Histoire de dix ans,tome 3/Chapitre 6

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(IIIp. 245-286).
CHAPITRE VI.


Division du parti légitimiste : Paris, Massy, Holy-Rood. – Secrètes conférences de Lucques. — Lettre de M. de Kergolay à Charles X. — Dispositions des petites Cours de l’Italie à l’égard de la duchesse de Berri. — Mésintelligence entre Massa et Holy-Rood. – M. de Blacas éloigné. — Détails de la conspiration royaliste. — Politique de l’Autriche : le prince de Metternich opposé aux projets de la duchesse de Berri. – Instructions adressées au représentant de la duchesse de Berri en Espagne. — Relations diplomatiques de cette princesse avec le cabinet de la Haye, avec celui de Saint-Pétersbourg. — Situation de la Vendée. – Constitution et ordonnances préparées à Massa. — La duchesse de Berri s’embarque secrètement. — Sa traversée sur le Carlo-Alberto. — Tentative d’insurrection à Marseille. — Voyage de la duchesse de Berri à travers la France. — Prise du Carlo-Alberto. — Mlle Lebeschti. — La duchesse de Berri en Vendée ; division intestine. — La prise d’armes ordonnée ; contre ordre ; engagements partiels ; visite a la Chaslière. — Combat du Chêne ; siège de la Penissière. — L’insurrection étouffée. La duchesse de Berri à Nantes.


Nous avons laissé la duchesse de Berri méditant à Massa le hardi projet de relever le trône de son fils ; mais les forces du parti légitimiste ne répondaient pas à l’audace d’un tel dessein.

Le parti légitimiste, en effet, était alors en proie à de graves dissentiments, et il se partageait en trois fractions bien distinctes :

La première ne voulait marcher au rétablissement de Henri V que par les voies légales et parlementaires. Son centre était Paris ; son organe, la Gazette de France ; et elle avait pour principaux représentants le duc de Bellune, le vicomte de Châteaubriand.

La seconde n’attendait rien que de l’intervention armée des Puissances. Elle dominait à Holy-Rood, et recevait son impulsion du duc de Blacas.

La troisième repoussait comme impopulaire et funeste l’intervention de l’étranger ; mais elle rejetait en même temps tout système d’opposition légale, et comptant sur les ressources des royalistes à l’intérieur, elle n’aspirait qu’à soulever les provinces. Les yeux fixés sur Massa, elle applaudissait aux sentiments aventureux de Marie-Caroline, et avait pour chefs le maréchal Bourmont, le comte de Kergorlay, le duc d’Escars, le vicomte de Saint-Priest.

Cette division du parti rendait le rôle de Marie-Caroline très-difficile et très-périlleux, car elle avait de la sorte à lutter, non seulement contre la prudence timide des notabilités légitimistes de la capitale, mais encore contre le mauvais vouloir des grandes Cours, qu’irritait le désir affiché par la princesse de se rendre indépendante de leur appui.

Dès son arrivée à Massa, Marie-Caroline avait pu entrevoir les difficultés de son entreprise. Nous avons dit que le duc de Blacas lui avait été donné comme mentor politique. L’attachement qu’elle témoignait à M. de Mesnard, son premier écuyer, et à M. de Brissac, son chevalier d’honneur, fit ombrage au favori de Charles X, et ces messieurs ne tardèrent pas à apprendre qu’on cherchait à les éloigner. M. de Brissac, dans sa droiture, n’en voulut rien croire mais M. de Mesnard, moins incrédule, engagea la duchesse à s’entourer de conseillers capables de ruiner auprès d’elle l’influence de M. de Blacas. Le maréchal Bourmont était arrivé à Massa, ainsi que MM. de Pastoret, d’Escars, de Kergorlay. Ils surent de la duchesse de Berri qu’elle n’avait qu’une connaissance très-imparfaite des pouvoirs que M. de Blacas avait reçus de Charles X ; ils contraignirent le favori à les montrer ; et leur étonnement fut au comble lorsqu’ils virent que ces pouvoirs, tout en accordant à la mère de Henri V le titre de régente, en conféraient à M. de Blacas toutes les fonctions et toute l’autorité. Des conférences secrètes eurent lieu à Lucques. M. de Kergorlay y combattit avec beaucoup d’énergie le droit que s’arrogeait Charles X de disposer de la régence après une abdication volontaire et formelle. MM. de Bourmont et d’Escars se rangèrent de l’avis de M. de Kergorlay. M. de Pastoret, dont ces ardents débats alarmaient la modération, se contenta de faire remarquer que l’acte relatif à la régence était de plusieurs mois postétieur à l’abdication et conséquemment irrégulier. Seul, M. Billot soutint les prétentions de M. de Blacas, sur la demande duquel on l’avait mandé à Massa. Au sortir de ces discussions brûlantes, M. de Kergorlay écrivit à Charles X, pour lui exprimer sa conviction, une lettre pleine à la fois de respect et de fermeté[1] Quant à M. de Blacas, il sortait vaincu des conférences de Lucques. M. de Metternich eut beau l’appuyer chaudement auprès de la duchesse de Berri, elle n’attendit plus qu’une occasion pour l’éloigner.

A l’embarras de ces démélés intérieurs se joignait, pour la princesse, celui des frayeurs diplomatiques que sa présence inspirait. Parmi les petits princes d’Italie, les ducs de Modène et de Lucques étaient les seuls qui eussent offert à la mère du duc de Bordeaux une hospitalité courageuse et franche. Le roi de Sardaigne lui écrivait des lettres affectueuses, lui donnait des conseils utiles, mais tout cela dans l’ombre. Le grand-duc de Toscane lui refusa l’autorisation d’aller à Pise prendre les bains. Enfin, elle fut au moment de se voir fermer les portes de la ville même où régnait son frère. « Si la duchesse de Berri, avait dit le général Sébastiani, prétend faire de Naples le théâtre de ses intrigues, la France a des soldats, elle a des vaisseaux, et Toulon n’est pas loin de Naples. » Ces paroles, transmises par le prince de Castelcicala au gouvernement napolitain, lui causèrent les plus vives alarmes. Il n’ignorait pas que la cour de France, si facile sur tout le reste, ne manquerait pas sur une question purement dynastique, et vis-à-vis d’une petite Puissance, de se montrer intraitable. Sur ces entrefaites, le roi de Naples étant revenu de Sicile, quelques-uns de ses conseillers, et entr’autres le ministre de la guerre Fardella, lui firent peur du cabinet des Tuileries, et il résolut de refuser à sa sœur l’entrée de son royaume, ce qui serait arrivé si le prince Cassaro n’eût fait sentir à sa majesté sicilienne tout ce qu’il y aurait dans un pareil refus de déshonorant et de lâche. Il fut donc loisible à Marie-Caroline d’aller revoir Naples. A Rome, le pape l’accueillit avec beaucoup de bonté ; mais le comte de Lutzow, ambassadeur d’Autriche, et, à son exemple, les ambassadeurs de Prusse et de Russie s’abstinrent de paraître chez elle, négligence affectée à laquelle son orgueil de princesse et de mère fut extrêmement sensible ! A Naples, elle trouva dans son frère une bienveillance démonstrative, mais avare et stérile ; et, après un séjour que rendaient cher à son cœur quelques souvenirs de jeunesse, elle reprit la route de Massa, où M. de Saint-Priest, qu’elle avait rencontrée à Naples, s’empressa de la suivre et où elle s’absorba tout entière dans les soucis de son ambition maternelle.

Mais ce qui se passait à Massa n’était pas vu sans peine à Holy-Rood, comme on en put juger par diverses missives du baron de Damas et par une lettre de Charles X à sa bru. Dans cette lettre, le vieux roi disait que la place de Madame était à Holy-Rood auprès de ses enfants ; il y annonçait sa résolution de rappeler M. de Blacas, en attendant qu’il intimât à la duchesse de Berri elle-même l’ordre de revenir. Et cependant, c’était du mois de mars 1831 que datait l’élévation de la duchesse de Berri à la régence[2].

D’un autre côté, la petite cour de Massa était informée des tentatives faites auprès de la Conférence de Londres par les conseillers de Charles X ; on savait que le baron de Damas était parti d’Édimbourg pour aller plaider devant les membres de la Conférence, et au nom de Charles X, la cause du jeune Henri. Dans cette situation, le maréchal Bourmont aurait désiré que la cour de Massa ne négligeât point de se faire représenter à Londres par un agent chargé d’y neutraliser, en ce qu’elles pouvaient avoir de fâcheux, les démarches des envoyés d’Holy-Rood. La mission était délicate, et il avait été question de la confier à M. de Saint-Priest, ancien ambassadeur à Madrid, homme habile et modéré. Mais M. de Saint-Priest pensa qu’avant d’accréditer des ambassadeurs auprès des Puissances, il était nécessaire que la duchesse de Berri fît régulariser sa position et définir clairement son autorité.

En tout état de cause, éloigner M. de Blacas était indispensable. Après de longues tergiversations qui, chez la princesse, avaient leur source dans la crainte de déplaire à Charles X, on s’arrêta au parti que voici : La duchesse de Berri, dans une lettre ferme et mesurée, représenta au duc de Blacas qu’il y avait d’immenses inconvénients dans la co-existence de deux centres d’action placés, l’un en Écosse, l’autre en Italie ; que la plus grande unité devait présider aux efforts des royalistes, et que, pour ce qui la concernait, elle était inébranlablement décidée à rester au poste que lui assignaient les plus chers intérêts de son fils. Elle finissait en demandant au duc de Blacas, comme un service d’ami, de partir pour l’Écosse et d’y porter toutes ces considérations à la connaissance de Charles X. Le duc se soumit, et quelque temps après il était en route pour Édimbourg.

Ainsi délivrée d’une tutelle importune, Marie-Caroline poursuivit son entreprise avec une suite et une vigueur surprenantes chez une femme, et en présence d’aussi nombreux obstacles. Les correspondances avec le Midi et la Vendée redoublèrent d’activité. Le duc d’Escars parcourait les provinces méridionales dont il devait prendre le commandement ; des proclamations et des ordonnances furent préparées[3] ; un acte, daté de Massa, établit à Paris un gouvernement provisoire, dont M. de Chateaubriand, M. de Kergorlay, le duc de Bellune, M. de Latour-Maubourg, devaient faire partie, et dont M. de Floirac fut nommé secrétaire[4] ; enfin, on ouvrit avec certains chefs du parti bonapartiste une négociation qui mérite d’être rapportée avec quelques développements, parce qu’elle montre quelles étaient, à cette époque, les secrètes pensées de l’Autriche.

La première nouvelle de la révolution de juillet avait douloureusement affecté le prince de Metternich. Mais, quand cette nouvelle lui parvint, il se trouvait à Carlsbad, avec le comte de Nesselrode. Or, le comte de Nesselrode ayant, par une interprétation erronée des sentiments de son maître, émis l’opinion que la Russie reconnaîtrait, à l’exemple de l’Angleterre, le gouvernement français, le prince de Metternich trembla que l’Autriche n’eût à soutenir toute seule le choc de la révolution française. Il ne tarda pas à être détrompé par le comte Orloff, envoyé de Saint-Pétersbourg pour s’entendre avec le cabinet autrichien. Mais il n’était plus temps. Il avait donc tenu à fort peu de chose que Louis-Philippe ne fût pas reconnu par l’Autriche, et en donnant son audience de congé au général Belliard, le prince de Metternich n’avait pas craint de lui dire : « L’empereur abhorre ce qui vient de se passer en France. Son sentiment profond est que l’ordre actuel ne peut pas durer. Il est également convaincu que le chef du nouveau gouvernement et ses ministres ne doutent pas de cette vérité. Dès-lors, ils devront se livrer avec anxiété à la recherche des moyens de se soutenir le plus long-temps possible, et ces moyens, ils ne les pourront trouver qu’en revenant aux règles et aux principes sur lesquels reposent tous les gouvernements. » Ainsi, l’Autriche n’avait reconnu le gouvernement français que dans l’espérance d’arriver par lui à l’anéantissement du principe révolutionnaire. Voyant le cabinet des Tuileries marcher vers ce but avec persévérance, et n’ayant plus de doute sur la résolution prise par Louis-Philippe de maintenir intacts les traités de 1815, le cabinet autrichien en était venu à considérer comme un gage de sécurité pour l’Europe monarchique l’affermissement de Louis-Philippe sur le trône. Le principe de l’usurpation n’avait pas cessé d’être maudit à Vienne, mais on s’y félicitait de la sagesse de celui qu’on y appelait l’usurpateur. De là, refus d’appuyer toute entreprise tentée contre le gouvernement français. Tenir des prétendants en réserve pour en menacer au besoin Louis-Philippe, et imposer à ces prétendants, à travers mille égards hypocrites, une inaction soigneusement calculée, tel était le double aspect de la politique autrichienne à l’égard de la dynastie d’Orléans.

Diverses circonstances, si elles n’avaient été jusqu’ici tenues dans l’ombre, auraient découvert le fond de cette politique.

Il y avait alors en Suisse un général de l’Empire. Ennemi du gouvernement qui avait prévalu en France, ce général fit passer sous les yeux du prince de Metternich, par l’intermédiaire de M. de Bombelles, diverses propositions ayant trait au rétablissement du duc de Reichstadt et suivies d’un projet de constitution impériale. Mais, non content de fermer l’oreille à ces propositions, le prince de Metternich en donna communication à un correspondant de la duchesse de Berri, et ce fut là le point de départ de la négociation dont nous avons parlé. La cour de Massa n’hésita pas à se mettre en rapport avec quelques Bonapartistes dans le dessein, qui leur était commun, de renverser Louis-Philippe. Mais il était difficile qu’on s’entendît : les uns ne voulaient rien tenter qu’avec le drapeau tricolore ; la cour de Massa ne pouvait renoncer au drapeau blanc. Les pourparlers aboutirent à la note suivante :

« Par estime pour les sentiments que vous nous avez exprimés, nous vous acceptons et nous vous donnons entière liberté d’agir avec les vôtres pour le but convenu et expliqué dans la note du 19 novembre, par laquelle, déclarant que nous ne pouvions transiger sur la couleur du drapeau, nous avons promis et promettons d’accueillir tous ceux qui, dans l’intérêt de la France, combattraient pour replacer Henri V sur le trône, et de reconnaitre leurs services.

Marie-Caroline. » XXX

Un pareil langage n’était nullement conforme aux sentiments de ceux des Bonapartistes auxquels on l’adressait. Un d’eux s’en expliqua en termes énergiques : « Les blancs, dit-il, voudront toujours mollement les bleus. Ceci en est une nouvelle preuve. »

Pendant ce temps, M. de Metternich faisait écrire à la duchesse de Berri que sa présence à Massa était dangereuse ; que le gouvernement français avait l’œil sur toutes ses démarches ; qu’elle devait craindre de nuire à la cause de son fils par la témérité de ses projets ; que ce serait compromettre cette cause à coup-sûr que de fournir à ses ennemis l’occasion de s’emparer d’un ôtage précieux, etc…

Toute la politique de M. de Metternich était dans ces conseils, dontia prudence déguisaitmal l’égoïsme. La duchesse de Berri n’avait donc pas à compter sur le cabinet de Vienne. Elle espérait mieux de celui de Madrid, où elle avait, dans la reine Christine, un puissant appui ; mais M. de Saint-Priest n’eut pas de peine à lui faire comprendre que le gouvernement espagnol était trop faible pour que son intervention pût être efficace ; que le mérite du résultat ne compenserait pas ici l’odieux du principe ; qu’il fallait, avant tout, éviter la honte et le péril d’une troisième invasion ; que, pour servir utilement la cause, la légion organisée à Valladolid devait être composée de soldats français et commandée par des officiers français ; qu’il importait, en un mot, qu’aucun Espagnol ne franchît la frontière. Cet avis prévalut, et M. de Saint-Priest fut autorisé à écrire dans ce sens au représentant de la petite cour de Massa, en Espagne. Voici en quels termes étaient conçues ces instructions :

« Deux choses dans vos rapports ont particulièrement fixé mon attention : ce que vous dites de la légion étrangère et du refus de laisser entrer Madame en Espagne.

Relativement au premier point, il est très-essentiel que vous vous assuriez positivement de la force de ce corps et de sa composition. S’il est en effet formé de Français, et s’il compte au moins quelques centaines d’hommes, il pourrait être très-utile, dans le cas où Madame réussirait à opérer un grand mouvement dans le Midi, mais il faudrait pour cela que le gouvernement espagnol permît qu’il fût rapproché des frontières, de manière à pouvoir opérer par la vallée de l’Arriège… Toutefois, en vous indiquant combien cette coopération serait désirable, Madame ne s’en dissimule pas les difficultés. Il est douteux, d’une part, que le gouvernement espagnol vous accorde cette autorisation et de l’autre, il faudrait, pour que cette diversion fût utile, que ce corps fût réellement composé de Français et n’agit que sous votre commandement et sous la cocarde blanche. L’intention de Madame n’est point en effet de recourir à une intervention étrangère. Elle désire et elle espère pouvoir l’éviter, et si elle avait des secours de ce genre à demander, ce serait à d’autres Puissances que l’Espagne qu’elle s’adresserait. Il ne faut donc pas qu’un soldat espagnol passe la frontière. Veuillez ne point perdre cela de vue. Toutes vos démarches doivent se borner à obtenir un meilleur emploi de la légion étrangère et un asile en cas de revers. »

M. de Saint-Priest aurait voulu davantage. Il pensait avec raison que, puisqu’on renonçait à demander à l’étranger des secours de troupes, il était au moins inutile d’entretenir avec les Puissances des relations diplomatiques quelconques. Mais cette opinion n’était celle ni du roi de Sardaigne ni du maréchal Bourmont. Un fils du maréchal fut donc envoyé au prince d’Orange, et M. de Choulot à l’empereur de Russie.

M. de Bourmont fils était chargé de faire connaître au prince royal de Hollande les projets et les espérances de la duchesse de Berri, qui, instruite des difficultés soulevées par la question belge, comptait sur une diversion propre à attirer vers la frontière du nord les troupes de Louis-Philippe. Le prince d’Orange parut très-étonné de la confiance que la duchesse de Berri avait dans les forces du parti légitimiste, et l’on ne put lui arracher que ces mots : « Pour nous, nous sommes prêts. »

Quant à M. de Choulot, il ne dut qu’à son énergique persistance d’être admis auprès de l’empereur de Russie. Les plus minutieuses précautions avaient été prises pour dérober au corps diplomatique le secret de cette entrevue. L’empereur accueillit d’abord M. de Choulot avec quelque froideur mais quand il sut quelles étaient les idées et les ressources de la duchesse de Berri, il se montra moins réservé, promit l’appui moral qu’on lui demandait, et s’ouvrit librement de ses griefs contre Louis-Philippe, ajoutant qu’il avait les mains liées par la timidité du cabinet de Berlin, non moins que par les oscillations de l’Autriche.

Telles étaient, par rapport au parti légitimiste, les dispositions des monarchies absolutistes du continent. On risquait de les irriter en agissant en dehors de leur influence ; on risquait, en subissant cette influence, de déshonorer la cause de Henri V. Funeste alternative qui, pour la mère du prétendant, se compliquait, à l’intérieur, de mille obstacles et de mille dangers. Le dénouement de la conspiration de la rue des Prouvaires avait, en effet, découragé les royalistes et compromis quelques-uns d’entre eux. Le rôle joué dans cette affaire par un homme attaché au maréchal Bourmont, était devenu la source des plus fâcheux malentendus et avait profondément offensé le duc de Bellune. M. de Chateaubriand avait demandé, sans pouvoir l’obtenir d’une manière précise, l’autorisation de se rendre auprès de Madame en Italie, où il savait qu’on pouvait lui garder rancune de certaines phrases contenues dans ses derniers écrits, de celle, par exemple, où il déclarait qu’il irait combattre l’étranger, dût l’étranger ramener Henri V dans ses bras. De leur côté, les comités royalistes de Paris ne négligeaient rien pour entraver le mouvement ; le Midi était incertain ; les rapports concernant l’état de la Vendée étaient contradictoires, et annonçaient parmi les divers chefs de corps des opinions divergentes : ceux-ci repoussant, comme M. de Charette, toute intervention de l’étranger ; ceux-là jugeant, comme M. de Coislin, « que le jour viendrait, peut-être, si on avait la patience d’attendre, où l’on pourrait tout faire par la France et rien par l’étranger, ce qui serait sans doute beaucoup mieux ; mais que ce jour n’était pas encore venu. »

Du reste, ces dissidences n’empêchaient pas qu’on ne fit secrètement dans l’Ouest tous les préparatifs d’une insurrection prochaine ; et si dans certaines contrées les démarches étaient fausses, les mesures mal prises, dans d’autres l’organisation était vraiment redoutable. C’est ainsi que, dans le seul pays situé entre la Sarthe et la Mayenne, on était parvenu en peu de temps à former vingt-six compagnies de cinquante hommes chacune, bien pourvues de fusils, disposant de vingt mille cartouches, et n’attendant plus que le signal.

Il fallait un terme à cette situation, car elle portait dans ses flancs tous les désordres ; et les scènes qui en résultaient avaient quelque chose de terrible. La prise d’armes n’avait pas encore été ordonnée que déjà, dans ce pays désolé, la guerre civile apparaissait partout avec son escorte ordinaire de meurtres et de perfidies. Rendus furieux par le danger, les partisans du régime nouveau étaient sans pitié pour leurs ennemis ; les visites domiciliaires se multipliaient à l’infini et portaient la terreur au sein des familles ; la chasse aux chouans se faisait avec une activité passionnée. Mais ils s’étaient eux-mêmes rendus coupables des plus criminelles agressions, et ils exerçaient maintenant d’horribles représailles : ici, c’étaient des gendarmes qu’ils tuaient au coin d’un bois ou au détour d’un chemin ; là, des diligences qu’ils arrêtaient sur la grande route ; plus loin, des fonctionnaires qu’ils forçaient à livrer des vivres ou des armes. Les monuments de Quiberon et de Savenay dégradés, la statue de Cathelineau mutilée par ordre de l’autorité, les insultes adressées à la colonne du garde-chasse Stofflet dans la cour du château de Maulevrier, le désarmement opéré dans les chaumières, tout cela avait envenimé les ressentiments, devenus cruels et inexorables. Il serait trop long d’énumérer ici les crimes qui, dans cette mêlée des passions, furent commis et couverts d’une impunité fatale. Non loin d’Ancenis, un jeune réfractaire, nommé Bernard, fut assassiné par des gendarmes au moment où il tendait des collets pour prendre des perdrix. Un autre réfractaire, de la bande de Diot, fut trouvé travaillant au champ de son père : on pouvait l’arrêter, on l’égorgea. Un habitant de Saint-Julien fut pendu à un arbre par un officier qui le soupçonnait de faire des guêtres pour les chouans. Des épisodes touchants se mêlent au récit de ces atrocités. Un chef de bande, Delaunay, ayant été atteint d’une maladie mortelle, on l’avait transporté dans une ferme où il recevait les secours de la religion, lorsqu’on vint annoncer l’approche des soldats. Les paysans se hâtèrent d’envelopper le mourant dans une couverture, et l’allèrent déposer au milieu d’un champ de genêts, dans un épais buisson d’aubépine. Il y rendit le dernier soupir après une longue agonie solitaire. C’était un vieillard, et son testament commençait par ces mots : « Mes très-chers enfants, je vous laisse, en remplacement de ma fortune, le zèle qui l’a anéantie. »

Les choses en étaient à ce point qu’il fallait, ou que la duchesse de Berri renonçât définitivement à son entreprise, ou qu’elle courût sans retard en France tenter la fortune. Elle prit le second parti. Le lendemain de la lutte avait été prévu, et voici d’une manière sommaire les bases du régime que Marie-Caroline se proposait de faire prévaloir, dans la prévision d’une victoire complète.

On aurait fait revivre, en les modifiant, l’institution des états-généraux et celle des assemblées provinciales. Les états-généraux se seraient composés de deux chambres. On aurait créé dans toutes les provinces, des pairs qui, siégeant dans les assemblées provinciales, auraient député un certain nombre d’entre eux pour former la première chambre des états-généraux. On avait proposé d’appeler ces pairs Barons-des-États, dénomination conforme aux anciens usages, et qui, aux yeux de Marie-Caroline, avait le mérite de rappeler les barons de Sicile Les Barons-des-États auraient été choisis par le roi parmi les notabilités de la province, avec cette restriction que la dignité aurait été conférée de droit à certaines fonctions, la question de l’hérédité étant d’ailleurs réservée. Les évêques, les premiers présidents de cour royale, auraient siégé de droit aux assemblées provinciales. Seulement, la baronie aurait été attachée à la place et non pas à la personne. Lors de la convocation des états-généraux un tiers ou un quart des barons de province auraient été désignés par le sort, et à tour de rôle, pour former la première chambre des états-généraux, et le privilège d’y siéger de droit aurait été conféré aux maréchaux de France, aux cardinaux, aux archevêques, aux présidents des cours de cassation et des comptes, aux titulaires des grandes charges de la couronne, réduites à quatre. Pour la composition des assemblées provinciales, on adoptait le principe de l’élection à divers degrés. Un gouverneur choisi par le roi, et ayant sous ses ordres l’intendant général et le commandant des troupes, aurait présidé l’assemblée provinciale, et l’aurait maintenue, au besoin, dans le cercle de ses attributions. Ce n’étaient là que des données générales, il est vrai. Une fois en France, la duchesse de Berri devait confier à des personnages éminents le soin de coordonner les diverses parties de la constitution nouvelle. Mais, aux yeux des conseillers de Marie-Caroline, le point essentiel était d’arriver, sans trop affaiblir le lien commun, à la décentralisation.

Il fut en même temps proposé et à peu près décidé que la garde royale serait rétablie ; que les deux régiments suisses seraient supprimés et remplacés par deux nouveaux régiments d’infanterie ; que le génie et la marine seraient admis à participer aux avantages de la garde ; qu’on réduirait à une seule les quatre compagnies des gardes-du-corps, et qu’on formerait, pour le service intérieur du palais, un bataillon de gardes-du-corps à pied, lequel serait recruté parmi les caporaux et sous-officiers de l’infanterie de la garde. Des réformes devaient être introduites dans la maison du roi. il fut établi en principe que les places de gentilhomme de la chambre et d’écuyer seraient gratuites ; que les pages ne seraient plus élevés aux frais du roi ; que les subventions aux théâtres seraient supprimées ; que les artistes attachés au cabinet du roi ne seraient plus rétribués ; que le nombre des personnes chargées des différents services serait réduit au moins de moitié ; qu’au lieu d’une liste civile votée à chaque changement de règne, on obtiendrait des états-généraux une dotation fixe, composée, à part les domaines et forêts, de dix ou douze millions de rentes, appartenant au roi, mais inaliénables, et prises sur les rachats de la caisse d’amortissement. Pour populariser l’avènement de Henri V, on aurait supprimé les impôts sur le vin et sur le sel,[5] sauf à les remplacer plus tard par des impôts moins abhorrés. En principe, on déclarait nuls tous les actes du gouvernement de Louis-Philippe considérés comme des actes d’usurpation, mais en se réservant de faire subir au principe toutes les modifications nécessaires. Quant aux biens personnels de Louis-Philippe, ils devaient être mis sous le séquestre, jusqu’à ce que les états-généraux eussent prononcé.

Pour ce qui est des mesures de vengeance et de réaction, l’opinion dominante à Massa était qu’il fallait soigneusement les éviter. La duchesse de Berri s’étant un jour permis à ce sujet un geste qui était celui du ressentiment, M. de Kergorlay lui saisit le bras avec vivacité, en lui disant « Je vous supplie, Madame, de ne plus faire un pareil geste. »

Le sort en était jeté : le départ avait été fixé au 24 avril. On ne négligea rien pour s’entourer du mystère indispensable. Dès le 22, la duchesse de Berri avait prévenu par une lettre le duc de Modène. On prétexta un voyage à Florence, mais une partie de ceux qui devaient s’embarquer avec la princesse se rendirent secrètement à Livourne. Le 24, à la nuit tombante, une voiture, sortie du palais ducal, et attelée de quatre chevaux de poste, s’arrêtait non loin de la porte de Massa, à un endroit où l’ombre du mur est très-épaisse. Cette voiture renfermait la duchesse de Berri, Mme de Podenas, Mlle Lebeschu et M. de Brissac. Profitant du moment où le postillon n’était occupé que de ses chevaux, un valet de pied ouvrit la portière ; la femme de chambre de Mme de Podenas monta dans la voiture, Marie-Caroline en descendit avec Mlle Lebeschu et M. de Brissac ; puis, la portière se ferma, et les chevaux prirent la route de Florence, sans que le postillon se fût douté de rien, et pendant que la princesse, se glissant le long du mur, se hâtait vers le lieu de l’embarquement. A onze heures du soir, la duchesse de Berri et ses compagnons se trouvaient tous réunis sur la plage. Le major des troupes, qu’il avait fallu mettre dans la confidence ainsi que le chef de la police, fit apporter un fanal et recommanda le plus grand silence, car tout était perdu si l’on eût réveillé les soldats et les douaniers qui dormaient dans les environs.

On attendait, pour s’y embarquer, le Carlo-Alberto, petit bateau à vapeur acheté en 1831 pour le compte de Marie-Caroline, et que devait conduire près de Massa, au jour et à l’heure convenus, M. Adolphe Sala, ancien officier de la garde. Il y avait deux mois à peine que ce même navire avait transporté de Livourne à Gènes les membres fugitifs du gouvernement révolutionnaire de Bologne. L’attente fut longue et inquiète. Enfin, une faible lumière brilla au loin, c’était le Carlo-Alberto qui approchait. Les matelots avaient cru faire route pour l’Espagne, et le capitaine genois fut très-surpris, lorsque M. Sala le prévint qu’il fallait se rapprocher de la côte, près de Massa, pour embarquer des passagers en retard. Il s’y refusa d’abord, n’osant braver la rigueur des lois sanitaires ; mais il avait à bord des jeunes gens déterminés, dont il dut subir la loi. Ce fut un vif sujet de joie pour les compagnons de Marie-Caroline que la présence du bâtiment désiré. On réveilla la princesse qui s’était endormie sur le sable, enveloppée dans son manteau ; et à trois heures du matin, la duchesse de Berri, Mlle Lebeschu, le maréchal Bourmont et son fils Adolphe, MM. de Saint-Priest, de Mesnard et de Brissac, se réunissaient sur le pont du Carlo-Alberto, à MM. de Kergorlay père et fils, Charles de Bourmont, Ledhuy, Sabatier et Sala.

Durant la traversée, la duchesse de Berri fut toujours calme, toujours souriante. Se souvenant trop bien de la lettre foudroyante de Charette sur la fuite du comte d’Artois en vue des côtes de Bretagne, elle était manifestement dominée par la pensée de laver les Bourbons de ce reproche de pusillanimité si souvent encouru par eux. C’était aussi la pensée de MM. de Bourmont, de Kergorlay et de Saint-Priest : ils sentaient bien qu’ici, à côté d’un trône à reconquérir, il y avait en quelque sorte une affaire d’honneur à vider ; mais ils ne se dissimulaient pas la gravité de l’entreprise, et ils avaient besoin, pour espérer, de croire aux promesses du hasard. M. Florian de Kergorlay, cependant, apportait beaucoup de confiance dans son dévouement, et il s’inquiétait de la réserve de quelques-uns de ses compagnons, réserve dans laquelle son impatience croyait voir le désir secret de faire échouer ou retarder l’aventure.

La traversée se fit sans encombre, grâce à l’aveuglement et à l’impéritie de la police de Paris. En vue d’Antibes, le Carlo-Alberto passa tout près d’un bâtiment de la croisière française, sans attirer son attention, et, après avoir traversé le golfe d’Hyères, il s’approcha tellement de Toulon que les passagers pouvaient compter les sabords des frégates en rade. La navigation, du reste, fut beaucoup plus lente qu’elle n’aurait dû l’être, d’abord parce qu’on fit la faute de gouverner trop au large et de ne point profiter des courants qui, près des côtes, auraient rendu plus rapide la marche du navire ; ensuite parce que, faute d’une provision de charbon suffisante, on fut obligé de relâcher à Nice. Ce fut le 28 seulement, vers minuit, que le Carlo-Alberto aperçut le Phare de Planier, aux environs duquel était fixé le rendez-vous. A deux heures du matin, deux lanternes furent hissées, l’une au mât de misaine, l’autre au mât d’artimon ; et la barque attendue ne tarda pas à répondre à ce signal. Aussitôt, et pour déjouer toute surveillance, MM. de Kergorlay, de Bourmont, de Mesnard, de Brissac, qui devaient accompagner à terre Marie-Caroline, revêtirent des costumes de pêcheurs. Le vent du midi s’était levé, le ciel se couvrait de nuages, la mer était houleuse, et le voisinage d’un bâtiment croiseur, chargé de surveiller la côte de Carry, ajoutait un péril de plus à tous les périls de la tempête. Cependant, conduite par M. Spitalier, la barque approche, le mot d’ordre est échangé. Tel était le ballotement causé par l’agitation de la mer, que la barque fut lancée violemment contre le tambour d’une des roues du Carlo-Alberto, et l’on eût dit qu’à tout instant elle allait disparaître sous les flots. Le transbordement ne s’opéra donc pas sans difficulté. Marie-Caroline s’y montra intrépide et alerte, et ce fut avec une inquiétude mêlée d’orgueil que ceux de ses chevaliers qui restaient à bord, la virent s’éloigner sur un frêle esquif à travers les ténèbres d’une nuit sinistre.

La côte avait été reconnue long-temps à l’avance. Marie-Caroline aborda sans accident. Mais pour parvenir jusqu’à la chaumière où on lui avait préparé un asile, il y avait à gravir des rochers que n’escaladaient pas sans crainte les contrebandiers les plus hardis. La princesse parcourut gaîment ce chemin difficile, préparée qu’elle était à tous les dangers, pourvu qu’elle arrivât au triomphe.

Pendant ce temps, un singulier concours de circonstances répandait à Marseille le bruit du débarquement de la duchesse de Berri. Dans la soirée du 28, un de ses plus dévoués partisans, inquiet du retard dont nous avons dit les causes, avait loué au patron Tarteiron un bateau dans lequel il déposa des filets et des fusils pour faire croire à une partie de pêche et de chasse. Ce bateau, sorti du port de Marseille, se porta vers les îles de Riou dans la direction du Phare de Planier. L’inconnu qui l’avait loué donnait des signes non équivoques d’anxiété ; il demanda de la lumière pour lire un papier et regarda sa montre. Mais bientôt un autre bateau pêcheur ayant paru, il y eut échange de paroles mystérieuses, et la barque de Tarteiron reçut tout-à-coup l’ordre de regagner la côte. Or, par un fâcheux hasard, les gens de cette barque entrèrent, pour se sécher, dans le même cabaret que ceux qui venaient de débarquer la duchesse de Berri. Des mots imprudents furent prononcés, on but à la santé de la princesse, et en peu de temps, l’autorité fut informée par la rumeur publique d’une nouvelle qu’il eût été si important de cacher.

Aussitôt tout fut préparé dans la prévision d’un soulèvement, et, pendant la nuit du 29 au 30 avril, tous les postes furent doublés à Marseille. Les conjurés, de leur côté, se voyaient forcés de précipiter le dénouement. Le 30, vers cinq heures du matin, un appel fut fait à trois ou quatre cents pécheurs réunis sur l’esplanade de la Tourette, qui domine la mer et la rade. Ils répondirent par des cris confus, mais aucun d’eux ne se mit en mouvement. Armés de sabres ou de pistolets, quelques-uns des conjurés parcouraient les groupes, cherchant à les exciter. Ce fut en vain. Plusieurs barques qui se trouvaient dans le port s’éloignèrent à la hâte. Une sommation menaçante adressée à la consigne n’eut d’autre effet que d’amener le douanier à abaisser le drapeau tricolore, qui fut mis en pièces. Le tocsin sonnait à l’église de Saint-Laurent, et déjà le drapeau de la légitimité flottait sur le clocher. Pendant ce temps, la foule grossissait, mais elle se composait surtout de femmes. Sur presque tous les visages on ne lisait que la curiosité, l’indifférence ou le soupçon. « C’est un mouvement ordonné par la police », murmuraient quelques voix. Les conjurés commençaient à se décourager. Après avoir fait quelques pas sur le port, ils prirent le parti de remonter le quartier St.-Jean. Les portes, les fenêtres, se fermaient de toutes parts sur leur passage, et les personnes même qui les encourageaient par leurs cris s’abstenaient de les suivre. Ils comprirent alors que le mouvement était manqué et résolurent de se disperser. Mais en ce moment la tête du rassemblement parut vis-à-vis le palais de justice. Un peloton du 13e de ligne y était de garde, sous les ordres du sous-lieutenant Chazal. Cet officier aperçoit une petite troupe arrivant en désordre et, au premier rang, un jeune homme qui agitait un mouchoir au bout d’un sarment. Il ordonne à ses soldats de se former, se porte lui-même en avant, et tandis que le rassemblement se dispersait, on arrêtait MM. de Candolle, de Bermond et de Lachau, qui s’étaient trouvés séparés de leurs compagnons. A une heure, un billet fut remis à la duchesse de Berri, dans sa retraite il ne contenait que cet avertissement laconique : « Le mouvement a manqué, il faut sortir de France. »

La duchesse de Berri fut attristée, mais non pas abattue. Elle voulait d’abord gagner l’Espagne pour se rendre de là en Vendée. On lui représenta que la tempête grondait encore ; qu’aucune barque ne pouvait en un pareil moment se risquer sur les flots ; que, d’ailleurs, l’éveil ayant été donné, le rivage était couvert de douaniers attentifs. Elle résolut alors de parvenir dans la Vendée en traversant la France, et rien ne fut capable d’ébranler sur ce point sa résolution. A Massa, elle avait eu un songe dans lequel le duc de Berri lui était apparu et lui avait dit : « J’approuve vos projets mais vous ne réussirez pas dans le Midi ; vous n’aurez de succès qu’en Vendée. » Ce songe avait produit sur elle une impression profonde que les derniers événements n’étaient pas de nature à affaiblir. Elle quitta donc son asile, s’égara dans les bois, fut obligée de passer la nuit dans une misérable hutte dont il fallut enfoncer la porte, et alla enfin se réfugier chez un républicain auquel elle se présenta en disant : « Je suis la duchesse de Berri. » Le républicain offrit une hospitalité discrète et généreuse à cette mère fugitive d’un prétendant. Le 2 mai, à cinq heures du soir, elle entrait dans le château de M. de Bonrecueil, un de ses partisans les plus zélés, et, dans la soirée du 4, elle était en route pour l’Ouest avec MM. de Mesnard, de Villeneuve et de Lorge, dans une calèche attelée de chevaux de poste. Elle avait laissé pour adieux à ses amis ces trois mots : « Messieurs, en Vendée ! »

Cependant, le 5 mai, dans la soirée, les passagers du Carlo-Alberto aperçurent à l’horizon une longue colonne de fumée. Bientôt ils virent paraître un bateau à vapeur, le Sphinx, qui s’avançait rapidement. Une de ses embarcations se détacha, et deux officiers montèrent à bord du Carlo-Alberto. MM. de SaintPriest, Adolphe de Bourmont, de Kergorlay fils, Sala, et Melle Lebeschu, étaient à table sur le pont. Ils firent bonne contenance pendant que l’un des deux officiers examinait les papiers de bord. Mais sur l’objet d’une visite semblable, toute illusion était évidemment interdite. Le Sphinx remorqua le Carlo-Alberto jusqu’à Toulon. En quelques instants, le bruit courut dans toute la ville que la duchesse de Berri était prise. N’osant pas se rendre sur le Carlo-Alberto pour s’en assurer, l’amiral Rosamely envoya le lieutenant Sarlat. Celui-ci demanda donc à être introduit auprès de la dame qui était à bord. A l’aspect de Melle Lebeschu, qui avait pris le nom de Rosa Staglieno, M. Sarlat ne put se défendre d’un certain trouble ce fut à peine s’il prit le temps de la considérer avec attention, et il se retira convaincu que la duchesse de Berri était à bord du Carlo-Alberto. La nouvelle en fut immédiatement transmise à Paris par le télégraphe, et le Carlo-Alberto fut dirigé sur Ajaccio. Il y resta jusqu’au 8 mai, sous le coup de la surveillance la plus active. Le 8, quatre des passagers suspects furent transférés à bord du Nageur, et conduits à Marseille, où on les plaça sous mandat de dépôt après les avoir interrogés. Quant à la fausse duchesse de Berri, on se disposait à lui faire prendre, sur la Bellone, la route d’Holy-Rood, lorsqu’un aide-de-camp du roi, M. D’Houdetot, qui était accouru de Toulon pour voir la princesse, découvrit l’erreur et sauva ainsi le gouvernement du ridicule d’une mystification complète.

Mais déjà l’erreur propagée parle télégraphe avait porté ses fruits ; et tandis qu’à Paris on s’occupait exclusivement de la dame voilée du Carlo-Alberto, tandis qu’on y discutait avec une vivacité sans égale la question de savoir si on ferait peser sur la duchesse de Berri, factieuse et prisonnière, le niveau de l’égalité, la princesse traversait la France en chaise de poste, passant inaperçue au milieu des gendarmes, présentant ici M. de Lorge comme son mari, le faisant passer ailleurs pour son domestique, et s’amusant de toutes ces ruses, de tous ces périls.

C’est ainsi qu’elle arriva au château de Plassac, près de Saintes, et là fut rédigé l’ordre qui fixait au 24 mai la prise d’armes.

Un avocat de Nantes, M. Guibourg, partit porteur de cet ordre et la duchesse de Berri ne tarda pas à le suivre. Le 17 mai, à neuf heures du matin, elle arrivait au château de la Preuille, près de Montaigu. Une substitution semblable à celle qui avait eu lieu à Massa trompa le postillon, qui partit pour Nantes sans savoir qu’il laissait derrière lui la guerre civile.

Quelques jours après, la duchesse de Berri montait en croupe de M. de la Roche Saint-André ; et suivie de M. de Mesnard, elle se rendait aux Mesliers, métairie qui allait lui servir d’asile. Elle avait revêtu le costume des jeunes paysans de la Vendée, une perruque noire cachait ses cheveux blonds, et elle avait nom Petit Pierre. Heureuse si la fortune ne l’eût condamnée qu’aux privations et aux accidents d’un pélerinage dont la singularité même charmait son cœur !

Mais de graves soucis l’attendaient. Car tous les chefs vendéens ne partageaient pas l’ardeur dont se sentaient animés MM. de Charette, de Bordigné, de Pontfarcy, de la Roche-Macé, Gaullier, de Tilly, Clinchamp. A côté de ceux qui croyaient tout possible à leur enthousiasme et à leur audace, il y avait ceux qui jugeaient la Vendée incapable de prendre avec succès l’initiative de la révolte. Ces derniers étaient soutenus par les comités de Paris et avaient pour principaux représentants dans l’Ouest, MM. de Goulaine, de la Roche Saint-André, de Goyon, de Tinguy.

Le soir du 21 mai, la duchesse de Berri eut, aux Mesliers, avec ces chefs qu’elle avait mandés auprès d’elle, un entretien dont elle devait conserver long-temps l’impression. En présence de M. de la Roche Saint-André, qui gardait le silence pour ne pas rendre amère à la duchesse de Berri l’hospitalité qu’il lui offrait, MM. de Goulaine, de Goyon et de Tinguy rappelèrent que, d’après les engagements pris à la Fétellière, la Vendée ne devait prendre les armes qu’en cas d’invasion étrangère, de république proclamée, ou d’insurrection dans le Midi. Aucune de ces conditions ne s’étant réalisée, ajoutèrent-ils, le découragement a germé dans les esprits, et les paysans ne se lèveront pas. À cette déclaration inattendue la duchesse de Berri laissa éclater tout son trouble, elle exposa les divers motifs qu’elle avait de compter sur le dévouement actif de la Vendée, et combattit d’une voix émue des opinions qui lui défendaient l’espérance. Mais les trois chefs vendéens se montrant inébranlables, « Eh bien, s’écria-t-elle je vous demande une déclaration écrite. » Ils la promirent, et tinrent parole.

Voici ce qui se passait pendant ce temps parmi les légitimistes de Paris. Une lutte sourde et obstinée y existait entre le parti du mouvement et celui de la résistance. La conspiration ourdie au sein du premier avait survécu à l’échec de la rue des Prouvaires, qui en fut la révélation, non le dénouement. Depuis la nuit du 2 février, les conspirateurs avaient mis plus de discrétion dans leurs démarches, plus de réserve dans le choix de leurs auxiliaires. Essayant l’application d’un plan uniforme, ils avaient partagé leurs adhérents à Paris, en cinq grandes divisions, dont la cinquième se composait principalement des gardes-forestiers du département. Une sixième division avait son centre à Versailles et comprenait un assez grand nombre de Suisses de la garde. Mais l’organisation était loin d’être régulière ; les sommes d’argent distribuées avaient provoqué des mécontentements égoïstes, ou fait naître des exigences jalouses, avec lesquelles on ne pouvait se dispenser d’entrer en compromis ; les sacrifices pécuniaires devenaient de jour en jour plus considérables et de jour en jour plus insuffisants ; bien que la police fut très-mal informée, il ne lui avait fallu que quelques arrestations faites au hasard, pour troubler la direction du complot ; enfin, et c’était là pour les conspirateurs un obstacle à-peu-près invincible, l’idée d’un mouvement hardi était improuvée et combattue par les personnages les plus notables du parti. Les membres du gouvernement provisoire n’agissaient pas, n’en ayant ni la faculté, ni le désir ; car le seul qui, parmi eux, fût animé d’un zèle impatient, avait été arrêté, et son successeur était un ancien ministre de la Restauration, homme modéré, quoique plein de dévouement. Et à ceux qui condamnaient toute tentative insurrectionnelle par sagesse et prévoyance, se joignaient ceux que possédait la peur ou que l’égoïsme conseillait. De là, l’avortement d’une insurrection préparée pour le 9 avril. Toutes les mesures étaient prises, les ordres donnés, lorsque, la veille de l’exécution, le mouvement avait été soudain arrêté par un contre-ordre. Une seule brigade, à laquelle ce contre-ordre n’était point parvenu, et qui se composait de trente-cinq hommes, se trouvait réunie le 9 avril au point désigné. Louis-Philippe passa au milieu d’elle, en voiture, sans escorte, et ne se doutant guère que la mort était à dix pas de lui.

C’était au plus fort des embarras et des tiraillements de cette situation indécise, que les légitimistes de Paris avaient reçu la nouvelle de l’arrivée de Marie-Caroline en Vendée. Aussitôt les Chateaubriand, les Fitz-James, les Bellune, les Hyde de Neuville, les Pastoret, prirent l’alarme, et M. Berryer fut député par eux à la princesse pour la détourner de son dessein.

Conduit secrètement aux Mesliers, il trouva la mère de celui qu’il appelait son roi, dans une chambre triste et dépouillée. Enveloppée d’un châle écossais, la duchesse de Berri était couchée sur un lit de pauvre apparence. Près d’elle était une table couverte de papiers et supportant deux paires de pistolets. Là, en présence de MM. de Charette et de Mesnard, M. Berryer supplia la princesse de quitter la Vendée, et, pour l’y décider, il employa toutes les ressources de son éloquente parole. Mais céder la victoire avant le combat ; s’enfuir obscurément d’un pays où semblaient l’avoir appelée les ombres de Cathelineau, de Bonchamps, de d’Elbée, de Lescure abandonner, sans même avoir essayé de la fortune, ceux qui s’étaient compromis pour la querelle de son fils ; souffrir enfin que l’Europe mît en doute si la légitimité avait succombé à force de peur ou à force d’impuissance… la duchesse de Berri ne s’y pouvait résoudre, et quelques mots violents échappés à son dépit, le feu de son regard, l’altération de ses traits, montraient assez combien la prudence coûtait à sa nature passionnée. Elle céda pourtant, après une résistance très-animée, très-opiniâtre, et il fut convenu qu’elle sortirait de France à l’aide d’un passeport que M. Berryer mettait à sa disposition.

Mais, le lendemain, M. de la Roche-Saint-André lui ayant apporté une lettre cachetée de cire rouge, timbrée de Toulon, et à l’adresse de Bernard, nom qu’elle portait dans le Midi : « Oh mon Dieu ! s’écria-t-elle en y jetant les yeux, tout le Midi est en feu ! Non non, je ne partirai pas ! » Était-ce une ruse de sa part ? Était-ce une fausse nouvelle que certains partisans du mouvement lui faisaient parvenir pour la retenir en Vendée[6] ? Quoi qu’il en soit, elle écrivit sur-le-champ à M. Berryer que sa résolution de la veille était changée, et elle se hâta d’adresser au baron de Charette une lettre qui se terminait par ces mots : « Mon cher ami, ne donnez pas votre démission, puisque Petit Pierre ne donne pas la sienne. »

Mais, par une fatalité qu’expliquent suffisamment les divisions du parti royaliste, le maréchal Bourmont, arrivé à Nantes le 19 mai, avait jugé intempestive la prise d’armes ordonnée par la duchesse de Berri, et un contre-ordre venait d’être expédié aux différents chefs. Il est vrai que, dans une entrevue subséquente du maréchal et de la princesse, la prise d’armes fut de nouveau ordonnée, et fixée à la nuit du 3 au 4 juin. Vain retour ! le contre-ordre avait tout désorganisé ; il avait porté parmi les insurgés l’incertitude, la défiance le découragement la confusion. Ceux qui n’eurent pas le temps de le recevoir commencèrent leur mouvement et furent écrasés, n’étant pas appuyés par ceux qui l’avaient reçu. Dans les départements de la Sarthe, de la Mayenne, d’Ile-et-Vilaine, quelques désarmements furent opérés et n’aboutirent qu’à des arrestations. A Chemiré-le-Gaudin, à Chanay, à la Gravelle, à la Gaudinière, les chouans et les soldats en vinrent aux mains avec un courage égal, avec des succès divers ; mais chacun de ces engagements partiels ne servait qu’à épuiser l’insurrection. Informé d’ailleurs de la présence de la duchesse de Berri en Vendée, par le rapport d’un officier que le fils de M. de Coislin avait mis dans la confidence croyant le gagner, le général Solignac concentrait toutes ses forces. Une visite faite par le général Dermoncourt au château de la Chaslière porta le dernier coup au parti royaliste. Un grenadier ayant trouvé dans un cellier une bouteille remplie de papiers, ces papiers furent examinés : ils contenaient le plan de la conspiration. Pour comble de malheur, quand la duchesse de Berri apprit cet événement, il n’était plus temps de révoquer efficacement le second ordre qui appelait les Vendéens à l’insurrection. On devine les suites. Les rassemblements qui se formèrent étaient incomplets : on les dispersa. Les insurgés qui se levèrent en armes n’étaient pas assez nombreux : leurs efforts furent perdus. A Riaillé, M. de la Roche-Macé, à la tête de sa division, exécuta une brillante charge à la baïonnette ; mais il ne put tenir la campagne. Au combat du Chêne, les royalistes, sous les ordres de M. de Charette se battirent bravement, mais ils durent céder au nombre, et ils eurent à pleurer, entre autres victimes de ces luttes funestes, MM. d’Hanache, de Trégomain et de Bonrecueil. Ce dernier avait eu la jambe traversée d’une balle ; après s’être tramé sanglant de porte en porte, dans un village où l’hospitalité fut partout refusée à son agonie, il tomba aux mains des soldats, et mourut entouré de visages ennemis.

Parmi les faits d’armes qui eurent lieu dans cette triste période des guerres de parti, le siége soutenu au château de la Pénissière mérite qu’on le signale. Là, quarante-cinq Vendéens soutinrent les attaques d’une troupe nombreuse avec tant de constance et de vigueur, qu’il fallut recourir contre eux à l’incendie. Or, la flamme était sur leurs têtes, la flamme était sous leurs pieds, qu’ils combattaient encore au son de deux clairons et au cri de Vive Henri V ! Six d’entre eux seulement furent tués, les autres firent retraite en se défendant et ne laissèrent aux assiégeants que des ruines fumantes et des morts.

Mais la guerre civile ne se prolonge pas dans un pays sans y exalter les passions jusqu’à la fureur. De lamentables excès furent commis par les chouans, d’une part ; et de l’autre, par les agents de l’autorité. Le fils du célèbre Cathelineau fut tué à bout portant par un officier, au moment où, découvert dans une cachette avec deux de ses amis, MM. Moricet et de Civrac, il se présentait en criant : « Nous sommes désarmés, ne tirez pas. » Un château appartenant à M. de la Roberie fut envahi, dévasté ; on massacra le fermier et sa femme ; et une fille de M. de la Roberie, âgée de 16 ans, fut tuée d’un coup de fusil. Surpris par des gardes nationaux, M. Charles de Bascher avait été grièvement blessé dans sa fuite, et on le conduisait prisonnier à Aigrefeuille ; mais comme il perdait beaucoup de sang et ne pouvait marcher assez vite, on le fusilla sur la route, sans lui accorder le quart-d’heure qu’il implorait pour recommander son âme à Dieu.

Quant à la duchesse de Berri, elle avait quitté sa retraite des Mesliers, et elle fuyait d’asile en asile, tantôt s’égarant dans les bois pendant la nuit, tantôt traversant des marais sur les épaules de son guide, ou bien passant plusieurs heures de mortelle attente dans un fossé couvert de broussailles, pendant que les soldats lancés à sa poursuite erraient furieux dans les environs. Éviter long-temps les dangers de cette vie errante était évidemment impossible. Chaque jour d’importantes arrestations venaient consterner les légitimistes les têtes les plus hautes du parti n’étaient pas à l’abri des coups d’un gouvernement qui avait tout l’orgueil de la force. Après avoir déclaré en état de siège les arrondissements de Laval, Château-Gontier et Vitré, ce gouvernement, par une mesure aussi arbitraire que violente, venait de mettre en état de siège quatre départements, ceux de Maine-et-Loire, de la Vendée, de la Loire-Inférieure et des Deux-Sèvres. Et en même temps, comme pour montrer aux légitimistes que la dynastie qu’ils attaquaient ne manquerait pas d’appui au dehors, le Moniteur annonçait l’entrevue du roi des Français et du roi des Belges à Compiègne, et le mariage prochain de la princesse Louise d’Orléans avec Léopold. Le moment était donc venu pour la duchesse de Berri de ne plus songer qu’à sauver ses jours ou sa liberté. Nantes était hostile à sa cause : il était peu probable que le gouvernement pensât à diriger de ce côté sa surveillance. Ce fut ce motif qui poussa la princesse à choisir la ville de Nantes pour refuge. Elle y entra vêtue en paysanne, et accompagnée de Mlle Eulalie de Kersabiec, que protégeait un déguisement semblable. Plus tard, nous la retrouverons dans l’asile où un misérable devait la livrer a ses ennemis.

Ainsi fut étouffé le soulèvement de l’Ouest. Coïncidant avec une insurrection républicaine, nul doute qu’il n’eût mis la dynastie d’Orléans à deux doigts de sa perte, s’il y avait eu accord entre les chefs. Mais, dans ce cas, que serait-il arrivé ? Le parti légitimiste aurait-il profité de la victoire ? Pour faire revivre l’aristocratie, une aristocratie ayant son symbole dans la royauté et ses bases dans une constitution nouvelle de la propriété territoriale ; pour substituer le système de l’élection indirecte à celui de l’élection directe et les états-généraux aux modernes assemblées ; pour détruire, au profit des grandes influences locales, la centralisation politique fondée par la Convention et la centralisation administrative établie par l’Empire, aurait-il donc suffi que la mère du duc de Bordeaux se présentât tenant d’une main un drapeau blanc, et de l’autre les ordonnances préparées à Massa, ordonnances qui, ramenant la France à 1788, tendaient à supprimer dans notre histoire quarante ans de révolutions et de combats ? Et sur quelles forces se serait appuyée cette Restauration, un moment victorieuse ? Sur les intérêts matériels ? ils constituaient la puissance de la bourgeoisie par qui la légitimité s’était vue renversée. Sur les passions guerrières ? dans un pays où la République et Napoléon avaient passé, la guerre n’était plus possible qu’avec le drapeau tricolore. Les légitimistes armés n’auraient donc pu arriver, même par le succès, qu’aux satisfactions d’une revanche éphémère ils auraient préparé leur troisième défaite. Eussent-ils voulu transiger avec les passions et les idées de la révolution, on peut mettre en doute s’ils en auraient eu la faculté. Il est bien vrai que les jeunes gens du parti, n’ayant point pris part à l’émigration, étaient prêts à en secouer les préjugés ; mais ces jeunes gens, que leur âge éloignait des affaires, l’auraient-ils emporté sur les hommes murs et les vieillards ? Les souvenirs de l’émigration étaient-ils à ce point condamnés par le gros du parti, que leur influence n’eût point pesé sur les commencements d’un règne ? Dans tous les cas, les partisans de Henri V ne pouvaient réussir qu’à force de dévouement et d’enthousiasme. Or, la duchesse de Berri, si prodigue de son courage, ne fut pas sans doute long-temps à comprendre que, chez une nation conquise par la passion du repos et le génie du calcul, le temps était passé des entraînements chevaleresques, des folies qui réussissent, et des entreprises dont on recherche moins le profit que l’éclat. Acceptée et voulue comme garantie de certains intérêts continuellement en émoi, la monarchie n’existait plus en France ni comme principe, ni comme symbole.




  1. à sa majesté Charles X.
    Sire,

    J’ai assisté ici à quelques conférences qui ont été tenues dans les intérêt de Henri V et de la France, en présence de la mère de son jeune Roi. Dans une de ces conférences il a été donné lecture de deux déclarations l’une en date du 24 août 1830, l’autre postérieure, par lesquelles Votre Majesté annonce son intention de nommer Madame régente, et de rester les conditions de cette régence.

    Personne ne saurait avoir appris avec plus de douleur que moi, le malheureux acte du 2 août 1830, par lequel Votre Majesté abdiqua la couronne de France. Cet acte, par sa nature, ne semblait pas rétractable il ne fut d’ailleurs pas rétracté après l’arrivée de Votre Majesté sur la terre étrangère. Il ne resta à vos fidèles sujets qu’à se résigner. Ils comprirent que Votre Majesté n’ayant soumis à aucune réserve ce dernier acte de volonté souveraine, avait abdiqué à la fois toutes les fonctions de la royauté, J’émis donc, dans la conférence dont je viens de parler, l’opinion que Votre Majesté en abdiquant la couronne n’avait pu conserver ni le pouvoir de nommer à la régence, ni celui d’en régler les conditions.

    Il est vrai que Votre Majesté, par l’acte même de son abdication nomma Monseigneur le duc d’Orléans lieutenant-général du royaume et l’on peut dire aussi que cette nomination funeste ne fut pas contestée. Je ne me propose pas d’examiner ici si elle devait l’être : les exemples au reste que les dispositions testamentaires de nos Rois, relatives à la régence, n’aient pas été suivies après leur mort, ne manquent pas dans notre histoire. Mais quand on admettrait comme incontestable la validité de la nomination d’un lieutenant-général du royaume contenue dans l’acte même de l’abdication, il ne résulterait pas de là que l’on pût soutenir la validité de nouvelles dispositions du Roi relatives à la régence, qui porteraient une date postérieure à celle de son abdication. A la vérité, Monseigneur le duc d’Orléans s’étant, par le crime de son usurpation, rendu à jamais indigne de la lieutenance-générale du royaume que Votre Majesté lui avait confiée, on pourrait concevoir qu’au moment même où le Roi aurait appris cette indignité, il eût cru devoir se reporter à l’époque, antérieure de peu de jours, à laquelle il avait fait cette nomination, et suppléer à son annulation nécessaire en lui en substituant une nouvelle, sans prendre en considération quelques jours écoulés dans l’intervalle ; mais la fiction par laquelle on se reporterait à un temps écoulé depuis peu de jours ne peut s’étendre avec la moindre vraisemblance à un délai de plus d’un an et il faut bien qu’après un silence si prolongé la réalité remplace la fiction.

    La réalité est que, l’abdication d’un Roi étant sa renonciation volontaire à l’exercice des fonctions royales, il a renoncé en abdiquant à tout exercice ultérieur de la fonction royale de disposer de la régence. La renonciation de monseigneur le Dauphin à ses droits à la couronne de France en faveur de son neveu, équivaut, pendant la durée de la vie de Henri V, à son abdication complète, et doit eu conséquence avoir, relativement à la régence actuelle, les mêmes effets.

    Que si, de l’examen de la validité, on passe à celui de l’opportunité, je crois ne devoir pas reculer devant le douloureux devoir de dire que, dans la disposition actuelle des esprits en France, la publication d’ordonnances par lesquelles Votre Majesté conférerait la régence et en réglerait les conditions, aurait un effet funeste. Le public n’y verrait qu’un effort pour associer le nouveau règne au système qui a perdu le règne précédent.

    Ce système avait perdu Jacques II en Angleterre : il consiste dans la supposition d’un pouvoir constituant, fondé sur le droit divin, qui unirait en soi la triple faculté d’octroyer une Charte, de la jurer, et de la retirer ensuite. Je sais bien que Votre Majesté n’a voulu ni cru violer la Charte, et que, se fondant sur l’ambiguïté de l’article 14, elle a cru demeurer fidèle à la Charte même en adoptant l’interprétation de cet article qui lui a semblé la meilleure. Je crois que ses ministres en ont adopté avec la même sincérité la même interprétation : mais je sais aussi que cette interprétation n’a été adoptée que par une bien petite partie de la nation, et qu’elle a paru, au plus grand nombre des Français, trop paradoxale, et contradictoire avec le principe même de la Charte, ainsi qu’avec l’adage connu, exprimé dans nos anciennes coutumes par ces paroles concises : DONNER ET TENIR NE VAUT.

    J’ai souvent eu occasion, et notamment dans les Cent-Jours, de m’expliquer publiquement sur la préférence à donner aux Constitutions octroyées ou aux Constitutions extorquées. J’ai toujours exprimé, avec autant de force que j’en ai été capable, mon indignation contre i’ignoble système des Constitutions extorquées, et j’ai toujours ajouté, avec la même chaleur, que les Constitutions octroyées reposent sur la base la plus sûre de toutes les garanties, l’honneur royal.

    La malheureuse controverse sur l’interprétation de l’article 14 a gravement altéré dans la généralité des esprits, la sûreté de cette garantie. Je n’ai pas cessé, depuis la dernière révolution, d’être convaincu que le seul obstacle qui s’oppose au rétablissement de Henri V sur le trône de ses pères, par acclamation, est la difficulté de persuader à la nation que ni lui ni sa mère n’adopteront jamais le système qui attribue à un roi un pouvoir constituant également capable d’octroyer une Charte, de la jurer, et de la retirer ensuite.

    Les diverses considérations fondées sur notre droit public et sur l’utilité de l’État, que je viens d’exposer, m’ont déterminé à émettre, dans les conférences auxquelles j’ai assisté ici, l’opinion que la mère de Henri V devait se proclamer elle-même régente du royaume en vertu de son droit, que personne ne lui pouvait contester, sauf à accepter, si les états-généraux du royaume lui en faisaient la demande, telles limitations à ses fonctions de régente qui, d’accord entre elle et eux seraient jugées convenables. J’ai cité à l’appui de mon opinion, que Madame devait et aurait dû depuis long-temps se proclamer elle-même régente, l’exemple de Louis XVIII, qui se proclama régent pendant la minorité de Louis XVII aussitôt après la mort de Louis XVI. Plusieurs personnes sans doute, et j’étais du nombre, n’approuvèrent pas M. le comte de Provence d’avoir, en prenant le titre de régent, enfreint les droits de la reine-mère captive, et pensaient qu’il eût agi plus convenablement s’il eût pris seulement le titre de lieutenant-général du royaume; mais s’il s’éleva des contestations sur la convenance du titre qu’il prenait, il ne s’en éleva aucune sur son droit à le prendre par sa propre autorité: il fut approuvé grandement et unanimement de n’avoir pas attendu son retour en France pour proclamer son droit et son devoir, comme premier héritier du trône, de pourvoir autant qu’il il était en lui au gouvernement de l’État, soit pendant la durée de la captivité de la reine, soit après la malheureuse issue de cette captivité.

    J’ai cru d’autant plus de mon devoir d’exposer respectueusement à Votre Majesté l’opinion que j’ai émise relativement à la régence, qu’il a été refusé aux membres de la conférence de dresser procès-verbal des opinions qu’ils ont émises à ce sujet.

    Je suis, Sire,

    De Votre Majesté,

    Avec la vénération profonde que je lui portais quand j’osais me compter au nombre de ses plus fidèles sujets,
    Le plus humble, le plus obéissant et le plus dévoué serviteur,
    Le comte F. de Kergorlay.------

    Des bains de Lucques, le 29 septembre 1831.

  2. Voici la teneur de l’acte, qui fut confié à M. Feuillant :

    « Le comte de… que nous avons nommé chef de l’autorité civile dans les provinces de l’Ouest, se concertera avec les principaux chefs militaires, pour rédiger et publier, au moment de la prise d’armes, une proclamation en faveur de Henri V, dans laquelle on annoncera que Madame, duchesse de Berri, sera régente du royaume pendant la minorité du roi son fils. Car telle est notre volonté.

    Signé : CHARLES.XXXX

    Edimbourg, 8 mars 1831. »

  3. proclamation de s. a. r. régente du royaume.
    Soldats !

    Une funeste révolution a violemment séparé de la France la famille de

    ses
    

    rois, cette révolution s’est faite sans vous ; elle s’est faite contre vous, fidèles au devoir et à l’honneur, vous vous êtes soumis par nécessité :

    vos cœurs n’ont pas adhéré à l’usurpation.

    Soldats, les intérêts de la patrie me ramènent au milieu de vous, la petite fille de Henri IV vient demander votre appui. Elle le demande au nom des malheurs de la France, au nom de vos familles désolées c’est à votre amour, à celui de tous les bons Français, des Français seuls que Henri V veut devoir sa couronne. Française et mère, je vous confie l’avenir de la France et les droits de mon fils. Le gouvernement usurpateur vous appelle maintenant à sa défense, et naguères encore il vous insultait… Vous ne l’aurez pas oublié, soldats de l’armée d’Espagne, c’est lui qui a détruit les monuments élevés à vos victoires. Soldats de nos légions d’Afrique, la monarchie légitime vous préparait des arcs de triomphe et des récompenses, la révolution a méconnu vos services et vous a poursuivie de ses calomnies ; ils ne sont pas Français ces hommes qu’importune la gloire de leurs exploits, séparez-vous de leur ca se avilie, raliez-vous au drapeau blanc, c’est celui de vos pères, c’est le votre c’est le signe glorieux qui a conquis ou su conserver nos plus belles provinces, qui est honoré dans toutes les parties du monde et respecté sur toutes les mers : vous l’avez planté nagueres aux colonnes d’Hercule, sur les ruines d’Athènes, sur les remparts d’Alger.

    La France et l’Europe s’apprêtent à le saluer de nouveau comme un gage de sécurité, comme l’étendard de l’honneur et du courage. Soldats, vos droits seront reconnus, la noble profession des armes reprendra son rang, votre avancement, vos avantages justement acquis vous seront rendus ou conservés, Henri V vient récompenser le mérite et le devoûment, reconnaître tous les services et rechercher toutes les capacités honorables.

    Je me place avec confiance au milieu de vous : vous aurez des armes contre les ennemis de l’Etat, vous n’en avez point contre vos frères contre la fille de vos souverains, contre un enfant que vous avez vu naître, l’héritier légitime de trente-cinq rois ; accourez donc, que l’amour de la patrie vous raltie à la mère de Henri V, vous me trouverez à la tête des braves qui s’avancent l’arme au bras au milieu de la patrie reconnaissante ; accourez tous vous mêler aux populations fidèles qui se pressent au-devant de nos pas, et comme elle, répétez avec transport ce cri si cher à la France :

    Vive le Roi ! Vivre Henri V !
    Donné le -----------------------------1832,
    Pour le roi, la régente du royaume,
    Marie-Caroline.------
    (Pièces relatives au procès des passagers du Carlo-Alberto, à Montbrison.)
  4. ORDONNANCE POUR L’ORDONNANCE D’UN GOUVERNEMENT PROVISOIRE A PARIS :

    « Nous, Marie-Caroline, régente du royaume,

    Considérant la gravité des circonstances et les dangers qui menaceraient la France, si, dans ce moment de crise, les droits et les intérêts de tous ne se trouvaient placés sous la sauve-garde de l’autorité légitime qui peut seule mettre un terme aux maux de la patrie ; pénétrée de la nécessité où nous sommes d’organiser dans Paris un gouvernement provisoire qui puisse, en notre absence et au nom de notre bien-aimé fils Henri V, prendre les mesures les plus propres à assurer le rétablissement de l’ordre et de la tranquillité ;

    Désirant en même temps que ces importantes fonctions ne soient confiées qu’à des hommes recommandables par leur amour pour le bien public ;

    Agissant, enfin, en vertu de nos pouvoirs comme régente du royaume ;

    Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :

    Art. 1er. A dater de la publication de la présente ordonnance, un gouvernement provisoire est institué dans Paris, à l’effet d’y faire reconnaître et proclamer l’autorité de notre bien-aimé fils Henri V, et de l’exercer en son nom, pendant notre absence.

    Art. 2. Le marquis de Pastoret, le duc de Bellune, le vicomte de Chateaubriand et le comte de Kergorlay, sont nommés membres du gouvernement provisoire : en l’absence de l’un d’eux, les autres membres sont autorisés à pourvoir à son remplacement.

    Art. 3. Le comte de Floirac est nommé secrétaire du gouvernement provisoire, et en exercera les fonctions, sous la direction des membres dudit gouvernement.

    Fait à Massa, le 5 février 1832.
    La régente du royaume. » XXXXXXXX
  5. ORDONNANCE SUR LES VINS ET SUR LE SEL.

    Henri, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tons présents

    et avenir, salut :

    Considérant que depuis plusieurs années il s’est élevé des réclamations sur le mode de perception de l’impôt sur les vins, et sur l’inégalité des charges qui en résulte pour les contribuables, voulant faire cesser ces entraves également nuisibles au commerce et à la consommation ; prenant aussi en considération les plaintes non moins justes sur l’énormité des droits mis à l’extraction des sels, et voulant donner à cette branche d’industrie tous les développements dont elle est susceptible en ouvrant de nouveaux débouchés à cette denrée ;

    De l’avis de notre mère bien aimée, nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :

    Art. Ier. Sont abolis, à compter de ce jour, les droits perçus à la circulation des vins et à la vente en détail (vulgairement connus sous le nom de droits réunis).

    Art. 2. A compter du 1er janvier 1833, l’impôt existant à l’extraction des sels sera réduit à dix francs par quintal métrique.

    Donné à ---------le---------1832,

    Pour le roi, la régente du royaume,
    Marie-Caroline.-----
    ( Pièces relatives au procès des passagers du Carlo-Alberto, à Montbrison.)
  6. Le fait dont il s’agit ici, et qui repose sur le double témoignage de MM. de Goulaine et de la Roche Saint-André, a été consigné dans un ouvrage de M. Johanet, intitulé la Vendée à trois époques. Voici ce que nous lisons à ce sujet dans une brochure publiée par M de Charette en réponse au livre de M. Johanet : « Je ne dis pas que M. de la Roche Saint-André n’ait remis à son altesse royale une lettre timbrée de Toulon ; mais je nie positivement qu’elle fût fausse, et qu’elle portât avec elle le caractère de gravité que nos antagonistes, pour ne pas dire nos accusateurs publics, veulent lui donner. Il est fort possible que Madame ait reçu, pendant mon absence, une lettre de Toulon ; ses amis lui écrivaient souvent, et lui laissaient l’espérance d’une insurrection très-prochaine ; mais aucun n’avait mission de lui annoncer que les provinces méridionales fussent en feu. Non monsieur, la détermination prise par Madame de rester en Vendée ne peut être due au contenu de cette dépêche autrement, elle eût pris soin d’en informer tous ses amis. »

    (Quelques mots sur les événements de la Vendée en 1832, par le baron de Charette, pag. 56.)