Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre IV/Chapitre 13

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CHAPITRE XIII

FUITE DU ROI À VARENNES (20-21 JUIN 1791).

Le roi, en parlant, livrait ses amis à la mort. — Confiance et crédulité de La Fayette et Bailly. — Imprudences du départ, 20 juin 1791. — Le roi devait passer sur terre autrichienne. — Danger de la France. — Vengeances probables ; Théroigne déjà arrêtée. — La France veille sur elle-même ; la route se surveille. — Le roi poursuivi, 21 juin 1791 ; retardé à l’entrée de Varennes, arrêté. — Les habitants des campagnes affluent à Varennes. — Indignation du peuple. — Décret de l’Assemblée qui rappelle le roi à Paris.


Ce qui afflige encore, entre autres choses, dans ce voyage de Varennes, ce qui diminue l’idée qu’on voudrait se faire de la bonté de Louis XVI, c’est la facilité avec laquelle il sacrifiait, en partant, livrait à la mort des hommes qui lui étaient sincèrement attachés.

La Fayette se trouvait, par la force des circonstances, gardien involontaire du roi, responsable de sa personne devant la nation ; il avait montré de bien des manières, et parfois en compromettant la Révolution elle-même, qu’il désirait par-dessus toute chose le rétablissement de l’autorité royale, comme garantie d’ordre et de paix. Républicain d’idées, de théorie, il n’en avait pas moins sacrifié à la monarchie sa grande passion, sa faiblesse, la popularité. Il y avait à parier qu’au premier éclat du départ du roi, La Fayette serait mis en pièces.

Et que deviendrait le ministre Montmorin, aimable et faible caractère, crédule aux paroles du roi, qui, le 1er juin, pour répondre aux journaux, écrivait à l’Assemblée qu’il attestait « sur sa responsabilité, sur sa tête et sur son honneur », que jamais le roi n’avait songé à quitter la France ?

Qu’allait surtout, devenir l’infortuné Laporte, intendant de la maison du roi et son ami personnel, à qui, sans le consulter, il laissait en partant la charge terrible d’apporter à l’Assemblée sa protestation ?… Le premier coup de la fureur publique devait tomber sur ce malheureux, messager involontaire d’une déclaration de guerre du roi à son peuple ; Laporte infailliblement, dans cette guerre, tombait la première victime ; il en était le premier mort ; il pouvait commander sa bière et préparer son linceul.

La Fayette, averti de plusieurs côtés, voulut n’en croire que le roi même ; il l’alla trouver, lui demanda ce qui en était réellement. Louis XVI répondit si nettement, si simplement, avec une telle bonhomie, que La Fayette s’en alla complètement rassuré. Ce fut uniquement pour satisfaire l’inquiétude du public qu’il doubla les postes. Bailly poussa plus loin la chevalerie, et fort au delà de ce que lui permettait le devoir ; averti positivement par une femme de la reine, qui voyait les préparatifs, il eut la coupable faiblesse de remettre à la reine cette dénonciation, que l’honneur du moins lui faisait un devoir de tenir secrète.

Le roi, la reine, avaient fait dire qu’ils assisteraient le dimanche suivant, jour de la Fête-Dieu, à la procession paroissiale du clergé constitutionnel. Madame Élisabeth y témoignait de la répugnance. Le 19 (veille du départ), la reine, parlant à Montmorin, qui venait de voir la sœur du roi, disait au ministre : « Elle m’afflige ; j’ai fait tout au monde pour la décider ; il me semble qu’elle pourrait faire à son frère le sacrifice de son opinion. »

Le roi tarda jusqu’au 20 juin, pour attendre que la femme qui avait dénoncé sortît de service, et aussi pour toucher encore un trimestre de la liste civile ; il le dit ainsi lui-même. Enfin c’était le 15 juin seulement que les Autrichiens devaient avoir occupé les passages à deux lieues de Montmédy. Les retards successifs qui avaient eu lieu, les mouvements de troupes commandées, décommandées, n’étaient pas sans inconvénient. Choiseul dit au roi, de la part de M. de Bouillé, que s’il ne partait le 20, dans la nuit, lui Choiseul relèverait tous les postes échelonnés sur la route et passerait, avec Bouillé, sur terre autrichienne.

Le 20 juin, avant minuit, toute la famille royale, déguisée, sortie par une porte non gardée, était dans le Carrousel.

Un militaire fort résolu, désigné par M. de Bouillé, devait monter dans la voiture, répondre, s’il était besoin, et conduire toute l’affaire. Mais Mme de Tourzel, gouvernante des enfants de France, soutint le privilège de sa charge : en vertu du serment qu’elle avait prêté, elle avait le devoir, le droit de ne point quitter les enfants ; ce mot de serment fit une grande impression sur Louis XVI. Il était d’ailleurs inouï, dans les fastes de l’étiquette, que les enfants de France voyageassent sans gouvernante. Le militaire ne monta pas et la gouvernante monta : au lieu d’un homme capable, on eut une femme inutile. L’expédition n’eut point de chef, personne pour la diriger ; elle alla, sans tête, au hasard.

Le romanesque de l’aventure, malgré toutes les craintes, amusa la reine. Elle s’arrêta longtemps à voir déguiser ses enfants ; elle fit l’incroyable imprudence de sortir, pour les voir partir, dans la place du Carrousel, extrêmement éclairée. Ils montèrent dans un fiacre, dont le cocher était Fersen ; pour mieux dépayser ceux qui pourraient suivre, il fit quelques tours dans les rues, revint, attendit encore une heure au Carrousel ; enfin arriva Madame Élisabeth, puis le roi, puis, plus tard, la reine, conduite par un garde du corps ; celui-ci, connaissant mal Paris, lui avait fait passer le pont, l’avait menée rue du Bac. Revenue dans le Carrousel, elle vit, avec haine, avec joie, passer La Fayette en voiture, qui revenait des Tuileries, ayant manqué le coucher du roi. On dit que, dans le bonheur enfantin d’avoir attrapé son geôlier, elle toucha la roue d’une badine qu’elle tenait à la main, comme les femmes en portaient alors. La chose est difficile à croire ; la voiture allait grand train, elle était entourée de plusieurs laquais à cheval, portant des flambeaux. Le garde du corps affirme, au contraire, que cette lumière lui fit peur, et qu’elle quitta son bras pour fuir d’un autre côté.

Le cocher Fersen, menant dans son fiacre un dépôt si précieux et ne connaissant guère mieux son Paris que les gardes du corps, alla jusqu’au faubourg Saint-Honoré pour gagner la barrière Clichy, où la berline attendait chez un Anglais, M. de Crawford. De là il gagna La Villette. Pour se débarrasser du fiacre où suivaient les gardes du corps, il le versa dans un fossé. De là il mena à Bondy. Là il fallait bien se séparer ; il baisa les mains au roi, à la reine, la quittant reconnaissante, pour ne jamais la revoir, au moment où il venait, pour cette religion de sa jeunesse, de risquer sa vie.

Une imprudence, parmi tant d’autres qui signalèrent ce voyage, avait été de faire partir les femmes de chambre très longtemps avant la famille royale, en sorte qu’elles arrivèrent six heures d’avance à Bondy. Le postillon qui les mena y était resté, de sorte qu’il vit avec ébahissement un homme habillé en cocher de fiacre, qui montait seul dans une belle voiture attelée de quatre chevaux.

Les voilà partis, bien tard, mais ils vont grand train ; un garde, à cheval à la portière, un autre assis sur le siège, un troisième, M. de Valory, courant en avant pour commander les chevaux, donnant magnifiquement un écu pour boire à chaque postillon, ce que donnait le roi seul. Un trait rompu arrêta quelques moments ; le roi aussi retarda un peu en voulant faire une montée à pied. Nulle difficulté du reste ; trente lieues et plus, où l’on n’avait placé aucun détachement de troupes, se trouvèrent ainsi parcourues. La reine, avant Châlons, disait à M. de Valory : « François, tout va bien, nous serions arrêtés déjà, si nous devions l’être. »

Tout va bien ?… Pour la France ? ou bien pour l’Autriche ?… — Car enfin où va le roi ?

Il l’a dit hier soir à M. de Valory : « Demain je vais coucher à l’abbaye d’Orval », hors de France, sur terre autrichienne.

M. de Bouillé dit le contraire ; mais lui-même, il montre aussi, il établit parfaitement que le roi, n’ayant plus aucune sécurité à attendre dans le royaume, avait dû changer d’avis, tomber enfin, malgré lui, dans le filet autrichien. Le peu de troupes que gardait Bouillé était si peu dans sa main qu’ayant fait quelques lieues au-devant du roi, il crut devoir retourner pour être au milieu de ses soldats, les veiller, les maintenir.

Le projet, qui semblait français en octobre, et même encore en décembre, ne l’est plus en juin, lorsque M. de Bouillé a vu son commandement limité, ses régiments suisses éloignés, ses régiments français gagnés, lorsqu’il garde à peine quelque cavalerie allemande. Le roi le sait et ne peut plus écouter ses répugnances pour passer sur terre d’Autriche.

Le plan primitif de Bouillé était plus dangereux peut-être encore. Si le roi sortait de France, il se dénationalisait lui-même, apparaissait Autrichien, il était jugé : c’était un étranger ; la France, sans hésitation, lui faisait la guerre. Mais Bouillé voulait la faire de ce côté de la frontière, en France, et à peine en France, pas même dans une forteresse, dans un camp près Montmédy, un camp de cavalerie, mobile, allant ou venant ; là il était et en même temps n’était pas dans le royaume. La position militaire où on le plaçait, bonne contre les Autrichiens, « est meilleure encore, dit Bouillé, contre les Français ». Le roi, parmi ces cavaliers, derrière ces batteries volantes, adossé à l’ennemi, pouvant se retirer chez lui ou lui ouvrir nos provinces, aurait parlé nettement ; il aurait dit par exemple : « Vous n’avez point une armée, vos officiers ont émigré, vos cadres sont désorganisés, vos magasins vides : j’ai laissé depuis vingt-cinq ans tomber en ruine vos fortifications sur toute la frontière autrichienne ; vous êtes ouverts et sans défense… Eh bien, l’Autrichien arrive, d’autre part, l’Espagnol, le Suisse ; vous voilà pris de trois côtés. Rendez-vous, restituez le pouvoir à votre maître. » Tel eût pu être le rôle du roi, devenu le noyau de la guerre civile, le portier de la guerre étrangère, pouvant à son aise ouvrir ou fermer. On eût peut-être jeté quelques mots de constitution, pour annuler la résistance, pour que la vieille Assemblée pût endormir le pays et le livrer décemment.

Liège et le Brabant disaient assez ce qu’on pouvait attendre de ces paroles de prince. L’évêque de Liège, rentré avec des mots paternels et des soldats autrichiens, avait fait durement appliquer aux patriotes les vieilles procédures barbares, la torture et la question. Notre émigration n’attendait pas le retour pour faire circuler en France des listes de proscription. La reine serait-elle clémente ? Oublierait-elle aisément son humiliation d’octobre, quand elle parut au balcon, pleurant devant le peuple ? Il n’y avait pas d’apparence. La femme qu’on accusait le plus d’avoir mené les femmes à Versailles, Théroigne, ayant été à Liège, fut suivie depuis Paris, désignée, livrée à la police liégeoise, à la police autrichienne (mai 1791), qui, comme régicide, la mena au fond de l’Autriche, dans les prisons du frère de Marie-Antoinette. Sans nul doute, il y eût eu une cruelle réaction, dans le goût de 1816 ; à cette dernière époque, à l’époque des cours prévôtales, M. de Valory, ce garde du corps, ce courrier du roi dans le voyage de Varennes, fut prévôt du département du Doubs.

Dans l’après-midi, vers quatre ou cinq heures, dit Madame d’Angoulême (dans le simple et naïf récit qu’a donné Weber), « on passa la grande ville de Châlons-sur-Marne. Là on fut reconnu tout à fait. Beaucoup de monde louait Dieu de voir le roi et faisait des vœux pour sa fuite. »

Tout le monde ne louait pas Dieu. Il y avait une grande fermentation dans la campagne. Pour expliquer la présence des détachements sur la route, on avait eu l’idée malheureuse de dire qu’un trésor allait passer, qu’ils étaient là pour l’escorter. Dans un moment où l’on accusait la reine de faire passer de l’argent en Autriche, c’était irriter les esprits, tout au moins éveiller l’attention.

Choiseul occupait le premier poste, trois lieues plus loin que Châlons ; il avait quarante hussards, avec lesquels, dit Bouillé, il devait assurer le passage du roi, fermer après lui la route à tout voyageur. Si le roi était arrêté à Châlons, il devait l’en dégager par la force. Ceci ne se comprend guère ; ce n’est pas avec quarante cavaliers qu’on vient à bout d’une telle ville ; combien moins si toutes les campagnes d’alentour se mettaient de la partie !

En effet, le paysan s’ennuyait de voir ces hussards sur la route ; il venait en foule et les regardait. On y venait de Châlons même ; on se moquait du trésor ; tout le monde comprenait très bien de quel trésor il s’agissait. Le tocsin commençait à sonner dans ces villages. La position de Choiseul n’était pas tenable. Il calcula, par le retard de quatre ou cinq heures, que la partie était manquée, que le roi n’avait pu partir ; fût-il parti, rester sur cette roule, augmenter l’inquiétude de tout ce peuple assemblé, c’était empêcher le passage ; les hussards une fois éloignés, ces gens se dispersaient, le chemin devenait libre. Choiseul se décida à quitter le poste. Le secrétaire de la reine, Goguelat, officier d’état-major, qui était là avec lui et qui avait été employé à préparer tout sur la route, avertit Choiseul d’éviter Sainte-Menehould, où il y avait de la fermentation. Ils prirent un guide et entreprirent de passer par les bois, s’engagèrent dans des routes affreuses, n’arrivèrent qu’au matin à Varennes. Choiseul eût dû faire suivre la grand’route par Goguelat ou quelque autre, afin que, si le roi passait, on le guidât, on avertit les autres détachements ; loin de là, il envoya un valet de chambre de la reine, serviteur dévoué, mais léger, de peu de tête (et qui, par l’émotion, n’avait plus même ce peu) ; il le dépêcha pour dire aux détachements, sur la route, qu’il n’y avait plus d’espoir, qu’il ne restait qu’à se rallier prés de M. de Bouillé. Choiseul s’en allait tout droit hors de France, il partait pour Luxembourg.

Le roi arriva au moment où il venait de s’éloigner. Point de Choiseul, point de Goguelat, point de troupes. « Il vit un abîme ouvert. » Cependant la route est tranquille ; on arrive à Sainte-Menehould ; dans son inquiétude, il regarde, met la tête à la portière. Le commandant du détachement, qui ne l’avait pas fait monter à cheval, veut s’excuser, vient le chapeau à la main ; chacun reconnaît le roi. La municipalité, déjà assemblée, fait défendre aux dragons de monter à cheval. Leurs dispositions étaient trop incertaines pour qu’on essayât, malgré eux, de retenir la voiture ; mais un homme s’offre de la suivre, d’essayer de la faire arrêter plus loin ; la municipalité l’autorise expressément. Cet homme, un ancien dragon, Drouet, fils du maître de poste, partit, en effet, surveille, suivi de près par un cavalier qui comprit son intention, qui l’eût tué peut-être ; il se jeta dans la traverse, s’enfonça dans les bois ; nul moyen de le poursuivre.

Il manqua cependant le roi à Clermont ; cette ville, non moins agitée que Sainte-Menehould et neutralisant de même la troupe par ses menaces, laissa pourtant passer la voiture. Jamais Drouet ne l’eût atteinte, si, d’elle-même, elle ne se fût arrêtée une demi-heure au plus, à la porte de Varennes, ne trouvant point de relais.

Là se place une des fautes capitales de l’expédition. Goguelat, officier d’état-major, ingénieur et topographe, s’était chargé d’assurer, de vérifier tous les détails, de placer les relais aux points où il n’y avait pas de maison de poste ; c’était lui qui avait donné tout le plan au roi, qui lui avait fait, refait sa leçon. Louis XVI, qui avait une excellente mémoire, la répéta mot pour mot au courrier de Valory ; il lui dit qu’il trouverait des chevaux et un détachement avant la ville de Varennes. Or Goguelat les mit après, et il oublia de prévenir le roi de ce changement au plan convenu.

Le courrier, M. de Valory, qui galopait en avant, aurait fini par trouver le relais, si, comme il était raisonnable, il eût pris une heure, au moins une demi-heure d’avance ; mais il aimait mieux profiter d’une si rare occasion ; il trottait à la portière, obtenait ainsi quelques mots des augustes voyageurs ; tard, bien tard, il mettait son cheval au galop et avertissait le relais. Ce fut bien aux autres postes ; mais, à Varennes, cela perdit tout.

Il passa une demi-heure à chercher dans les ténèbres, à frapper aux portes, faire lever les gens endormis. Le relais, pendant ce temps, était, de l’autre côté tenu prêt par deux jeunes gens, l’un fils de M. de Bouillé ; ils avaient l’ordre de ne bouger, pour ne donner aucun éveil ; ils l’exécutèrent trop bien. L’un d’eux eût pu cependant, sans danger, aller voir à l’entrée de la ville si la voiture arrivait, la guider ; la présence d’un seul homme sur la route, quand même on eût pu la remarquer à cette heure, dans cette nuit noire, n’aurait eu rien certainement qui fit faire attention.

L’histoire de ce moment tragique où le roi fut arrêté est et sera toujours imparfaitement connue. Les principaux historiens du voyage de Varennes n’ont rien su que par ouï-dire. MM. de Bouillé père et fils n’étaient point là ; MM. de Choiseul et de Goguelat n’arrivèrent qu’une heure ou deux après le moment fatal, M. Deslons plus tard encore. Tout se réduirait à deux mots (un de Drouet, un de Madame d’Angoulême), si M. de Valory, le garde du corps qui allait en courrier, n’eût plus tard, sous la Restauration, recueilli ses souvenirs. Son récit, un peu confus, mais fort circonstancié, porte un caractère de naïveté passionnée qui éloigne toute idée de doute ; le temps, on le sent bien, n’a eu ici sur la mémoire aucune puissance d’oubli. Toute l’existence effacée du vieillard s’est concentrée dans ce fait terrible ; les périls, l’exil, tous les malheurs personnels, ont glissé sur lui ; sa vie fut toute en cette heure, rien avant et rien après.

Quand on arriva à onze heures et demie du soir à la hauteur de Varennes, la fatigue l’avait emporté, tout dormait dans la voiture. Elle s’arrêta brusquement et tous s’éveillèrent. Le relais n’apparaissait pas ; point de nouvelles du courrier qui devait le commander.

Celui-ci (M. de Valory) le cherchait depuis longtemps ; il avait d’abord appelé, sondé le bois des deux côtés de la route, appelé encore en vain. Il ne lui restait alors qu’à entrer dans la ville, frapper aux portes, s’informer. N’apprenant rien, il revenait désolé vers la voiture ; mais cette voiture déjà et ceux qu’elle contenait avaient reçu un coup terrible, un mot, une sommation, qui les fit dresser en sursaut : Au nom de la nation !

Un homme à cheval accourt par derrière au grand galop, s’arrête droit devant eux, et, dans les ténèbres, crie : « De par la nation, arrête, postillon ! tu mènes le roi ! »

Tout resta stupéfié. Les gardes du corps n’avaient ni armes à feu, ni l’idée de s’en servir. L’homme passa, poussa son cheval à la descente et dans la ville. Deux minutes après, on commença à voir des hommes sortir avec des lumières, s’agiter et se parler, peu d’abord, puis davantage ; les allants et venants augmentent, la petite ville s’éclaire… Tout cela en deux minutes… puis le tambour bat.

La reine, pour s’informer aussi, était entrée, conduite par l’un de ses gardes, chez un ancien serviteur de la maison de Condé, dont la maison se trouvait sur la pente qui mène à Varennes. On l’attend ; quand elle remonte, les gardes réunis contraignent par promesses et menaces les postillons, fort ébranlés, à traverser la ville, passer rapidement le pont qui la divise, la tour du pont, la porte basse et la voûte qui se trouvent sous la tour : nulle autre chance de salut. On venait d’apprendre que le commandant des hussards qui devait attendre à Varennes, sur la nouvelle de l’arrivée du roi, au bruit de tout ce mouvement, s’était sauvé au galop ; les hussards étaient dispersés, les uns couchés, les autres ivres. Ce commandant était un Allemand de dix-sept ou dix-huit ans ; il n’était prévenu de rien ; il apprit la chose tout à coup et perdit la tête.

Drouet et Guillaume, un camarade qui l’avait suivi, mirent singulièrement à profit ces quelques minutes. Jeter leurs chevaux dans une écurie qui se trouva ouverte, avertir l’aubergiste pour qu’il avertît les autres, courir au pont, le barrer avec une voiture de meubles et d’autres voitures, ce fut l’affaire d’un instant. De là ils courent chez le maire, le commandant de la garde nationale ; ils n’ont rassemblé que huit hommes, n’importe, ils vont à la voiture ; elle n’était encore qu’au bas de la côte. Le commandant et le procureur de la commune demandent les passeports… « La reine : Messieurs, nous sommes pressés… — Mais enfin qui êtes-vous ? — Mme de Tourzel : C’est la baronne de Korff. » Cependant le procureur de la Commune entre, la lanterne à la main, à demi dans la voiture, et en tourne la lumière vers le visage du roi.

On donne alors le passeport. Deux gardes le portent à l’auberge. On le lit tout haut, devant les municipaux et tous ceux qui se trouvent là. « Le passeport est bon, disent-ils, puisqu’il est signé du roi. — Mais, dit Drouet, l’est-il de l’Assemblée nationale ? — Il était signé des membres d’un comité de l’Assemblée. — Mais l’est-il du président ? » Ainsi la question fondamentale du droit de la France, le nœud de la constitution, fut examiné, tranché dans une auberge de Champagne, d’une manière décisive, sans appel et sans recours. Les autorités de Varennes, le procureur de la commune, un bon épicier, M. Sauce, hésitaient fort à prendre une si haute responsabilité.

Mais Drouet et d’autres insistent. Ils retournent à la voiture : « Mesdames, si vous êtes étrangères, comment avez -vous assez d’influence pour qu’à Sainte-Menehould on veuille vous faire escorter de cinquante dragons, d’autant encore à Clermont ? Et pourquoi encore, à Varennes, un détachement de hussards est-il là à vous attendre ?… Veuillez descendre et venir vous expliquer à la municipalité.

Les voyageurs ne bougeaient pas. Les municipaux n’annonçaient nulle envie de les forcer à descendre. Les bourgeois arrivaient lentement ; la plupart, au bruit des tambours, se renfonçaient dans leur lit. Il fallut leur parler plus haut. Drouet et les patriotes coururent au clocher, et, de toutes leurs puissances, sonnèrent furieusement le tocsin. Toute la banlieue l’entendait… Est-ce le feu ? Est-ce l’ennemi ? Les paysans courent, s’appellent, s’arment, prennent ce qu’ils ont, fusils, fourches, faux.

Le procureur de la commune, M. Sauce, l’épicier, se trouvait fort compromis, qu’il agît, qu’il n’agît point. Il avait une maîtresse femme qui, dans ce moment critique, le dirigea probablement. Mener le roi à l’hôtel de ville, c’était porter atteinte au respect de la royauté ; le laisser dans sa voiture, c’était se perdre du côté des patriotes. Il prit le juste milieu, mena le roi dans sa boutique.

Il se présenta à la voiture, chapeau bas : « Le conseil municipal délibère sur les moyens de permettre aux voyageurs de passer outre ; mais le bruit s’est ici répandu que c’est notre roi et sa famille que nous avons l’honneur de posséder dans nos murs… J’ai l’honneur de les supplier de me permettre de leur offrir ma maison, comme lieu de sûreté pour leurs personnes, en attendant le résultat de sa délibération. L’affluence du monde dans les rues s’augmente par celle des habitants des campagnes voisines qu’attire notre tocsin : car, malgré nous, il sonne depuis un quart d’heure, et peut-être Votre Majesté se verrait-elle exposée à des avanies que nous ne pourrions prévenir et qui nous accableraient de chagrin. »

Il n’y avait pas à contredire ce que disait le bonhomme. Le tocsin ne s’entendait que trop. Nul secours. Les gardes du corps avaient inutilement essayé de déménager les meubles et voitures qui encombraient le passage étroit du pont. Des menaces de mort s’entendaient près de la voiture : plusieurs, armés de fusils, faisaient mine de la mettre en joue On descendit, on entra dans la boutique de Sauce, les trois dames, les deux enfants, et Durand, le valet de chambre. On conteste à celui-ci sa qualité de valet. Il insiste, soutient son nom de Durand. Tout le monde secoue la tête : « Eh bien, oui, je suis le roi ; voici la reine et mes enfants. Nous vous conjurons de nous traiter avec les égards que les Français ont toujours eus pour leurs rois. » Louis XVI n’était pas parleur, il n’en dit pas davantage. Malheureusement son habit, son triste déguisement parlait peu pour lui. Ce laquais, en petite perruque, ne rappelait guère le roi. Le contraste terrible de ce rang, de cet habit, pouvait inspirer la pitié plus que le respect. Plusieurs se mirent à pleurer.

Cependant le bruit du tocsin augmentait d’une manière extraordinaire. C’étaient les cloches des villages, qui, mises en branle par celles qui sonnaient de Varennes, sonnaient à leur tour le tocsin. Toute la campagne ténébreuse était en émoi ; du clocher on aurait pu voir courir des petites lumières qui s’attiraient, se cherchaient ; une grande nuée d’orage se concentrait de toute part ; une nuée d’hommes armés, pleins d’agitation, de trouble.

« Quoi ! c’est le roi qui se sauve ! le roi passe à l’ennemi ! il trahit la nation !… » Ce mot, terrible de lui-même, sonne plus terrible encore à l’oreille des hommes de la frontière, qui ont l’ennemi si près, et toutes les calamités, les misères de l’invasion… Aussi les premiers qui entrent à Varennes et qui entendent ce mot ne sont plus maîtres d’eux-mêmes.

Un père livrer ses enfants !… Nos paysans de France n’avaient guère encore d’autre notion politique que celle du gouvernement paternel ; c’était moins l’esprit révolutionnaire qui les rendait furieux que l’idée horrible, impie, des enfants livrés par un père, de la confiance trompée !

Ils entrent, ces hommes rudes, dans la boutique de Sauce : « Quoi ! c’est là le roi ! la reine !… Pas plus que cela !… » Il n’est pas d’imprécations qu’on ne leur jette à la face.

Cependant une députation arrive de la commune, Sauce en tête, soumis et respectueux : « Puisqu’il n’est plus douteux pour les habitants de Varennes qu’ils ont réellement le bonheur de posséder leur roi, ils viennent prendre ses ordres. — Mes ordres, Messieurs ? dit le roi. Faites que mes voitures soient attelées et que je puisse partir. »

MM. de Choiseul et Goguelat arrivèrent enfin avec leurs hussards ; puis, presque seul, M. de Damas, commandant du poste de Sainte-Menehould, que ses dragons avaient abandonné. Ce n’était pas sans peine que ces messieurs avaient pénétré dans la ville : on le leur défendait au nom de la municipalité, on tira même sur eux. Ils parvinrent à la maison de Sauce. Ils montèrent, par un escalier tournant, au premier étage, et, dans une première chambre, trouvèrent force paysans, deux entre autres armés de fourches, qui leur dirent : « On ne passe pas ! » Ils passèrent. Dans la seconde était la famille royale. Coup d’œil étrange ! le dauphin dormant sur un lit tout défait, les gardes du corps sur des chaises, ainsi que les femmes de chambre ; la gouvernante, Madame et Madame Élisabeth sur des bancs près de la fenêtre ; le roi et la reine debout, ils causaient avec M. Sauce. Sur une table étaient des verres, du pain et du vin.

Le roi : « Eh bien, Messieurs, quand partons-nous ? — Goguelat : Sire, quand il plaira à Votre Majesté. — Choiseul : Donnez vos ordres, Sire. J’ai ici quarante hussards ; mais il n’y a pas de temps à perdre : dans une heure ils seront gagnés. »

Il disait vrai. Ces hussards étaient encore dans la première surprise où la grande nouvelle les avait jetés ; ils disaient entre eux en se regardant : Der Kœnig ! die Kœniginn ! (Le roi ! la reine !) Mais, tout Allemands qu’ils étaient, ils ne pouvaient pas ne pas voir l’unanimité des Français. Ils l’avaient bien éprouvée, même dans la route écartée qu’ils venaient de parcourir avec M. de Choiseul. Il avoue que, de village en village, le tocsin sonnait sur lui ; qu’il fut obligé plusieurs fois de se faire jour le sabre à la main ; que les paysans en vinrent jusqu’à lui enlever quatre hussards qui faisaient son arrière-garde : il lui fallut faire une charge pour les dégager. Ces Allemands, qui se voyaient seuls au milieu d’un si grand peuple, qui se sentaient, après tout, payés, nourris par la France, ne pouvaient pas aisément se décider à sabrer des gens qui venaient amicalement leur donner des poignées de main et boire avec eux.

Dans ce moment critique, où chaque minute avait une importance infinie, avant que le roi eût pu répondre à Choiseul, entrent à grand bruit la municipalité, les officiers de la garde nationale. Plusieurs se jettent à genoux : « Au nom de Dieu, Sire, ne nous abandonnez pas ; ne quittez pas le royaume. » Le roi tâcha de les calmer : « Ce n’est pas mon intention, Messieurs ; je ne quitte point la France. Les outrages qu’on m’a faits me forçaient de quitter Paris. Je ne vais qu’à Montmédy ; je vous invite à m’y suivre… Faites seulement, je vous prie, que mes voitures soient attelées. »

Ils sortirent. C’était alors la dernière minute qui restait à Louis XVI. Choiseul, Goguelat, attendaient ses ordres. Il était deux heures du matin. Il y avait autour de la maison une foule confuse, mal armée, mal organisée ; la plupart sans armes à feu. Ceux même qui en avaient n’auraient pas tiré sur le roi (Drouet, peut-être, excepté), encore moins sur les enfants. La reine seule eût pu courir un danger réel. C’est à elle que Choiseul et Goguelat s’adressèrent. Ils lui demandèrent si elle voulait monter à cheval et partir avec le roi ; le roi tiendrait le dauphin. Le pont n’était pas praticable ; mais Goguelat connaissait les gués de la petite rivière : entourés de trente ou quarante hussards, ils étaient certains de passer. Une fois de l’autre côté, nul danger ; ceux de Varennes n’avaient pas de cavaliers pour les suivre.

Cette hasardeuse chevauchée avait pourtant, il faut le dire, de quoi effrayer une femme, même brave et résolue. La reine leur répondit : « Je ne veux rien prendre sur moi ; c’est le roi qui s’est décidé à cette démarche, c’est à lui d’ordonner ; mon devoir est de le suivre… Après tout, M. de Bouillé ne peut tarder d’arriver. » (Goguelat, 29.)

« En effet, reprit le roi, pouvez-vous bien me répondre que, dans cette bagarre, un coup de fusil ne tuera pas la reine ou ma sœur ou mes enfants ?… Raisonnons froidement d’ailleurs. La municipalité ne refuse pas de me laisser passer : elle demande seulement que j’attende le point du jour. Le jeune Bouillé est parti, vers minuit, pour avertir son père à Stenay. Il y a huit lieues, c’est deux ou trois heures. M. de Bouillé ne peut pas manquer de nous arriver au matin ; sans danger, sans violence, nous partirons en sûreté. »

Pendant ce temps, les hussards buvaient avec le peuple, buvaient « à la nation » ! Il était bientôt trois heures. Les municipaux reviennent encore, mais avec ces brèves paroles, d’une signification terrible : « Le peuple s’opposant absolument à ce que le roi se remette en route, on a résolu de dépêcher un courrier à l’Assemblée nationale, pour savoir ses intentions. »

M. de Goguelat était sorti pour juger la situation. Drouet s’avance vers lui et lui dit : « Vous voulez enlever le roi, mais vous ne l’aurez que mort ! » — La voiture était entourée d’un groupe de gens armés ; Goguelat approche avec quelques hussards ; le major de la garde nationale, qui les commandait : « Si vous faites un pas, je vous tue. » Goguelat pousse son cheval sur lui et reçoit deux coups de feu, deux blessures assez légères ; une des balles, s’étant aplatie sur la clavicule, lui fit lâcher les rênes, perdre l’équilibre, tomber de cheval. Il put se relever pourtant, mais les hussards furent dès lors du côté du peuple. On leur avait fait remarquer aux extrémités de la rue des petits canons qui les menaçaient ; ils se crurent entre deux feux ; ces canons, vieille ferraille, n’étaient point chargés et ne pouvaient l’être.

Goguelat, blessé, sans se plaindre, rentra dans la chambre de la famille royale. Elle présentait un spectacle navrant, tout ensemble ignoble et tragique. L’effroi de cette situation désespérée avait brisé le roi, la reine, affaibli même visiblement leur esprit. Ils priaient l’épicier Sauce, sa femme, comme si ces pauvres gens avaient pu rien faire à la chose. La reine, assise sur un banc, entre deux caisses de chandelles, essayait de réveiller le bon cœur de l’épicière : « Madame, lui disait-elle, n’avez-vous donc pas des enfants, un mari, une famille ? » — À quoi l’autre répondait simplement, sans longs discours : « Je voudrais vous être utile. Mais, dame ! vous pensez au roi, moi je pense à M. Sauce. Chaque femme pour son mari… » La reine se détourna, furieuse, versant des larmes de rage, s’étonnant que cette femme, qui ne pouvait la sauver, refusât de se perdre avec elle, de lui sacrifier son mari et sa famille.

Le roi semblait hors de sens. L’officier qui commandait le premier poste après Varennes, M. Deslons, ayant obtenu de pénétrer jusqu’à lui et lui disant que M. de Bouillé, averti, allait sans nul doute arriver à son secours, le roi parut ne pas l’entendre. Il répéta la même chose jusqu’à trois fois, et voyant qu’elle n’arrivait pas jusqu’à son intelligence : « Je prie, dit-il, Votre Majesté de me donner ses ordres pour M. de Bouillé. — Je n’ai plus d’ordre à donner, Monsieur, dit-il ; je suis prisonnier. Dites-lui que je le prie de faire ce qu’il pourra pour moi. »

Beaucoup de gens, en effet, craignaient fort qu’il n’arrivât, voulaient éloigner le roi ; des cris s’élevaient : « À Paris ! » On l’engagea, pour calmer la foule, à se montrer à la fenêtre. Le jour, déjà venu et clair, illuminait la triste scène. Le roi, en valet, au balcon, sans poudre, dans cette ignoble petite perruque défrisée, pâle et gras, grosses lèvres pâles, muet, l’œil terne, n’exprimant aucune idée… La surprise fut extrême pour ces milliers d’hommes qui se trouvaient là ; d’abord un silence profond indiqua le combat de pensées et de sentiments qui se faisait dans les esprits. Puis la pitié déborda, les larmes, le vrai cœur de la France… et avec une telle force que, parmi ces hommes furieux, plusieurs crièrent : « Vive le roi ! »

La vieille grand’mère de Sauce, ayant obtenu d’entrer, eut le cœur navré en voyant les deux enfants qui dormaient ensemble, innocemment, sur le lit de la famille ; elle tomba à genoux et, sanglotant, demanda la permission de leur baiser les mains ; elle les bénit et se retira en pleurs.

Scène cruelle, en vérité, à crever les cœurs les plus durs, les plus ennemis. Oui, un Liégeois même eût pleuré. Liège, captive de Léopold, barbarement traitée par les soldats autrichiens, eût pleuré sur Louis XVI.

Telle était la situation, étrange et bizarre : la Révolution, captive des rois en Europe, tient les rois captifs en France.

Que dis-je, situation étrange ? Non, la compensation est juste.

Faibles esprits que nous sommes ! ce qui surprenait le plus dans la scène de Varennes était le plus naturel ; ce qui semblait un changement, un renversement inouï, était un retour à la vérité.

Ce déguisement qui choquait rapprochait Louis XVI de la condition privée, pour laquelle il était fait. À consulter son aptitude, il était propre à devenir, non valet sans doute (il était lettré, cultivé), mais serviteur d’une grande maison, précepteur ou intendant, dispensé, comme serviteur, de toute initiative ; il eut été un économe exact et intègre, un précepteur assez instruit, très moral, très consciencieux, toutefois dans la mesure où un dévot le peut être. L’habit de serviteur était son habit réel ; il avait été déguisé jusque-là sous les insignes menteurs de la royauté.

Mais pendant que nous songeons, le temps va ; déjà le soleil est bien haut à l’horizon. Dix mille hommes remplissent Varennes. La petite chambre où est la famille royale, quoique regardant le jardin, tremble à cette grande voix confuse qui s’élève de la rue. La porte s’ouvre. Un homme entre, un officier de la garde nationale de Paris, figure sombre, toute défaite, fatiguée, mais exaltée, cheveux sans frisure ni poudre, l’habit décolleté. Il ne dit que des mots entrecoupés : Sire, dit-il, vous savez… tout Paris s’égorge… Nos femmes, nos enfants, sont peut-être massacrés ; vous n’irez pas plus loin… Sire… L’intérêt de l’État… Oui, Sire, nos femmes, nos enfants !!… À ces mots, la reine lui prit la main avec un mouvement énergique, lui montrant M. le dauphin et Madame qui, épuisés de fatigue, étaient assoupis sur le lit de M. Sauce : Ne suis-je pas mère aussi ? lui dit-elle. — Enfin que voulez-vous ? lui dit le roi. — Sire, un décret de l’Assemblée… — Où est-il ? — Mon camarade le tient. La porte s’ouvrit, nous vîmes M. de Romeuf appuyé contre la fenêtre de la première chambre, dans le plus grand désordre, le visage couvert de larmes, et tenant un papier à la main ; il s’avança les yeux baissés. — Quoi ! Monsieur, c’est vous ! Ah ! je ne l’aurais jamais cru !… lui dit la reine. Le roi lui arracha le décret avec force, le lut et dit : Il n’y a plus de roi en France. La reine le parcourt, le roi le reprend, le relit encore et le pose sur le lit où étaient les enfants. La reine avec impétuosité le rejette du lit en disant : Je ne veux pas qu’il souille mes enfants. Il s’éleva alors un murmure général parmi les municipaux et les habitants présents, comme si l’on venait de profaner la chose la plus sainte. « Je me hâtai de ramasser le décret et le posai sur la table. » (Choiseul).

Que faisait M. de Bouillé ? Comment n’arrivait-il pas ? Averti successivement par son fils, par le petit officier des hussards de Varennes, puis par les messagers pressants de Deslons, de Choiseul, comment ne franchissait-il pas rapidement ce court espace de huit lieues ?

Comment ? Il le dit lui-même et prouve parfaitement qu’il ne pouvait rien. Il était si peu sûr de ce qu’il avait de troupes, il se voyait environné de tant de villes mauvaises (c’est lui-même qui parle ainsi), menacé de Verdun, de Metz, de Stenay, de tous côtés, qu’ayant été quelque peu au-devant du roi, il revint bien vite pour s’assurer du soldat, craignant de moment en moment d’être abandonné. Et il garda près de lui son officier le plus sûr, son fils aîné, Louis de Bouillé. Et à eux deux, ayant à enlever le meilleur régiment de l’armée, le seul à vrai dire qui restât, c’était Royal-Allemand, ils ne purent le faire armer qu’en deux ou trois heures de nuit, de cette nuit terrible dont chaque minute peut-être décidait d’un siècle. Ce régiment, chauffé à blanc de leurs paroles brûlantes, gorgé, payé à tant de louis par homme, franchit les huit lieues d’un galop rapide à travers un pays soulevé, seul dans cette campagne grouillante de gens armés, vraiment en terre ennemie, en grand doute de retour… Ils rencontrent un des leurs : « Eh bien ? — Le roi est parti de Varennes. » Bouillé enfonça son casque, jura, mit l’éperon sanglant dans les flancs de son cheval. En un moment, l’homme vit tout disparaître comme un ouragan…

Enfin ils touchent à Varennes. Nul passage. Des barricades sur la route. Ils trouvent un gué, le passent. Au delà, c’est un canal. Ils cherchaient à le passer. De nouvelles informations les en dispensèrent. Ils avaient perdu tout espoir de jamais rejoindre le roi. Les Allemands commençaient à dire que leurs chevaux n’en pouvaient plus. La garnison de Verdun marchait en force sur eux.

Le jeune Louis de Bouillé, racontant cette heure dernière où son père volait, l’épée nue, à la poursuite du grand otage, dit avec un mouvement audacieux et juvénile : « Nous nous enfoncions avec cette petite troupe dans la France armée contre nous… »

Oui, c’était bien vraiment la France. — Et ces Allemands qui couraient, et Bouillé qui les conduisait, et le roi qu’on emmenait, qu’était-ce donc ? C’était la révolte.


CONCLUSION



Qu’ai-je fait dans ce volume ? Une grande chose, une sainte chose, quelque mal que je l’aie faite ; j’ai retrouvé l’Histoire des Fédérations vivante dans la mémoire du peuple, authentique dans les documents manuscrits. Personne en France (personne au monde peut-être) ne lira cela sans pleurer.

Bonheur singulier, trop grand pour un homme ! j’ai tenu un moment dans mes mains le cœur ouvert de la France, sur l’autel des Fédérations ; je le voyais, ce cœur héroïque, battre au premier rayon de la foi de l’avenir !


Et dans les premières pages (sur la méthode et l’esprit du livre), qu’ai-je dit ?

Que, sur l’histoire du peuple, la haute et souveraine autorité morale, c’était celle du peuple même, la tradition nationale, la conscience que la nation a de son passé.

L’historien, le politique, en racontant, en agissant, doivent, chacun à sa manière, reconnaître la souveraineté du peuple.

C’est ce que n’ont pas fait assez les grands acteurs de la Révolution ; élevés dans l’abstraction, issus de race sophiste, ils ont beaucoup parlé du peuple, peu consulté l’instinct populaire.

Ils n’ont pas compris le peuple, c’est la faute de leur temps, de leur éducation. Mais, dévoués, désintéressés, ils ont eu la patrie dans le cœur. Toute sanglante de leurs fautes, elle réclame pour leur mémoire.

La Révolution n’est pas faite. Elle n’a encore ni sa base philosophique et religieuse, ni ses applications sociales. Il faut, pour qu’elle continue, moins sanglante et plus durable, qu’elle sache bien, avant tout, ce qu’elle veut et où elle va.

Si nous voulons fermer la porte à l’avenir, étouffer les forces inventives, écoutons les endormeurs politiques ou religieux ; les uns qui cherchent la vie aux catacombes de Rome, — les autres qui proposent pour modèle à la liberté la tyrannie de la Terreur.

Ils nous disent également : « Ne cherchez point, vous avez des dieux, des saints, une légende toute faite. » Il ne s’agit plus alors, comme au Moyen-âge, que d’imitation ; ne cherchons rien, n’inventons rien, copions servilement ; au lieu de prendre l’esprit, reproduisons ridiculement la forme matérielle, comme ce moine qui, voulant renouveler la scène de Bethléem, s’exerçait à imiter tantôt le bœuf et tantôt l’âne.

S’il y a du bon dans les hommes du passé, c’est là où ils n’imitent point. Ressemblez-leur par le côté inventif et créateur ; et que faut-il pour cela ? Imiter ? Non, créer comme eux.

L’obstacle à Dieu, ce sont les dieux. Pour rester libre de ceux-ci et maître de soi, il faut les regarder de près sur leur autel, toucher, pénétrer, fouiller. Ouvrez sans crainte ces idoles, ne vous en faites scrupule ; vous ne les tuerez pas, si ce sont des immortels.

Quant à moi, je ne pouvais aisément les reconnaître. Sans refuser à ces hommes ce que leur doit l’histoire, il m’aurait semblé impie de perdre dans leur auréole l’immense et divine lumière du génie de la France dont ils ont été un reflet. — Comment aurais-je adoré les petits dieux de ce monde ? Je venais d’entrevoir Dieu.

Puisse cette vision sublime que nous eûmes de lui un moment, dans l’acte solennel de la Fraternité française, nous relever tous, auteur et lecteurs, des misères morales du temps, nous rendre une étincelle héroïque du feu qui brûla le cœur de nos pères !