Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre I/Chapitre 5

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CHAPITRE V

MOUVEMENT DE PARIS


Assemblée des électeurs, 25 juin. — Mouvement des Gardes-françaises. — Agitation du Palais-Royal. — Intrigues du parti d’Orléans. — Le roi ordonne la réunion des ordres, 27 juin. — Le peuple délivre les Gardes-françaises, 30 juin. — La Cour prépare la guerre. — Paris demande à s’armer. — Renvoi de Necker, 11 juillet 1789.


La situation était étrange, visiblement provisoire.

L’Assemblée n’avait pas obéi. Mais le roi n’avait rien révoqué.

Le roi avait rappelé Necker. Mais il tenait l’Assemblée comme prisonnière au milieu des troupes. Mais il avait exclu le public des séances ; la grande porte restait fermée ; l’Assemblée entrait par la petite et discutait à huis clos.

L’Assemblée réclama faiblement, mollement. La résistance du 23 semblait avoir épuisé ses forces.

Paris ne mollit pas de même.

Il ne se résigna pas à voir ses députés lui faire des lois en prison.

Le 24, la fermentation fut terrible.

Elle éclate le 25 de trois manières à la fois, par les électeurs, par la foule, par les soldats. Le siège de la Révolution se place à Paris.

Les électeurs s’étaient promis, après les élections, de se réunir encore pour compléter leurs instructions aux députés qu’ils avaient élus. Quoique le ministère leur en refusât la permission, le coup d’État du 23 les fit passer outre ; ils firent aussi leur coup d’État, et d’eux-mêmes se réunirent, le 25, rue Dauphine. Une misérable salle de traiteur, occupée à ce moment même par une noce qui fit place, reçut d’abord l’Assemblée des électeurs de Paris. Ce fut leur Jeu de paume, à eux. Là Paris, par leur organe, prit l’engagement de soutenir l’Assemblée nationale. L’un d’eux, Thuriot, leur conseilla d’aller à l’Hôtel de Ville, à la grande salle Saint-Jean, qu’on n’osa leur refuser.

Ces électeurs étaient pour la plupart des riches, des bourgeois notables ; l’aristocratie y était en nombre. Mais il y avait parmi eux des têtes fort exaltées. Deux hommes d’abord, ardents, révolutionnaires, avec une tendance singulière au mysticisme : l’un était l’abbé Fauchet, éloquent et intrépide ; l’autre son ami Bonneville (le traducteur de Shakespeare). Tous deux, au treizième siècle, se seraient fait brûler comme hérétiques, à coup sûr. Au dix-huitième, ils prirent, autant et plus que personne, l’initiative de la résistance, qu’on n’aurait guère attendue de l’assemblée bourgeoise des électeurs[1]. Bonneville, le 6 juin, proposa qu’on armât Paris, et le premier cria : « Aux armes ![2] »

Fauchet, Bonneville, Bertolio, Carra, un violent journaliste, firent les motions hardies[3] qui auraient dû se faire d’abord dans l’Assemblée nationale : 1o la garde bourgeoise ; 2o l’organisation prochaine d’une vraie commune, élective et annuelle ; 3o une adresse au roi pour l’éloignement des troupes et la liberté de l’Assemblée, pour la révocation du coup d’État du 23.

Le jour même de la première assemblée des électeurs, comme si le cri : « Aux armes ! » eût retenti dans les casernes, les soldats des Gardes-françaises, retenus depuis plusieurs jours, forcèrent la consigne, se promenèrent dans Paris et vinrent fraterniser avec le peuple au Palais-Royal. Déjà, depuis quelque temps, des sociétés secrètes s’organisaient parmi eux ; ils juraient de n’obéir à aucun ordre qui serait contraire aux ordres de l’Assemblée. L’acte du 23, dans lequel le roi déclare de la manière la plus forte qu’il ne changerait jamais l’institution de l’armée, c’est-à-dire que la Noblesse aurait toujours tous les grades, que le roturier ne pourrait monter, que le soldat mourrait soldat, cette déclaration insensée dut achever ce que la contagion révolutionnaire avait commencé.

Ces Gardes-françaises, habitués dans Paris, mariés pour la plupart, avaient vu supprimer peu auparavant par le colonel, un homme dur, M. du Châtelet, le dépôt où l’on élevait gratis les enfants de troupe. Le seul changement qu’on fit aux institutions militaires, on le fit contre eux.

Pour bien apprécier ce mot : institution de l’armée, il faut savoir qu’au budget de ce temps, les officiers comptaient pour quarante-six millions, les soldats pour quarante-quatre[4]. Il faut savoir que Jourdan, Joubert, Kléber, qui d’abord avaient servi, quittèrent l’état militaire, comme une impasse, une carrière désespérée. Augereau était sous-officier d’infanterie. Hoche était sergent des Gardes-françaises, Marceau soldat ; ces jeunes gens de grand cœur et de haute ambition étaient cloués là pour toujours. Hoche, qui avait vingt et un ans, n’en faisait pas moins son éducation, comme pour être général en chef ; littérature, politique, philosophie même, il dévorait tout. Faut-il dire que ce grand homme, pour acheter quelques livres, brodait des gilets d’officiers et les vendait dans un café[5] ! La faible paye du soldat était, sous un prétexte ou l’autre, absorbée par des retenues que des officiers, dit-on, dissipaient entre eux[6]

Le mouvement des Gardes-françaises n’était point une émeute prétorienne, un brutal mouvement de soldats. Il arrivait à l’appui des déclarations des électeurs et du peuple. Cette troupe vraiment française, parisienne en grande partie, suivait Paris, suivait la loi, la loi vivante, l’Assemblée nationale.

Ils arrivent au Palais-Royal, salués, pressés de la foule, embrassés, presque étouffés. Le soldat, ce vrai paria de l’ancienne monarchie, si maltraité par les nobles, est recueilli par le peuple… Et qu’est-il, sous l’uniforme, sinon le peuple lui-même ? Deux frères se sont retrouvés, le soldat, le citoyen, deux enfants d’une même mère ; ils tombent dans les bras l’un de l’autre, et les larmes coulent…

La haine et l’esprit de parti ont rabaissé tout cela, défiguré ces grandes scènes, obscurci l’histoire à plaisir. On s’est attaché à telle ou telle anecdote ridicule. Digne amusement des petits esprits ! On a donné à ces mouvements immenses je ne sais quelles misérables, quelles imperceptibles causes… Eh ! malheureux ! expliquez donc, par la paille que la vague emporte, l’agitation de l’Océan.

Non, ces mouvements furent ceux d’un peuple, vrais, sincères, immenses, unanimes ; la France y prit part, Paris y prit part, tous (chacun dans sa mesure), tous agirent, ceux-ci du bras et de la voix, ceux-là de leur pensée, de leur ardent désir, du plus profond de leur cœur.

Et que disais-je, la France ? Le monde eut été mieux dit. Un ennemi, un envieux, un Genevois imbu de tous les préjugés anglais, ne peut s’empêcher d’avouer que, dans ce moment décisif, le monde entier regardait, qu’il observait avec une sympathie inquiète la marche de notre Révolution, qu’il sentait que la France faisait à ses risques et périls les affaires du genre humain[7]

Un agronome anglais, Arthur Young, homme positif, spécial, venu ici, chose bizarre, pour étudier l’agriculture, dans un tel moment, s’étonne du silence profond qui règne autour de Paris ; nulle voiture, à peine un homme. La terrible agitation qui concentrait tout au dedans, faisant du dehors un désert… Il entre, le tumulte l’effraye ; il traverse avec étonnement cette capitale du bruit. On le mène au Palais-Royal, au centre de l’incendie, au point brûlant de la fournaise. Dix mille hommes parlaient à la fois ; aux croisées dix mille lumières ; c’était un jour de victoire pour le peuple, on tirait des feux d’artifice, on faisait des feux de joie… Ébloui, étourdi, devant cette mouvante Babel, il s’en retire à la hâte… Cependant l’émotion si grande, si vive de ce peuple uni dans une pensée gagne bientôt le voyageur ; il s’associe peu à peu, sans s’avouer son changement, aux espérances de la liberté ; l’Anglais fait des vœux pour la France[8] !

Tous s’oubliaient. Le lieu, l’étrange lieu où la scène se passait semblait, dans de tels moments, s’oublier lui-même. Le Palais-Royal n’était plus le Palais-Royal. Le vice, dans la passion d’une grandeur si sincère, à la flamme de l’enthousiasme devenait pur un instant. Les plus dégradés relevaient la tête et regardaient dans le ciel ; leur passé, ce mauvais songe, était mort au moins pour un jour ; honnêtes ? ils ne pouvaient pas l’être, mais ils se sentaient héroïques, au nom des libertés du monde !… Amis du peuple, frères entre eux, n’ayant plus rien d’égoïste, tout prêts à tout partager.

Qu’il y eut des agitateurs intéressés dans cette foule, cela ne peut faire un doute. La minorité de la Noblesse, hommes d’ambition et de bruit, les Lameth et les Duport travaillaient le peuple par leurs brochures, par leurs agents. D’autres bien pires s’y joignaient. Tout cela se passait, il faut bien le dire, sous les fenêtres du duc d’Orléans, sous les yeux de cette cour intrigante, avide, immonde… Hélas ! qui n’aurait pitié de notre Révolution ? ce mouvement naïf, désintéressé, sublime, épié, couvé des yeux, par ceux qui croient un jour ou l’autre le tourner à leur profit !

Regardons à ces fenêtres. J’y vois distinctement une femme blanche, un homme noir. Ce sont les conseillers du prince, le vice et la vertu, Mme  de Genlis et Choderlos de Laclos. Les rôles sont divisés. Dans cette maison où tout est faux, la vertu est représentée par Mme  de Genlis, sécheresse et sensiblerie, un torrent de larmes et d’encre, le charlatanisme d’une éducation modèle, la constante exhibition de la jolie Paméla[9]. De ce côté du palais est le bureau philanthropique où la charité s’organise à grand bruit la veille des élections[10].

Le temps n’est plus où le prince jockey pariait, après souper, de courir tout nu de Paris à Bagatelle. C’est aujourd’hui un homme d’État avant tout, un chef de partis ; ses maîtresses le veulent ainsi. Elles ont rêvé deux choses, une bonne loi de divorce et un changement de dynastie. Le confident politique du prince est cet homme sombre, taciturne, qui semble vous dire : « Je conspire, nous conspirons. » Ce profond Laclos, qui, par son petit livre des Liaisons dangereuses, se flatte d’avoir fait passer le roman du vice au crime, y insinue que la galanterie scélérate est un prélude utile au scélérat politique. C’est ce nom qu’il ambitionne, ce rôle qu’il joue à ravir… Plusieurs disent, pour flatter le prince : « Laclos est un homme noir. »

Il n’était pourtant pas facile de faire un chef de parti de ce duc d’Orléans ; il était usé, à cette époque, fini de corps et de cœur, très faible d’esprit. Des fripons lui faisaient faire de l’or dans les greniers du Palais-Royal, et ils lui avaient fait faire la connaissance du diable[11].

Une autre difficulté, c’est que ce prince, sous tous les vices acquis, en avait un naturel, fondamental et durable, qui ne finit pas par l’épuisement, comme les autres, qui reste fidèle à son homme. Je parle de l’avarice. « Je donnerais, disait-il, l’opinion publique pour un écu de six francs. » Ce n’était pas un mot en l’air. Il l’avait bien appliqué, lorsque, malgré la clameur publique, il avait bâti le Palais-Royal.

Ses conseillers politiques n’étaient pas assez habiles pour le relever de là. Ils lui firent faire plus d’une démarche fausse et imprudente.

En 1788, le frère de Mme  de Genlis, un jeune homme sans autre titre que celui d’officier de la maison d’Orléans, écrit au roi pour demander… rien autre chose que le premier ministère, la place de Necker et de Turgot ; il se fait fort de rétablir en un moment les finances de la monarchie. Le duc d’Orléans se fait porteur de l’incroyable missive, la remet au roi, l’appuie et devient l’amusement de la cour.

Les sages conseillers du prince avaient cru faire passer ainsi tout doucement le pouvoir entre ses mains. Trompés dans cette espérance, ils agirent plus ouvertement, essayèrent de faire un Guise, un Cromwell, se tournèrent du côté du peuple. Là aussi, ils rencontrèrent de grandes difficultés. Tous ne furent pas dupes ; la ville d’Orléans n’élut pas le prince, et, par représailles, il lui retira brusquement les bienfaits par lesquels il avait cru acheter son élection.

Rien n’avait été épargné cependant, ni l’argent, ni l’intrigue. Ceux qui conduisaient l’affaire avaient imaginé de coller une brochure tout entière de Sieyès aux instructions électorales que le duc envoyait dans ses domaines, et de placer ainsi leur maître sous l’affiche et le patronage du grand penseur, alors si populaire, qui n’avait pourtant nul rapport avec le duc d’Orléans.

Quand les Communes firent le pas décisif de prendre le titre d’Assemblée nationale, on avertit le duc d’Orléans que le moment était venu de se montrer, de parler, d’agir, qu’un chef de parti ne pouvait rester un personnage muet. On obtint de lui qu’il lirait au moins un discours de quatre lignes pour engager la Noblesse à se réunir au Tiers. Il le fit, mais, en lisant, le cœur lui faillit, il se trouva mal. On vit, en le déboutonnant, que, dans la crainte d’être assassiné par la cour, ce prince trop prudent mettait, en guise de cuirasse, cinq ou six gilets l’un sur l’autre[12].

Le jour du coup d’État manqué (23 juin), le duc crut le roi perdu, et lui roi demain ou après ; il ne put cacher sa joie[13]. La terrible fermentation de Paris, au soir et le lendemain, annonçait assez qu’un grand mouvement éclaterait. Le 25, la minorité de la Noblesse sentit qu’elle baissait beaucoup, si Paris prenait l’initiative ; elle alla, le duc d’Orléans en tête, s’unir aux Communes. L’homme du prince, Sillery, le commode mari de Mme  de Genlis, fit, au nom de tous, un discours peu convenable, celui qu’aurait fait un médiateur, un arbitre accepté entre le roi et le peuple : « Ne perdons jamais de vue le respect que nous devons au meilleur des rois… Il nous offre la paix, pourrions-nous ne pas l’accepter ? » etc.

Le soir, grande joie à Paris pour cette réunion des nobles amis du peuple. Une adresse à l’Assemblée se trouve au café de Foy ; tout le monde signe, jusqu’à trois mille personnes, à la hâte, la plupart sans lire. Cette pièce, faite de bonne main, contenait un mot étrange sur le duc d’Orléans : « Ce prince objet de la vénération publique. » Un tel mot pour un tel homme semblait cruellement dérisoire ; un ennemi n’aurait pas dit mieux. Les agents maladroits du prince crurent apparemment que l’éloge le plus hasardé serait le mieux payé aussi.

Grâce à Dieu, la grandeur, l’immensité du mouvement épargna à la Révolution l’indigne médiateur. Depuis le 25, l’élan fut tellement unanime, l’accord si puissant, que les agitateurs emportés eux-mêmes durent perdre la prétention de rien diriger. Paris mena ses meneurs. Les Catilina de salons et de cafés n’eurent qu’à se ranger à la suite. Une autorité se trouva tout à coup dans Paris, que l’on avait cru sans chef et sans guide, l’assemblée des électeurs. D’autre part, les Gardes-françaises commençant à se déclarer, on put prévoir que la force ne manquerait pas à l’autorité nouvelle. Pour tout résumer d’un mot, les médiateurs obligeants pouvaient se tenir tranquilles ; si l’Assemblée était captive à Versailles, elle avait son asile ici, au cœur même de la France, et au besoin Paris pour armée.

La cour, indignée, frémissante, mais encore plus effrayée, se décida, le 26 au soir, à accorder la réunion des ordres. Le roi y invita la Noblesse, et, pour se ménager un moyen de protester contre tout ce qui se faisait, on fit écrire par le comte d’Artois cette parole imprudente (fausse alors) : « La vie du roi est en danger. »

Le 27, eut donc lieu la réunion tant attendue. La joie fut excessive dans Versailles, insensée et folle. Le peuple fît des feux de joie ; il cria : « Vive la reine ! » Il fallut qu’elle vînt au balcon. La foule lui demanda alors qu’elle lui montrât le Dauphin, en signe de réconciliation complète et de raccommodement. Elle y consentit encore et reparut avec son enfant. Elle n’en méprisait que plus cette foule crédule, et elle appelait des troupes.

Elle n’avait pris aucune part à la réunion des ordres. Et pouvait-on bien dire qu’il y eût réunion ? C’étaient toujours des ennemis qui maintenant étaient dans une même salle, se voyaient, se coudoyaient. Le Clergé avait fait expressément ses réserves. Les protestations des nobles arrivaient une à une, comme autant de défis, et remplissaient des séances ; ceux qui venaient ne daignaient s’asseoir, ils erraient, se tenaient debout, comme simples spectateurs. Ils siégeaient, mais ailleurs, dans un conciliabule. Beaucoup avaient dit qu’ils partaient, et ils restaient à Versailles ; visiblement, ils attendaient.

L’Assemblée perdait le temps. Les avocats, qui y étaient en majorité, parlaient beaucoup et longtemps, croyaient trop à la parole. Que la constitution se fît, tout était sauvé, selon eux. Comme si la constitution peut être quelque chose, avec un gouvernement en conspiration permanente ! Une liberté de papier, écrite ou verbale, tandis que le despotisme aurait la force et l’épée ! Non-sens, dérision !

Mais ni la cour ni Paris ne voulaient de compromis. Tout tournait à la violence ouverte. Les militaires de cour étaient impatients d’agir. Déjà M. du Châtelet, colonel des Gardes-françaises, avait mis à l’Abbaye onze de ses soldats qui avaient juré de n’obéir à aucun ordre contraire à ceux de l’Assemblée. Et il ne s’en tint pas là. Il voulut les tirer de la prison militaire et les envoyer à celle des voleurs, à cet épouvantable égout, prison, hôpital à la fois, qui réunissait sous le même fouet les galériens et les vénériens[14]. L’affaire terrible de Latude, plongé là pour y mourir, avait révélé Bicêtre, jeté une première lueur ; un livre récent de Mirabeau avait soulevé les cœurs, terrifié les esprits[15]… Et c’était là qu’on allait mettre des hommes dont le crime était de ne vouloir être que les soldats de la loi.

Le jour même où on va les transférer à Bicêtre, on l’apprend au Palais-Royal. Un jeune homme monte sur une chaise, crie : « À l’Abbaye ! allons délivrer ceux qui n’ont pas voulu tirer sur le peuple ! » Des soldats s’offrent ; les citoyens les remercient et vont seuls. La foule grossit en route, des ouvriers s’y joignent avec de bonnes barres de fer. À l’Abbaye, ils étaient quatre mille. On enfonce le guichet ; on brise, à grands coups de maillets, de haches, de barres, les grosses portes intérieures. Les victimes sont délivrées. On sortait, lorsqu’on rencontre des hussards et des dragons qui venaient bride abattue, l’épée haute… Le peuple saute à la bride ; on s’explique ; les soldats ne veulent pas massacrer les libérateurs des soldats ; ils rengainent, ôtent leurs casques, on apporte du vin, et tous boivent ensemble au roi et à la nation.

Tout ce qui était en prison fut délivré en même temps. La foule mène sa conquête chez elle, à son Palais-Royal. Parmi les délivrés, on portait un vieux soldat qui, depuis des années, pourrissait à l’Abbaye et ne pouvait plus marcher. Le pauvre diable, qui depuis si longtemps n’éprouvait que des rigueurs, était trop ému : « J’en mourrai, Messieurs, disait-il, je mourrai de tant de bonté ! »

Il n’y en avait qu’un de bien coupable, on le ramena en prison. Tout le reste, pêle-mêle, citoyens, soldats, prisonniers, un cortège immense, arrive au Palais-Royal ; on dresse une table dans le jardin, on les fait asseoir. La difficulté était de les loger ; on les couche au spectacle, dans la salle des Variétés, et on monte la garde à la porte. Le lendemain, établis à un hôtel qui se trouvait sous les arcades, soldés, nourris par le peuple. Toute la nuit, on avait illuminé des deux côtés de Paris, et autour de l’Abbaye et dans le Palais-Royal. Bourgeois, ouvriers, riches et pauvres, dragons, hussards, Gardes-françaises, tous se promenaient ensemble, sans qu’il y eût d’autre bruit que les cris : « Vive la nation ! » Tous se livraient au transport de cette réunion fraternelle, à leur jeune confiance dans l’avenir de la liberté.

Le matin, de bonne heure, les jeunes gens étaient à Versailles, aux portes de l’Assemblée. Là, ils ne trouvèrent que glace. Une révolte militaire, une prison forcée, tout cela apparaissait à Versailles sous l’aspect le plus sinistre. Mirabeau, se tenant à côté de la question, proposa une adresse aux Parisiens pour leur conseiller d’être sages. On s’arrêta à l’avis (peu rassurant pour ceux qui réclamaient l’intercession de l’Assemblée) de déclarer que l’affaire ne regardait que le roi, qu’on ne pouvait qu’implorer sa clémence.

C’était le 1er juillet. Le 2, le roi écrit non à l’Assemblée, mais à l’archevêque de Paris, que, si les coupables rentrent en prison, il pourra faire grâce. La foule trouva cette promesse si peu sûre qu’elle alla demander à la Ville, aux électeurs, ce qu’il fallait croire. Longue hésitation de ceux-ci ; mais la foule insiste, elle augmente à chaque instant. À une heure après minuit, les électeurs s’engagent à aller demain à Versailles, à ne point rentrer sans la grâce. Sur leur parole, les délivrés se mirent eux-mêmes en prison et furent élargis bientôt.

Ceci n’était point de la paix. La guerre enveloppait Paris, tous les régiments étrangers étaient arrivés. On avait appelé pour les commander l’Hercule et l’Achille de la vieille monarchie, le vieux maréchal de Broglie. La reine avait mandé Breteuil, son homme de confiance, ex-ambassadeur à Vienne, homme de plume, mais qui, pour le bruit et les bravades, valait tout homme d’épée. « Son gros son de voix ressemblait à de l’énergie ; il marchait à grand bruit, en frappant du pied, comme s’il avait voulu faire sortir une armée de terre… »

Tout cet appareil de guerre réveilla enfin l’Assemblée. Mirabeau, qui déjà le 27 avait lu, sans être écouté, une adresse pour la paix, en proposa une nouvelle pour l’éloignement des troupes ; cette pièce, harmonieuse et sonore, flatteuse à l’excès pour le roi, fut très goûtée de l’Assemblée. La meilleure chose qu’elle contînt, la demande d’une garde bourgeoise, fut la seule qu’on en ôta[16].

Les électeurs de Paris, qui, les premiers, avaient fait cette demande, écartée par l’Assemblée, la reprirent avec force le 10 juillet. Carra, dans une dissertation fort abstraite, à la Sieyès, posa le droit de la commune, droit imprescriptible, et, dit-il, antérieur même à celui de la monarchie, lequel droit comprend spécialement celui de se garder soi-même. Bonneville, en son nom, au nom de son ami Fauchet, demandait qu’on passât à l’application, qu’on avisât à se constituer en commune, conservant provisoirement le prétendu corps municipal. Charton voulait de plus que les soixante districts fussent assemblés de nouveau, qu’on transmît leurs décisions à l’Assemblée nationale, qu’on s’entendît avec les grandes villes du royaume. — Toutes ces motions hardies se faisaient dans la grande salle Saint-Jean de l’Hôtel de Ville, par-devant un peuple immense ; Paris semblait se serrer autour de cette autorité qu’il avait créée, il ne se fiait à nulle autre ; il eût voulu en tirer l’ordre de s’organiser, s’armer, d’assurer son salut lui-même.

La mollesse de l’Assemblée nationale n’était pas pour le rassurer. Le 11 juillet, elle reçut la réponse du roi à l’adresse, et s’en contenta. Quelle réponse cependant ! Que les troupes étaient là pour assurer la liberté de l’Assemblée, que si elles causaient ombrage, le roi la transférerait à Noyon ou à Soissons, c’est-à-dire la placerait entre deux ou trois corps d’armée. Mirabeau ne put obtenir que l’on insistât pour le renvoi des troupes. Visiblement, la réunion des cinq cents députés du Clergé et de la Noblesse avait énervé l’Assemblée. Elle laissa la grande affaire et se mit à écouter une déclaration des droits de l’homme que présenta La Fayette.

Un modéré, très modéré, le philanthrope Guillotin, vint tout exprès à Paris pour communiquer cette quiétude à l’assemblée des électeurs. Honnête homme, et trompé sans doute, il assura que tout allait bien, que M. Necker était plus solide que jamais. Des applaudissements accueillirent cette excellente nouvelle, et les électeurs, non moins dupes que l’Assemblée, s’amusèrent, comme elle, à l’admirable déclaration des droits, que par bonheur on venait d’apporter de Versailles. Ce jour même, pendant que le bon Guillotin parlait, M. Necker, congédié, était déjà bien loin sur le chemin de Bruxelles.

Quand Necker reçut l’ordre de s’éloigner à l’instant, il se mettait à table, il était trois heures. Le pauvre homme, qui avait si tendrement épousé le ministère, ne le quitta jamais qu’en pleurant, sut pourtant se contraindre devant ses convives, et fit bonne contenance. Après dîner, sans même prévenir sa fille, il partit avec sa femme, prenant la route la plus courte pour sortir du royaume, celle des Pays-Bas. Les gens de la reine, chose indigne ! étaient d’avis qu’on l’arrêtât ; ils connaissaient si peu Necker qu’ils avaient peur qu’il ne désobéît au roi et ne se jetât dans Paris !

MM. de Broglie et de Breteuil, au premier jour qu’on les manda, avaient été eux-mêmes effrayés de voir où l’on s’engageait. Broglie ne voulait pas qu’on renvoyât Necker. Breteuil aurait dit : « Donnez-nous donc alors cent mille hommes et cent millions. — Vous les aurez, » dit la reine. Et l’on se mit à fabriquer secrètement une monnaie de papier[17].

M. de Broglie, pris au dépourvu, lourd de ses soixante et onze ans, s’agitait beaucoup sans agir. Ordres, contre-ordres, se croisaient. Son hôtel était un quartier général, plein de commis, d’ordonnances, d’aides de camp prêts à monter à cheval. « On dressait une liste d’officiers généraux ; on faisait un ordre de bataille[18]. »

Les autorités militaires n’étaient pas trop d’accord entre elles. Il n’y avait pas moins de trois chefs : Broglie, qui allait être ministre, Puységur, qui l’était encore, enfin Besenval, qui depuis huit ans avait le commandement des provinces de l’intérieur, et à qui l’on signifia sèchement qu’il obéirait au vieux maréchal. Besenval lui expliqua la situation, le danger, et qu’on n’était pas en campagne, mais devant une ville de huit cent mille âmes au dernier degré de l’exaltation. Broglie ne voulut pas l’écouter. Ferme sur sa Guerre de Sept-Ans, ne connaissant que le soldat, que les forces brutes, plein de mépris pour le bourgeois, il était bien convaincu qu’à la seule vue d’un uniforme le peuple fuirait. Il ne crut pas nécessaire d’envoyer des troupes à Paris ; seulement il l’environna de régiments étrangers, ne s’inquiétant pas d’augmenter par là l’irritation populaire. Tous ces soldats allemands présentaient l’aspect d’une invasion autrichienne ou suisse ; les noms barbares de leurs régiments effarouchaient les oreilles : Royal-Cravate était à Charenton ; à Sèvres, Reinach et Diesbach ; Nassau était à Versailles ; Salis-Samade à Issy ; les hussards de Bercheny à l’École militaire ; ailleurs, Châteauvieux, Esterhazy, Rœmer, etc.

La Bastille, assez défendue de ses épaisses murailles, venait de recevoir un renfort de Suisses. Elle avait des munitions, une monstrueuse masse de poudre, à faire sauter toute la ville. Les canons, en batterie sur les tours depuis le 30 juin, regardaient Paris de travers, et, tout chargés, passaient leur gueule menaçante entre les créneaux.

  1. Rapprocher les Mémoires de Bailly et le Procès-verbal des électeurs, rédigé par Bailly et Duveyrier.
  2. Nulle part, cependant, on ne comptait davantage sur la faiblesse du peuple.

    La douceur connue des mœurs parisiennes, la multitude des fonctionnaires, des gens de finance, qui ne pouvaient que perdre au mouvement, la foule de ceux qui vivaient d’abus, tout avait fait croire, avant les élections, que Paris se montrerait très bourgeois, mou et timide. (Voir Bailly, p. 16, 150.)

  3. Dussaulx, Œuvres des sept jours, p. 271 (édit. de 1882).
  4. Necker, Administration, II, 422, 435 (1784).
  5. Rousselin, Vie de Hoche, I, 20.
  6. Le seul régiment de Beauce se croyait frustré de la somme de deux cent quarante mille sept cent vingt-sept livres.
  7. Ét. Dumont, Souvenirs, p. 135.
  8. Bien entendu avec beaucoup de réserves, et à condition que la France adoptera la constitution de l’Angleterre. (Arthur Young, Voyage, t. I, passim.)
  9. Jusqu’à l’envoyer à cheval au milieu de l’émeute, suivie d’une domestique à la livrée d’Orléans. Lire Mme  Lebrun (Souvenir, I, 189), qui fut témoin de cette scène.
  10. Brissot y travailla quelque temps. (Mémoires, II, 430.)
  11. Le prince y faisait de l’or, comme on en fait toujours, avec de l’or. Cependant il y fallait aussi, entre autres ingrédients, un squelette humain qui fût enterré depuis tant d’années, tant de jours. On chercha dans les morts connus, et il se trouvait que Pascal remplissait précisément la condition exigée. On gagna les gardiens de Saint-Étienne-du-Mont, et le pauvre Pascal fut livré aux creusets du Palais-Royal. Tel est du moins le récit d’une personne qui, ayant longtemps vécu avec Mme  de Genlis, tenait d’elle l’étrange anecdote.
  12. Ferrières, I, 52.
  13. Arthur Young, qui dînait avec lui et d’autres députés, était scandalisé de le voir rire sous cape.
  14. Croira-t-on bien qu’en 1790, on exécutait encore à Bicêtre les vielles ordonnances barbares qui prescrivaient de faire précéder tout traitement vénérien d’une flagellation ? Le célèbre docteur Cullérier l’a affirmé à un de ses amis.
  15. Observation d’un Anglais sur Bicêtre, traduites et commentées par Mirabeau (1788).
  16. Il n’est pas invraisemblable que le duc d’Orléans, voyant qu’on ne sollicitait nullement sa médiation, poussa Mirabeau à parler, afin d’embarrasser la cour, avant qu’elle eût complété ses préparatifs de guerre. M. Droz place ici les premiers rapports de Mirabeau avec Laclos, et l’argent qu’il en aurait reçu.
  17. « Plusieurs de mes collègues m’ont dit en avoir vu d’imprimés. » Bailly, I, 325, 331.
  18. Besenval, II, 359.