Histoire de l’Église de Corée/Partie 2/Livre 5/02

La bibliothèque libre.

CHAPITRE II.

Persécution de 1866. — Martyre de Mgr Berneux et de MM. de Bretenières, Beaulieu et Dorie. — Martyre de MM. Pourthié et Petitnicolas. — Martyre de Mgr Daveluy et de MM. Aumaître et Huin. — Martyrs indigènes.


Depuis plusieurs années, les Russes faisaient en Tartarie des progrès inquiétants pour la Corée. D’annexions en annexions, ils étaient arrivés jusqu’à la frontière nord de la province de Ham-kieng, dont un petit fleuve seulement les sépare. En janvier 1866, un navire russe se présenta à Ouen-san, port de commerce sur la mer du Japon, et de là adressa au gouvernement coréen une lettre par laquelle il demandait, d’une manière assez impérative, la liberté de commerce et le droit pour les marchands russes de s’établir en Corée. En même temps, assure-t-on, quelques troupes passaient la frontière du Ham-kieng pour appuyer cette réclamation. Suivant l’usage asiatique, on les paya de paroles. On leur répondit que la Corée, étant vassale de la Chine, ne pouvait traiter avec aucune autre nation sans la permission de l’empereur, et qu’on envoyait immédiatement à cet effet un ambassadeur extraordinaire à Péking.

Cependant l’émoi était grand à la cour, et les ministres ne cachaient point leurs perplexités. Quelques nobles de Séoul, chrétiens assez tièdes d’ailleurs, et dont les familles avaient été disgraciées pendant les persécutions antérieures, crurent trouver dans cette démarche des Russes une occasion excellente d’obtenir la liberté religieuse pour leurs coreligionnaires, et de s’acquérir en même temps une grande renommée d’habileté et de patriotisme. C’étaient Thomas Kim Kei-ho, Thomas Hong Pong-tsiou, le maître de la maison qui servait de résidence habituelle au vicaire apostolique, et Antoine Ni. Ils composèrent entre eux une lettre, pour expliquer que l’unique moyen de résister aux Russes était de faire une alliance avec la France et l’Angleterre, ajoutant que rien ne serait plus facile, par le moyen des évêques européens présents en Corée. Cette pièce rédigée avec toute la maladresse qu’on pouvait attendre de gens aussi peu instruits, fut présentée au régent par le beau-père de sa fille, nommé Tio Kei-tsin-i. Le régent la lut et la relut, puis, sans rien dire, la plaça sous sa cuisse. (En Corée on est toujours assis à terre, les jambes croisées.) Ce silence de mauvais augure terrifia Thomas Kim, qui alla aussitôt se cacher en province.

Deux jours après la fuite de Thomas Kim, la nourrice du roi, Marthe Pak, alla trouver la femme du régent qui lui dit : « Pourquoi reste-t-on ainsi dans l’inaction ? Les Russes entrent en Corée, s’emparent du pays, et l’évêque qui, sans doute, pourrait empêcher ce malheur, s’en va faire la visite des provinces quand on a tant besoin de lui ici. Qu’on fasse une nouvelle lettre à mon mari ; elle réussira, je vous l’assure, et ensuite rappelez aussitôt l’évêque. » Marthe courut rapporter ces paroles à Thomas Hong, qui appela de suite le mandarin Jean Nam, lui exposa la situation et le supplia de composer une nouvelle lettre. Jean Nam était un chrétien très-instruit, qui avait enseigné la langue coréenne à plusieurs missionnaires, entre autres à M. Ridel. Il résidait alors au palais, donnant des leçons de chinois au fils d’un grand personnage de la cour. Il consentit à dresser une nouvelle requête, et alla lui-même la présenter au régent, qu’il trouva entouré de cinq ou six grands mandarins. Le régent lut la lettre avec beaucoup d’attention et se contenta de répondre : « C’est bien ; allez en parler au ministre. » Le lendemain, il fit appeler de nouveau Jean Nam, et s’entretint longuement avec lui de la religion chrétienne. Il reconnut que tout était beau et vrai dans cette doctrine. « Seulement, » ajouta-t-il, « il y a une chose que je blâme ; pourquoi ne faites-vous pas de sacrifices aux morts ? » Puis, changeant brusquement l’entretien : « Êtes-vous bien sûr, » dit-il, « que l’évêque puisse empêcher les Russes de prendre la Corée ? — Certainement, » répondit Jean. — « Où est-il ? Est-il à la capitale ? — Non, il est absent depuis quelques jours. — Oh ! Il sera allé dans la province de Hoang-haï visiter les chrétiens. — Il y est en effet. — Eh bien ! faites-lui savoir que je serais bien aise de le voir. »

Jean Nam sortit, et raconta à diverses personnes l’entretien qu’il venait d’avoir. Le bruit que l’heure de la liberté religieuse allait enfin sonner se répandit partout. Les chrétiens, ivres de joie, parlaient déjà de bâtir à Séoul une grande église, digne de la capitale du royaume. Thomas Kim revint en toute hâte à Séoul, et s’étonna fort que personne, après le désir manifesté par le régent, ne fût encore allé chercher le vicaire apostolique et son coadjuteur. On lui répondit que l’argent manquait pour faire de si longs voyages, car ils se trouvaient tous deux à environ six journées de chemin de la capitale : Mgr Berneux au nord et Mgr Daveluy au midi. Tio Kei-tsin-i, le beau-père du régent, leva la difficulté ; il fournit soixante-dix francs pour les frais du voyage, une de ses chaises et deux porteurs. Thomas Kim partit alors pour avertir Mgr Berneux ; et Antoine Ni s’en alla chercher Mgr Daveluy. Celui-ci arriva à Séoul le 25 janvier, et Mgr Berneux quatre jours plus tard. Le 31, Jean Nam se présenta chez le régent pour l’informer de la présence des évêques. Il fut reçu assez froidement, et avant qu’il put ouvrir la bouche, le régent lui dit : « Comment, vous êtes encore ici ! Je vous croyais descendu en province pour aller rendre visite à votre père. — Je dois y aller en effet, Excellence, mais j’ai dû rester à la capitale pour l’affaire importante que… — Oui, oui, » interrompit le régent, « je sais ; mais rien ne presse maintenant, nous verrons plus tard. Et puisque vous allez voir votre père, consultez-le un peu sur tout cela. » Le père de Jean, nommé Augustin Nam, était un vieillard de quatre-vingt-quatre ans, excellent chrétien. En apprenant de la bouche de son fils ce qui s’était passé, il lui dit : « Tu as fait l’œuvre d’un sujet dévoué, mais il t’en coûtera certainement la vie. Quand on te fera signer ta condamnation à mort, ne manque pas d’en effacer toute expression injurieuse à la religion. »

L’accueil que le régent avait fait à Jean Nam inspira quelques inquiétudes. Mgr Berneux voyant qu’on différait l’entrevue, sous prétexte de la proximité du jour de l’an coréen, regretta d’avoir interrompu inutilement sa visite pastorale, et après quelques jours de repos, il alla donner les sacrements dans les chrétientés voisines de Pou-piang et de In-tsien. Il y passa trois jours, et rentra chez lui le 5 février. Mgr Daveluy, de son côté, était retourné au Naï-po, pour reprendre ses travaux habituels. Cependant Mgr Berneux ne voulut pas s’éloigner de la capitale, et depuis le 5, il ne sortit de sa maison que pour aller deux ou trois fois, à cinq minutes de distance, chez le catéchiste Marc Tieng, donner la confirmation et les autres sacrements à quelques néophytes des provinces septentrionales. Il attendait les événements, et, malgré tout, l’espérance dominait dans son cœur, comme on peut le voir par le billet suivant qu’il écrivait à M. Féron, le 10 février. « Je ne sais si, dans ma dernière lettre, je vous ai prié d’acquitter une messe pour la paix du royaume, et l’heureuse conclusion des affaires qui occupent tous les esprits. Dans le cas où je ne l’aurais pas fait, je vous le demande maintenant. C’est la mère du roi, — n’en dites rien à personne, — qui désire que chaque missionnaire célèbre une messe à ces intentions… Oui, il y a une anguille sous roche, mais elle ne se hâte pas de sortir. Je m’attendais à une entrevue avec le régent, immédiatement après mon retour, puisqu’on me priait de revenir en toute hâte ; jusqu’à présent il n’y a rien encore. Je pense qu’elle aura lieu. Mais, dans tous les cas, nous avons fait un pas immense vers la liberté. Prions le Seigneur et notre bonne Mère de m’assister en ces graves circonstances. Recommandons aussi aux chrétiens d’être très-circonspects. »

Hélas ! à ce moment-là même, sa mort, celle de tous ses confrères, et la suppression définitive du christianisme en Corée, venaient d’être résolues. La cour, comme nous l’avons fait remarquer, était presque toute composée d’ennemis acharnés de l’Évangile. Plusieurs fois déjà, ils avaient inutilement demandé qu’on publiât de nouveau les édits de persécution. Ils attendaient une occasion favorable, et ils ne la laissèrent point échapper. Il n’était plus question des Russes ; leur navire s’était, dit-on, retiré, leurs troupes avaient repassé la frontière, et la frayeur qu’ils avaient inspirée d’abord avait à peu près disparu. D’un autre côté, l’ambassade coréenne, partie pour Péking en décembre 1865, venait d’envoyer une lettre où il était dit que les Chinois mettaient à mort les Européens répandus dans l’empire. Cette lettre arriva à Séoul dans les derniers jours de janvier ; elle fut comme l’huile jetée sur le feu. Les quatre principaux ministres se mirent à désapprouver hautement la démarche du régent vis-à-vis des évêques. « Haine aux Européens ! » s’écriaient-ils ; « pas d’alliance avec eux, ou c’en est fait du royaume ! À mort tous les barbares d’Occident ! à mort tous les chrétiens ! » Le régent rappela l’expédition franco-anglaise en Chine, le danger auquel on s’exposait, l’invasion possible de la Corée, etc… « Non, » lui répondit-on, « vaines frayeurs que tout cela ! N’avons-nous pas déjà tué plusieurs de ces Européens ? Qui a jamais cherché à venger leur mort ? Quel dommage en avons-nous éprouvé ? » Ils faisaient allusion à Mgr Imbert, MM. Maubant et Chastan, martyrisés en 1839, peut-être aussi aux naufragés qui, à diverses époques, avaient été impitoyablement massacrés sur les côtes. Le régent, seul de son avis, se laissa-t-il convaincre par leurs raisons et entraîner par leur fanatisme ? ou bien fut-il forcé de céder au torrent, pour ne pas risquer sa propre autorité et compromettre sa position ? On ne le saura que plus tard, quand les missionnaires seront rentrés en Corée, et auront pu prendre des renseignements plus complets sur tout ce qui se passa à cette époque. Quoi qu’il en soit, il céda, et signa l’arrêt de mort de tous les évêques et prêtres européens, et la mise en vigueur des anciennes lois du royaume contre les chrétiens.

Mgr Berneux attendait tranquillement qu’il plût au régent de rappeler, lorsque, le 14 février, des satellites se présentèrent chez lui, à deux reprises différentes, sous prétexte de percevoir une contribution pour le grand palais que le régent faisait bâtir. Cette double visite inspira des craintes à Thomas Hong ; il chercha, mais sans pouvoir réussir à la trouver, quelque cachette où l’on pût déposer les valeurs et les objets les plus précieux appartenant à la mission. L’évêque refusa de se choisir une retraite plus sûre. « C’est moi que l’on cherche, » dit-il ; « si je me cache, on fera des perquisitions partout, et il en résultera une persécution générale. » Dans la nuit du 22 au 23 février, les satellites revinrent encore et, à l’aide d’une échelle, montèrent sur le mur et examinèrent toutes les dispositions intérieures de la maison. Cette échelle leur avait été fournie par le domestique de Mgr Berneux, le traître Ni Son-i, qui, non content de livrer son maître, dénonça encore les autres missionnaires dont il connaissait la résidence. À quatre heures du soir, le 23 février, la maison fut tout à coup envahie par une troupe nombreuse de satellites, qui, courant droit à la chambre de l’évêque, le saisirent et le garrottèrent avec des cordes. Puis, voyant qu’il ne songeait nullement à faire résistance, ils le délièrent presque aussitôt, et le conduisirent au tribunal, entre deux soldats qui tenaient chacun une manche de son habit. Six chrétiens qui demeuraient dans la maison, furent arrêtés en même temps ; au milieu du tumulte, deux ou trois autres parvinrent à s’échapper. Avant de suivre les satellites, Mgr Berneux déclara au chef de la troupe qu’il le rendait responsable devant le régent de l’argent qui se trouvait chez lui. Il y avait en effet une somme assez considérable, car, outre les économies que l’on faisait depuis quelque temps pour bâtir des chapelles, des écoles, etc…, au premier jour de cette liberté qui semblait si prochaine, on venait de recevoir les allocations annuelles de la Propagation de la foi et de la Sainte-Enfance. Cet officier fit mettre les scellés sur toutes les portes, mais, quatre jours plus tard, le régent envoya piller la maison, et il n’en resta que les quatre murailles.

Après avoir comparu devant le grand juge du tribunal de droite, ainsi nommé parce qu’il se trouve à droite du palais où réside le roi, Mgr Berneux fut conduit au Kou-riou-kan, ou prison criminelle, où sont enfermés pêle-mêle, sur la terre nue, les voleurs et les assassins appartenant aux basses classes. Mais le lendemain ou surlendemain, on le transféra à la prison du Keum-pou, réservée aux nobles de condition élevée et aux criminels d’État. Cette prison est moins sale et moins obscure que l’autre ; il y a une espèce de plancher. Chaque détenu est placé dans une petite cellule qui n’a aucune communication avec les autres, et de peur que les prisonniers ne puissent se parler à travers les cloisons, on agite continuellement des clochettes suspendues dans toutes les directions, ce qui rend toute conversation à peu près impossible. Cette prison a trois grands compartiments, ceux de l’est et de l’ouest, pour les individus condamnés à l’exil ou à l’emprisonnement perpétuel, et celui du midi pour les condamnés à mort. C’est dans ce dernier que fut placé Mgr Berneux. Marthe Pak a raconté qu’en apprenant l’arrestation de l’évêque, la mère du roi manifesta la plus vive douleur, et fit entendre, en présence de son fils aîné, d’énergiques protestations. « Oui, » criait-elle, « tous les magistrats du royaume se sont réunis contre mon mari pour renverser le trône de mon jeune fils. Quel tort leur ont fait les prêtres de l’Occident ? Quel tort leur a fait mon fils ? les soldats européens viendront certainement le tuer ici pour venger leurs prêtres. » Mais on ne tint nul compte des larmes et des plaintes de la princesse, et, le 26, Mgr Berneux fut amené devant le tribunal ; tous les ministres y étaient réunis.

Dans une cour spacieuse, formant un carré, s’élèvent d’un côté plusieurs tribunes où siègent les juges et d’autres mandarins. Au milieu de cette cour est un chaise solidement fixée, sur laquelle le prévenu est assis la face tournée vers les juges. Les pieds sont liés ensemble au-dessus de la cheville ; le pantalon relevé laisse les jambes à découvert ; une autre corde passée au-dessus des genoux les serre l’un contre l’autre ; enfin, les bras et les épaules sont tenus immobiles, attachés au dos de la chaise de telle sorte que le patient ne puisse, malgré toutes les tortures, faire aucun mouvement. À ses côtés, quatre, six ou huit bourreaux, debout sur deux lignes, sont armés des instruments de supplice. Le scribe chargé d’écrire les réponses et les dépositions est assis un peu en arrière, derrière un voile. Une compagnie de soldats (environ quatre-vingts), se tient à quelques pas, formant le demi-cercle et faisant face à la tribune des juges. D’autres soldats en plus grand nombre empêchent les curieux d’approcher de trop près. Pendant tout le temps que dure l’interrogatoire, les soldats qui sont auprès du patient font entendre un bruit sourd et cadencé de façon à couvrir ses paroles ou ses cris de douleur. Aux divers interrogatoires que Mgr Berneux eut à subir, deux soldats chrétiens, Jacques So In-kiei-mi et son parent, So Sieng-kiei-mi, se trouvaient être de service et placés assez près de lui. C’est par eux et par d’autres soldats ou employés chrétiens, que l’on a connu les principales réponses des confesseurs, et quelques détails sur leurs souffrances.

« Quel est votre nom ? » demanda le juge. — « Tjiang (c’était le nom coréen de Mgr Berneux). — Qu’êtes-vous venu faire en Corée ? — Sauver vos âmes. — Depuis combien d’années êtes-vous dans ce pays ? — Depuis dix ans, et pendant ce temps j’ai vécu à mes dépens ; je n’ai rien reçu gratis, pas même l’eau ou le bois. » Monseigneur faisait allusion aux calomnies des païens qui prétendaient que les missionnaires, manquant du nécessaire dans leur propre pays, ne venaient en Corée que pour s’enrichir. « Si on vous met en liberté, et qu’on vous ordonne de retourner dans votre pays, obéirez-vous ? — Si vous m’y reconduisez vous-même de force, il faudra bien que j’y aille, sinon, non. — Mais nous ne connaissons pas votre pays, comment donc pourrions-nous vous y reconduire ? Votre réponse signifie que vous ne voulez point quitter la Corée. — Comme vous voudrez : je suis entre vos mains, et je suis prêt à mourir. »

Le lendemain, 27, nouvel interrogatoire. Cette fois le régent était présent avec son fils aîné. « Quel est votre pays ? — La France. — Comment êtes-vous venu en Corée ? — En barque. — Qui vous a amené ? — Hong Pong-tsiou. (Lui-même l’avait avoué peu auparavant.) — Combien y a-t-il de prêtres en Corée ? — Il y a neuf prêtres. (C’était le nombre indiqué par le traître Ni Son-i). — Quel est votre maître de maison ? — Hong Pong-tsiou. — Combien avez-vous instruit de personnes ? — Un grand nombre. — Où demeurent-elles ? — De tous côtés. — Où sont les neuf autres prêtres ? — Je n’en sais rien. — Si l’on vous dit de vous en aller, retournerez-vous dans votre pays ? — Non, à moins qu’on ne m’y reconduise de force. — Apostasiez ! — Non, certes, je suis venu prêcher la religion qui sauve les âmes, et vous voudriez que je la renie ! — Si vous n’obéissez pas, vous serez frappé et mis à la torture. — Faites ce que vous voudrez ; assez de questions inutiles. » L’effet suivit de près la menace. On fit subir au vénérable évêque, entre autres tortures, la bastonnade sur les jambes et la poncture des bâtons sur tout le corps, principalement sur les côtes. Les os des jambes furent bientôt dégarnis de leur chair, mis à nu et horriblement contusionnés. Son corps n’était plus qu’une plaie. Le supplice terminé, on enveloppa les jambes avec du papier huilé et quelques morceaux de toile, et on le reconduisit en prison.

La même scène se renouvela, à diverses reprises, les jours suivants ; mais les forces de Mgr Berneux étaient tellement épuisées et sa voix était devenue si faible, que les soldats chrétiens ne purent recueillir ses paroles. Thomas Hong, prisonnier lui-même, put faire parvenir à Mgr Daveluy un billet où se trouvaient ces mots : « Mgr Berneux est, toujours et partout, plein de dignité et de sainteté. » La sentence de mort fut enfin portée en ces termes : « L’accusé Tjiang refusant d’obéir au roi, et ne voulant ni apostasier, ni donner les renseignements qu’on lui demande, ni retourner dans son pays, aura la tête tranchée après avoir subi les différents supplices. » Quels furent ces supplices ? On ne l’a pas su d’une manière bien précise. Une seule chose est certaine, c’est que, de tous les missionnaires martyrisés à cette époque, Mgr Berneux fut le plus souvent et le plus cruellement torturé, probablement parce qu’on savait qu’il était le grand chef des chrétiens.

Après quatre jours passés dans la prison du Keum-pou, le confesseur fut transféré de nouveau dans la prison du Kou-riou-kan, ou prison criminelle ordinaire. C’est là qu’il vit arriver successivement les trois jeunes confrères qui, depuis plusieurs jours, avaient été, sans qu’il le sût, ses voisins de prison dans le Keum-pou, et avaient subi devant les mêmes juges des interrogatoires et des supplices analogues. C’étaient MM. de Bretenières, Beaulieu et Dorie. Voici les détails que l’on connaît sur leur arrestation.

M. de Bretenières demeurait à la capitale, à quelques minutes de l’habitation de Mgr Berneux, dans la maison du catéchiste Marc Tieng, vieillard de soixante-treize ans, et Paul Phi, neveu de Marc, était son professeur de coréen. Il avait fait dans cette langue des progrès assez rapides, grâce au grand nombre de caractères chinois qu’il avait appris pendant son séjour au Léaotong, et, dans les mois de janvier et février, il avait pu entendre près de quatre-vingts confessions. Le jour même de l’arrestation de Mgr Berneux, il s’était rendu dans un quartier assez éloigné, où il avait entendu deux confessions et béni un mariage. Le soir, en rentrant, il apprit que le vicaire apostolique venait d’être arrêté. On était à se demander ce que cela signifiait, car on ne croyait pas encore à la persécution. M. de Bretenières ne chercha point à fuir ; il se contenta d’envoyer la nouvelle à Mgr Daveluy et aux autres confrères. Le 24, il célébra encore la sainte messe ; ce fut pour la dernière fois. Le 25, de grand matin, la maison fut cernée par les satellites ; on prit le catéchiste Marc Tieng et on le conduisit en prison ; Paul Phi était absent. On n’arrêta point le missionnaire ce jour-là ; on se contenta de laisser une douzaine de soldats pour le garder à vue. Le lendemain, 26, à l’aube du jour, on le conduisit au tribunal. Deux soldats, marchant à ses côtés, le tenaient chacun par l’une des manches de son habit ; une corde rouge, dont on ne se sert que pour les grands criminels, lui liait légèrement les bras sur la poitrine. Aux questions du grand juge, il ne répondit que ces paroles : « Je suis venu en ce pays pour sauver des âmes. Je mourrai avec plaisir. » Pour le reste, il s’excusa sur son ignorance de la langue, car bien qu’il commençât à se faire entendre des chrétiens habitués au langage incorrect des nouveaux missionnaires, il ne pouvait évidemment ni comprendre les païens, ni être compris d’eux. En sortant du tribunal, il fut conduit au Kou-riou-kan, et le lendemain transféré au Keum-pou, dans le même corps de bâtiment que Mgr Berneux, mais dans une cellule à part. Selon la coutume, il subit encore quatre autres interrogatoires. Le régent voulait lui poser lui-même quelques questions ; il y renonça quand il vit la difficulté qu’il avait à s’exprimer. Comme Mgr Berneux, M. de Bretenières eut à subir plusieurs fois différents supplices, principalement la bastonnade sur les jambes et la poncture des bâtons ; on assure qu’après l’évêque c’est lui qui a été le plus maltraité. Au milieu des tourments, il semblait impassible ; les yeux modestement baissés, il priait, sans laisser échapper aucune plainte. Après quatre jours passés au Keum-pou, il fut renvoyé au Kou-riou-kan, où il retrouva Mgr Berneux, et put s’entretenir librement avec lui.

M. Beaulieu qui, lui aussi, avait fait d’assez grands progrès dans la langue coréenne, demeurait dans une petite chrétienté à quelques lieues de la capitale. Il avait déjà pu donner les sacrements à un certain nombre de personnes, et quelques jours avant la persécution, Mgr Berneux, l’ayant jugé capable de commencer l’exercice du saint ministère, lui avait assigné un petit district où il devait faire ses premières armes. Ses préparatifs de départ étaient terminés ; quelques-uns de ses nouveaux chrétiens venaient d’arriver pour le conduire à son poste, lorsqu’il apprit l’arrestation du vicaire apostolique. Il résolut d’attendre un peu, et renvoya les chrétiens chez eux. Mais une partie des habitants du village où il demeurait, gens tièdes et timides, effrayés de ce qui venait d’arriver à la capitale, le prièrent de se réfugier ailleurs, disant que sa présence en ce lieu était connue de trop de monde, et que certainement il en résulterait pour eux de grands malheurs. Il céda à leurs craintes, et alla dans un autre village à trois quarts de lieue de distance, chez un chrétien nommé Ni. La cachette semblait très-sûre, mais le missionnaire fut trahi, et le 27 février au matin, une bande de satellites vint droit à la maison de Ni, s’emparer de sa personne. La voix publique a toujours accusé de cette trahison le domestique de M. Beaulieu, nommé Tjiang, nouveau chrétien, baptisé seulement depuis deux ou trois ans, et qui n’était au service du prêtre que depuis quelques mois. Le fait cependant n’est pas absolument certain.

Après avoir fait cette capture, les mêmes satellites se rendirent au village habité par M. Dorie, à une lieue et demie de distance du premier. Toutes les indications nécessaires leur avaient été données, à la capitale même, par le traître Ni Son-i, domestique de Mgr Berneux. M. Dorie, moins avancé que ses confrères dans l’étude de la langue coréenne, s’était fait avec beaucoup plus de facilité aux usages du pays, et était très-aimé des chrétiens. Au premier bruit des événements, il avait ordonné à son domestique de prendre la fuite, et était demeuré seul dans la maison afin de ne compromettre personne. Il fut arrêté à une heure de l’après-midi.

Le lendemain 28, les missionnaires, portés chacun sur une espèce de civière, les mains liées sur la poitrine avec le cordon rouge, et la tête coiffée du bonnet des grands criminels, furent conduits à la capitale. Ce bonnet, de couleur jaune, a de larges bords en toile qui, rabattus, couvrent la figure et le haut du corps, afin que l’on ne puisse ni voir ni être vu. C’est, dit-on, une précaution contre les troubles ou tentatives de révolte que pourrait provoquer l’arrestation de certains criminels dangereux. Devant les juges, MM. Beaulieu et Dorie, expliquèrent en quelques mots pourquoi ils étaient venus en Corée, et leur ferme résolution de mourir pour Dieu ; quant au reste, ils s’excusèrent de répondre parce qu’ils ne connaissaient pas assez la langue. Enfermés d’abord pendant quatre jours à la prison du Keum-pou, ils passèrent par les mêmes formalités, subirent les mêmes interrogatoires, et souffrirent les mêmes tortures que leurs confrères ; après quoi on les transféra au Kou-riou-kan, où ils retrouvèrent Mgr Berneux et M. de Bretenières.

Qui pourrait exprimer le bonheur des quatre missionnaires lorsqu’ils furent ainsi réunis dans ce cachot infect, qui pour eux était le vestibule du ciel ? Qui nous dira leurs félicitations mutuelles en se voyant couverts de plaies glorieuses reçues pour le nom de Jésus-Christ ? leurs prières, leurs chants de joie, leurs élans d’amour en se préparant au dernier sacrifice ? Enfin se leva le jour du triomphe. Le 22 de la première lune, 8 mars, on les tira de leur prison pour les conduire à la mort. Une foule énorme, avide de voir les prêtres étrangers, s’était rassemblée à la porte du Kou-riou-kan. Les uns regardaient curieusement leur visage, leur attitude ; la plupart riaient et leur prodiguaient de grossières insultes. « Ne riez pas et ne vous moquez pas ainsi, » leur dit Mgr Berneux ; « vous devriez plutôt pleurer. Nous étions venus pour vous procurer le bonheur éternel, et maintenant, qui vous montrera le chemin du ciel ? Oh ! que vous êtes à plaindre ! » Les confesseurs furent placés chacun sur une longue chaise en bois, portée par deux hommes. Les jambes allongées et les bras étendus étaient liés solidement à la chaise ; la tête légèrement renversée était fixée par les cheveux. Au-dessus de la chaise, derrière la tête, une planche en bois portait, écrite des deux côtés, l’inscription suivante : « N., rebelle et désobéissant, condamné à mort après avoir subi divers supplices. » Pendant le trajet, les porteurs s’arrêtèrent plusieurs fois pour se reposer. Alors Mgr Berneux s’entretenait avec ses jeunes confrères, ou bien, jetant les regards sur la foule qui les suivait, il disait en soupirant : « Hélas ! mon Dieu ! qu’ils sont à plaindre ! »

À la capitale, il y a divers endroits désignés pour les exécutions. Quand on est pressé d’en finir, ou que le nombre des victimes est trop considérable, ou qu’on veut tenir la chose secrète, on peut décapiter dans l’enceinte même du palais, ou sur deux ponts à quelques minutes de distance du tribunal, à l’intérieur de la ville. Mais, le plus communément, on conduit les condamnés à un quart de lieue en dehors de la porte de l’Ouest, à un endroit nommé Nei-ko-ri, c’est-à-dire : rencontre des quatre chemins ; et quand il s’agit de grands coupables, et qu’on veut donner au supplice le plus de notoriété possible, on se rend plus loin encore, sur une grande plage de sable, le long du fleuve, près du village de Sai-nam-to. C’est là que furent amenés les confesseurs.

Les quatre cents soldats qui les accompagnaient se rangèrent sur un demi-cercle, en face de la tente du mandarin dont l’escorte était également très-nombreuse. On dépose les victimes à terre, au centre de ce cercle, au pied d’un grand mât sur lequel flotte un drapeau blanc, puis on les détache de leurs chaises, et on les dépouille de tous leurs vêtements à l’exception d’un simple caleçon. Mgr Berneux est appelé le premier. Ses bras sont liés fortement derrière le dos ; un bourreau replie l’une contre l’autre les deux extrémités de chaque oreille et les traverse, de haut en bas, par une flèche qui y demeure fixée. Deux autres bourreaux aspergent d’eau le visage et la tête, qu’ils saupoudrent ensuite de chaux ; puis, passant deux morceaux de bois sous les bras, le soulèvent, et le montrent aux spectateurs en lui faisant faire huit fois le tour de la place, rétrécissant chaque fois le cercle qu’ils forment en marchant, de manière à ce qu’à la fin du huitième tour, ils se trouvent au milieu du terrain. La victime est alors placée à genoux, la tête inclinée en avant, retenue par les cheveux liés à une corde que tient un soldat. Les six bourreaux, brandissant de longs coutelas, tournent autour en exécutant une danse sauvage et en poussant des cris horribles ; chacun d’eux frappe comme et quand il veut. Au troisième coup, la tête du vénérable évêque roule sur le sol, et tous les soldats et satellites crient à la fois : « C’est fini. » On ramasse aussitôt la tête, et selon l’usage, on la place sur une petite table, avec deux bâtonnets, et on la porte au mandarin, pour qu’il puisse constater de ses propres yeux que c’est bien la tête du condamné. Les bâtonnets sont là pour saisir et retourner la tête, dans le cas où celui qui préside à l’exécution voudrait l’examiner de plus près, mais, ordinairement, on ne s’en sert pas. La tête est ensuite rapportée auprès du corps, et fixée par les cheveux à un poteau de quatre ou cinq pieds de haut, sous la planche où est écrite la sentence.

On répéta les mêmes cérémonies, et dans le même ordre, pour chacun des autres missionnaires. M. de Bretenières vint immédiatement après Mgr Berneux ; il fut suivi de M. Beaulieu, et à la fin, M. Dorie, après avoir vu trois fois passer sous ses yeux ces scènes sanglantes, consomma lui-même son glorieux martyre. Les corps restèrent exposés trois jours entiers, après quoi les païens de Sai-nam-to les enterrèrent tous ensemble dans une seule fosse. Quand une exécution a lieu, ce sont les proches parents ou les amis de la victime qui doivent recueillir ses restes, sinon, les habitants du village vers lequel l’exécuté avait les yeux tournés au moment de la mort, sont tenus de lui donner la sépulture. Les chrétiens de la capitale eussent bien voulu enterrer eux-mêmes leurs pasteurs, mais c’était absolument impossible alors ; ils ne purent satisfaire à ce pieux devoir que six mois plus tard.

Mgr Berneux était âgé de près de cinquante-deux ans ; il y avait dix ans qu’il travaillait en Corée. L’histoire des progrès étonnants de la mission, pendant ces dix années, nous a montré ce qu’il était comme vicaire apostolique ; quelques mots sur sa vie privée et sur son caractère personnel, nous le feront connaître et apprécier encore davantage. En annonçant au séminaire des Missions-Étrangères la nouvelle de son martyre, M. Féron écrivait : « À une piété angélique, à un zèle ardent pour le salut des âmes, Mgr Berneux joignait une connaissance profonde de la théologie et une capacité rare pour l’administration. Son activité ne lui laissait aucun repos. Je n’ai jamais pu comprendre comment il suffisait seul à ce qui eût occupé trois ou quatre missionnaires, comment il pouvait entrer dans le plus petit détail de toutes les affaires, spirituelles ou temporelles. Il avait le district le plus vaste, une correspondance très-étendue avec les missionnaires et les chrétiens ; il était le consulteur universel, le procureur de la mission ; il donnait à la prière un temps considérable ; et, néanmoins, quand un missionnaire allait le voir, il semblait n’avoir rien à faire que de l’écouter, de s’occuper de lui, de le récréer par sa conversation pleine d’esprit et d’amabilité. Il n’était pas, ce semble, naturellement porté à l’humilité ni à la douceur. On devinait que, s’il n’eût été un saint, sa fermeté serait devenue aisément de la tyrannie, et sa plaisanterie du sarcasme. Mais la grâce avait tout corrigé. On pouvait le contredire sur tout ; il savait mettre tout le monde à l’aise, et ses lettres à ses missionnaires contenaient toujours quelque mot d’affectueuse tendresse. Sa modestie était portée à un excès qui nous faisait quelquefois sourire, et dont le bon évêque riait le premier, mais sans en rien rabattre. Quant à sa nourriture, lorsqu’il était seul, un peu de riz et quelques légumes, c’était tout. Il s’était interdit le vin de riz dans ses dernières années. Jamais ni la viande, ni le poisson, ni même les œufs ne paraissaient sur sa table, sinon quand il recevait quelqu’un de nous. Alors il faisait tous ses efforts pour bien traiter son hôte, et lui, qui ne mangeait jamais de pain quand il était seul, attendu que les Coréens n’en font point, prenait plaisir à pétrir lui-même et à cuire quelques pains pour les offrir à un confrère qui venait le voir, ou les lui envoyer en province par quelque occasion. Un fait vous donnera la mesure de sa mortification : les cruelles douleurs de la pierre, dont il souffrait habituellement, ne lui faisaient interrompre son travail que quand il était gisant à terre, presqu’à l’agonie. Je l’ai vu passer vingt-quatre heures de suite au confessionnal, et comme je me permettais de le gronder : « Que voulez-vous, » me répondait-il, « ces douleurs m’empêchent de dormir. »


Au moment même où Mgr Berneux et ses confrères recevaient à Saï-nam-to la couronne du martyre, le mandarin Jean Nam, et Thomas Hong Pong-tsiou étaient exécutés à Nei-ko-ri. Jean, après avoir séjourné trois semaines chez son père, s’était mis en route pour revenir à Séoul. Il n’était plus qu’à deux lieues de la ville, lorsqu’il rencontra un chrétien, nommé Philippe Tjiang, qui lui apprit l’arrestation de l’évêque et des missionnaires, et les poursuites dirigées contre lui. Le voyant pâlir à cette nouvelle, Philippe ajouta : « Je suppose qu’en présentant votre supplique au régent, vous avez fait d’avance le sacrifice de votre vie. Vous auriez tort de fuir ou de vous cacher : un mandarin ne se cache jamais quand les satellites viennent l’arrêter. » Jean, trop effrayé pour suivre cet avis, congédia les six hommes qui l’accompagnaient, arracha ses insignes de mandarin, et se réfugia, trois lieues plus loin, dans une auberge du village de Tchoupei-te-ri. Le traître Ni Son-i parvint à découvrir le lieu de sa retraite, et, avec quelques satellites, alla cerner l’auberge jusqu’à l’arrivée d’un petit mandarin de la capitale, qui fit l’arrestation selon les formes légales. Le 2 mars, Jean était enfermé dans la prison du Keum-pou. Devant les juges, il s’excusa d’avoir pris la fuite, sur ce que la religion ne veut pas qu’on s’offre de soi-même à la mort. Il protesta énergiquement contre l’accusation de rébellion, et soutint que la lettre même qu’on lui reprochait était un acte de dévouement à son pays et à son roi. Depuis plusieurs années, Jean, tombé dans la tiédeur, avait négligé de recevoir les sacrements ; mais il répara sa faute par une courageuse confession de foi, et sa constance dans les tortures fut admirable. Plusieurs fois, il entrevit Mgr Berneux et les autres missionnaires prisonniers ; mais on ignore s’il put leur parler et se confesser.

La sentence de mort portée contre lui et contre Thomas Hong fut exécutée le 8 mars. Le cortège qui conduisait au supplice l’évêque et les missionnaires était à peine en route, que deux charrettes, traînées chacune par un bœuf, s’arrêtaient devant la prison du Keum-pou. Sur chaque charrette était une croix grossière. Voici comment se font habituellement ces exécutions. Le condamné, les pieds placés sur un escabeau, est attaché à la croix par des cordes qui lui retiennent les bras et les genoux ; ses cheveux relevés sont fixés par une petite corde, et, au sommet de la croix, est placée la sentence. Aussitôt que la charrette a passé sous la porte de l’Ouest, et se trouve en dehors des murs, on retire l’escabeau, on aiguillonne le bœuf pour le faire courir à travers les pierres du chemin, et bientôt le malheureux patient, dont le corps est déjà à demi broyé par les tortures, se trouve si affreusement secoué qu’il perd connaissance. Arrivés au lieu de l’exécution, les bourreaux coupent les cordes, et laissent tomber à terre leur victime ; puis, ils la dépouillent de tous ses habits, lui lient les bras derrière le dos, et lui placent la tête sur un billot de bois. Un soldat tient la tête par une corde attachée aux cheveux, et aussitôt que le bourreau a accompli son œuvre, il la jette de côté. Les corps de Jean et de Thomas, après être restés trois jours exposés sur le lieu du supplice, furent traînés à quelque distance, dans les champs, où ils demeurèrent abandonnés pendant quinze jours entiers. Alors seulement quelques chrétiens courageux purent les recueillir et leur donner la sépulture. La famille de Jean Nam fut traitée comme une famille de rebelles. Sa femme et ses enfants en bas âge furent exilés à perpétuité dans des prisons différentes ; son fils aîné, âgé de quatorze ans, et son vieux père furent incarcérés à Kong-tsiou, où on les laissa mourir de faim. Des doutes assez graves se sont élevés sur les dispositions de Thomas Hong au moment de sa mort. Il a été impossible depuis de les éclaircir, faute de renseignements certains. Tout porte à croire qu’ils n’ont aucun fondement ; néanmoins il est de notre devoir de les mentionner.

Les têtes de Jean Nam et de Thomas Hong étaient encore attachées aux poteaux de Nei-ko-ri, et la place de l’exécution encore inondée de leur sang, lorsque, deux jours plus tard, le 10 mars, Pierre Tseng et Jean Tjieun, vinrent à leur tour y cueillir la palme glorieuse. Pierre Tseng l’un des chrétiens qui ont bien mérité de l’Église de Corée, appartenait à une famille honorable par sa position et surtout par son attachement à la foi. Sa sœur aînée, ayant consacré à Dieu sa virginité, était morte dix ans auparavant, après une vie édifiante ; son frère cadet était, à Macao, le compagnon d’études du vénérable André Kim et du P. Thomas Tsoi, et son zèle et ses talents annonçaient qu’il serait un jour un digne et saint prêtre, quand Dieu l’appela à lui. Son frère aîné se trouvait en prison pour la foi, à la fin de 1866, quand les Français quittèrent la Corée, et il est plus que probable que, depuis longtemps, il a suivi les traces de Pierre. Quand M. Maubant entra en Corée, il fut frappé de la piété éclairée, de l’intelligence, du tact de Pierre Tseng. Il le prit à son service, et le garda avec lui jusqu’au jour de son martyre. Sur le déclin de la persécution de 1839, Pierre fut arrêté avec quelques autres chrétiens, mais les satellites se contentèrent de leur extorquer de l’argent. Il s’attacha ensuite au service du P. André Kim, l’accompagna dans la frêle barque coréenne qui alla en Chine chercher Mgr Ferréol et M. Daveluy, et fut son fidèle assistant jusqu’à son martyre en 1846. Ensuite Pierre se maria, et s’installa dans un des faubourgs de la capitale. Il faisait un petit commerce, et vivait dans une honnête aisance, employant son temps libre à transcrire des livres de religion ou à fabriquer des chapelets. Il ne perdait aucune occasion d’exhorter les païens ou d’instruire les catéchumènes, et sa vie exemplaire donnait une grande autorité à ses paroles. Mgr Berneux jeta les yeux sur lui pour exécuter le projet, longtemps ajourné, de l’établissement d’une imprimerie. Pierre s’y prêta avec zèle, malgré les dangers d’une pareille œuvre, et pendant quatre ans, il répandit parmi les chrétiens plusieurs milliers de volumes. De là son arrestation.

Pendant le procès de Mgr Berneux, le grand juge, étonné du nombre de livres que les satellites avaient confisqués, demanda au traître Ni Son-i d’où venaient tous ces livres. Celui-ci dénonça Pierre Tseng et son associé imprimeur, Joseph Im, et aussitôt des satellites furent lancés à leur poursuite. Mais en apprenant qu’on venait de saisir l’évêque, Pierre, prévoyant le danger qui le menaçait lui-même, s’était réfugié depuis deux jours dans une auberge à quelque distance. Les satellites, ne le trouvant pas, maltraitèrent cruellement sa femme, mais elle ne voulut point faire connaître la retraite de son mari. Puis, quoique la maison fût gardée la nuit par des soldats, elle parvint à s’échapper, laissant au logis un vieillard impotent, à qui Pierre fournissait gratuitement un gîte et la nourriture, un chrétien nommé Matthieu Ni, gravement malade, dont nous parlerons bientôt, et une jeune servante de quatorze ans. Les satellites se voyant joués, saisirent cette enfant par les cheveux, et avec les plus terribles menaces, la forcèrent de les conduire à l’auberge où Pierre était caché. Ils se jetèrent sur lui, l’accablèrent de coups de pied et de coups de poing, mirent en lambeaux son chapeau et ses vêtements, et le traînèrent devant le juge. L’aubergiste chrétien qui lui avait donné asile, n’eut que le temps de s’enfuir avec sa femme ; sa maison fut pillée, puis vendue.

Joseph Im dénoncé en même temps que Pierre demeurait dans le voisinage. Les satellites ne le trouvèrent point, car deux ou trois semaines avant la persécution, il avait vendu sa maison et son imprimerie à Jean Tjieun. Celui-ci fut arrêté à la place de Joseph Im, et conduit au tribunal. Jean Tjieun, lors de la persécution de 1839, après être demeuré un mois entier dans la prison du Kou-riou-kan, avait eu la faiblesse de céder aux tortures et de racheter sa vie par l’apostasie. Après sa mise en liberté, les reproches de sa mère qui était une fervente chrétienne, et l’impossibilité où il se trouvait de confesser son crime puisqu’il n y avait plus de prêtres en Corée, le tirent tomber dans un grand découragement. Il passa ainsi plusieurs années, conservant à peine quelques pratiques religieuses, mais à l’arrivée du P. André Kim, il se convertit, fit une confession générale, et par la ferveur de sa pénitence édifia grandement les chrétiens que sa chute avait scandalisés.

Pierre Tseng et Jean Tjieun subirent, à diverses reprises, les interrogatoires et les tortures accoutumées, c’est-à-dire : la bastonnade sur les jambes et la poncture des bâtons. Pierre surtout eut horriblement à souffrir. Ils refusèrent de répondre à la plupart des questions qu’on leur adressait, et ne voulurent dénoncer personne. Pendant leur séjour au Keum-pou, ils virent plusieurs fois Mgr Berneux, mais on ne sait s’ils purent lui parler. On les conduisit au supplice attachés à des croix, comme on avait fait pour Jean Nam et Thomas Hong. Ils furent décapités de la même manière, et, selon la loi, on laissa les corps exposés pendant trois jours. La femme de Jean parvint, en donnant de l’argent aux satellites, à racheter le corps de son mari, et le fit enterrer près de sa mère sur la montagne No-ko-san. Le corps de Pierre fut jeté dans les champs, pour y être la pâture des animaux immondes et des oiseaux de proie. Mais Dieu le garda, et après quelques jours, les chrétiens purent le recueillir et l’ensevelir dans une même tombe avec Jean Nam, auprès du théâtre de leur commun triomphe.

Quelques mots maintenant de Mathieu Ni que nous avons laissé gisant à terre, presque à l’agonie, dans la maison de Pierre Tseng. Il n’est mort ni en prison, ni sous le sabre du bourreau, et cependant il peut être compté comme une des premières victimes de la persécution. C’est lui d’ailleurs qui, avec François Ni dont nous aurons à raconter le martyre, a ouvert au christianisme les provinces septentrionales de la Corée. Mathieu Ni Teuk-po d’une famille noble, originaire du Hoang-haï, district de Sin-tcheun, était un lettré de grande renommée, très-versé dans la connaissance des caractères chinois. Il enseignait ces caractères à un certain nombre d’élèves qu’il préparait aux examens, et par ce moyen, il s’était acquis une petite fortune. L’ambition le fit aller à la capitale, à la ville des délices comme l’appellent les Coréens ; mais ses espérances furent déçues, et après avoir mangé tout son bien, il se trouva, en quelques mois, réduit à l’indigence. C’est là que Dieu l’attendait. Pendant qu’il essayait de tous les moyens et frappait à toutes les portes pour trouver un emploi, il entendit parler de l’Évangile, et quelques livres de religion lui tombèrent sous la main ; son âme naturellement droite entrevit de suite la vérité ; il l’étudia avec ardeur, et fut bientôt récompensé de ses efforts par le don de la foi. Aussitôt, semblable à celui qui a trouvé un trésor et, dans l’excès de sa joie, court à ses amis et à ses voisins en criant : « Réjouissez-vous avec moi, » Mathieu Ni, avant même d’être baptisé, repartit pour son pays, à une cinquantaine de lieues de la capitale, vivant d’aumônes le long de la route, et se mit à prêcher ses parents et ses connaissances. Il en convertit une douzaine, leur enseigna les prières et le catéchisme, et revint avec eux à Séoul, recevoir le baptême des mains de Mgr Berneux.

Le jour de son baptême, il se traça une règle de vie excessivement sévère et dont, depuis, il ne se départit jamais. Il faisait le chemin de la croix tous les jours, sans exception ; il jeûnait deux fois la semaine, et le carême tout entier, ne mangeait jamais de viande, ne buvait du vin que très-rarement et en très-petite quantité, et pratiquait les plus pénibles mortifications. Il avait compris que la pénitence est le véritable moyen, non-seulement d’assurer son propre salut, mais de travailler efficacement au salut des autres. À la capitale, pendant les quelques semaines qui suivirent son baptême, ce zélé néophyte convertit plus de dix païens auxquels il donna l’instruction nécessaire. De retour dans son pays, il procura à une quarantaine d’autres personnes la grâce de la régénération ; puis, en compagnie de François Ni, il se mit à parcourir toute la province de Hoang-haï, et gagna des disciples à Jésus-Christ, dans plus de douze districts où, auparavant, il n’y avait pas un seul chrétien. De là, il partit seul pour la province de Pieng-an, l’unique des huit provinces de Corée où l’Évangile n’eût pas encore pénétré, et le premier il eut le bonheur d’y créer un certain nombre de prosélytes. Nous avons dit plus haut quelle abondante moisson recueillit Mgr Berneux, lorsque, les trois années suivantes, il visita ces provinces où Mathieu avait semé le bon grain avec tant de zèle.

Rappelé ensuite à la capitale par le vicaire apostolique, Mathieu Ni fut chargé d’une œuvre aussi importante que difficile, la création, à Séoul même, d’un collège chrétien pour l’éducation de la jeunesse. En peu de temps, il parvint à réunir jusqu’à douze jeunes gens, auxquels il enseignait les sciences et les lettres humaines, et dont il formait le cœur et l’esprit par l’étude de la doctrine et la pratique des devoirs religieux. Cependant, sa santé allait s’affaiblissant ; plusieurs fois il avait été gravement malade, et le 19 février, quelques jours avant la persécution, il avait reçu l’extrême-onction dans la maison de Pierre Tseng, qui le logeait par charité, car Mathieu n’avait pas de maison à lui.

Quand les satellites vinrent chercher Pierre, le pauvre malade ne cessait de crier du coin où il était étendu : « Et moi aussi, je suis chrétien, prenez-moi. — Que dit ce pauvre idiot ? » répondaient les satellites ; « dans son délire il se débat avec les gens de sa secte. Pourquoi t’emmener ? Afin d’avoir la peine de t’enterrer ? » Les deux jours suivants, il se traîna plusieurs fois jusqu’au seuil de la porte, répétant d’une voix plaintive : « Emmenez-moi, je suis chrétien. » Mais personne n’était plus là pour s’occuper de lui et lui donner un peu de nourriture ; ses forces, épuisées par la maladie et par la faim, l’abandonnèrent tout à fait, et le matin du premier mars il rendit à Dieu sa belle âme. Il était âgé de quarante-quatre ans, et il y avait un peu plus de quatre ans qu’il était baptisé. Le lendemain de sa mort, un païen qui passait dans la rue vit son cadavre, et par pitié, l’emporta et l’ensevelit sur la montagne Ouai-a-ko-kaï, dans le lieu où furent transportés plus tard les corps de Mgr Berneux et des autres martyrs de Sai-nam-to.


Le jour même de l’exécution de Mgr Berneux et de ses compagnons, deux autres missionnaires étaient amenés à la capitale. C’étaient MM. Pourthié et Petitnicolas arrêtés ensemble au séminaire de Pai-rong. Dès le 28 février, un courrier leur avait apporté le billet de M. de Bretenières qui annonçait l’arrestation de l’évêque, et, par ses récits, avait répandu la terreur chez les chrétiens du voisinage. Les missionnaires extrêmement surpris, ne pouvant croire tout d’abord à une persécution aussi soudaine, résolurent d’attendre avant de quitter leur poste. M. Pourthié rassura les néophytes, et leur dit de ne pas se presser d’enfouir en terre les divers objets de religion. La neige épaisse qui couvrait la vallée de Pai-rong et les montagnes environnantes semblait une garantie contre l’invasion subite des satellites. D’ailleurs M. Pourthié, depuis longtemps atteint d’une maladie de poitrine et de crachements de sang, était incapable de s’enfuir. Il écrivait, ce jour-là même, à un de ses confrères : « Je vous trace ces quelques lignes, étendu sur ma natte où les souffrances me tiennent cloué. Que faire dans ces étranges circonstances ? S’il faut aller se cacher dans quelque caverne des montagnes, je ne m’en sens nullement la force. »

Le lendemain, plusieurs satellites de la capitale lancés à la poursuite du mandarin Jean Nam, ne l’ayant pas trouvé chez lui, couchèrent par hasard à une auberge distante de Pai-rong de trois quarts de lieues seulement. Ils y rencontrèrent des satellites du district, qui connaissaient la présence des missionnaires dans le voisinage, sans cependant savoir exactement le lieu de leur résidence. Leur plan fut bientôt combiné, et tous ensemble se mirent en route pour les saisir si possible. Sur le chemin, ils virent une vieille femme qui fuyait en pleurant. Ils eurent bientôt reconnu qu’elle était chrétienne, et l’ayant frappée de leurs bâtons, ils lui lièrent les mains derrière le dos, et la forcèrent de les conduire jusqu’au séminaire. Ils y arrivèrent sans que personne les eût aperçus et eût pu donner l’alarme ; les deux prêtres furent arrêtés dans leur chambre. Tout d’abord on saisit aussi le vieux catéchiste Joseph Tjiang, qui était nominalement propriétaire de la maison. « Que voulez-vous faire de ce pauvre vieillard ? » dit M. Pourthié aux satellites ; « laissez-le donc descendre de lui-même dans la tombe ; » et il leur donna quelque argent qu’il avait sur lui. Joseph fut aussitôt relâché. Pendant la nuit, M. Pourthié, qui avait les mains liées derrière le dos, parvint à se glisser sans bruit dans un coin où étaient divers papiers importants, et fit signe à un chrétien qui se trouvait à côté de les cacher ailleurs ; mais celui-ci par timidité refusa de s’en charger, et tous ces papiers furent pillés avec le reste des effets. Le lendemain, 3 mars, à neuf heures du matin, on plaça les confesseurs chacun sur un bœuf, on leur passa le cordon rouge sur les épaules, mais sans leur lier les mains, on les coiffa du bonnet rouge des grands criminels, et on se mit en route pour la capitale. La distance est de trois journées, mais M. Pourthié était tellement affaibli par la maladie, que les satellites, par égard pour son état, consentirent à faire les étapes moins longues, et l’on mit cinq jours pour arriver à Séoul.

Pendant le chemin, les deux confesseurs tenaient relevés les bords de leur bonnet, et, dans tous les villages et hameaux que l’on rencontra, une foule immense de païens vinrent, avec une curiosité avide, contempler le visage et la tournure des deux maîtres d’occident. Tous étaient stupéfaits de l’air de piété et de satisfaction qui paraissait sur leurs traits. À la ville de Iang-tsi, un des employés du mandarin regardait d’un air triste ces jeunes hommes que l’on conduisait à la mort. Il s’approcha de M. Petitnicolas et lui dit à demi-voix : « Maître, si on regarde votre âme, ce que vous faites est bien beau ; mais si on regarde votre corps, c’est bien déplorable. » À ces paroles, inattendues de la part d’un païen, le missionnaire ému lui prit la main en témoignage de satisfaction, lui demanda qui il était, et ajouta d’un ton affectueux qu’il ne désespérait pas de le revoir un jour. Dans un autre village, où l’on devait passer la nuit, un groupe de païens causaient entre eux des Européens que l’on mettait à mort, et particulièrement de l’évêque. Quelques-uns répétaient, d’un air moqueur, les calomnies habituelles contre les missionnaires. M. Petitnicolas s’approcha d’eux, les réprimanda de ce qu’ils jugeaient et condamnaient, d’une manière aussi téméraire et aussi injuste, des maîtres de religion qui jamais n’avaient fait de mal à personne, et parvint à faire cesser leurs propos inconvenants.

Arrivés à la capitale, MM. Pourthié et Petitnicolas furent immédiatement traduits devant le grand juge du tribunal de droite, le même qui avait interrogé leurs confrères. On leur posa les mêmes questions : Vos noms ? votre pays ? qui vous a amenés ? qu’êtes-vous venus faire ? connaissez-vous l’évêque Tjiang (Mgr Berneux), etc. ; ils y firent des réponses analogues à celles déjà données. « Qu’arrivera-t-il si on vous fait mourir, ajouta le juge. — Après notre mort, dit M. Petitnicolas, la Corée subira de grands désastres. » Divers témoignages nous apprennent que M. Pourthié, épuisé par la maladie, ne prononça que quelques mots devant le grand juge. M. Petitnicolas portait habituellement la parole. C’est pour cela, peut-être, qu’il fut plus souvent et plus cruellement flagellé, et percé de bâtons pointus. M. Pourthié, dit-on, ne subit que trois fois cette double torture. On se dispensa envers les nouveaux prisonniers de la plupart des formalités légales employées pour les premiers confesseurs. Ils demeurèrent à la prison du Kou-riou-kan, et ne furent point envoyés au Keum-pou ; leur sentence, rendue presque aussitôt, fut exécutée le troisième jour après leur arrivée. Le 11 mars, on les conduisit à Sai-nam-to, avec les mêmes cérémonies que l’on avait faites trois jours auparavant pour les autres missionnaires, et un grand déploiement de troupes ; tout se passa de la même manière. La tête de M. Pourthié tomba au premier coup, celle de M. Petitnicolas au troisième seulement.

M. Pourthié, provicaire de la mission de Corée, passa au séminaire les dix années de son apostolat. Le ministère actif avait pour lui de grands attraits, mais il n’hésita pas une minute, sur le désir de son évêque, à sacrifier ses goûts personnels pour se dévouer tout entier à l’œuvre si difficile de la formation du clergé indigène. Il avait en outre la charge de trois ou quatre cents chrétiens établis dans le voisinage du séminaire, et grâce à son zèle, cette petite chrétienté était une des plus édifiantes de tout le pays. Il aimait les sciences naturelles, et leur consacrait ses instants de récréation. Il avait recueilli sur la botanique, la géologie, et la zoologie de la Corée, des notes qui auraient rendu de vrais services à la science. Tous ces travaux sont perdus, mais la perte la plus regrettable est celle de ses études sur la langue coréenne, car il venait de terminer une grammaire assez étendue et un dictionnaire latin-coréen-chinois, fruit de dix ans de recherches et d’études continuelles. Ce que les confrères aimaient et admiraient le plus dans M. Pourthié, c’était son abnégation et son humilité. Malgré son litre de provicaire, il se regardait sincèrement comme le dernier des missionnaires, et se traitait toujours comme tel, sans la moindre affectation de fausse modestie.

M. Petitnicolas avait contracté dans l’Inde des infirmités qui l’ont cruellement tourmenté le reste de sa vie. Mais l’énergie de la volonté suppléait chez lui aux forces corporelles. La langue coréenne, si difficile pour tout le monde, ne parut pas l’être pour lui, et, grâce sans doute à l’étude qu’il avait faite des langues de l’Inde, il fut, de l’aveu de ses confrères, celui de tous qui la saisit le mieux et le plus facilement. Il se distinguait surtout par une grande sagacité dans l’administration, et par le tact étonnant avec lequel il débrouillait les difficultés. Son zèle était infatigable ; les courses pénibles à travers les montagnes couvertes de neige, la prédication, l’enseignement du catéchisme, la confession des chrétiens, c’était là son élément. Il avait une certaine connaissance de la médecine, et un grand nombre de chrétiens, traités par lui, ont dû la vie aux remèdes qu’il leur avait donnés. Dans les dernières années, les maux de tête, qui l’avaient rendu complètement chauve dès l’âge de trente ans, augmentèrent à ce point qu’il avait souvent des accès de délire qui ressemblaient à la folie. L’administration des chrétiens lui étant devenue presque impossible, Mgr Berneux l’envoya aider M. Pourthié dans le soin du séminaire, et dans ses travaux de linguistique. Ils demeurèrent ensemble près de cinq ans, occupés à la même œuvre, se soignant avec une affection réciproque dans leurs fréquentes maladies, et Dieu voulut consacrer leur amitié en permettant qu’entrés ensemble et le même jour en Corée, ils prissent ensemble le chemin du ciel.


En se rendant au lieu du supplice, les missionnaires étaient accompagnés de deux chrétiens qui suivirent glorieusement leurs traces : c’était Marc Tieng et Alexis Ou. Marc Tieng, d’une famille noble du district de Souen, dans la province de Kieng-kei, était professeur de chinois, lorsqu’en 1839, il fut, par hasard, témoin du martyre de Mgr Imbert et de MM. Maubant et Chastan. Il avait alors quarante-six ans, et regardait la religion chrétienne comme une secte pernicieuse, justement condamnée puisqu’elle interdit les sacrifices aux ancêtres. Néanmoins, frappé de la joie toute céleste avec laquelle les missionnaires et les chrétiens de toute condition allaient à la mort, il eut la curiosité d’étudier la religion qui produisait cet effet merveilleux, et se procura quelques livres. Son âme naturellement droite eut bientôt compris la vérité ; il se rendit en s’écriant : « J’avais cru qu’un chrétien ne pouvait pas être un homme de bien, et maintenant je vois que, pour devenir véritablement homme de bien, il faut être chrétien. » Mgr Ferréol, à son arrivée, trouva en lui une foi si vive et une vertu si éprouvée, qu’il l’institua catéchiste de la capitale, fonction qu’il a remplie, à l’édification de tous, jusqu’à sa mort. Mgr Berneux avait pour Marc une sorte de vénération, et plusieurs fois il dit à ses missionnaires : « Voyez ce vieillard, ses jours sont pleins et sa voie est droite. Je voudrais bien avoir au ciel une aussi belle place que lui. » Son zèle était admirable ; sans cesse il était occupé à instruire les chrétiens et les catéchumènes, à visiter et consoler les malades, à les préparer à la réception des sacrements. Toujours égal à lui-même, toujours le sourire sur les lèvres, il était à toute heure du jour et de la nuit à la disposition de ceux qui l’appelaient, et jamais on ne le vit se mettre en colère. Il était très-pauvre, et comme il ne voulait rien accepter des chrétiens, sa table était plus que frugale, car il n’avait pour vivre d’autres ressources que le travail de sa femme. Tous les chrétiens l’aimaient comme un père et le vénéraient comme un saint.

Quand la persécution éclata, il fit évader son neveu Paul Phi, mais ne voulut point se cacher lui-même, disant qu’après l’arrestation de l’évêque, il était plus nécessaire que jamais pour lui de rester à son poste près de M. de Bretenières, et à la disposition des chrétiens. Nous avons raconté plus haut son arrestation. En allant chez le grand juge, il avait sur les épaules la corde rouge, mais pour la forme seulement, car on ne le lia point, et comme deux soldats tenaient les manches de son habit, le chef des satellites leur dit : « Laissez ce digne vieillard marcher seul et n’ayez nulle crainte qu’il s’échappe, faites-lui seulement escorte, et ne marchons pas trop vite. » Enfermé d’abord au Kou-riou-kan, puis transféré au Keum-pou où il demeura quatre jours, Marc eut à subir les mêmes interrogatoires et les mêmes supplices que nous avons décrits plus haut. On savait qu’il était un des chefs des chrétiens, et l’on employa, à diverses reprises, des tortures extraordinaires pour le forcer à dénoncer ses coreligionnaires ; mais il ne nomma que des personnes déjà mortes, et se contenta de répéter au juge : « Puisqu’à vos yeux la profession du christianisme est un crime digne de mort, j’ai commis ce crime et j’y persiste ; faites-moi mourir. » La sentence prononcée, on le ramena au Kou-riou-kan ; il y demeura jusqu’au 11 mars, et, en ce jour, eut le bonheur d’accompagner au supplice, à Sai-nam-to, MM. Pourthié et Petitnicolas. La tête de Marc ne tomba qu’au quatrième coup de sabre. Elle fut exposée pendant trois jours, suspendue par la barbe, car depuis longtemps Marc était complètement chauve. Sa femme parvint ensuite à racheter ses précieux restes pour les ensevelir honorablement.

Alexis Ou, né au district de Seu-heng dans la province de Hoang-haï, était le troisième enfant d’un lettré célèbre qui, frappé des rares talents de son fils, soigna son éducation d’une manière spéciale. Il avait dix-huit ans, et venait de passer un brillant examen, quand un catéchiste, nommé Jean Kim, lui parla pour la première fois de la religion chrétienne, et alluma dans son cœur un vif désir de l’embrasser. Alexis déclara aussitôt à son père qu’il voulait partir pour la capitale, afin d’y recevoir le baptême, et malgré les larmes, les remontrances et les mauvais traitements, il s’échappa de la maison paternelle et vint, avec quelques autres catéchumènes, se jeter aux pieds de Mgr Berneux. Le saint évêque fut charmé de sa pénétration d’esprit et de ses rares qualités ; mais, prévoyant les tentations terribles auxquelles sa foi allait être soumise de la part de sa famille, il voulut l’éprouver d’abord. Il baptisa tous ses compagnons de voyage et les renvoya dans leur pays, mais il refusa, jusqu’à nouvel ordre, de baptiser Alexis. Celui-ci désolé le supplia, en versant des torrents de larmes, de lui accorder la même grâce, lui promettant qu’avec le secours de Dieu, il resterait ferme dans la foi, quoi que pût faire sa famille. Mgr Berneux chargea Marc Tieng de remmener dans sa maison et de l’examiner avec soin, et, huit jours après, sur le témoignage favorable de Marc, il lui accorda le baptême. C’était en 1863. « Rappelez-vous, dit-il au néophyte en le renvoyant dans la maison paternelle, rappelez-vous que vous êtes devenu enfant de Dieu ; gardez-vous de servir le démon, et efforcez-vous de faire participer vos parents à votre bonheur. » Alexis fut très-mal reçu par son père et par ses frères. Chaque jour il avait à subir des injures, et souvent des coups. Il patienta pendant plusieurs mois, puis, craignant sa propre faiblesse, il dit un jour à son père : « Je ne puis renier la religion du maître du ciel. Vous dites que par là je vous déshonore, que je remplis d’amertume chaque instant de votre vie ; donnez-moi la permission de m’éloigner. — Tant mieux, répondit brusquement le père, le plus tôt sera le meilleur. » Alexis revint à la capitale, et demanda asile à Marc Tieng. Il passa dans sa maison un an entier, dans une retraite absolue, transcrivant des livres pour gagner sa nourriture, et ne cessant de prier Dieu pour la conversion de sa famille.

Ses prières furent enfin exaucées. Il apprit, par deux chrétiens du Hoang-hai, que son père semblait beaucoup mieux disposé, et qu’il avait plusieurs fois demandé de ses nouvelles et manifesté le désir de le revoir. Il se hâta de retourner vers lui. Quelques jours après son arrivée, son père le prit à part et lui dit : « Tu sais que le roi et les grands du royaume persécutent les chrétiens et les regardent comme dignes de mort, que celui qui embrasse cette doctrine se déshonore en omettant les pratiques religieuses et surtout les sacrifices aux ancêtres ; d’un autre côté, je crois que tu as l’esprit assez éclairé pour ne pas être dupe d’une erreur grossière, et le cœur assez bon pour ne pas contrister de propos délibéré ton vieux père et toute ta famille. Fais-moi connaître les secrets de cette religion ; ne me cache rien. » Alexis, transporté de joie, commença à l’instant même l’explication des grandes vérités chrétiennes, et, la grâce de Dieu aidant, après quelques semaines, son père, toute sa famille, et quelques-uns de ses proches, vingt personnes en tout, reçurent ensemble le baptême. La famille Ou était trop connue pour pouvoir rester impunément dans le pays après sa conversion ; elle émigra dans la province de Pieng-an au district de Non-sai, afin de pratiquer librement sa religion. Le père d’Alexis mourut, quelques mois après, dans d’admirables sentiments de foi.

Quand éclata la persécution, Alexis fut arrêté avec seize autres chrétiens. Le mandarin, qui venait de recevoir de la cour les ordres les plus pressants, sévit contre eux avec la dernière rigueur. Alexis avait déjà le corps tout déchiré et les os de la jambe mis à nu, lorsqu’à un second interrogatoire, il eut la faiblesse de prononcer une parole d’apostasie. On le relâcha immédiatement. À peine sorti du tribunal, il se mit à pleurer, et apprenant par les gens du mandarin l’arrestation de Mgr Berneux et de M. de Bretenières, il s’écria : « Je suis perdu ; à qui maintenant confesser mon crime ? où trouver le pardon ? » Puis, sans le moindre retard, dans l’énergie d’une contrition sincère, il fit panser ses plaies, se procura un cheval et partit pour la capitale. « Laissez-moi, disait-il à ceux qui voulaient l’arrêter, laissez-moi, peut-être est-il déjà trop tard. Je veux confesser ma faute, et, à la capitale où je suis connu des chrétiens, je veux que tous soient témoins de ma honte et de mon repentir. » À peine arrivé à Séoul, il courut chez le catéchiste Marc Tieng, et trouvant la maison pleine de satellites, il se déclara hautement chrétien. On l’arrêta immédiatement, et on le conduisit à la prison du Kou-riou-kan, où il eut le bonheur de rencontrer Mgr Berneux. Fortifié par l’absolution de son péché, et par les exhortations que lui fit ce vénérable prélat qui l’avait enfanté à Jésus-Christ, il supporta les tourments avec une constance inébranlable. Le juge qui savait son histoire, essaya à plusieurs reprises de le gagner. « Jeune comme tu es, tu dois tenir à la vie. — J’y tiens, répondit naïvement Alexis. — Vis donc. — Je ne demande pas mieux. — Oui, mais pour cela tu as une parole à dire, celle que tu as dite déjà. — Oh ! non. Je ne veux pas vivre à ce prix. » Et les supplices recommençaient plus violents qu’auparavant. Alexis Ou fut conduit à la mort avec Marc Tieng, à la suite de MM. Pourthié et Petitnicolas, et exécuté avec eux.

Six mois plus tard, au commencement de septembre, la persécution étant un peu assoupie, les chrétiens de la capitale songèrent à donner une sépulture plus convenable aux martyrs de Sai-nam-to. Ordinairement pauvres, ils l’étaient encore bien plus après les désastres de cette terrible année, et ils eurent beaucoup de peine à recueillir entre eux l’argent nécessaire pour acheter des cercueils. Plusieurs femmes donnèrent l’anneau qu’elles portaient au doigt, leur unique ornement. À l’heure marquée, quarante chrétiens arrivèrent la nuit par différents chemins à l’endroit où les martyrs avaient été enterrés. Ils exhumèrent les sept corps, c’est-à-dire, ceux de Mgr Berneux, des cinq missionnaires, et d’Alexis Ou. Celui de Marc Tieng avait été, nous l’avons vu plus haut, racheté par sa femme quelques jours après l’exécution. Ils arrangèrent ces corps en ordre, un à un, chaque tête près du tronc, et les mettant provisoirement à l’abri des animaux, ils s’en retournèrent, car il allait faire jour. Le surlendemain ils revinrent, apportant sept cercueils, des linges, de l’eau bénite, et le livre des prières pour les morts. Ils creusèrent trois fosses très-spacieuses, formant entre elles un triangle. Dans la fosse la plus large, au sommet de ce triangle, ils placèrent d’abord le cercueil de Mgr Berneux, puis à sa droite et un peu plus bas celui de M. de Bretenières, et sur une même ligne avec celui-ci, à gauche de l’évêque, le cercueil d’Alexis Ou. Dans la fosse de droite, ils déposèrent MM. Pourthié et Petitnicolas, et dans celle de gauche MM. Beaulieu et Dorie. Il paraît que la tête de M. Dorie a été changée avec celle de M. Petitnicolas ; les chrétiens qui présidaient à la reconnaissance des corps, n’ayant vu ni l’un ni l’autre de ces missionnaires de leur vivant, ont pu facilement commettre cette erreur. Près de chaque cercueil, on a mis dans des cendres, une petite écuelle renversée, au fond de laquelle est écrit le nom. C’est là, à une demi-lieue au sud de la capitale, sur la montagne appelée Ouai-a-ko-kai, que reposent les corps des martyrs, en attendant le jour de la résurrection glorieuse.


En quelques jours, six missionnaires avaient été mis à mort, mais la rage des persécuteurs n’était pas satisfaite ; ils voulaient en finir de suite avec les prêtres européens. Par les dénonciations de Ni Son-i, ils avaient appris qu’il y en avait au moins neuf en Corée, et le traître leur ayant fourni des indications sur les lieux où ils séjournaient habituellement, des satellites de la capitale avaient été envoyés dans ces diverses directions. Le jour même où MM. Pourthié et Petitnicolas étaient exécutés à Sai-nam-to, Mgr Daveluy fut arrêté à son tour. En quittant la capitale, où il avait été inutilement appelé par le régent, Mgr Daveluy était revenu dans le Nai-po, continuer la visite des chrétientés. Il y était encore occupé, quand un billet de M. de Bretenières lui apprit l’arrestation du vicaire apostolique. Tout d’abord, il ne put croire à une persécution violente, et pensa que le gouvernement tenait à avoir sous la main les évêques et les missionnaires pour mieux se tirer des complications politiques avec les Russes, ou dans quelqu’autre but non encore expliqué. Aussi, voyant que les satellites lancés à la poursuite des Européens commettaient des violences abominables, pillant, frappant, torturant les chrétiens, et les plaçant entre la mort et l’apostasie, pour leur faire dénoncer leurs prêtres, il eut un instant l’idée de se livrer. Il écrivit à MM. Féron et Ridel pour leur faire part de son intention, sans les engager à l’imiter, sans le leur défendre non plus : « Faites, » leur disait-il, « ce que le bon Dieu vous inspirera. » En apprenant que Mgr Berneux allait être condamné à mort, il ordonna de préparer une barque, écrivit à la hâte un exposé de la situation, et chargea quelques matelots chrétiens de gagner la pleine mer, afin de remettre cette lettre au premier navire européen ou chinois qu’ils pourraient rencontrer. Les messagers n’étaient pas encore partis quand il reçut la nouvelle du martyre du vicaire apostolique et de ses trois compagnons. Il fit une seconde lettre donnant des détails plus complets sur le danger pressant où se trouvait la mission. La nuit même, la barque mit en mer, mais elle ne rencontra aucun navire, et après avoir louvoyé inutilement pendant quinze jours, elle allait regagner la côte, lorsqu’on aperçut une petite jonque de contrebandiers chinois qui consentirent à prendre les lettres. La seconde fut perdue en route, la première arriva en Mandchourie, à Mgr Verrolles, longtemps après les événements.

M. Aumaître faisait alors l’administration dans le canton de Sou-en, à Sai-am-kol. Les bruits de persécution ayant jeté le trouble parmi les chrétiens, il fut obligé d’interrompre son travail, et se rendit près de Mgr Daveluy, dont il était peu éloigné, pour lui demander ses conseils et ses ordres. Mgr Daveluy fit appeler immédiatement M. Huin, qui se trouvait à deux lieues de là, au village de Sei-ko-ri, et ils passèrent, les trois ensemble, un jour entier. En se quittant, ils dirent à quelques chrétiens de confiance qu’ils n’espéraient guère échapper, parce que leur présence était trop connue, et que d’ailleurs la fuite était à peu près impossible dans un pays de plaines comme le Nai-po. Mgr Daveluy resta à Keu-to-ri où la réunion avait eu lieu, M. Aumaître alla à So-tel, village distant d’une lieue et demie, et M. Huin retourna à Sei-ko-ri. Les deux jours suivants, les villages de Keu-to-ri et de So-tel furent envahis et visités jusqu’à sept fois par des bandes de satellites. Mgr Daveluy et M. Aumaître se jetèrent la nuit dans une petite barque, sans aucune espèce de provisions, afin de gagner la mer ; mais un vent contraire s’éleva, pendant deux jours il fut impossible de quitter la rive, et, à la fin, voyant qu’ils étaient encore plus exposés aux recherches des satellites sur cette barque que dans leurs maisons, ils regagnèrent les villages qu’ils avaient quittés.

Mgr Daveluy logeait chez le catéchiste Nicolas Song. Un parent de ce dernier, chrétien assez tiède, voulut aller à la capitale pour avoir des nouvelles certaines, et obtint de l’évêque, non sans difficulté, la permission de partir et de l’argent pour sa route. C’était le 10 mars. Le 11 au matin, cet individu revint disant qu’il avait rencontré des satellites qui venaient prendre les Européens. Mgr Daveluy, qui se méfiait de lui, refusa de le voir. Cet homme était-il un traître ? on l’ignore ; mais quelques heures après son arrivée, les satellites entraient dans le village. À leur tête, se trouvait Philippe Pak, élève en théologie du collège de Pai-rong, qui fut de suite reconnu par les chrétiens. Ce malheureux jeune homme, qui, peu de jours auparavant, avait été torturé et jeté en prison au chef-lieu du district, jouait-il en effet le rôle de Judas ? Tous, et Mgr Daveluy le premier, le crurent alors. Deux ou trois mois plus tard, Philippe Pak a protesté qu’on l’avait tiré de prison malgré lui, parce que les satellites ne savaient pas le chemin de Keu-to-ri, et qu’on l’avait mis de force sur un cheval afin qu’il leur servît de guide. Quoi qu’il en soit, au moment où le village fut envahi, Mgr Daveluy, cédant aux instantes prières des chrétiens, se cacha sous un tas de bois sec, à côté du panier qui renfermait sa chapelle. Les satellites, fouillant toutes les maisons, arrivèrent à celle de Nicolas Song, et l’un d’entre eux, d’un coup de pied donné dans le bois, découvrit le panier. Encouragé par ce premier succès, il donna un autre coup de pied un peu plus loin, et découvrit la tête de l’évêque. Effrayé, il fit un pas en arrière, mais Mgr Daveluy se levant lui dit : « Ne crains pas. Qui cherches-tu ? — Les hommes d’Occident, » répondit le satellite. — « Alors, prends-moi, car je suis l’un d’eux. » Les autres satellites accoururent, et sans lier l’évêque, ils se contentèrent de le garder dans sa propre chambre, mais ils garrottèrent le maître de la maison, Nicolas Song.

Les satellites cependant pressaient Mgr Daveluy d’indiquer la retraite des autres missionnaires qu’on les avait chargés de saisir. Le prélat, convaincu que des trahisons multipliées avaient fait disparaître toute chance de fuite, et ne voulant pas exposer inutilement les chrétiens au pillage, à la torture, peut-être à l’apostasie, consentit à appeler près de lui M. Huin, à la condition formelle que personne n’accompagnerait les messagers qu’il chargerait de sa lettre. Il espérait ainsi sauver la chrétienté de Sei-ko-ri. On lui promit solennellement tout ce qu’il voulut, mais cette promesse fut violée de suite, et, de la porte de sa chambre. il put voir des satellites partir avec les deux chrétiens qu’il envoyait. On ne tint nul compte de ses reproches et de ses réclamations.

Après son entrevue avec Mgr Daveluy et M. Aumaître, M. Huin revenu dans sa chrétienté avait, le jour suivant, continué l’administration et entendu quelques confessions. Il voulait même célébrer la sainte messe, afin de distribuer la communion, mais les chrétiens les plus sages insistèrent pour qu’il se retirât dans un autre village. Pendant la nuit, il vint à No-peu-moi, où un noble chrétien, nommé Paul Sin, lui offrit une retraite. Là aussi se trouvaient des satellites qui, soupçonnant Paul de cacher un Européen, et n’osant pas néanmoins violer le privilège de sa noblesse en pénétrant chez lui de vive force, firent pendant toute la journée un tapage effroyable autour de la maison. Un noble païen, ami de Paul, le tira d’embarras ; il menaça les satellites, glissa quelque argent dans la main de leurs chefs, et obtint enfin leur éloignement. Pendant ce temps, M. Huin avait été obligé de se réfugier dans une petite armoire pratiquée dans le mur, où il pouvait à peine entrer. Il y passa plus d’une heure, replié sur lui-même, et ne respirant qu’avec difficulté. La nuit venue, il gagna un autre village nommé Soi-tjai, distant de deux lieues, et quelques heures après, deux chrétiens, accompagnés de cinq satellites, pénétraient dans sa chambre. C’étaient les messagers de Mgr Daveluy. M. Huin jeta les yeux sur la lettre et leur dit ; « L’évêque a été arrêté ce matin ; il m’invite à aller le rejoindre. Cela suffit. » Les satellites lui firent une foule de questions, et lui demandèrent entre autres, s’il y avait longtemps qu’il n’avait vu les autres prêtres. M. Huin, convaincu que M. Aumaître était déjà arrêté, répondit : « J’ai vu le P. O. — Le P. O. ! » reprirent-ils ; « tiens, il paraît qu’il y en a encore un troisième dans le voisinage. » M. Huin garda le silence. Son domestique, par qui l’on a su tous ces détails, dit alors aux satellites : « L’homme dans la maison duquel nous nous trouvons maintenant n’est pas chrétien. Si nous restons jusqu’au jour, on saura ce qui s’est passé, et il en résultera pour lui un grand dommage. Partons de suite. » Ils y consentirent, et le 12 mars dans la matinée, le missionnaire fut amené près de Mgr Daveluy.

En apprenant l’arrestation du prélat, M. Aumaître comprit qu’il lui était impossible d’échapper longtemps aux recherches qui se faisaient dans tous les villages des alentours, et songea seulement à ne compromettre aucun des chrétiens qui étaient à son service. En conséquence, après s’être bien informé du chemin qui conduisait à Keu-to-ri, il les congédia tous, et partit seul. Arrivé au village, il entra dans une maison chrétienne, en attendant que Mgr Daveluy le fît appeler. Le matin même, celui-ci en entendant les satellites réclamer le P. O. dont avait parlé M. Huin, lui avait envoyé une lettre pour lui dire de se livrer. Mais les porteurs de la lettre ayant pris un autre chemin, ne l’avaient pas rencontré en route. À leur retour, ils trouvèrent les trois missionnaires réunis dans la chambre qui leur servait de prison. Satisfaits de leur expédition, et de la manière dont les Européens s’étaient rendus, les satellites se montrèrent pleins d’égards pour eux. Ils ne les lièrent point, ne commirent aucun dégât dans le village, et, sur leur demande, délièrent et mirent en liberté les chrétiens arrêtés. C’étaient, outre le serviteur de M. Huin, le catéchiste Nicolas Song, le séminariste Philippe Pak, et Luc Hoang, serviteur de Mgr Daveluy. Mais ce dernier refusa de partir, et déclara qu’il suivrait celui qui était à la fois son maître et son père.

Luc Hoang, d’une famille païenne assez riche, avait été élevé avec le plus grand soin par son père, qui comptait sur lui pour assurer la fortune de sa maison. Lui-même racontait qu’il n’aurait pas alors échangé ses espérances pour un mandarinat ordinaire. Il fit mieux. Vers l’âge de vingt ans, sur les exhortations de son professeur de chinois, il se convertit à la religion chrétienne, et gagna quelques-unes des personnes de sa famille. Mais son père, déçu dans ses calculs, effrayé de la ruine qui le menaçait, l’accabla d’injures et de mauvais traitements. Luc les supporta avec une patience admirable, puis, voyant qu’il ne pouvait ouvrir la bouche sans provoquer les blasphèmes de son père, il résolut de faire violence au ciel, et de ne plus prononcer une seule parole jusqu’à ce qu’il eût obtenu sa conversion. Pendant deux ans, il resta muet. On le crut malade ; on lui administra des remèdes de toute nature qui plusieurs fois faillirent le tuer. Mais il tint ferme, et Dieu lui accorda enfin la grâce qu’il demandait. Son père se fit chrétien, et sa conversion amena celle de toute la famille. C’était après la persécution de 1839. À l’arrivée de Mgr Ferréol, Luc s’attacha tout entier au service de la mission. Mgr Ferréol songea à le faire prêtre, car sa femme consentait à se séparer de lui pour vivre dans la continence ; mais comme il n’y a point en Corée de monastère de femmes régulièrement établi, le Saint-Siège ne jugea pas à propos d’accorder la permission demandée. Le père de Luc étant mort, son frère aîné eut bientôt, par une gestion maladroite, dilapidé la fortune de la famille qui fut réduite à la misère. Luc donna d’abord aux siens tout ce qu’il possédait en propre, puis, pour leur venir plus efficacement en aide, il essaya, sans autre capital que la confiance des chrétiens, diverses spéculations malheureuses, et ne réussit qu’à ruiner ses bailleurs de fonds. Les missionnaires craignant que les rapports qu’ils avaient eus avec lui ne lui donnassent un certain crédit, et ne fussent un piège pour ceux auxquels il empruntait de l’argent, lui fermèrent leur porte. Cette espèce d’ostracisme dura dix ans. En 1858, M. Féron décida Luc à renoncer à toutes ses entreprises, et le prit avec lui comme professeur de chinois. Après quoi, il fut successivement catéchiste de M. Joanno et de Mgr Berneux, et enfin attaché à Mgr Daveluy pour l’aider à la composition et à la correction des livres. Il vivait avec la plus grande frugalité, et tout ce qu’il recevait, soit des missionnaires, soit des chrétiens, était employé à payer ses dettes ; aussi, avait-il recouvré la confiance de tous, et ses créanciers eux-mêmes avaient pour lui beaucoup de respect et d’affection. Il ne voulut point se séparer de Mgr Daveluy, et le suivit en effet jusqu’à la mort. Il avait alors cinquante-deux ans.

Les satellites restèrent deux jours à Keu-to-ri, avant de reprendre le chemin de la capitale. Ils se montrèrent honnêtes et prévenants envers leurs prisonniers, et semblèrent écouter avec plaisir les exhortations qui à plusieurs reprises leur furent adressées. Mgr Daveluy, satisfait de leur façon d’agir, leur distribua quelques centaines de sapèques qu’il avait à la maison. Là-dessus, deux ou trois de ceux qui avaient assisté à l’arrestation de Mgr Berneux, et avaient vu les valeurs assez considérables que le régent avait fait enlever, demandèrent à Mgr Daveluy où étaient ses propres richesses. « Tout ce que j’avais, » répondit le prélat, « a été brûlé, il y a quelques mois seulement, à Panga-sa-kol, lorsque ma maison a été incendiée. — C’est vrai, » dirent quelques autres satellites, « nous avons appris que la maison de l’évêque a été brûlée avec tous les livres et objets qu’elle contenait. » Et comme les premiers murmuraient : « Taisez-vous, » leur cria un des chefs, « vous devriez savoir qu’un évêque des chrétiens ne peut pas mentir. » Au moment de partir, les satellites de la capitale qui étaient venus faire l’arrestation à Keu-to-ri, avaient promis une lettre en forme de sauf-conduit aux habitants de ce village, pour les protéger contre d’autres bandes ; mais ils partirent sans l’avoir écrite, chargeant de ce soin les satellites de Kong-tsiou qui n’en firent rien non plus. Aussi ce malheureux village, l’une des plus importantes chrétientés de la Corée, a-t-il été ensuite traité comme une ville prise d’assaut, et entièrement ruiné.

On ne lia point les confesseurs pour les conduire à la capitale ; la corde rouge était passée sur leurs épaules, et on les avait coiffés du bonnet à larges bords. Une joie sainte éclatait sur leurs visages, au grand étonnement de tous les païens qui accouraient pour les voir passer. À la ville de Pieun-taik, on leur avait servi un fort bon dîner gras ; mais c’était jour d’abstinence, ils ne voulurent point y toucher. Les satellites étonnés en demandèrent la raison, et quand ils surent que c’était pour obéir à la loi religieuse, ils s’excusèrent sur leur ignorance, et se hâtèrent de préparer d’autres mets. Arrivés à la capitale, les confesseurs furent conduits à la prison du Kou-riou-kan. On n’a aucun détail précis sur les interrogatoires et les tortures qu’ils eurent à subir. On sait seulement qu’ils ne furent point transférés au Keum-pou comme leurs prédécesseurs, et que devant les juges, Mgr Daveluy, qui possédait à fond la langue coréenne, fit de fréquentes et longues apologies de la religion chrétienne. Pour cette raison peut-être, mais surtout parce qu’il était un des grands maîtres de la religion, il eut à souffrir plus souvent et plus rudement que ses compagnons la bastonnade sur les jambes, les coups de planche, et la poncture des bâtons aiguisés. Le quatrième jour, on porta leur sentence. Mais le roi était alors malade, et une nombreuse troupe de sorciers, réunis au palais, faisaient pour le guérir mille cérémonies diaboliques ; de plus il devait bientôt célébrer son mariage. On craignit que le supplice des Européens ne nuisît à l’effet des sortilèges, et que l’effusion de sang humain dans la capitale ne fût d’un fâcheux augure pour les noces royales. Ordre fut donné d’aller exécuter les condamnés dans la presqu’île de Sou-rieng, canton de Po-rieng, à vingt-cinq lieues au sud de Séoul. On les emmena de suite, en leur adjoignant un autre confesseur, Joseph Tjiang, catéchiste de Pai-rong, et maître de maison de M. Pourthié.

Joseph Tjiang Nak-sio, du village de Neng-tji-tji, district de Souen, avait été baptisé en 1826, et avait converti presque tous les membres de sa famille. C’était un chrétien instruit, prudent, et d’une rare piété, et M. Maubant à peine arrivé en Corée se hâta de le nommer catéchiste, fonction qu’il exerça toute sa vie. Quatre fois les persécutions l’obligèrent à se réfugier dans les montagnes, et à transporter son domicile dans des districts éloignés. Il était établi à Pai-rong depuis douze ans, lorsqu’en 1855, M. Maistre vint y bâtir le séminaire, et il resta seul chargé des trois premiers élèves, jusqu’à l’arrivée de M. Pourthié à la fin de l’année suivante. Depuis lors, il fut tout à la fois le procureur du collège et le catéchiste de la chrétienté environnante, exerçant cette double charge avec un zèle, une patience, une ferveur au-dessus de tout éloge. M. Pourthié disait souvent que Joseph était son bras droit. Quoique réduit à un état voisin de l’indigence, il ne voulut jamais rien recevoir pour ses services, et il employait ses moments libres au travail des mains, pour gagner sa nourriture et celle de sa famille. Nous avons dit plus haut que M. Pourthié avait, en donnant de l’argent aux satellites, fait relâcher Joseph, arrêté en même temps que lui. Mais celui-ci ne quitta point la maison, et le lendemain, au départ des missionnaires, il monta sur un bœuf et les suivit. On avait fait une demi-lieue lorsque M. Pourthié, tournant la tête, aperçut Joseph. Il fit des reproches aux satellites, qui le forcèrent à s’en retourner, Joseph obéit en pleurant. Il resta cinq jours dans sa maison, et n’ayant plus rien à manger, car les satellites avaient tout pillé, il alla chercher quelque nourriture chez un chrétien du village de No-rel-kol, à trois lieues de Pai-rong. Les satellites occupaient ce village ; Joseph fut reconnu par quelques-uns d’eux, et immédiatement arrêté. Le mandarin de Tsiei-tsieun ayant entendu les accusations portées contre lui, en référa à la capitale. On lui répondit : « Si cet homme est véritablement le maître de maison des prêtres européens, envoyez-le ici ; sinon, faites-le apostasier et renvoyez-le chez lui. » À toutes les demandes du mandarin, Joseph répondit en confessant sa foi, et en déclarant que c’était bien lui, et nul autre, qui était le maître de maison des missionnaires. Vainement ce magistrat, qui, touché de la figure vénérable de Joseph, voulait le sauver de la mort, essaya à diverses reprises, par lui-même et par ses subalternes, de lui faire changer un seul mot de sa déclaration ; Joseph y persista. Le mandarin écrivit de nouveau au gouvernement, et quatre satellites furent envoyés de la capitale, pour y amener le confesseur. On l’enferma dans la prison du Kou-riou-kan, et après avoir passé par les interrogatoires et les tortures d’usage, il fut condamné à mort. C’est lui, dit-on, qui sollicita et obtint la grâce d’être envoyé au supplice avec Mgr Daveluy et ses compagnons.

Les cinq martyrs furent conduits à Sou-rieng à cheval. Leurs jambes, brisées par la bastonnade, étaient enveloppées de papier huilé retenu par quelques morceaux de toile ; sur la tête, ils portaient le bonnet jaune, et autour du cou, la corde rouge. Leurs cœurs surabondaient de joie, et plusieurs fois, au grand étonnement des satellites et des curieux, ils adressèrent à Dieu leurs ferventes actions de grâce en chantant des psaumes et des cantiques. Le jeudi saint au soir, ils étaient arrivés à quelque distance du lieu de l’exécution. Mgr Daveluy entendit les satellites qui formaient entre eux le plan de taire, le lendemain, un assez long détour afin d’aller montrer les condamnés dans une ville voisine. « Non, » s’écria-t-il aussitôt en les interrompant, « ce que vous dites là est impossible. Vous irez demain droit au lieu de l’exécution, car c’est demain que nous devons mourir. » Dieu, qui approuvait le pieux désir de son serviteur de verser son sang pour Jésus-Christ le jour même où le Sauveur a versé son sang pour nous, donna à ses paroles un tel accent d’autorité que tous, chefs, satellites et soldats, ne répliquèrent pas un mot, et lui obéirent ponctuellement.

Le lieu choisi pour l’exécution était une plage de sable sur le bord de la mer. Outre les préparatifs ordinaires, on avait disposé auprès de la tente du mandarin, neuf soldats avec des fusils chargés et prêts à faire feu, en cas de besoin, sur les confesseurs. Deux cents autres soldats formaient la haie, pour maintenir la foule qui accourait de toutes parts. Quelques chrétiens se glissèrent parmi les curieux. Ils racontent qu’au dernier moment, le mandarin ordonna aux prêtres européens de le saluer en se prosternant à terre. Mgr Daveluy dit qu’ils le salueraient à la française, ce qu’ils firent : mais le magistrat blessé dans son orgueil les fit jeter à terre devant lui. Mgr Daveluy fut décapité le premier. Une douloureuse circonstance vint, en prolongeant son agonie, augmenter sa conformité avec le Sauveur souffrant. Après avoir déchargé un premier coup qui fit une plaie mortelle, le bourreau s’arrêta. C’était un calcul de ce malheureux ; il n’avait point fixé le salaire de son œuvre de sang, et refusait de continuer, à moins d’une forte somme. Il fallut que les employés de la préfecture discutassent la question, ce fut long, puis qu’ils s’entendissent avec le bourreau, ce fut plus long encore. Le démon de l’avarice les possédait trop de part et d’autre pour qu’ils fissent attention à leur victime, dont les membres se tordaient convulsivement. Enfin le marché fut conclu, et deux nouveaux coups de sabre mirent le martyr en possession de la gloire. M. Aumaître suivit et reçut deux coups ; un seul suffit pour chacun des autres confesseurs. Avant l’exécution, par un raffinement de barbarie ignoble, Mgr Daveluy avait été complètement dépouillé de ses vêtements ; on avait laissé aux autres leurs pantalons, mais, dans la nuit, des misérables vinrent les leur enlever.

Les corps restèrent exposés trois jours, pendant lesquels ni les chiens, ni les corbeaux, qui cependant abondent dans ce pays, n’osèrent en approcher. Le soir du troisième jour, les païens du voisinage les ensevelirent dans le sable, au lieu même de l’exécution. Quelques semaines plus tard, la famille apostate de Luc Hoang vint déterrer son corps. Au commencement de juin, quand la persécution fut un peu assoupie, quelques chrétiens allèrent recueillir les corps des quatre autres martyrs ; tous étaient intacts, celui de M. Huin seul portait une légère trace de corruption. Ils apportèrent ces restes précieux près d’un village du district de Hong-san, à trois lieues de la côte, et n’ayant pas le moyen d’acheter des cercueils séparés, ils creusèrent une seule fosse très-large, placèrent sous chaque corps une planche épaisse, et les enterrèrent ensemble.

Il y avait vingt et un ans que Mgr Daveluy était entré en Corée avec Mgr Ferréol, et neuf ans qu’il avait été sacré évêque par Mgr Berneux. Ce dernier ayant été mis à mort le 8 mars, Mgr Daveluy, en vertu de son titre de coadjuteur avec future succession, lui succéda le jour même, et fut vicaire apostolique pendant vingt-deux jours. C’était le cinquième évêque de Corée. Nous avons eu si souvent occasion de parler de ce vénérable prélat, de citer ses lettres, de mentionner ses travaux pour l’histoire des martyrs, pour la composition et la correction de livres pieux en langue coréenne, qu’il est inutile d’y revenir. À un zèle ardent du salut des âmes, à une persévérance infatigable dans le travail, Mgr Daveluy joignait une grande mortification et une résignation parfaite à la volonté divine. Dieu qui aime à purifier et à perfectionner ses élus, permit qu’il fût tourmenté non-seulement par de continuelles infirmités, mais par des peines intérieures très-violentes. Cette dernière épreuve dura plus de cinq ans. Il la supporta avec une patience admirable ; il profita de cette croix pour s’unir plus intimement à Jésus crucifié, et mérita ainsi le bonheur d’être mis à mort le même jour que son Sauveur.

M. Aumaître n’était dans la mission que depuis deux ans et demi, M. Huin que depuis huit mois. Dans ce court intervalle, ils s’étaient fait aimer et apprécier de leurs confrères et des chrétiens, par leur piété sincère, leurs vertus et leur ardeur au travail. Dieu qui sonde les cœurs et les reins, se contenta de leur bonne volonté, et les trouva mûrs pour le ciel. M. Huin disait en allant au supplice : « Il ne m’en coûte ni de mourir jeune, ni de mourir d’un coup de sabre ; mais il m’en coûte beaucoup de mourir sans avoir rien fait pour le salut de ces pauvres païens. »

Au mois de septembre 1866, on reçut au séminaire des Missions-Étrangères une lettre de M. Ridel, qui donnait les premiers détails des événements que nous venons de raconter. Les aspirants étaient à Meudon, dans la maison de campagne du séminaire. Le soir, le supérieur leur annonça qu’en Corée, dans l’espace de quelques jours, neuf confrères, dont deux évêques et sept missionnaires, avaient versé leur sang pour Jésus-Christ. À cette glorieuse nouvelle, un cri de joie sortit de leurs cœurs ; et aussitôt, improvisant une illumination dans les branches des grands érables qui protègent la statue de la Sainte Vierge, ils chantèrent un Te Deum d’action de grâces, avec l’invocation, neuf fois répétée : Reine des martyrs, priez pour nous. Quelles autres paroles eussent pu célébrer plus dignement un pareil triomphe ? Quelles autres pourraient mieux en clore le récit ? Oui, nous vous louons, ô Dieu ! vous que chante l’armée des martyrs aux vêtements sans tache ; vous que la sainte Église catholique confesse et glorifie jusqu’aux extrémités du monde ! Te Deum laudamus… ; te martyrum candidatus laudat exercitus ; te per orbem terrarum sancta confitetur Ecclesia.