Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre II/Chapitre 1

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LIVRE II

14 JUILLET. — 6 OCTOBRE 1789



CHAPITRE PREMIER

LA FAUSSE PAIX


Versailles, le 14 juillet. — Le roi à l’Assemblée, 15 juillet. — Deuil et misère de Paris. — Députation de l’Assemblée à la Ville de Paris, 15 juillet. — La fausse paix. — Le roi va à Paris, 17 juillet. — Première émigration : Artois, Condé, Polignac, etc. — Isolement du roi.


L’Assemblée passa toute la journée du 14 entre deux craintes, les violences de la cour, les violences de Paris, les chances d’une insurrection, peut-être malheureuse, qui tuerait la liberté. On écoutait tous les bruits, on mettait l’oreille à terre, on croyait reconnaître le retentissement d’une canonnade lointaine. Ce mouvement pouvait être le dernier ; plusieurs voulaient qu’on posât à la hâte les bases de la constitution, que l’Assemblée, si elle devait être dispersée, détruite, laissât d’elle ce testament, cette lumière pour guider la résistance.

La cour organisait l’attaque ; peu de choses manquaient pour l’exécution. À deux heures, l’intendant Berthier en ordonnait encore les détails à l’École militaire. Son beau-père, Foulon, sous-ministre de la guerre, achevait à Versailles les préparatifs. Paris devait, à la nuit, être attaqué de sept côtés à la fois[1]. On discutait en conseil la liste des députés qui seraient enlevés le soir ; on proscrivait celui-ci, on exemptait celui-là ; M. de Breteuil défendait l’innocence de Bailly. La reine cependant et Mme de Polignac allaient à l’Orangerie animer les troupes, faire donner du vin aux soldats qui dansaient et formaient des rondes. Pour compléter l’enivrement, la belle des belles emmenait chez elle les officiers, les troublait de liqueurs, de ses douces paroles et de ses regards… Ces aveugles une fois lancés, la nuit aurait été sanglante… On surprit leurs lettres, où ils écrivaient : « Nous marchons à l’ennemi… » Quel ennemi ? La loi et la France.

Voilà cependant un tourbillon de poussière sur l’avenue de Paris, c’est un gros de cavaliers, c’est le prince de Lambesc, avec tous ses officiers, qui fuit le peuple de Paris… Mais il trouve celui de Versailles ; si l’on n’eût craint de blesser les autres, on aurait tiré sur lui.

M. de Noailles arrive : « La Bastille est prise. » — M. de Wimpfen arrive : « Le gouverneur est tué, il l’a vu, il a failli être traité comme lui. » Deux envoyés des électeurs viennent enfin, exposent à l’Assemblée l’état affreux de Paris… On s’indigne, on invoque contre la cour et les ministres la vengeance de Dieu et des hommes… « Des têtes ! dit Mirabeau, il nous faut M. de Broglie[2]. »

Une députation de l’Assemblée va trouver le roi et n’en tire que deux paroles équivoques : il envoie des officiers pour prendre le commandement de la milice bourgeoise… Il ordonne aux troupes du Champ de Mars de se replier… Mouvement très bien entendu pour l’attaque générale.

Indignation de l’Assemblée, clameur, envoi d’une seconde députation… « Le cœur du roi est déchiré, mais il ne peut rien de plus. »

Louis XVI, dont on a si souvent déploré la faiblesse, avait ici les apparences d’une fermeté déplorable. Berthier était venu près de lui ; il était dans son cabinet, l’affermissait[3], lui disait que le mal était peu de chose. Dans le trouble où était Paris, il y avait encore des chances pour la grande attaque du soir. Cependant on sut bientôt que la ville était sur ses gardes. Elle avait déjà placé des canons sur Montmartre, qui couvraient La Villette, tenaient en respect Saint-Denis.

Parmi les rapports contradictoires, le roi ne donna nul ordre et, fidèle à ses habitudes, alla se coucher de bonne heure. Le duc de Liancourt, qui, par le droit de sa charge, entrait toujours, même de nuit, ne put le voir périr ainsi, dans son apathie et son ignorance. Il entra, il l’éveilla. Il aimait le roi et il voulait le sauver. Il lui dit tout son danger, la grandeur du mouvement, son irrésistible force, qu’il devait l’accepter, devancer le duc d’Orléans, se rapprocher de l’Assemblée… Louis XVI, mal éveillé (et qui ne s’éveilla jamais) : « Mais quoi ? c’est donc une révolte ? — Sire, c’est une révolution. »

Le roi ne cachait rien à la reine ; on sut tout chez le comte d’Artois. Ses serviteurs eurent grand’peur ; la royauté pouvait se sauver à leurs dépens. Un d’eux, qui connaissait le prince, le prit par son côté sensible, par la peur, lui dit qu’il était proscrit au Palais-Royal, comme Flesselles et De Launay, qu’il pouvait calmer les esprits, en s’unissant au roi dans la démarche populaire qu’imposait la nécessité. Le même homme, qui était député, courut à l’Assemblée (il était minuit), y trouva le bonhomme Bailly, qui n’osait aller coucher et lui demanda, de la part du prince, un discours que le roi pût prononcer le lendemain.

Il y avait quelqu’un, à Versailles, affligé autant que personne. Je parle du duc d’Orléans. Le 12 juillet, son buste avait été porté triomphalement, puis brutalement cassé. Et tout avait fini là, personne ne s’en était ému. Le 13, quelques-uns parlèrent de lieutenance générale, mais ce peuple était comme sourd, il n’entendait pas ou ne voulait pas entendre. Le 14, au matin, Mme de Genlis fit la démarche, audacieuse, incroyable, d’envoyer sa Paméla avec un rouge laquais, tout au milieu de l’émeute[4]. Quelqu’un dit : « Que n’est-ce la reine ! » Et ce mot tomba encore… Toutes les petites intrigues furent comme noyées dans ce mouvement immense ; tout misérable intérêt périt dans l’élan de ce jour sacré.

Le pauvre duc d’Orléans alla le matin du 15 au château, au conseil. Mais il resta à la porte. Il attendit, puis écrivit, non pas pour demander la lieutenance générale, non pour offrir sa médiation (comme il était convenu entre lui, Mirabeau et quelques autres), mais pour assurer le roi, en bon et loyal sujet, que si les temps devenaient plus fâcheux, il passerait en Angleterre. Il ne bougea tout le jour de l’Assemblée, de Versailles, le soir alla au château[5] ; contre toute accusation de complot, il s’assurait l’alibi, il se lavait les mains pour la prise de la Bastille. Mirabeau fut furieux et dès lors s’éloigna de lui. Il dit (j’adoucis les termes) : « C’est un eunuque pour le crime ; il voudrait, mais il ne peut ! »

L’homme du duc d’Orléans, Sillery-Genlis, pendant que le duc faisait antichambre à la porte du conseil, travaillait à le venger ; il lisait, faisait adopter un insidieux projet d’adresse, qui pouvait amoindrir l’effet de la visite du roi, lui ôter la grâce de l’imprévu, glacer d’avance les cœurs : « Venez, Sire, Votre Majesté verra la consternation de l’Assemblée, mais elle sera peut-être étonnée de son calme, » etc. Et en même temps il annonçait que des farines qui allaient à Paris avaient été arrêtées à Sèvres… « Que sera-ce, si cette nouvelle parvient à la capitale ! »

À quoi Mirabeau ajoute une effrayante sortie. S’adressant aux députés que l’on envoyait au roi : « Eh bien, dites au roi que les hordes étrangères dont nous sommes investis ont reçu hier la visite des princes et des princesses, des favoris et des favorites, et leurs caresses, et leurs exhortations, et leurs présents. Dites-lui que, toute la nuit, ces satellites étrangers, gorgés de vin et d’or, ont prédit, dans leurs chants impies, l’asservissement de la France, et que leurs vœux brutaux invoquaient la destruction de l’Assemblée nationale. Dites-lui que, dans son palais même, les courtisans ont mêlé leurs danses au son de cette musique barbare, et que telle fut l’avant-scène de la Saint-Barthélemy !… Dites-lui que ce Henri dont l’univers bénit la mémoire, celui de ses aïeux qu’il affectait de vouloir prendre pour modèle, faisait passer des vivres dans Paris révolté, qu’il assiégeait en personne, et que ses féroces conseillers font rebrousser les farines que le commerce apporte dans Paris affamé et fidèle. »

La députation sortait. Mais voilà que le roi arrive : il entre, sans gardes, avec ses frères. Il fait quelques pas dans la salle, et debout, en face de l’Assemblée, il annonce qu’il a donné ordre aux troupes de s’éloigner de Paris et de Versailles, et il invite l’Assemblée à en avertir Paris… Triste aveu ! que sa parole obtiendra peu de créance, si l’Assemblée n’assure que le roi n’a pas menti !… Il ajouta pourtant un mot plus noble, plus habile : « On a osé publier que vos personnes n’étaient pas en sûreté. Serait-il donc nécessaire de rassurer sur des bruits aussi coupables, démentis d’avance par mon caractère connu ? Eh bien, c’est moi qui ne suis qu’un avec la nation, c’est moi qui me fie à vous !… »

Éloigner les troupes de Paris et de Versailles, sans indiquer la distance, c’était encore une promesse obscure, équivoque, médiocrement rassurante. Mais l’Assemblée était généralement si alarmée de l’immensité obscure qui s’entr’ouvrait devant elle, elle avait tant besoin d’ordre, qu’elle se montra crédule, enthousiaste pour le roi, jusqu’à oublier ce qu’elle se devait à elle-même.

Les voilà qui se précipitent tous, le suivent ; il retourne à pied. L’Assemblée, le peuple, l’entourent, le pressent ; le roi, fort replet, traversant la zone torride de la place d’Armes, n’en pouvait plus ; des députés, entre autres le duc d’Orléans, firent la chaîne autour de lui. À l’arrivée, la musique joua l’air : Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ?… Famille trop limitée, le peuple n’en était pas ; on ferma les portes sur lui. Le roi dit qu’on les rouvrît. Cependant il s’excusa de recevoir les députés qui voulaient le voir encore ; il allait à sa chapelle remercier Dieu[6]. La reine parut au balcon avec ses enfants et ceux du comte d’Artois, montrant une joie contrainte et ne sachant trop que croire d’un enthousiasme si peu mérité.

Versailles nageait dans la joie. Paris, malgré sa victoire, était encore dans l’alarme et dans le deuil. On y enterrait les morts ; beaucoup d’entre eux laissaient des familles sans ressource. Ceux qui n’avaient pas de famille, leurs camarades leur rendaient les derniers devoirs. Ils avaient mis un chapeau à côté d’un des morts, et ils disaient aux passants : « Monsieur, pour ce pauvre diable qui s’est fait tuer pour la nation ! Madame, pour ce pauvre diable qui s’est fait tuer pour la nation ![7]… » Humble et simple oraison funèbre pour des hommes dont la mort donnait la vie à la France…

Tout le monde gardant Paris, personne ne travaillait. Plus d’ouvrage. Peu de subsistance, et chère. L’Hôtel de Ville assurait que Paris avait des vivres pour quinze jours, et il n’en avait pas pour trois. Il fallut ordonner un impôt pour la subsistance des pauvres. Les farines étaient arrêtées par les troupes à Sèvres et à Saint-Denis. Deux nouveaux régiments arrivaient, pendant qu’on promettait le renvoi des troupes. Les hussards venaient reconnaître les barrières. Le bruit courait qu’on avait essayé de surprendre la Bastille. Les alarmes étaient enfin telles qu’à deux heures le comité des électeurs ne put refuser au peuple un ordre pour dépaver Paris.

À deux heures précisément, un homme arrive, haletant, tout prêt de se trouver mal[8]… Il a couru depuis Sèvres où les troupes voulaient l’arrêter… Tout est fini, la Révolution est finie, le roi est venu dans l’Assemblée, il a dit : « Je me fie à vous… » Cent députés partent en ce moment de Versailles, envoyés par l’Assemblée à la Ville de Paris.

Ces députés s’étaient mis sur-le-champ en route ; Bailly ne voulut pas dîner. Les électeurs eurent à peine le temps de courir à leur rencontre, comme ils étaient, en désordre, ne s’étant pas couchés depuis plusieurs nuits. On voulait tirer le canon ; il était encore en batterie, on ne put le faire venir. Il n’y en avait pas besoin pour solenniser la fête. Paris était assez beau de son soleil de juillet, de son trouble, de tout ce grand peuple armé. Les cent députés, précédés des Gardes-françaises, des Suisses, des officiers de la milice citoyenne, des députés des électeurs, s’avançaient par la rue Saint-Honoré au son des trompettes… Tous les bras étaient tendus vers eux, les cœurs s’élançaient… De toutes les fenêtres, les bénédictions, les fleurs pleuvaient, et les larmes…

L’Assemblée nationale et le peuple de Paris, le serment du Jeu de paume et la prise de la Bastille, la victoire et la victoire venaient s’embrasser !

Plusieurs députés baisèrent en pleurant les drapeaux des Gardes-françaises : « Drapeaux de la patrie ! disaient-ils, drapeaux de la liberté ! »

Arrivés à l’Hôtel de Ville, on fit asseoir au bureau La Fayette, Bailly, l’archevêque de Paris, Sieyès et Clermont-Tonnerre. La Fayette parla, froidement, sagement, puis Lally-Tollendal avec son entraînement irlandais, ses larmes faciles. C’était à cette même Grève que, trente ans auparavant, l’Ancien-Régime avait bâillonné, décapité le père de Lally ; son discours, tout attendri, n’était justement qu’une sorte d’amnistie de l’Ancien-Régime, amnistie vraiment trop précipitée, lorsqu’il tenait encore Paris tout enveloppé de troupes.

L’attendrissement n’en gagna pas moins dans cette assemblée bourgeoise de l’Hôtel de Ville. « Le plus gras des hommes sensibles », comme on appelait Lally, fut couronné de fleurs, porté plutôt que conduit à la fenêtre, montré à la foule… Résistant tant qu’il pouvait, il mit la couronne sur la tête de Bailly, du premier président qu’ait eu l’Assemblée nationale. Bailly refusait aussi, elle fut retenue, affermie sur sa tête par la main de l’archevêque… Étrange et bizarre spectacle, qui faisait bien ressortir le faux de la situation. Le président du Jeu de paume couronné par la main du prélat qui conseilla le coup d’État et qui força Paris de vaincre… La contradiction fut si peu sentie que l’archevêque ne craignit pas de proposer un Te Deum, et que tout le monde le suivit à Notre-Dame… C’était plutôt un De Profundis qu’il devait dire à ces morts qu’il avait faits.

Malgré l’émotion commune, le peuple resta dans son bon sens. Il ne souffrit pas volontiers qu’on touchât à sa victoire ; cela n’était ni juste ni utile, il faut le dire ; cette victoire n’était pas assez complète pour la sacrifier, l’oublier déjà. L’effet moral en était immense ; mais le résultat matériel, faible encore et incertain. Dès la rue Saint-Honoré, la garde citoyenne (alors c’était tout le peuple) amena au-devant des députés, au son de la musique militaire, le Garde-française qui le premier avait arrêté le gouverneur de la Bastille ; il était conduit en triomphe sur la voiture de De Launay, couronné de lauriers, portant la croix de Saint-Louis que le peuple arracha au geôlier pour la mettre à son vainqueur… Il ne voulait pas la garder ; toutefois, avant de la rendre, en présence des députés, il s’en para bravement, la montrant sur sa poitrine[9]… La foule applaudit, les députés applaudirent, couvrant de leur approbation ce qui s’était fait la veille.

Autre incident, plus clair encore. Dans les discours qu’on fit à l’Hôtel de Ville, M. de Liancourt, bon homme, mais étourdi, dit que le roi pardonnait volontiers aux Gardes-françaises. Plusieurs d’entre eux étaient là qui s’avancèrent, et l’un d’eux : « Nous n’avons que faire de pardon, dit- il. En servant la nation, nous servons le roi ; les intentions qu’il manifeste aujourd’hui prouvent assez à la France que nous seuls peut-être nous avons été fidèles au roi et à la patrie. »

Bailly est proclamé maire, La Fayette commandant de la milice citoyenne. On part pour le Te Deum. L’archevêque donnait le bras à ce brave abbé Lefebvre qui avait gardé et distribué les poudres, qui sortait pour la première fois de son antre et était tout noir encore. Bailly était de même conduit par Hullin, applaudi, pressé de la foule, presque à étouffer. Quatre fusiliers le suivaient ; malgré la joie de ce jour et l’honneur inattendu de sa position nouvelle, il ne put s’empêcher de songer « qu’il avait l’air d’un homme qu’on mène en prison… » S’il eût pu mieux prévoir, il aurait dit : « à la mort ! »

Qu’était-ce que ce Te Deum, sinon un mensonge ? Qui pouvait croire que l’archevêque remerciât Dieu de bon cœur pour la prise de la Bastille ? Rien n’avait changé, ni les hommes ni les principes… La cour était toujours la cour, l’ennemi toujours l’ennemi.

Ce qui était fait était fait. L’Assemblée nationale, les électeurs de Paris, avec leur toute-puissance, ne pouvaient rien sur le passé. Il y avait eu, le 14 juillet, un vaincu qui était le roi, un vainqueur qui était le peuple. Comment donc défaire cela, faire que cela ne fût point, biffer l’histoire, changer la réalité des événements accomplis, donner le change au roi, au peuple, de sorte que le premier se tînt heureux d’être battu, que l’autre, sans défiance, se remît aux mains d’un maître si cruellement provoqué ?

Mounier, racontant, le 16, dans l’Assemblée nationale la visite des cent députés à la ville de Paris, fît l’étrange proposition (reprise le lendemain et votée à l’Hôtel de Ville) d’élever une statue à Louis XVI sur la place de la Bastille démolie… Une statue pour une défaite, c’était neuf, original… Le ridicule était sensible ; qui pouvait-on tromper ainsi ? Faire triompher le vaincu, était-ce vraiment assez pour escamoter la victoire ?

L’obstination du roi dans toute la journée du 14 faisait sentir aux plus simples que sa démarche du 15 n’était nullement spontanée. Au moment même où l’Assemblée le ramenait au château, dans ce délire feint ou réel, une femme embrassa ses genoux et ne craignit pas de dire : « Ah ! Sire, êtes-vous bien sincère ? Ne vont-ils pas vous faire changer ? »

Le peuple de Paris avait les idées les plus sombres. Il ne pouvait croire qu’avec quarante mille hommes autour de Versailles, la cour ne fit rien du tout. Il croyait que la démarche du roi n’était qu’un moyen d’endormir pour attaquer avec plus d’avantage. Il se déliait des électeurs ; deux d’entre eux, envoyés le 15 à Versailles furent ramenés, menacés comme traîtres, en grand péril. Les Gardes-françaises craignaient quelque embûche dans leurs casernes et ne voulaient pas y rentrer. Le peuple s’obstinait à croire que, si la cour n’osait combattre, elle se vengerait par quelque noir attentat, qu’elle pouvait avoir quelque part une mine pour faire sauter Paris.

La crainte n’était pas ridicule, mais plutôt la confiance. Pourquoi se serait-on rassuré ? Les troupes, malgré la promesse, ne s’éloignaient pas. Le baron de Falckenheim, qui commandait à Saint-Denis, disait qu’il n’avait pas d’ordre. On arrêta à la barrière deux de ses officiers qui étaient venus observer. Une chose non moins grave, c’est que le lieutenant de police donnait sa démission, l’intendant Berthier avait fui, et avec lui tous les préposés de l’administration des subsistances. Un jour ou deux de plus, peut-être, la Halle était sans farine, le peuple allait à l’Hôtel de Ville demander du pain et la tête des magistrats. Les électeurs envoyèrent plusieurs des leurs chercher des blés à Senlis, à Vernon, jusqu’au Havre même.

Paris attendait le roi. Il croyait que, s’il avait parlé bien franchement et de cœur, il laisserait son Versailles et ses mauvais conseillers, se jetterait dans les bras du peuple. Rien n’eût été plus habile, ni d’un plus grand effet le 15 ; il devait partir pour Paris en sortant de l’Assemblée, se confier, non de parole, mais vraiment et de sa personne, entrer hardiment dans la foule, se confondre à ce peuple armé… L’émotion, si grande encore, tournait tout entière pour lui.

Voilà ce que le peuple attendait, ce qu’il croyait et disait. Il le dit à l’Hôtel de Ville, il le répétait dans les rues. Le roi hésita, consulta, différa d’un jour, et tout fut manqué.

Où le passa-t-il, ce jour irréparable ? Le 15 au soir, le 16 au matin, il était enfermé encore avec ces mêmes ministres dont l’audacieuse ineptie avait ensanglanté Paris, ébranlé pour jamais le trône. À ce conseil, la reine voulait fuir, éloigner le roi, le mettre à la tête des troupes, commencer la guerre civile. Mais les troupes étaient-elles sûres ? Qu’arriverait-il, si la guerre éclatait dans l’armée même, entre les soldats français et les mercenaires étrangers ? Ne valait-il pas mieux louvoyer, gagner du temps, amuser le peuple ?… Louis XVI, entre ces deux avis, n’en eut aucun, ne voulut rien[10] ; il était prêt à suivre indifféremment l’un ou l’autre. La majorité du conseil fut pour le second parti, et le roi resta.

Un maire de Paris, un commandant de Paris, nommés sans l’aveu du roi par les électeurs, ces places acceptées par des hommes aussi graves que Bailly et La Fayette, les nominations confirmées par l’Assemblée, sans rien demander au roi, ceci n’était plus l’émeute, c’était une révolution, bien et dûment organisée. La Fayette, « ne doutant pas que toutes les communes ne voulussent confier leur défense à des citoyens armés », proposa d’appeler la milice citoyenne garde nationale (nom déjà trouvé par Sieyès). Ce nom semblait généraliser, étendre l’armement de Paris à tout le royaume, de même que la cocarde bleue et rouge de la Ville, augmentée du blanc, la vieille couleur française, devint celle de la France entière.

Si le roi restait à Versailles, s’il tardait, il hasardait Paris. Les dispositions, de moment en moment, étaient plus hostiles. Les districts étant invités à joindre leurs députés à ceux de l’Hôtel de Ville, pour aller remercier le roi, plusieurs répondirent « qu’il n’y avait pas lieu de remercier encore. »

Ce fut seulement le 16 au soir que Bailly, ayant vu par hasard Vicq-d’Azyr, le médecin de la reine, l’avertit que la ville de Paris désirait, attendait le roi. Le roi promit, et le soir même écrivit à M. Necker pour l’inviter à revenir.

Le 17, le roi se mit en route à neuf heures, fort sérieux, triste, pâle ; il avait entendu la messe, communié, remis à Monsieur sa nomination de lieutenant général, en cas qu’il fût tué ou retenu prisonnier ; la reine, dans son absence, écrivit d’une main agitée le discours qu’elle irait prononcer à l’Assemblée, si l’on retenait le roi.

Sans gardes, mais entouré de trois ou quatre cents députés, il arriva à trois heures à la barrière. Le maire, lui présentant les clés, dit : « Ce sont les mêmes clés qui ont été présentées à Henri IV ; il avait reconquis son peuple, ici le peuple a reconquis son roi. » Ce dernier mot, si vrai, si fort, dont Bailly même ne sentait pas bien la portée, fut applaudi vivement.

La place Louis XV offrait un cercle de troupes ; au centre, en bataillon carré, les Gardes-françaises. Le bataillon s’ouvrit, se mit en files, laissant voir dans son sein des canons (ceux de la Bastille ?). Il prit la tête du cortège, traînant ses canons… et le roi après.

Devant la voiture du roi allait à cheval, en habit bourgeois, l’épée à la main, la cocarde et le panache au chapeau, le commandant La Fayette. Tout suivait son moindre signe. L’ordre était grand[11], le silence aussi ; pas un cri de « Vive le roi ! » De moment en moment, on criait : « Vive la nation ! » Du Point-du-Jour à Paris, de la barrière à l’Hôtel de Ville, il y avait deux cent mille hommes sous les armes, trente mille fusils et davantage, cinquante mille piques, et, pour le reste, des lances, des sabres, des épées, des fourches, des faux. Point d’uniformes, mais deux lignes régulières dans toute cette longueur immense, sur trois hommes d’épaisseur, parfois sur quatre ou sur cinq.

Formidable apparition de la nation armée !… Le roi ne pouvait s’y méprendre ; ce n’était pas un parti. Tant d’armes, tant d’habits différents, même âme et même silence !

Tous étaient là, tous avaient voulu venir ; personne ne manquait à cette revue solennelle. On voyait même des dames armées près de leurs maris, des filles près de leurs pères. Une femme figurait dans les vainqueurs de la Bastille.

Des moines, croyant aussi qu’ils étaient hommes et citoyens, étaient venus prendre leur part de cette grande croisade. Les mathurins étaient en ligne sous la bannière de leur ordre, devenu le drapeau du district des Mathurins. Des capucins portaient sur l’épaule l’épée, le mousquet. Les dames de la place Maubert avaient mis la révolution de Paris sous la protection de sainte Geneviève, et la veille offert un tableau où la sainte encourageait l’ange exterminateur à renverser la Bastille, qu’on voyait croulante, avec des couronnes, des sceptres brisés.

On applaudissait deux hommes, Bailly, La Fayette ; c’était tout. Les députés marchaient autour de la voiture du roi, l’air triste, agité ; il y avait quelque chose de sombre dans cette fête… Ces armes sauvages, ces fourches et ces faux ne charmaient point le regard. Les canons qui dormaient là sur ces places, muets, parés de fleurs, semblaient ne pas bien dormir… Sur tous les semblants de paix planait une image de guerre, claire et significative, les lambeaux déchirés du drapeau de la Bastille.

Le roi descend et Bailly lui présente la nouvelle cocarde, aux couleurs de la Ville, qui devient celle de la France. Il le prie d’accepter « ce signe distinctif des Français ». Le roi la mit à son chapeau, et, séparé de sa suite par la foule, il monta la sombre voûte de l’Hôtel de Ville ; sur sa tête, les épées croisées formaient un berceau d’acier ; honneur bizarre emprunté aux usages maçonniques, qui semblait à double sens et qui pouvait faire croire que le roi passait sous les Fourches Caudines.

Il n’y avait nulle intention de déplaire ni d’humilier. Loin de là, il fut accueilli avec un attendrissement extraordinaire. La grande salle, mêlée de notables et d’hommes de toutes classes, présenta un spectacle étrange ; ceux qui étaient au milieu se tenaient à genoux, pour ne pas priver les autres du bonheur de voir le roi, tous les mains levées vers le trône et les yeux remplis de larmes.

Bailly avait, dans son discours, prononcé le mot d’alliance entre le roi et le peuple. Le président des électeurs, Moreau de Saint-Méry (celui qui avait tenu le fauteuil dans les grandes journées, donné trois mille ordres en trente heures) hasarda un mot qui semblait engager le roi : « Vous venez promettre à vos sujets que les auteurs de ces conseils désastreux ne vous entoureront plus, que la vertu, trop longtemps exilée, restera votre appui. » La vertu voulait dire Necker.

Le roi, soit timidité, soit prudence, ne disait rien. Le procureur de la Ville émit la proposition de la statue à élever sur la place de la Bastille ; votée à l’unanimité. Puis Lally, toujours éloquent, mais trop sensible et pleureur, avoua le chagrin du roi, le besoin qu’il avait de consolation… C’était le montrer vaincu, au lieu de l’associer à la victoire du peuple sur les ministres qui partaient. « Eh bien, citoyens, êtes-vous satisfaits ? Le voilà ce roi, » etc. Ce Voilà, trois fois répété, fit l’effet d’une triste paraphrase de l’Ecce homo.

Ceux qui faisaient ce rapprochement l’achevèrent, le trouvèrent complet, quand Bailly montra le roi à la fenêtre de l’Hôtel de Ville, la cocarde à son chapeau. Il y resta un quart d’heure, sérieux, silencieux. Au départ, on lui dit tout bas qu’il devrait dire un mot lui-même. Mais on n’en put rien tirer que la confirmation de la garde bourgeoise, du maire et du commandant, et cette trop brève parole : « Vous pouvez toujours compter sur mon amour. »

Les électeurs s’en contentèrent, mais le peuple non. Il s’était imaginé que le roi, quitte de ses mauvais conseillers, venait fraterniser avec la Ville de Paris. Mais quoi ! pas un mot, pas un signe !… La foule applaudit cependant au retour ; elle semblait avoir besoin d’épancher enfin un sentiment contenu. Toutes les armes étaient renversées en signe de paix. On criait : « Vive le roi ! » Il fut porté à sa voiture. Une femme de la Halle lui sauta au col. Des hommes armés de bouteilles arrêtèrent ses chevaux, versèrent du vin au cocher, aux valets, burent avec eux à la santé du roi. Il sourit, mais il ne dit rien encore. Le moindre mot de bonté, prononcé à ce moment, eût été répété, célébré, avec un effet immense.

Il ne rentra au château qu’à plus de neuf heures du soir. Sur l’escalier, il trouva la reine et ses enfants en larmes qui vinrent se jeter dans ses bras… Le roi avait donc couru un bien grand danger en allant visiter son peuple ! Ce peuple, était-ce l’ennemi ?… Et qu’aurait-on fait de plus pour un roi délivré, pour Jean ou François Ier, sortant de Londres ou de Madrid ?

Le même jour, vendredi 17, comme pour protester que le roi ne faisait rien, ne disait rien à Paris que par force et par contrainte, son frère le comte d’Artois, les Condé et les Conti, les Polignac, Vaudreuil, Broglie, Lambesc et autres se sauvèrent de France. Ce ne fut pas sans difficulté. Ils trouvèrent partout l’horreur de leur nom, le peuple soulevé contre eux. Les Polignac et Vaudreuil ne purent échapper qu’en déclamant sur leur route contre Vaudreuil et Polignac.

La conspiration de la cour, aggravée de mille récits populaires, étranges et horribles, avait saisi les imaginations, les avait rendues incurablement soupçonneuses et méfiantes. Versailles, exalté au moins autant que Paris, veillait le château nuit et jour, comme le foyer des trahisons. Il semblait désert, ce palais immense. Beaucoup n’osaient plus y venir. L’aile du Nord, celle des Condé, était presque vide ; l’aile du midi, celle du comte d’Artois, les sept vastes appartements de Mme de Polignac étaient fermés pour toujours. Plusieurs domestiques du roi auraient voulu quitter leur maître. Ils commençaient à avoir d’étranges idées sur lui.

« Pendant trois jours, dit Besenval, le roi n’eut guère auprès de lui que M. de Montmorin et moi. Le 19, tout ministre étant absent, j’étais entré chez le roi pour lui faire signer l’ordre de donner des chevaux à un colonel qui s’en retournait. Comme je présentais cet ordre, un valet de pied se place entre le roi et moi, pour voir ce qu’il écrivait. Le roi se retourne, aperçoit l’insolent et se saisit des pincettes. Je l’empêchai de suivre ce mouvement d’une colère très naturelle ; il me serra la main pour m’en remercier, et je remarquai des larmes dans ses yeux. »

  1. Bailly, I, 391, 392.
  2. Ferrières, I, 132.
  3. Rapport d’accusation, Hist. parl., IV, 83.
  4. Mme Lebrun, Souvenirs, I, 189.
  5. Ferrières, I, 135 ; Droz, II, 342.
  6. Point du jour, no 35, I, 207.
  7. Lettres écrites de France à une amie, p. 29, citées dans les notes de Dussaulx, p. 333.
  8. Procès-verbal des électeurs, rédigé par Duveyrier, I, 431.
  9. Camille Desmoulins, si amusant ici et partout, triomphait aussi à sa manière : « Je marchais l’épée nue », etc. (Correspondance, p. 18, 1836.) Il a pris un beau fusil aux Invalides avec une baïonnette et deux pistolets ; s’il ne s’en est pas servi, c’est que malheureusement la Bastille a été prise si vite !… Il y a couru, mais c’était trop tard. Plusieurs vont jusqu’à dire que c’est lui qui a fait la Révolution (p. 33) ; lui, il est trop modeste pour le croire.
  10. L’Histoire parlementaire a tort de citer une prétendue lettre de Louis XVI au comte d’Artois (II, 101), lettre apocryphe et ridicule, comme la plupart de celles qu’a publiées miss William dans la Correspondance inédite, si bien jugée et condamnée par MM. Barbier et Beuchot.
  11. Sauf un malheureux hasard ; un fusil partit et une femme fut tuée. Il n’y avait nulle mauvaise intention pour le roi.

    Tout le monde était royaliste, et l’Assemblée, et le peuple. Marat l’était encore en 1791. Dans une lettre inédite de Robespierre (que M. Degeorge m’a communiquée à Arras), il paraît croire à la bonne foi de Louis XVI, dont il raconte la visite à la Ville de Paris (23 juillet 1789).