battre sans entrer soi-même dans la mêlée, Encore timide, un peu indolent, Louis XV, qui voyait clair, par l’effet de son éducation, par position aussi, en vertu de la coïncidence de son intérêt avec l’intérêt du pays, eut le seul tort de ne pas imposer sa volonté. Quelle preuve que plus il y a de monarchie dans un État et mieux s’en trouve la chose publique, puisqu’en cette circonstance on ne peut reprocher à Louis XV que de ne pas avoir eu la main assez ferme.

L’année 1741 marque dans l’histoire de notre pays un succès de l’opinion publique, le triomphe d’un parti sur la politique royale, et cette date a été funeste. Une force aveugle, celle de la tradition, passée à l’état de routine, entraînait la foule, qui ne s’apercevait pas que les temps avaient marché, que les problèmes avaient changé d’aspect. Le péril commençait d’être à Berlin. La foule continuait à le voir à Vienne. La maison d’Autriche était à demi morte : on voulait pourtant reprendre, comme par le passé, la guerre contre la maison d’Autriche. L’historien rencontre ici un cas d’instinct pétrifié semblable à ceux que les naturalistes observent dans le règne animal. On voit ainsi les guêpes imiter stérilement les abeilles et s’obstiner à former des alvéoles où elles ne déposent plus aucun miel. De même, obéissant à une impulsion irraisonnée, l’opinion française, où les militaires comme Belle-Isle et les « philosophes » marchaient confondus, força la main au gouvernement dans l’affaire de la succession d’Autriche.

Pourtant l’entrée en scène de la Prusse avait eu un caractère propre à faire réfléchir les plus étourdis. Le rapt de la Silésie marquait vraiment le début d’une ère nouvelle pour l’Europe et dans les relations des États. Il est plaisant de voir, à l’heure où nous sommes, les héritiers de la philosophie du dix-huitième siècle protester contre l’invasion de la Belgique au nom de la justice, alors que l’ancêtre de Guillaume II, s’emparant de la Silésie, rècueillit les applaudissements des « philosophes ». La théorie des traités considérés comme des « chiffons de papier », avant d’être blâmée chez Bismarck et chez M. de Bethmann-Hollweg, n’indignait ni Voltaire ni d’Alembert, ni aucun des partisans du « droit naturel », quand elle était exposée et mise en pratique par Frédéric II, idole des esprits libéraux. Mais quoi ! le droit que violait Frédéric n’était pas un droit de nature. C’était le statut de la société des nations, c’était la loi sur laquelle vivait le monde européen, c’était un progrès obtenu par les armes mises au service de la raison, c’était l’ensemble des conventions qui, telles quelles, rendaient l’Europe à peu près habitable, assuraient à la France une place privilégiée, épargnaient à ses habitants le fléau des invasions et son corollaire, le fléau de la paix armée. L’apparition de la politique prussienne annonçait pour l’Europe et la civilisation les maux les plus terribles, les menaçait d’une rechute dans la barbarie. 1740, 1870, 1914 apparaîtront certainement aux historiens futurs dans leur connexité, dans leur rapport étroit. Nos rois, nos diplomates l’avaient compris. Il est humiliant pour l’opinion publique du peuple le plus spirituel de la terre qu’elle n’en ait pas eu même un pressentiment.

La protestation de Marie-Thérèse contre le rapt de la Silésie était pourtant éloquente. Elle ressemblait singulièrement à celle du roi des Belges demandant secours contre Guillaume II. La reine appelait toutes les puissances, et en premier lieu celle qui garantissait l’équilibre européen, à réprimer le brigandage prussien. « Un envoyé autrichien, disait la reine, était encore à Berlin, quand, à la faveur même de cette apparence pacifique, le roi de Prusse a envahi un sol étranger et troublé le repos d’une province amie. On peut juger par là quel sort menace tous les princes, si une telle conduite n’est pas châtiée par leur effort commun. Il ne s’agit donc pas de l’Autriche seule ; il s’agit de tout l’Empire et de toute l'Europe. C’est l’affaire de tous les princes chrétiens de ne laisser briser impunément les liens les plus sacrés de la société humaine. Tous doivent s’unir avec la Reine et lui fournir les moyens d’éloigner d’eux un tel danger. Quant à elle, elle opposera sans crainte à l’ennemi commun toutes les forces que Dieu lui a confiées, et, de ce service rendu au bien général, elle ne demandera d’autre récompense que la réparation des dommages que ses États ont soufferts et ce qui sera nécessaire pour les garantir dans l’avenir contre de pareilles atteintes. » Langage que nous aurons encore entendu. C’était plus même que l’Europe qui était intéressée à briser la politique prussienne. Déjà c’était le monde entier. Le rapt de la Silésie eut les mêmes conséquences que l’agression contre la Belgique : le sang coula dans les parties de la planète les plus éloignées de la Prusse. C’est ce que Macaulay a montré avec éloquence dans une page fameuse :

« La question de la Silésie n’eût-elle concerné que Frédéric et Marie-Thérèse, la postérité ne pourrait pas s’empêcher de reconnaître que le roi de Prusse s’est rendu coupable d’une odieuse perfidie : mais c’est une condamnation plus sévère qu’elle se voit forcée de prononcer contre une politique qui devait avoir, et qui eut en effet, de déplorables conséquences pour toutes les nations européennes. Qu’il retombe sur la tête de Frédéric, tout le sang versé dans cette guerre qui exerça pendant plusieurs années de si horribles ravages dans tous les pays du globe : le sang de la colonne de Fontenoy, le sang des braves montagnards massacrés à Culloden ! Son crime accabla des maux les plus affreux des contrées où le nom de la Prusse était complètement inconnu. Pour qu’il pût piller un voisin qu’il avait juré de défendre, des nègres se battirent entre eux sur la côte de Coromandel, et des Peaux-Rouges se scalpèrent sur les grands lacs de l’Amérique du Nord. » Ainsi nous aurons vu en 1914 les Japonais entrer en ligne sur la terre chinoise et des peuplades noires s’entr’égorger au cœur de l’Afrique.

Les mauvais résultats de la première guerre de Sept ans ne manquèrent pas de frapper les esprits politiques. Il était clair que la France avait fait fausse route, travaillé contre elle-même pour la grandeur de la Prusse et, littéralement, pour le roi de Prusse. Frédéric avait exploité l’alliance française. Il nous avait indignement trompés en se rapprochant de l’Angleterre. Sa jeune puissance grandissait, montrait qu’elle avait les dents longues. Et puis, l’ascendant pris par Frédéric devenait dangereux. Il apparaissait comme un fédérateur possible des Allemagnes, tandis que la maison d’Autriche venait de prouver encore que sa vitalité décroissait et qu’elle ne pouvait plus prétendre à la suprématie dans les pays germaniques. Déjà, d’ailleurs, la question d’Orient se posait à elle, de nouveaux intérêts la détournaient de l’Allemagne, déplaçaient son centre de gravité. C’est dans ces conditions, et la fâcheuse expérience de l’amitié prussienne ayant été faite, que mûrit, au gouvernement de Louis XV, l’idée du célèbre « renversement des alliances », tel que Louis XIV, dans les instructions au comte du Luc, ou le marquis de Beauveau, dans son rapport de Berlin, en avaient déjà conçu l’opportunité.

L’école historique contemporaine a fait justice d’un certain nombre de légendes propagées par les historiens romantiques. Albert Sorel, en particulier, a établi ce que Michelet avait nié avec passion : à savoir que le système, inauguré en 1756, d’une entente avec l’Autriche, fut le fruit d’une idée politique mûrement pesée. Lorsqu’un journaliste ou un orateur, développant une critique de l’ancien régime, évoque Louis XV et le renversement des alliances, il donne immédiatement la mesure de son information. Le même d’ailleurs ne manquera pas, dans une autre circonstance, de vanter l’œuvre de Sorel, car il n’y a pas de commune mesure entre la renommée d’un auteur et la diffusion de ses idées.

L’homme est ainsi fait qu’il renonce avec peine à des arguments polémiques dont il a l’habitude et dont il sait qu’ils trouveront toujours un écho dans le public. Si les mots mystérieux de « renversement des alliances » s’associent pour les esprits à demi cultivés à l’idée des « fautes de la monarchie », c’est le prolongement d’impressions très anciennes, de souvenirs confus, c’est la suggestion héréditaire de disputes, vieilles d’un siècle et demi, entre Français. L’étude des mouvements de l’opinion publique au dix-huitième siècle montre avec une éblouissante clarté que le désaccord qui s’esquissait en 1740, qui se précisa en 1756, sur la direction qu’il convenait de donner à la politique de la France au dehors, a été l’origine certaine de la séparation qui devait se produire quelques années plus tard entre le peuple et les Bourbons. On a cherché souvent la cause profonde de ce divorce entre une dynastie et une nation qui, pendant huit siècles, avaient été intimement unies, au point que c’était toujours dans l’élément populaire que les Capétiens avaient trouvé leur appui, tandis que les plus graves difficultés leur étaient venues des grands. Eh bien ! du « renversement des alliances date l’origine la plus certaine de la Révolution, qui devait aller jusqu’au régicide après avoir commencé par le simple désir des réformes dans la législation, l’économie rurale, les finances et l’administration. C’est sur une question d’intérêt national où, comme la suite des choses l’a prouvé, la monarchie avait raison, que naquit un malentendu destiné à s’aggraver jusqu’à la rupture.

Aussi longtemps que la publication des documents authentiques n’a pas fait la lumière, le renversement des alliances a eu sa légende. Très longtemps, il a passé pour certain que toute espèce de réflexion et de calcul politique avaient manqué à ce changement de front, à ce rapprochement avec la cour de Vienne. Seuls, le caprice, la vanité y avaient eu part. Une favorite, un abbé de cour, avaient été les jouets de la diplomatie autrichienne. Bernis était entré dans l’intrigue de la marquise de Pompadour, flattée d’être appelée « chère amie » par une lettre de l’Impératrice (légende, l’histoire l’a reconnu, accréditée par Fréderic II en personne). Une diplomatie de boudoir avait jeté la France dans cette aventure, compromis nos intérêts, altéré notre système politique, livré à la discrétion de l’Autriche nos vieux alliés, nos véritables amis (les Prussiens). Bien plus, cette trahison s’était accomplie en vertu de la solidarité détestable des puissances de cléricalisme et de réaction. Contre Frédéric, champion de la Réforme, et par conséquent du libéralisme et des lumières, le fanatisme s’était ligué. Le XVe tome de l’Histoire de France de Michelet développe ce thème avec rage. Que ce livre est d’une curieuse lecture, aujourd’hui que le point de vue libéral est retourné ! Les Hohenzollern, le militarisme prussien sont exaltés dans Michelet comme les ouvriers de l’âge moderne. Michelet ne vante pas seulement « le grand roi de Prusse », « véritablement grand ». Il célèbre, — que ces mots résonnent ironiquement à l’heure où nous voici ! — les « résultats moraux immenses » de son règne. Frédéric a été le créateur de l’Allemagne, le Siegfried qui a réveillé cette Brunhilde et l’Allemagne idéaliste, vertueuse, dont la renaissance comme nation devait être un des instruments du progrès, une promesse de régénération pour l’humanité, était le fétiche de Michelet. Ce n’est pas l’apologie du seul roi de Prusse, mais du génie germanique dont il est l’incarnation supérieure. « Les Autrichiens eux-mêmes, regrettant de lui faire la guerre, dans le Prussien ressentirent l’Allemand. L’admiration d’un homme rouvrit la source vive de la fraternité. Le culte du héros leur refit la Germania. » Sans doute, Frédéric a été un conquérant, qui a mis la force brutale à son service. Mais « on sent en lui une chose très belle, c’est que, ses faits de guerre, il les a vus d’en haut. » On a voulu noircir la mémoire de Frédéric, exploiter contre lui son cynisme. En vérité « il n’a qu’une tache, sa participation au partage de la Pologne. » Encore les Jésuites en sont-ils, pour Michelet, les vrais inspirateurs.

En face de ce héros de la loyauté germanique, qu’est-ce que Michelet montre en action à la cour de Vienne ? Cela aussi est bien curieux, quand on le relit en 1915, au bruit des malédictions dont la perfidie prussienne est couverte. Pour Michelet, pour l’histoire telle qu’on l’a écrite jusqu’en 1870, ce sont les sycophantes slaves qui se sont ligués avec Tartufe contre le loyal Hohenzollern. Kaunitz, le ministre de Marie-Thérèse, l’auteur de la coalition franco-austro-russe qui faillit anéantir la Prusse, Kaunitz reçoit cette injure, suprême au temps où écrivait Michelet — : c’est un slave, un slave hypocrite, « un slave à masque d’Allemand ». Parlez-nous d’un loyal Germain comme Frédéric !

Le roman historique de Michelet est un scandale pour l’intelligence quand on le confronte aux résultats que la grandeur de la Prusse a portés pour la France, l’Europe et la civilisation. C’est l’opprobre de la science et de la critique quand on le compare aux délibérations soigneuses, à l’examen des inconvénients et des avantages de l’opération, examen dont le renversement des alliances fut précédé. En toute lucidité, se référant aux expériences successives et malheureuses qu’il venait de faire avec le roi de Prusse, le gouvernement royal se décidait à adopter un nouveau système, non pas pour changer la politique de la France en Allemagne, toujours fondée sur les traités de Westphalie (« qui assurent à la France, tant qu’elle saura se conduire, la législation de l’Allemagne », disait Bernis), mais pour adapter cette politique à des circonstances nouvelles et à de nouveaux besoins. Albert Sorel a bien remarqué que cette idée n’avait pas surgi d’un jour à l’autre dans quelques cerveaux. Un travail préparatoire l’avait mûrie. Qu’on est loin d’un coup de tête et d’une fantaisie ! En 1737, en 1749, en 1750, en 1752, les instructions de nos ambassadeurs en Autriche témoignent des réflexions du pouvoir. En 1750, l’instruction du marquis d’Hautefort dit avec netteté que le roi « n’est nullement affecté des anciennes défiances, qui, depuis le règne de Charles-Quint, avaient fait regarder la maison d’Autriche comme une rivale dangereuse et implacable de la maison de France ; l’inimitié entre ces deux principales puissances ne doit plus être une raison d’État ». L’instruction que Bernis rédige sept ans plus tard pour l’ambassadeur du roi à Vienne expose l’ensemble des raisons par lesquelles le roi s’est décidé à franchir le pas et à se rapprocher de la cour de Vienne. C’est tout un mémoire d’un sérieux et d’une profondeur de vues sans défaillances. L’homme qui était chargé de remplir cette mission était d’ailleurs un des mieux doués, un des plus capables de son temps : ce n’était pas un autre que Choiseul. Les points principaux de l’instruction qu’il emportait étaient les suivants :

« En s’unissant étroitement à la cour de Vienne, on peut dire que le Roi a changé le système politique de l’Europe ; mais on aurait tort de penser qu’il eût altéré le système politique de la France. L’objet politique de cette couronne a été et sera toujours de jouer en Europe le rôle supérieur qui convient à son ancienneté, à sa dignité et à sa grandeur ; d’abaisser toute puissance qui tenterait de s’élever au-dessus de la sienne, soit en voulant usurper ses possessions, soit en s’arrogeant une injuste prééminence, soit enfin en cherchant à lui enlever son influence et son crédit dans les affaires générales. »

Suit un historique des conflits de la maison de France avec la maison d’Autriche depuis Charles-Quint. « Le Roi a suivi iusqu’en 1755 les maximes de ses prédécesseurs ». De toutes parts, en Allemagne, en Espagne, en Italie, les Habsbourg ont été battus et refoulés. La France a grandi sur leurs ruines. Louis XV a encore accru le royaume du duché de Lorraine et de Bar, l’Alsace et la Flandre française ont été mises en sûreté par la démolition de Fribourg et des principales forteresses de la Flandre autrichienne. Mais que s’est-il produit en ces derniers temps ? Ici, l’instruction devient lumineuse et presque prophétique. On croirait qu’elle a été faite pour détourner Napoléon III de travailler au bien du Piémont et de la Prusse.

« Pour opérer de si grandes choses, Sa Majesté se servit en 1733 du roi de Sardaigne et en 1741 du roi de Prusse, comme le cardinal de Richelieu s’était servi autrefois de la couronne de Suède et de plusieurs princes de l’Empire, avec cette différence cependant que les Suédois, payés assez faiblement par la France, lui sont demeurés fidèles, et qu’en rendant trop puissants les rois de Sardaigne et de Prusse, nous n’avons fait de ces deux princes que des ingrats et des rivaux, grande et importante leçon qui doit nous avertir pour toujours de gouverner l’un et l’autre monarque plutôt par la crainte et l’espérance que par des augmentations de territoire[1]. Il nous importe de même de conserver les princes de l’Empire dans notre système plutôt par des secours de protection que par des subsides en général, il faudrait que les uns et les autres dépendissent de nous par leurs besoins, mais il sera toujours bien dangereux de faire dépendre notre système de leur reconnaissance. »

Le roi de Prusse avait trahi notre confiance : ce n’était pas non plus sur la gratitude ni sur la fidélité de l’Autriche que l’on comptait, mais sur l’intérêt commun des deux États. Il était recommandé à Choiseul de « saisir le milieu qu’il y a entre une bonne foi aveugle et d’injustes ombrages ». Enfin l’instruction se fermait par de sages paroles : l’alliance nouvelle est comme tous les ouvrages humains. Elle a ses défauts. Elle « embrasse trop d’objets pour n’avoir aucun danger ». Aussi faut-il en surveiller la marche, sans toutefois se laisser dominer par l’idée des inconvénients et des périls. « Il faut tout prévoir et ne pas tout craindre. » Ainsi l’alliance autrichienne était réduite aux justes proportions d’une affaire que l’opportunité conseillait et où la France devait trouver son compte.

C’est un bien singulier phénomène qu’une opération diplomatique conçue et exécutée par des esprits aussi calculateurs et aussi froids ait pris dans l’imagination populaire le caractère d’une conjuration entre les ténébreuses puissances du fanatisme, de la corruption et de l’immoralité. Plusieurs causes ont contribué à ce résultat. La première de ces causes c’est que les foules n’aiment pas les idées neuves. Elles préfèrent les routes toutes tracées. Elles sont pour la tradition, celle qui s’impose par la force de l’habitude, au hasard, que cette tradition soit bienfaisante ou non, ou qu’elle ait cessé de l’être. La monarchie française, en adaptant son système de politique extérieure à des conditions nouvelles, se montrait manœuvrière et novatrice. Le grand public ne la suivit pas, resta paresseusement dans l’ornière, attaché à un passé mort. Peut-être eût-il fini par comprendre et par suivre le pouvoir si les conducteurs de l’opinion (c’étaient les « philosophes » ) avaient été capables de l’éclairer. Mais ils se trouvaient engagés dans la même erreur par leurs idées, par l’amour-propre et par la position qu’ils avaient adoptée. Fut-ce rencontre ou calcul ? Il se trouva que le Hohenzollern, dont la politique tendait à la destruction du système européen établi par le dix-septième siècle, fut un ami et un protecteur pour les adeptes d’idées qui elles-mêmes tendaient à renverser l’ordre de choses existant. L’ambition des rois de Prusse ne pouvait être satisfaite qu’au prix d’un bouleversement total de l’Europe. L’alliance de leur politique avec le mouvement philosophique d’où la Révolution devait sortir s’explique par là. Dès qu’un calculateur aussi pénétrant que Frédéric eut compris les avantages que comportaient pour lui les sympathies du libéralisme français, il les cultiva assidûment par des avances, des flatteries, où les arguments trébuchants et sonnants ne manquaient pas de renforcer la doctrine. En outre protestants, grand titre auprès des adversaires de l’Église, les Hohenzollern devinrent ainsi les champions du libéralisme européen. C’est plus qu’une grande ironie, c’est le scandale de notre histoire que le militarisme et l’absolutisme prussiens aient été adulés en France pendant cent cinquante années comme l’organe et l’expression de la liberté et des « idées modernes », avant d’être proposés à l’horreur et à l’exécration du monde civilisé au nom des mêmes idées.

Ce culte insensé de la Prusse grandit encore quand les principes un peu secs de l’Encyclopédie se furent mouillés de ceux de Rousseau. L’idée du droit naturel présentait les constructions de la politique, les modestes abris de la diplomatie comme autant d’entraves monstrueuses à la souveraine bonté de l’homme tel qu’il vient au monde, encore pur des corruptions de la société. C’étaient les traités, les combinaisons, les inventions des rois et des aristocrates qui entretenaient les conflits, engendraient les guerres détestables : ainsi parlaient le Contrat social et la doctrine roussienne, dont Voltaire disait qu’elle donnait envie de marcher à quatre pattes. Qu’on laissât les peuples, les races, se former en nations dans les limites fixées par la nature, et l’humanité connaîtrait enfin la paix. Frédéric, qui avait bénéficié de la vogue de l’Encyclopédie comme champion des lumières, bénéficia de la vogue du Contrat social comme champion du germanisme. Des contemporains, des disciples de Rousseau, Raynal, Mably, dont les livres eurent un succès immense (Napoléon Ier devait s’en nourrir), répandirent le principe qui allait devenir fameux sous le nom de principe des nationalités. Dès lors, en France et hors de France, la cause du libéralisme et de la révolution et la cause des Hohenzollern étaient liées. Et ainsi les philosophes flattaient la passion misonéiste et la simplicité de la foule. Ils paraissaient « avancés », ils figuraient le progrès en face des forces réactionnaires (Bourbons, Habsbourg), alors qu’en servant la cause de la Prusse leur pensée enfantine et sommaire préparait un retour de la barbarie et ménageait à la civilisation et aux générations à naître les plus sombres destinées.

Le fait que les écrivains émancipateurs du dix-huitième siècle, en dépit de leurs prétentions à représenter les « lumières », n’ont pas vu, ont refusé de voir le péril prussien, est écrasant pour leur philosophie politique. Non seulement de pareils esprits devaient exposer la France à des catastrophes le jour où ils en auraient le gouvernement, mais leur erreur même prouvait leur inaptitude à comprendre la marche des choses et à servir le progrès dont ils s’étaient réclamés. En se retournant contre la Prusse et en se rapprochant de l’Autriche, la monarchie française avait représenté qu’il importait de « s’élever au-dessus d’un préjugé de trois siècles ». Les philosophes n’ont eu ni la vigueur ni la liberté intellectuelles nécessaires pour rejeter le poids de ce préjugé. Ils ont montré la servitude de leur pensée, leur goût de la routine. Ils ont été au niveau de la foule ignorante et sans critique. Et c’est cette foule qui devait expier plus tard ce péché contre l’esprit. Les Français du dix-huitième siècle, qui méprisaient l’oeuvre de nos rois et de nos ministres, qui reconstruisaient le monde sur des « nuées », n’ont pas assez apprécié le bienfait de vivre en un temps tel que le leur. Ils n’ont pas connu le service obligatoire et universel. Ils n’ont pas su ce que c’était que l’invasion. À tous les points de vue, lettres, arts ou commerce, ils ont même profité, dans « l’Europe française », du prestige politique, de l’ascendant conquis par les travaux de la royauté. Et c’étaient eux qui se plaignaient ! Nous aimerions les voir dans l’Europe de fer et de sang qu’ils nous ont léguée !…

La coalition de la France, de l’Autriche et de la Russie, celle dont la crainte devait donner plus tard des « cauchemars » à Bismarck, était si bien conçue qu’elle faillit causer la destruction complète de la puissance prussienne. Sans la mort de l’impératrice Elisabeth, qui changea le cours de la politique russe, Frédéric II succombait. Par la paix qu’il signa en 1763 à Hubertsbourg, il montra qu’il avait échoué à prendre dans l’Empire la place qu’il convoitait. Mais il conservait la Silésie comme nous conservions toutes nos positions continentales : la seconde guerre de Sept ans, à ce point de vue, n’avait eu aucun résultat, ne procurerait à la France aucun avantage matériel. C’est de nos jours seulement qu’on a pu se rendre compte qu’en arrêtant les progrès de Frédéric II en Allemagne, en interdisant aux Hohenzollern de mettre la main sur l’Empire, cette guerre n’avait pas été tout à fait stérile. Mais elle avait été profondément impopulaire. Tandis que la France était en lutte contre le roi de Prusse, l’opinion publique était prussophile. À Paris, on faisait tout haut des vœux pour Frédéric, on se réjouissait de ses succès. Dans l’armée elle-même, plus d’un officier, haïssant l’allié autrichien, ne cachait pas ses sympathies pour l’adversaire : c’était le cas d’un futur ministre de la Révolution, Dumouriez. Et puis, la guerre maritime avec l’Angleterre, qui s’était développée parallèlement à la guerre continentale, s’était terminée par un désastre. L’opinion, en réalité, s’intéressait peu aux colonies, témoin le mot fameux de Voltaire sur les « arpents de neige » du Canada. Le traité de Paris fut pourtant ressenti avec vivacité. On en fit retomber la responsabilité sur la politique autrichienne. La nouvelle alliance était cause de tout le mal, ceux qui l’avaient signée étaient coupables de trahison. Cette idée, si neuve, que le roi, héritier de ceux qui avaient fait la France, avec qui la France n’avait formé jusque-là qu’un corps et une âme, pût devenir suspect de trahison, cette idée s’élevait pour la première fois dans les esprits. L’échafaud de Louis XVI et celui de « l’Autrichienne » pouvaient dès lors apparaître à d’autres qu’au thaumaturge Cagliostro.

Par l’effet de ce malentendu qui, avec l’aide du temps, était destiné à croître, la tâche du gouvernement devint singulièrement lourde. Les complications, les obscurités dont s’entoure la politique extérieure de Louis XV dans la dernière partie de son règne, naissent de la difficulté que le roi éprouve à manœuvrer au grand jour. Il y a désormais, non seulement dans l’opinion publique, mais dans les ministères et jusqu’auprès du trône, un parti, le parti prussophile, qui blâme, se moque, refuse son adhésion, marchande son concours, qui même peut-être (la bonne intention, la certitude qu’on a la vérité pour soi justifiant tout) ne verra pas de mal à découvrir au bon ami de Berlin les projets du gouvernement. Ainsi le roi se trouve entraîné à son fameux « secret » c’est la conclusion à laquelle arrive l’historien qui en étudie sans parti pris les directions et le mécanisme.

Mais, avouée ou secrète, le politique de la monarchie est désormais frappée de suspicion. Quoiqu’elle tente, elle n’effacera plus l’impression laissée par le « renversement des alliances », et l’année 1756 reste la date critique de notre histoire nationale. La politique étrangère de Louis XVI et de Vergennes est la plus honnête, la plus raisonnable, la plus prévoyante, la plus nationale qui se puisse faire. Il y avait eu, à l’origine, des exagérations dans le sens autrichien : elle les corrige. Elle prend sur mer une éclatante revanche sur l’Angleterre et retrouve une part de nos colonies. En Europe, tous les éléments capables de troubler l’équilibre sont observés de près. À aucun moment la diplomatie française ne s’est élevée à une conception plus haute et plus nette du rôle que les traités de Westphalie avaient donné à notre pays. D’ailleurs, une surveillance plus attentive que jamais est nécessaire. Les problèmes continentaux s’étaient compliqués au milieu du dix-huitième siècle des rivalités coloniales[2]. Sous Louis XVI, c’est par rapport à la question d’Orient qu’il faut en outre résoudre les difficultés : Vergennes a cette grande intuition et pose les bases de la méthode à suivre. Rien n’y fait, le charme est rompu. La France ne comprend pas.

Sans le grand coup de folie de la Révolution, la route de la France était toute tracée : c’est ce qu’un esprit comme celui de Renan a entrevu à de certaines heures, avec le sentiment de l’erreur commise. En Allemagne, surtout, il suffisait de tenir la main au respect de l’équilibre et d’utiliser ce droit de « garantie » que le traité de 1648 réservait à la Couronne de France et qui n’était ni aussi « insuffisamment défini » ni aussi inefficace qu’on l’a dit, puisqu’en 1779, à Teschen, l’intervention de notre pays brisait net un retour offensif de Frédéric II en Allemagne. Tout au bord de la Révolution, les magistrales instructions du baron de Breteuil, notre ambassadeur à Vienne, celles du comte d’Esterno, plénipotentiaire à Berlin, manifestent la clarté et la solidité des vues que la monarchie française jetait sur les affaires allemandes. L’alliance autrichienne, on la tient dans le conditionnel et le relatif. Ce qui est, ce qui demeure absolu, c’est le principe que nul ne doit dominer en Allemagne et que le roi de France reste le protecteur des libertés germaniques. C’est sur cette base immuable qu’a été conclue l’Alliance avec l’Autriche. Car il ne doit pas être permis à l’Autriche, même alliée, plus qu’il ne l’est à la Prusse, de rien faire qui tende à abolir ni à ébranler les principes posés par le traité de Westphalie. Ce traité est éternel comme l’est aussi la garantie de la France, « un des moyens les plus efficaces qu’elle ait pu employer pour contenir l’ambition et l’inquiétude des grandes puissances de l’Allemagne ». Cette ambition, cette « inquiétude », — ainsi appelait-on le délire des Germains, le furor teutonicus, — ne connurent plus d’obstacle à partir du jour, où, par la Révolution, les barrières des traités de Westphalie furent abattues.

C’était le travail de plusieurs siècles qui allait être gâché. C’était une période nouvelle, une période de régression, qui s’ouvrait pour la France et pour le monde européen.



  1. On remarque avec intérêt que, sur ce point, le cardinal de Bernis se rencontre avec Montesquieu. Dans ses Mélanges inédits, publiés de nos jours, on voit que Montesquieu, en 1748, s’alarmait de la croissance de la Prusse et jugeait que c’était une démence de la favoriser plus longtemps. Quant à la Sardaigne, il n’était pas moins catégorique. « Encore un coup de collier, disait-il du duc de Savoie, nous le rendrons maître de l’Italie et il sera notre égal. » Ce que Montesquieu n’avait pas prévu, c’est qu’il était lui même destiné à servir une grande Prusse et une grande Italie, en ouvrant la voie, par sa philosophie politique, aux révolutions et aux constitutions qui devant laisser la France du dix neuvième siècle si démunie contre ses rivaux.
  2. À ce propos il est bien curieux que, lorsqu’on parle du Canada et de l’Inde perdus par Louis XV, on ne parle jamais de l’Amérique perdue par le régime parlementaire anglais à la suite du concours que Louis XVI a prêté à la révolution américaine. Cela s’appelle pourtant une belle réparation du traité de Paris, et en vingt années juste (1763-1783).