Histoire de dix ans/Tome 1/Chapitre 7

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Pagnerre (Vol 1p. 363-388).


CHAPITRE VII.


31 juillet. — La lieutenance générale du royaume offerte au duc d’Orléans ; ses hésitations. — Conseil demandé secrètement à M. de Talleyrand. — Déclaration du duc d’Orléans. — Proclamation de la chambre des députés. — Grande agitation à l’Hôtel-de-Ville. — Menées pour isoler et circonvenir Lafayette. — Républicanisme du duc d’Orléans. — Les députés se rendent au Palais-Royal. — Visite du duc d’Orléans à l’Hôtel-de-Ville. — Aspect de la place de Grève. — Indignation des républicains. — Exclamation remarquable du général Lobau. — Réception que Lafayette fait au duc d’Orléans ; bonhomie de ce prince ; rude interpellation que lui adresse le général Dabourg. — Dernière et décisive épreuve. — Tardives appréhensions de M. Laffitte. — Portrait de Lafayette. — La France livrée sans conditions. — Joie puérile de l’abbé Grégoire. Propositions hardies de Bazar à Lafayette. — Les Orléanistes vainqueurs organisent une émeute contre les républicains. — Quelques républicains conduits chez le duc d’Orléans par M. Thiers. — Étrange dialogue. — Le prince se montre tel qu’il est.


Le 31, dès huit heures du matin, la députation de la chambre se présenta au Palais-Royal. M. Sébastiani entra dans la pièce où elle attendait, et, passant près de ses collègues sans leur adresser la parole, il alla droit à l’appartement du duc d’Orléans où il entra sans se faire annoncer. Le duc parut. Le moment était solennel : la députation fit connaître l’objet de sa démarche ; mais l’embarras du prince était visible, et le sourire obséquieux qui errait sur ses lèvres dissimulait mal les agitations de son âme. Il savait que Charles X n’était encore qu’à quelques lieues de Paris ; qu’une armée de douze mille hommes pouvait se mettre en marche à la voix d’un monarque encore debout ; il savait aussi que, chez les peuples comme chez les individus, tout effort violent aboutit à la lassitude, et que les réactions sont mortelles à qui n’a su les prévoir. Charles X, d’ailleurs, était un parent qu’il s’agissait de détrôner, et la reine n’avait pas fait taire devant son époux les scrupules d’une conscience alarmée. Le langage du duc d’Orléans se ressentit des difficultés de sa situation. Il s’étudia péniblement à échapper au péril de toute affirmation nette. Attendre ayant toujours été sa devise, il hésitait entre l’inconvénient d’accepter trop tôt une couronne et celui de la refuser trop formellement. Il soutint ce jeu aussi long-temps que possible, et il y fut aidé par M. Sébastiani qui possédait le secret de ses incertitudes. Mais ceux qui ne devinaient pas le prince, cherchaient à se rendre agréables en paraissant lui faire violence. Quelques-uns, avec une brusquerie calculée, lui reprochèrent de favoriser par ses hésitations l’avènement de la république, et de compromettre de la sorte le salut du pays : genre de reproche plus doux au cœur d’un prince qu’une flatterie grossièrement naïve. Enfin, pressé-de toutes parts, le duc d’Orléans eut l’air de se laisser vaincre ; mais, fidèle jusqu’au bout à son rôle, il demanda quelques instants encore, disant qu’il avait un conseil à prendre, et il rentra dans son cabinet, toujours suivi de M. Sébastiani.

M. de Talleyrand était alors dans son hôtel de la rue Saint-Florentin, occupé à faire sa toilette. Tout à coup la porte s’ouvre : on annonce le général Sébastiani. Il entre et remet à M. de Talleyrand un papier cacheté que celui-ci parcourt avec une légèreté vaniteuse, et rend presque aussitôt en disant : « qu’il accepte. »

Quelques instants après, le duc d’Orléans rentrait dans la salle où il était attendu, et faisait connaître son acceptation aux députés impatients.

L’acte destiné à apprendre cette acceptation aux Parisiens était conçu en ces termes :

« Habitants de Paris,

Les députés de la France, en ce moment réunis à Paris, ont exprimé le désir que je me rendisse dans cette capitale pour y exercer les fonctions de lieutenant-général du royaume.

Je n’ai pas balancé à venir partager vos dangers, à me placer au milieu de cette héroïque population, et à faire tous mes efforts pour vous préserver de la guerre civile et de l’anarchie. En rentrant dans la ville de Paris, je portais avec orgueil ces couleurs glorieuses que vous avez reprises, et que j’avais moi-même long-temps portées.

Les chambres vont se réunir elles aviseront aux moyens d’assurer le règne des lois et le maintien des droits de la nation.

Une charte sera désormais une vérité.

Louis-Philippe d’Orléans. »

Cette proclamation, si habilement rédigée, fut approuvée par tous les membres de la députation, hors M. Bérard. Portée à la chambre, elle y fut lue au bruit des acclamations. Il fallait profiter de ces transports et engager irrévocablement la chambre. M. Laffitte prit la parole : « Je ne rappellerai pas, Messieurs, dit-il, les mesures que vous avez adoptées et qui ont assuré le salut du pays, mais je pense qu’il convient d’en faire l’historique, de tout exposer avec précision et netteté. » La proposition de M. Laffitte obtint l’assentiment unanime. Quiconque aurait hésité compromettait son avenir dans le régime nouveau.

Mais que devait contenir la déclaration ? Fallait-il y stipuler pour le peuple quelques garanties ? tel était l’avis de MM. Eusèbe Salverte, Bépard, Corcelles. Benjamin Constant. M. Augustin Périer prétendit que « ce n’était point le cas d’entrer dans une discussion de principes qui serait interminable. » Ce furent MM. Benjamin Constant, Bérard, Villemain et Guizot qu’on chargea de rédiger le projet. Les deux derniers, comme on l’a vu, n’avaient joué dans les trois jours qu’un rôle de conservateurs ; mais, voyant la balance pencher du côté du duc d’Orléans, ils n’en sentaient que mieux le besoin de se faire pardonner leur opinion de la veille. M. Guizot avait préparé d’avance le projet de réponse. C’était le programme de la bourgeoisie, et comme un appendice à la constitution de 1791. Voici les principes pour le triomphe desquels tant d’hommes du peuple étaient morts :

« Français, la France est libre. Le pouvoir absolu levait son drapeau. L’héroïque population de Paris l’a abattu. Paris attaqué a fait triompher par les armes la cause sacrée qui venait de triompher en vain dans les élections. Un pouvoir usurpateur de nos droits, perturbateur de notre repos, menaçait à la fois la liberté et l’ordre. Nous rentrons en possession de l’ordre et de la liberté. Plus de crainte pour les droits acquis ; plus de barrière entre nous et les droits qui nous manquent encore.

Un gouvernement qui sans délai nous garantisse ces biens, est aujourd’hui le premier besoin de la patrie. Français, ceux de vos députés qui se trouvent déjà à Paris se sont réunis, et, en attendant l’intervention régulière des chambres, ils ont invité un Français qui n’a jamais combattu que pour la France, M. le duc d’Orléans, à exercer les fonctions de lieutenant-général du royaume. C’est à leurs yeux le moyen d’accomplir promptement par la paix le succès de la plus légitime défense.

Le duc d’Orléans est dévoué à la cause nationale et constitutionnelle. Il en a toujours défendu les intérêts et professé les principes. Il respectera nos droits, car il tiendra de nous les siens. Nous nous assurerons par des lois toutes les garanties nécessaires pour rendre la liberté forte et durable ;

Le rétablissement de la garde nationale avec l’intervention des gardes nationaux dans le choix des officiers ;

L’intervention des citoyens dans la formation des administrations municipale et départementale ;

Le jury pour les délits de la presse ;

La responsabilité légalement organisée des ministres et des agents secondaires de l’administration ;

L’état des militaires légalement assuré ;

La réélection des députés promus à des fonctions publiques.

Nous donnerons à nos institutions, de concert avec le chef de l’État, les développements dont elles ont besoin.

Français, le duc d’Orléans lui-même a déjà parlé, et son langage est celui qui convient à un pays libre. Les chambres vont se réunir, vous dit-il. Elles aviseront aux moyens d’assurer le règne des lois et le maintien des droits de la nation.

La Charte sera désormais une vérité. »

Cette proclamation reçut la signature de quatre-vingt-onze députés.

Cependant la déclaration du duc d’Orléans avait été répandue dans Paris. Elle excita dans quelques quartiers le plus vif mécontentement ; un homme qui la portait fut assailli, dans la rue Jean-Jacques-Rousseau, par un groupe menaçant, et ne dut la vie qu’à l’intervention d’un élève de l’École polytechnique. L’impression fut profonde, surtout, à l’Hôtel-de-Ville : les républicains, qui s’y étaient établis depuis la veille, et ceux qui couvraient la place de Grève, étaient peu nombreux, mais énergiques et pleins d’enthousiasme. Ils trouvèrent la réponse du prince ambiguë. Ils en parlaient, les uns avec colère, les autres avec mépris, la faisant suivre de commentaires véhéments. Quels sont donc ces dangers que le duc d’Orléans vient partager avec nous ? Quel jour est-il entré dans Paris ? le 30, après le combat, après la victoire, quand il ne nous restait plus qu’à ensevelir les morts. A quelle heure s’est-il présenté aux barrières ? à l’approche de la nuit : Il s’est glissé jusqu’à nous dans les ténèbres, il est entré furtivement dans son propre palais. Mais où était-il, que faisait-il le 28, le 29, entre Saint-Cloud menacé et Paris en feu ? Ami de la cour, sa place était à côté de son roi. Ami du peuple, pourquoi n’était-il pas à notre tête, devant l’Hôtel-de-Ville, au marché des Innocents, à la porte Saint-Denis, devant le Louvre, partout où nous avons combattu et où nos frères ont péri ?

D’autres faisaient remarquer avec quelle prévoyance tous les termes de la déclaration avaient été pesés. Le péril n’est pas encore tout-à-fait passé, disaient-ils, puisque douze mille soldats campent à quelques pas de la capitale. Aussi, que fait le duc d’Orléans ? il ne se prononce nettement ni pour l’un ni pour l’autre parti. On parle dans la déclaration des lois violées, mais sans dire par qui elles l’ont été. Le duc y présente son intervention comme une digue opposée à l’anarchie : Charles X pourrait-il s’en plaindre, s’il revenait vainqueur ? La déclaration n’est pas datée : pourquoi cela ? On ajoutait que, si le prince aspirait à la couronne, il devait avoir du moins le courage d’y porter la main, et que c’était se moquer de la révolution que de prétendre ruser avec elle. Il y en avait qui, encore plus animés, allaient jusqu’à dire que le duc d’Orléans n’étant qu’un Bourbon, il devait être enveloppé dans la malédiction qui frappait sa famille, et ils demandaient ironiquement si être né d’un régicide suffisait pour devenir roi.

À cela les partisans du prince répondaient qu’on devait tenir compte de la situation cruelle d’un homme forcé de voir des parents dans les oppresseurs de son pays ; qu’il se compromettait déjà bien assez aux yeux de la branche aînée, en s’entourant de personnages par qui l’insurrection avait été applaudie qu’il n’était pas juste d’oublier que, pendant quinze ans, les salons du prince s’étaient ouverts à tous les adversaires de la congrégation, à toutes les victimes de la tyrannie du château ; et qu’au lieu d’attaquer avec tant de dureté un homme puissant par sa position et ses richesses, il fallait le placer sur le trône, seul moyen peut-être d’en fermer irrévocablement la route à Charles X.

À ces réflexions et à ces conseils, quelques-uns répliquaient en montrant leurs blessures, leurs mains noires de poudre, leurs vêtements souillée. Une fermentation dangereuse régnait autour de l’Hôtel-de-Ville, et du sein de cette foule épaisse sortait un mugissement prolongé.

Il fallait calmer les esprits. M. Barthe, introduit dans la salle où la commission municipale était rassemblée, y avait fait une vive peinture de ce qu’il venait de voir, un rapport chaleureux de ce qu’il avait entendu, et M. Audry de Puyraveau l’ayant engagé à formuler ses impressions pour le peuple qui était dans l’attente, il avait rédigé une proclamation qui commençait par ces mots : « Charles X a cessé de régner sur la France. »

Pendant qu’il écrivait, le général Lebau s’approcha vivement de M. de Schonen, et lui montrant deux pistolets qu’il portait à sa ceinture : « Mon ami, lui dit-il, je sais que c’est ma mort que je vais signer. De ces deux pistolets, l’un est pour moi je vous laisserai l’autre. »

Mais déjà tout était prépare à l’Hôtel-de-Ville pour la réception du duc d’Orléans. Dès le 29, les représentants du parti orléaniste avaient entouré M. de Lafayette. Lui sachant un esprit facile et une âme naturellement ouverte aux exhortations généreuses, ils avaient organisé autour de lui une surveillance active et inquiète. Le noble vieillard était pour ainsi dire garde à vue. Un factionnaire, placé à la porte de son cabinet, avait pour consigne de ne laisser parvenir jusqu’à lui que les hommes d’une petite camarilla dont M. Carbonel était l’âme, M. Joubert l’homme d’affaires, et M. Odilon-Barrot l’orateur. M. Audry de Puyraveau lui-même n’était accueilli qu’avec défiance dans le sanctuaire, et toutes les fois qu’il y entrait, M. de Lafayette se contentait de lui serrer la main de l’air d’un homme extrêmement occupé. Le jour où la commission municipale s’était installée à l’Hôtel-de-Ville, elle avait été placée dans une pièce située à la droite de la grande salle Saint-Jean, non loin d’un couloir qui conduisait au cabinet du commandant général. Le 30, afin d’isoler complètement M. de Lafayette, on transporta la commission municipale dans une pièce située à l’autre extrémité de l’édifice. MM. de Schonen, Mauguin, Lobau, n’étaient pourtant pas républicains. Ainsi éloigné de tous les hommes à convictions hardies, de tous les jeunes gens dont il aimait les discours enflammés, M. de Lafayette s’était vu soumis, de la part des Orléanistes, à une obsession continuelle. On grossissait à ses yeux les devoirs austères de la dictature et la difficulté de retenir le peuple sur cette pente glissante des républiques. On profitait avec habileté de son horreur, bien connue, pour les coups d’état, et on lui montrait, comme conséquence inévitable de la république proclamée contre le vœu des députés, les tambours battant la charge et les grenadiers entrant au palais Bourbon la bayonnette au bout du fusil. Ne voulant ni d’un 18 brumaire ni d’un nouveau Guillaume III, M. de Lafayette hésitait. Il se serait décidé certainement pour la république, s’il n’avait senti autour de lui que des républicains. La démocratie déchaînée lui faisait peur, cependant ; mais son goût pour la popularité l’aurait entraîné. Car ce fut toujours là son plus puissant mobile : il ne savait pas qu’il est d’une âme vulgaire d’aimer le peuple avec le désir d’être applaudi par lui. Les grands cœurs se dévouent aux hommes en les dédaignant.

La nouvelle des agitations de l’Hôtel-de-Ville ne tarda pas à pénétrer au Palais-Bourbon. On y apprit, en même temps, que l’intention du prince était d’aller calmer, par une visite à M. de Lafayette, l’effervescence des esprits. M. Bérard fut envoyé au duc pour lui annoncer que les députés voulaient l’accompagner à l’Hôtel-de-Ville. Le prince s’habillait quand M. Bérard entra. Il le reçut en déshabillé, soit affectation de popularité, soit trouble d’esprit. Son visage était soucieux. Il parla à M. Bérard, en se faisant aider par lui dans sa toilette, de son éloignement pour les splendeurs de la royauté, de son goût pour la vie privée, et, surtout, de ce vieux sentiment républicain qui vivait au fond de son cœur et lui criait de refuser une couronne.

Pendant ce temps, la chambre des députés était en marche pour le Palais-Royal. Et telle était la terreur qu’inspirait à la bourgeoisie ce peuple armé pour sa querelle, que M. Delessert tremblait qu’en parcourant les rues, le cortège ne fut assailli à coups de pierre. On arrive au Palais-Royal. Une foule immense en encombrait les avenues. En abordant celui à qui il venait donner une couronne, M. Laffitte ne paraissait ni sérieux ni ému. Le sourire était sur ses lèvres, et avant de lire la déclaration en sa qualité de président, il se pencha à l’oreille du prince et lui dit en lui montrant sa jambe blessée : « Deux pantouffles, un seul bas ! Dieu ! si la Quotidienne nous voyait ! elle dirait que nous faisons un roi sans culottes ! » Que de sang versé le 29 pour renverser un trône ! Le 30 on en élevait un autre avec un mot plaisant. Ce n’est point par son côté tragique que l’histoire nous instruit le plus.

M. Laffitte ayant lu la déclaration de la chambre, le duc courût à lui les bras ouvers et le serra sur son cœur. Puis il voulut le conduire sur le balcon du palais ; mais M. Laffitte, que l’émotion avait gagné, se tenait modestement en arrière. Le duc lui prit la main, et parut avec lui aux yeux de la foule, du sein de laquelle s’élevèrent des cris mêlés de Vive le duc d’Orléans ! Vive Laffitte !

Voilà quelle fut dans la révolution la part de la bourgeoisie. Mais la sanction de l’Hôtel-de-Ville manquait encore à la dynastie nouvelle. Le duc d’Orléans et les députés prirent le chemin de la place de Grève. Lorsqu’ils sortirent du Palais-Royal, les cris de joie et de triomphe étaient assez nombreux. Le duc d’Orléans, à cheval, précédait M. Laffitte que des savoyards portaient dans une chaise. Ils étaient obligés de marcher lentement. Mais le duc s’arrêtait d’intervalle en intervalle pour les attendre, et se retournant, la main appuyée sur la croupe de son cheval, il parlait à M. Laffitte avec une bienveillance très démonstrative. Ce que voyant, les bourgeois applaudissaient. « Cela va bien », disait M. Laffitte « — Mais oui, répondait le duc d’Orléans, cela ne va pas mal. » Misères de la grandeur ! À partir du Carrousel, les acclamations avaient été beaucoup moins bruyantes. À mesure qu’on longeait les quais, l’attitude de la population devenait plus grave. Au Pont-Neuf, les cris cessèrent tout-à-fait. Lorsque le cortège arriva sur la place de Grève, elle présentait un aspect effrayant. Une grande foule la remplissait, et c’étaient partout des visages sinistres. On assurait que dans les rues obscures qui débouchent sur la place de Grève, des hommes étaient apostés pour tuer le duc d’Orléans au passage. Dans l’intérieur de l’Hôtel-de-Ville, l’indignation était au comble, et quelques personnages importants la partageaient. Le docteur Delaberge étant venu annoncer qu’à quelques pas de là, des jeunes gens paraissaient disposés à tout braver, et que la crainte d’égarer leurs coups sur Benjamin-Constant, Laffitte et quelques autres citoyens aimés, était à peine capable de les retenir. « Pour moi, s’écria le général Lobau, avec un emportement soldatesque, je ne veux pas plus de celui-ci que des autres. C’est un Bourbon. » Il est certain que l’invitation adressée la veille au duc d’Orléans par les députés, avait excité, même parmi les membres de la commission municipale, un mécontentement si vif, que M. Odilon Barrot venait d’être chargé d’aller au-devant du prince pour l’arrêter. Et telle était la fatigue de tous dans ces dévorantes journées, que, pendant qu’on lui amenait un cheval, il s’était endormi sur une borne. On le réveilla et il partit. Que serait-il advenu de cette mission, si elle eut été remplie ? mais le duc d’Orléans déjà était en marche, et tout allait dépendre de la réception qui lui serait faite. Quelques-uns la lui préparaient terrible. Un jeune homme avait juré de l’immoler au moment où il mettrait le pied dans la grande salle. Vain projet ! quand il prit le pistolet destiné à ce dessein, il ne put s’en servir : une main invisible l’avait déchargé.

Ainsi semblaient s’annoncer des événements redoutables. Le duc d’Orléans s’avança lentement à travers les barricades, sans regarder ni à droite ni à gauche, et tout plein d’une émotion contenue. À son apparition sur la place, le tambour avait battu aux champs dans l’intérieur de l’Hôtel-de-Ville. À peine le prince eût-il gagné le milieu de la place, que le bruit du tambour s’éteignit subitement. Il continua pourtant sa marche mais on remarqua, lorsqu’il montait les degrés de l’Hôtel-de-Ville, que son visage était très-pâle. M. de Lafayette parut sur le palier du grand escalier, et reçut son royal visiteur avec la politesse d’un gentilhomme charmé de faire à un prince les honneurs d’une souveraineté toute populaire. Ils entrèrent l’un et l’autre dans la grande salle, où se trouvait rassemblé l’état-major. Quelques élèves de l’École polytechnique attendaient, la tête haute et l’épée nue. Une douleur morne se peignait sur la figure des combattants de la veille, dont quelques-uns versaient des pleurs. M. Laffitte, comme président, devait lire la déclaration de la chambre ; mais un des députés qui l’accompagnait s’avança et lui prit le papier des mains, pour en donner lecture. Au moment où le député prononçait ces mots : « Le jury pour les délits de presse », le duc d’Orléans se pencha vers M. de Lafayette, et lui dit avec bonhomie : « Il n’y aura plus de délits de presse. » La harangue achevée, il répondit, en mettant la main sur son cœur, ces paroles ambiguës, et singulières pour la circonstance : « Comme Français, je déplore le mal fait au pays et le sang qui a été versé. Comme prince, je suis heureux de contribuer au bonheur de la nation. » Les députés applaudirent. Les maîtres de l’Hôtel-de-Ville frémissaient d’indignation. Alors, le général Dubourg s’avança, et la main étendue vers la place remplie d’hommes armés, il dit : « Vous connaissez nos droits ; si vous les oubliez, nous vous les rappellerons. » Enhardi par la bienveillance de Lafayette, le duc d’Orléans répondit avec une habile fermeté, et comme un homme indigné de voir suspecter son patriotisme. Toutefois, en sortant de l’Hôtel-de-Ville, le prince n’était pas entièrement rassuré. S’étant trouvé pendant quelques instants séparé de sa suite, et ne voyant auprès de lui qu’un jeune homme à cheval, M. Laperche, lequel ne paraissait pas inconnu aux combattants, il lui fit signe d’approcher et de marcher à ses côtés. Que pouvait-il craindre ? C’en était fait : la révolution venait de trouver son dénoûment. Un drapeau tricolore avait été apporté ; le duc d’Orléans et M. de Lafayette avaient paru tous les deux aux fenêtres de l’Hôtel-de-Ville avec ce drapeau magique. On ne criait encore que : Vive Lafayette ! Quand il eut embrassé le duc, on cria aussi : Vive le duc d’Orléans ! Le rôle du peuple était fini : le règne de la bourgeoisie commençait.

Ce jour-là même, et non loin de l’Hôtel-de-Ville, un bateau, placé au bas de la Morgue, et surmonté d’un pavillon noir, recevait des cadavres qu’on descendait sur des civières. On rangeait ces cadavres par piles en les couvrant de paille ; et rassemblée le long des parapets de la Seine, la foule regardait en silence.

Le lieutenant-général du royaume regagna son palais par une route, et le banquier son hôtel par une autre.

M. Laffitte a raconté depuis qu’en revenant de la place de Grève, il avait éprouvé un grand serrement de cœur et comme un regret confus des événements de cette journée. Il est des hommes qui dépensent beaucoup de puissance pour arriver à un résultat vain ; quand leur œuvre est achevée, elle les humilie ; et les excitations de la lutte venant à leur manquer, ils demeurent frappés de la puérilité du triomphe. Un sentiment de ce genre dut s’emparer de M. Laffitte, si, dans ses efforts pour créer une dynastie nouvelle, il avait cru de bonne foi qu’il allait donner à la société des fondements nouveaux. Que si, au contraire, il n’avait eu pour but que de fixer le pouvoir dans la classe moyenne, il eut tort de se repentir même vaguement de ce qu’il venait de faire, car il avait réussi, et, grâce à lui, entre l’ancien régime dissous et la démocratie comprimée, la révolution bourgeoise de 89 allait reprendre son cours.

Quant à M. de Lafayette, il pouvait tout alors et ne décida de rien. Sa vertu fut éclatante et funeste. En lui créant une influence supérieure à sa capacité, elle ne servit qu’à annuler, entre ses mains, un pouvoir qui, en des mains plus fortes, aurait fait à la France d’autres destinées. M. de Lafayette avait cependant plusieurs des qualités essentielles au commandement. Ses manières présentaient comme son langage un mélange singulier de finesse et de bonhomie, de grâce et d’austérité, de dignité sans morgue et de familiarité sans bassesse. Pour les uns il était resté grand seigneur quoiqu’il se fût mêlé à la foule pour les autres il était né homme du peuple en dépit de son illustre origine. Heureux privilège que celui de conserver tous les avantages d’une haute naissance en se les faisant pardonner ! Ajoutez à cela que M. de Lafayette avait tout à la fois la pénétration des esprits sceptiques et la chaleur d’une âme croyante, c’est-à-dire la double puissance d’entraîner et de contenir. Dans les réunions de la charbonnerie il savait parler avec feu. À la chambre, c’était un discoureur aimable et spirituel. Que lui manquait-il donc ? Du génie, et plus que cela, dit voiloir. M. de Lafayette ne voulait rien fortement, parce que ne pouvant diriger les événements, il aurait été affligé de les voir diriger par un autre. En. ce sens M. de Lafayette avait peur de tout le monde, mais sortent de lui-même. Le pouvoir l’enchantait et l’effrayait ; il en aurait bravé les périls, mais il en redoutait les embarras. Plein de courage, il manquait absolument d’audace. Capable de subir notablement la violence, non de l’employer avec profit, la seule tête qu’il eût sans épouvante livrer au bourreau, c’était la sienne.

Tant qu’il s’était agi d’un gouvernement de passage, il y avait suffi, il en avait même été charmé. Environné à l’Hôtel-de-Ville d’une petite cour dont le bourdonnement lui plaisait, il jouissait, avec une naïveté un peu enfantine, de la vénération bruyante dont on entourait sa vieillesse. Dans ce cabinet où venaient aboutir toutes les nouvelles, d’où partaient à chaque instant des proclamations, où l’on gouvernait par signatures, on s’agitait beaucoup pour faire peu de chose. Situation qui convient à merveille aux esprits faibles, parce qu’au milieu des agitations stériles ils se font plus aisément illusion sur leur effroi de tout ce qui est décisif. Eh bien, cet effroi, M. de Lafayette l’éprouvait au plus haut degré et il y parut clairement quand le moment vint de se prononcer. Au danger de faire ce qu’il voulait, il préféra celui de voir faire ce qu’il ne voulait pas. Une couronne était posée devant lui : il ne la refusa point, il ne la donna point, il la laissa prendre.

Toutefois, il ne se rappelait pas sans quelque frayeur les promesses dont il avait bercé ses jeunes amis. Il appréhendait leurs reproches. N’allait-on pas l’accuser d’avoir trahi la cause de la révolution ? Lui qui, au sein du carbonarisme, s’était déclaré l’adversaire implacable des royautés ; lui qui avait si énergiquement combattu, dans les conciliabules secrets de la Restauration, la candidature du duc d’Orléans, appuyée, disait-on, par Manuel, que répondrait-il aux hommes qui avaient suivi sa bannière, lorsqu’ils lui viendraient demander compte de la république étouffée à son berceau, de leurs illusions détruites, de leur sang versé dans une autre espérance ? En proie à toutes ces agitations et tremblant pour sa popularité en péril, il prit le parti d’atténuer par des conditions tardives l’immensité de la concession qu’il venait de faire. La rédaction d’un programme fut débattue entre lui et MM. Joubert et Marchais. Voici la vérité sur ce programme, qui devait être l’objet de tant de controverses.

Apres une discussion assez approfondie, un acte fut rédigé à l’Hotel-de-Ville : il contenait le résumé des conditions auxquelles M. de Lafayette consentait à s’humilier sous le pouvoir d’un roi.

M. de Lafayette prit ce papier qui pouvait changer les destinées d’un peuple, et se rendit au Palais-Royal avec l’intention de faire apposer au contrat convenu la signature du duc d’Orléans. Mais, en l’apercevant, le prince accourut vers lui avec de douces paroles. Ils parlèrent de la république, de celle des États-Unis ; M. de Lafayette pour dire qu’elle avait toutes ses sympathies ; le duc pour élever des doutes sur la possibilité d’une application des théories américaines à un pays tel que la France. Le prince ne niait pas cependant qu’il ne fût républicain au fond du cœur, et il tomba d’accord avec M. de Lafayette que le trône qu’il fallait en France « était un trône entouré d’institutions républicaines. » M. de Lafayette fut si enchanté de ces déclarations, qu’il ne songea pas même à montrer le papier qu’il avait apporté. La parole d’un gentilhomme lui parut une garantie plus forte qu’une signature qu’il n’aurait pu demander sans témoigner pour le duc une défiance injurieuse. Plus tard, il dit à M. Armand Carrel qui lui reprochait avec amertume sa conduite dans cette fameuse entrevue : « Que voulez-vous, mon ami ? à cette époque-là, je le croyais bon et bête. »

Du reste, l’éducation politique des esprits, sous la Restauration, avait été fort mal faite. Un trône républicain fut la dernière chimère enfantée par le désir du changement. Il faut ajouter qu’elle séduisit quelques hommes sérieux car, en apprenant par M. Civiale la révolution de juillet et le dénouement qu’on lui préparait, le vieil abbé Grégoire, qui habitait alors Passy, s’écria, plein d’enthousiasme et en joignant les mains : « Il serait donc vrai, mon Dieu ! nous aurions tout ensemble la république et un roi ! »

Les hommes d’une intelligence élevée ne pouvaient guère partager ces transports puérils, et rien ne le prouva mieux qu’une démarche qui fut alors tentée par Bazar auprès de Lafayette. Bazar était un esprit hardi et vigoureux. Nourri de la lecture de Saint-Simon, il avait puisé dans les écrits de ce gentilhomme novateur un impatient et vaste désir de réformes. Admis auprès de M. de Lafyette, il lui exposa ses idées qui n’allaient pas à moins qu’à remuer la société dans ses fondements. « L’occasion est belle, disait Bazar à Lafayette, et voici que la fortune vous a livré la toute-puissance. Qui vous arrête ? Soyez le pouvoir, et que par vous la France soit régénérée. » M. de Lafayette écoutait avec un étonnement inexprimable cet homme, plus jeune que lui, mais dont la supériorité intellectuelle le frappait de respect. Jamais d’aussi audacieuses paroles n’avaient retenti à son oreille : jamais on ne l’avait fait descendre par la pensée en de telles profondeurs. Mais il était trop tôt pour une rénovation sociale, et M. de Lafayette, qui en comprenait à peine la nécessité, n’était pas fait pour en courir les hasards. Cet entretien fut la seule tentative vraiment philosophique née de l’ébranlement de juillet : elle dut échouer comme tout ce qui vient avant l’heure.

Le gouvernement de la bourgeoisie était à peu près constitué. Il ne lui restait plus qu’à s’entourer. d’ue popularité factice qui lui permît de résister aux orages d’un premier établissement. Des émissaires sont envoyés dans les quartiers les plus populeux. Ils se mêlent à tous les groupes. Avec cette assurance que donne un commencement de succès et qui impose toujours à la multitude, ils vantent courage du duc d’Orléans, son patriotisme, ses vertus ; et, identifiant à sa cause celle de la révolution elle-même, ils dénoncent comme agents de la dynastie chassée ceux qui osent élever la voix contre le prince. Bientôt des proclamations sont partout affichées, où on lit ces mensongères paroles : « Le duc d’Orléans n’est pas un Bourbon, c’est un Valois. » Des manifestes républicains ont paru on les déchire avec emportement, et on en représente les auteurs comme des hommes avides de pillage. A la Tribune ! à la Tribune ! s’écrient quelques voix ; et une bande d’hommes en guenilles se dirige vers les bureaux de la feuille républicaine. La salle de rédaction est envahie ; les écrivains sont couchés en joue. L’intrépidité de ces jeunes gens les sauva. Debout et calme devant ces furieux qui, de la pointe de leurs baïonnettes, touchaient presque sa poitrine, le rédacteur en chef de la Tribune, Auguste Fabre, les tenait en respect par la dignité de son maintien et la fermeté menaçante de son langage. Tant de sang-froid donna le temps à un ami d’aller chercher du secours au poste des Petits-Pères. Mais, sur la place inondée par la foule, quelques forcenés criaient pour exciter le peuple : « Qu’on fasse descendre ces républicains ! nous voulons les fusiller ! » On eut quelque peine à les sauver. M de Lafayette, averti, fit évacuer la place.

A l’Hôtel-de-Ville, le duc d’Orléans venait d’échapper au plus grand danger qu’il pût courir : il avait vu face à face ses plus redoutables adversaires. Alors seulement il est foi dans lui-même et dans l’avenir de sa race. Une heure avait suffi pour lui prouver que les hommes les plus fougueux ne tarderaient pas à s’user par leur propre violence ; que la bassesse, qui a sa contagion comme l’héroïsme, pousserait en foule vers lui les ambitieux et les sceptiques ; que la multitude, par incertitude et ignorance, était toute prête pour la servitude avec des mots nouveaux ; et enfin qu’il pouvait compter sur l’imbécillité publique. D’ailleurs, M. de Lafayette lui avait communiqué dans un embrassement toute la puissance d’un beau nom et une popularité sans égale. Il avait encore des ménagements à garder vis-à-vis de Charles X ; il sentit qu’il n’avait plus rien à craindre du parti républicain.

Aussi la soirée de ce jour mémorable fut-elle marquée par une scène dont les moindres détails méritent d’être rapportés. M. Thiers fit prévenir quelques jeunes gens qui à une intelligence prompte et vive joignaient une grande bravoure personnelle, que le lieutenant-général du royaume désirait avoir avec eux une entrevue. Ils se réunirent donc dans les bureaux du National, et là M. Thiers ne négligea rien pour plier à une révolution de palais ces âmes fortement trempées. Il osa même dire, en montrant M. Thomas : Voici un beau colonel, insinuations empruntées à une habileté vulgaire et qui furent repoussées avec dédain.

On se rendit au Palais-Royal. Les visiteurs étaient MM. Boinvilliers, Godefroi Cavaignac, Guinard, Bastide, Thomas et Chevallon. M. Thiers leur servait d’introducteur. Ils attendirent assez long-temps dans la grande salle située entre les deux cours du Palais Royal, et déjà leur impatience éclatait en menaces, lorsque le lieutenant-général entra d’un air gracieux et le sourire sur les lèvres. La scène se passait aux flambeaux. Le duc exprima poliment à ces Messieurs le plaisir qu’il éprouvait à les recevoir, mais son regard semblait les interroger sur le motif de leur visite. Ils furent étonnés, et M. Boinvilliers, prenant la parole, désigna celui qui était venu, au nom du lieutenant-général lui-même, les inviter à une semblable démarche. M. Thiers parut légèrement embarrassé, et le duc répondit d’une manière équivoque. Ces puérilités servirent de prélude à une conversation grave.

« Demain, dit M. Boinvilliers au prince, demain vous serez roi. »

À ces mots, le duc d’Orléans fit presqu’un geste d’incrédulité. Il dit qu’il n’avait pas aspiré à la couronne, et qu’il ne la désirait pas, quoique beaucoup de gens le pressassent avec ardeur de l’accepter.

« Mais enfin, continua M. Boinvilliers, en supposant que vous deveniez roi, quelle est votre opinion sur les traités de 1815 ? Ce n’est pas une révolution libérale, prenez-y garde, que celle qui s’est faite dans la rue, c’est une révolution nationale. La vue du drapeau tricolore, voilà ce qui a soulevé le peuple, et il serait certainement plus facile de pousser Paris vers le Rhin que sur Saint-Cloud. »

Le duc d’Orléans répondit qu’il n’était point partisan des traités de 1815 ; mais qu’il importait de garder beaucoup de mesure vis-à-vis des Puissances étrangères, et qu’il y avait des sentiments qu’il ne fallait pas exprimer tout haut.

La seconde question que M. Boinvilliers lui adressa, était relative à la pairie.

« La pairie, disait M. Boinvilliers, n’a plus de racines dans la société. Le Code, en morcelant les héritages, a étouffé l’aristocratie dans son germe, et le principe de l’hérédité nobilière a aujourd’hui fait son temps. »

Le duc prit la défense de l’hérédité de la pairie, mais avec mollesse. Il la considérait comme formant la base d’un bon système de garanties politiques. « Du reste, ajouta-t-il, c’est une question à examiner, et si la pairie héréditaire ne peut exister, ce n’est pas moi qui l’édifierai à mes frais. » Le duc parla ensuite des cours royales et de la nécessité d’en respecter l’organisation, tout en rappelant des procès qu’il avait perdus ; il s’éleva contre la république avec beaucoup de fermeté il avoua qu’il avait été républicain, mais il condamnait ce système, surtout dans son application à la France.

« Monseigneur, lui dit alors M. Bastide avec une douceur presque ironique, dans l’intérêt même de la couronne, vous devriez convoquer les assemblées primaires. »

Le prince retira sa main qu’il appuyait négligemment sur le bras de M. Bastide, fit deux pas en arrière, changea de visage, et, s’emparant de la parole avec vivacité, il s’étendit sur la révolution, sur ses excès, sur tant de pages funestes à mettre à côté de quelques pages glorieuses ; — et il montrait du doigt deux tableaux représentant la bataille de Jemmapes et celle de Valmy. — il continuait et attaquait en termes fort clairs le système suivi par la Convention, lorsqu’attachant aur lui un regard dur et fixe qui déjouait le sien, M. Godefroi Cavaignac s’écria rudement : « Monsieur, vous oubliez donc que mon père était de la Convention ? — Le mien aussi, Monsieur, répliqua le duc d’Orléans ; et je n’ai jamais connu d’homme plus respectable. » Les assistants étaient attentifs à ce débat entre deux fils de régicide. Le duc d’Orléans se plaignit des calomnies répandues contre sa famille, et comme M. Boinvilliers avait manifesté la crainte de voir les carlistes et le clergé encombrer les avenues d’un trône nouveau : « Oh ! pour ceux-là, s’écria le duc énergiquement, ils ont porté de trop rudes coups à ma maison : une barrière éternelle nous sépare. » Puis s’enivrant de sa propre parole et oubliant tout-à-fait son entrevue avec M. de Mortemart, il parla d’une rivalité, rivalité longue et terrible. « Vous savez ce que sont les haines de famille ? Eh bien ! celle qui divise la branche aînée et la branche cadette des Bourbons ne date pas d’hier : elle remonte à Philippe, frère de Louis XIV. » Il fit l’éloge du régent : le régent avait été horriblement calomnié ; on n’avait pas su tous les services qu’il voulait et pouvait rendre ; beaucoup de fautes lui avaient été injustement imputées, etc., etc. Il aborda ainsi bien des sujets divers, s’exprimant sur toute chose longuement, sans éclat, sans profondeur, mais non sans maturité et avec une facilité d’élocution remarquable. Peut-être cédait-il de la sorte à un entraînement vaniteux. Peut-être aussi était-il bien aise de montrer en quoi son éducation avait différé de celle des autres princes, moins habiles en cela, toutefois, que M. de Talleyrand à qui l’Europe crut du génie, parce qu’il avait passé la moitié de sa vie à parler en monosyllabes et l’autre moitié à se taire.

Au moment où les républicains allaient sortir, le duc d’Orléans leur dit d’une voix caressante : « Vous reviendrez à moi vous verrez ! » Et le mot jamais ayant retenti à son oreille, « il ne faut jamais prononcer ce mot » ajouta-t-il, en rappelant un aphorisme vulgaire, et comme un homme qui croit peu aux convictions intraitables.

Ces jeunes gens qui, pendant trois jours, avaient combattu mêlés au peuple, se retirèrent l’âme oppressée. « Ce n’est qu’un deux cent-vingt-un, dit en sortant M. Bastide. »