Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre V/Chapitre 3

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CHAPITRE III

INDÉCISION, VARIATIONS DES PRINCIPAUX ACTEURS POLITIQUES (JUIN 1791).


Indécision générale. — Fluctuations de la reine et des royalistes, des Jacobins, de Camille Desmoulins. — Attitude expectante de Danton, de Robespierre, de Pétion, de Brissot. — Influences diverses qui se disputent La Fayette. — Discussion chez La Rochefoucauld. — Opinion de Sieyès. — Mme de La Fayette. — Exaltation des dames royalistes.


Voilà le roi aux Tuileries. L’embarras commence. La plupart croyaient savoir ce qu’il y avait à faire. Et pas un ne le sait plus.

Il semble qu’avec des passions si violemment animées, chacun doit connaître son but, ce qu’il veut et où il tend. La fluctuation est extrême. La vivacité des paroles couvre une grande indécision d’esprit. De là des démarches flottantes, peu conséquentes. Il ne faut pas se hâter d’accuser les acteurs de duplicité, si leurs mouvements sont discordants, s’ils chancellent, penchent à droite, à gauche ; le vaisseau est en pleine mer, c’est le roulis de la tempête.

Cette fluctuation dans les actes et les paroles est si générale que tout à l’heure celles même de la reine semblent un moment révolutionnaires. Dès qu’elle revoit Mme Campan aux Tuileries, elle lui parle avec chaleur, avec émotion, de Barnave ; elle le loue, le justifie devant sa femme de chambre ! Elle adopte, à l’étourdie, dans son épanchement indiscret, le principe de la Révolution : « Un sentiment d’orgueil, dit-elle, que je ne saurais blâmer, lui a fait applaudir à tout ce qui aplanissait la route des honneurs et de la gloire pour la classe dans laquelle il est né. Point de pardon pour les nobles, qui (après avoir obtenu toutes les faveurs, souvent au détriment des non-nobles du plus grand mérite) se sont jetés dans la Révolution… Mais si jamais la puissance nous revient, le pardon de Barnave est d’avance écrit dans nos cœurs. » — L’Ancien-Régime est bien malade, lorsque la reine, suivant à l’aveugle une affection particulière, se fait, sans s’en apercevoir, l’apologiste de l’égalité.

La reine est-elle donc convertie ? Nullement. Elle suit la passion en ce moment, et dans un autre elle suit une passion contraire. Nous la voyons, en un mois, changer trois fois de pensées, selon la peur, le dépit, l’espoir. Dans le voyage, elle a peur, elle se serre contre Barnave, elle l’écoute, elle le croit. Aux Tuileries, elle est prisonnière, elle s’irrite, elle appelle l’étranger (7 juillet). Puis vient une lueur d’espoir, elle se remet à Barnave, aux constitutionnels, prie Léopold de ne point agir (30 juillet). Nous reviendrons sur tout ceci.

Cette variation étrange n’est pas particulière à la reine. Je la retrouve alors dans tous les personnages historiques qu’il m’est donné d’observer. Pour en commencer légitimement l’histoire, il faudrait remonter au héros commun, au modèle de la plupart des meneurs révolutionnaires, à Mirabeau ; c’est le maître en variations. Toutes lui étaient naturelles, en lui tous les principes contraires s’étaient donné rendez-vous ; la nature avait fait un monstre sublime, immoral à regarder. Gentilhomme, aristocrate jusqu’au ridicule, Monsieur le comte n’en avait pas moins par moments je ne sais quels réveils républicains des Riquetti de Marseille et de Florence. Sa furieuse histoire de la royauté, écrite au donjon, est déjà implicitement l’apologie de la république. Royaliste du moment qu’il a brisé la royauté, il fait des discours pour la reine, ce qui ne l’empêche pas de traduire, pour la Le Jay, sa maîtresse et son libraire, le livre de Milton, violemment républicain ; ses amis l’obligèrent de brûler l’édition. Faible pour ses amis, ses maîtresses et ses vices, faible encore par l’opinion qu’il avait des vices et de la faiblesse de la France, il regardait la république, non comme l’âge naturel de majorité où tout peuple adulte arrive, mais comme une crise extrême, une ressource désespérée : « S’ils ne sont pas raisonnables, disait-il, je les f… en république. »

On ferait un livre des variations de son disciple fidèle, du pauvre Camille. Nous le voyons, presque en même temps, pour et contre Mirabeau, pour et contre les Lameth ; naguère, à deux heures de distance, il serrait la main de La Fayette et pleurait pour Robespierre. Ce n’était pas la hardiesse d’esprit, ni l’initiative qui lui manquait. Il en prit une grande et belle en 1789, celle de l’appel aux armes, celle de la république. Il trouvait du premier coup, l’admirable enfant, le mot même de la vérité. Puis le cœur venait, faible, mobile, les influences d’amis ; il s’en allait consulter ceux qu’il aimait ou admirait, et n’en rapportait que doute.

Il ne quitte son premier maître que pour en chercher un autre. Toujours il lui faut un oracle, quelqu’un qui lui parle d’en haut, qui prenne sur lui autorité. Ces oracles cependant, ces grands tacticiens politiques, malgré leurs formes altières et tranchantes, ne le laissent pas moins suspendu entre le oui et le non. Ils consultent moins le droit, moins la situation générale que leur moment personnel, regardant s’il est bien temps d’avancer ou de reculer, attendant, louvoyant, épiant les courants de l’opinion, pour se faire porter par eux, en paraissant les conduire.

L’habileté que montrèrent Danton et Robespierre à parler toujours sans se déclarer pour ou contre la république est fort remarquable. La voix tonnante de l’un, le dogmatisme de l’autre, semblaient devoir les compromettre ? Nullement. Tous deux regardent attentivement les Jacobins, n’avancent que pas à pas. Il fallait voir ce que ferait cette puissante société, attendre ce que penseraient les sociétés affiliées des provinces ; en se déclarant précipitamment, on pouvait se mettre en contradiction avec elles et se trouver seul.

Les adresses de ces sociétés devaient influer puissamment sur la société de Paris ; elles devaient fortifier ou l’une ou l’autre fraction de celle-ci, la royaliste constitutionnelle, composée surtout de députés de l’Assemblée actuelle, ou la fraction indépendante, composée, on pouvait le croire, des membres de la future Assemblée.

La première fraction régnait jusque-là. Le 22 juin, le Cordelier Robert, racontant naïvement aux Jacobins « qu’il a porté une adresse pour la destruction de la monarchie… » Indignation, imprécations : « Nous sommes les Amis de la constitution… C’est une scélératesse », etc.

Le 8 juillet, comme on verra, la société semble changée, la fraction indépendante a gagné l’avantage ; elle fait accueillir la proposition de destituer le roi. Qui a pu, en si peu de temps, faire ce changement singulier ? Les adresses surtout des sociétés de province, presque toutes contraires à la monarchie.

Et que firent dans l’intervalle Danton, Robespierre ? Ils se ménagèrent. Le plus curieux, c’est Danton, parlant toujours haut et ferme, mais prudent dans l’audace même. Sa voix terrible faisait une étrange illusion, il semblait toujours affirmer. À peine hasarda-t-il un mot pour le Cordelier Robert. Dans son avis sur le roi, il employait, pour le sauver, un moyen qui lui réussit plus tard pour sauver Garat et autres ; c’était de l’injurier, de le rabaisser, de le déclarer au-dessous de la justice : « Ce serait un spectacle horrible à présenter à l’univers, si, ayant la faculté de trouver un roi criminel ou imbécile, nous ne choisissions ce dernier parti. » Et il proposait, non pas un régent, mais un conseil à l’interdiction. Qui eût présidé ce conseil, sinon le duc d’Orléans ? Cet avis, ouvert à grand bruit, d’une voix foudroyante et terrible, n’en était pas moins admirable pour ménager tout ; il sauvait personnellement Louis XVI, réservait le dauphin, préparait le duc d’Orléans, ne décourageait nullement la république.

Robespierre ne se décida pas davantage. Tout en faisant entendre qu’il ne suffisait pas de poursuivre des complices, qu’il fallait trouver un coupable, autrement dit, qu’il y avait lieu de faire le procès au roi, il ne s’expliquait nullement sur le gouvernement qu’il fallait constituer. Le mot vague de république n’avait rien qui l’attirât ; il craignait sans doute une république des comités de l’Assemblée, une présidence de La Fayette, etc. Aussi ne s’avançait-il pas ; une position toute négative était pour lui un lieu sûr, où il attendait. Le 13 juillet encore, lorsque beaucoup d’écrivains, de journalistes, s’étaient prononcés nettement, Robespierre disait aux Jacobins : « On m’a accusé d’être républicain : on m’a fait trop d’honneur, je ne le suis pas. Si l’on m’eût accusé d’être monarchiste, on m’eût déshonoré, je ne le suis pas non plus. » Puis, jouant sur le mot république (comme chose publique), il fait semblant de croire que république ne signifie aucune forme de gouvernement.

Pétion, très positivement républicain, et qui avait professé la république dans la voiture même de Louis XVI, croyait pourtant que le moment n’était pas venu de se prononcer. Un jour que plusieurs personnes étaient réunies chez lui pour savoir ce qu’on proposerait relativement au roi, Pétion, pour se dispenser de parler, jouait de son violon.

Brissot, qui était présent, se fâcha, lui fit honte de cette indifférence apparente. Mais lui-même il ne s’avançait pas précipitamment. Le 23 juin, il se contente encore de copier, dans son Patriote, les articles des autres journaux ; il promet de donner son avis plus tard. Le 26 même, il se fâche, s’emporte contre Lameth, qui l’accuse de propager la république, d’avoir envoyé des courriers pour solliciter des adresses républicaines. Il agit déjà sans doute, mais ne veut paraître agir. Le 27, son jeune ami, Girey-Dupré, livré entièrement à lui, mais plein d’audace et d’élan, demande expressément aux Jacobins « qu’on fasse le procès au roi ». Le 1er juillet seulement, Brissot demande dans son journal la destitution de Louis XVI.

Brissot attendait La Fayette, il le croyait républicain. Il avait reçu de lui la promesse d’aider pécuniairement et répandre son journal. Il excusait la réunion momentanée de La Fayette aux Lameth par le danger de la crise, la nécessité de concentrer toutes les forces au profit de l’ordre. Peut-être, en effet, La Fayette n’était-il pas encore irrévocablement décidé. Ce fut très probablement pour le fixer au royalisme que son intime ami, le duc de La Rochefoucauld, convoqua une réunion de députés chez lui et fit débattre la question de la république. Ce grand seigneur avait été, avant la Révolution, l’ami, le père des philosophes, le centre et l’appui de toutes les sociétés philanthropiques. Il avait poussé vivement au mouvement de 1789 ; en 1791, il s’effrayait, il eût bien voulu reculer. Il fit discuter solennellement chez lui la thèse de la république devant ceux qui flottaient encore, voulant finir par un débat contradictoire le débat intérieur qui agitait leurs esprits. Le royaliste Dupont de Nemours se fit (comme on fait dans les controverses théologiques) l’avocat du diable, je veux dire de la république. Le diable, c’est ce qui lui arrive toujours en pareil cas, fut tué sans difficulté, et la république jugée impossible, la France déclarée royaliste.

La Rochefoucauld, dans cette discussion, assurait avoir une préférence naturelle pour la république ; c’était lui qui, le premier, avait autrefois fait traduire les constitutions des États-Unis. Mais enfin il était battu, la France était royaliste, elle l’avait dit elle-même dans les cahiers de 1789. C’était aussi l’opinion de la grande autorité du temps, l’oracle de Sieyès, que l’on ne manquait pas de consulter en toute occasion solennelle, et qui, dans celle-ci, dit et imprima que le gouvernement monarchique était celui qui laissait le plus de liberté à l’individu. La liberté de Sieyès, celle qu’il voulait pour lui, pour les autres, c’était cette liberté passive, inerte, égoïste, qui laisse l’homme à son épicurisme solitaire, la liberté de jouir seul, la liberté de ne rien faire, de rêver ou de dormir, comme un moine dans sa cellule ou comme un chat sur un coussin. Pour cette liberté-là, il fallait une monarchie. Force étrange de l’égoïsme ! le mathématicien politique, qui ne parlait que de calculer toute l’action sociale, se remettait, faute de cœur, au gouvernement monarchique, c’est-à-dire au hasard de l’individualité et de la nature, que personne ne peut calculer. Cette monarchie, il est vrai, était une certaine monarchie, un mystère qu’on n’expliquait pas. Sieyès s’entendait tout seul ; son monarque était une espèce de dieu d’Épicure, qui n’avait nulle action, mais seulement un pouvoir d’élire. Dès cette époque, il avait en pensée le système singulier qu’il proposa à Bonaparte et dont celui-ci se moqua.

La Fayette, outre Sieyès, outre La Rochefoucauld et tous les amis qu’il avait encore dans sa caste, La Fayette avait près de lui un autre avocat, bien puissant, de la royauté. Il s’agit de Mme de La Fayette, épouse accomplie, vertueuse, aimante, mais dangereuse à son mari par sa véhémence dans la dévotion et le royalisme. Née Noailles, elle ne partageait nullement l’élan révolutionnaire de quelques-uns de ses parents. Elle était étroitement unie aux dames de Noailles et d’Ayen, d’une piété ardente, comme il parut à leur mort, en 1794. Ces dames fréquentaient beaucoup le couvent des Miramionnes, l’un des principaux foyers du fanatisme d’alors. Femmes aimables, passionnées, puissantes par leurs vertus, elles enveloppaient La Fayette, lui faisaient une sorte de douce guerre qui n’en était que plus terrible. Mme de La Fayette surtout ne lui pardonnait pas de se constituer le geôlier du roi. Sa résignation pieuse ne put triompher de ce sentiment ; elle partit de Paris, en mai 1791, brusquement, s’enfuit en Auvergne[1]. Ce départ subit amusa les Parisiens ; on le rapprochait de celui de la duchesse d’Orléans, qui, justement à la même époque, fuyait également son mari.

Une autre cause aussi l’éloignait sans doute. Elle devait être fatiguée de l’enthousiasme romanesque dont les dames obsédaient le héros des deux mondes. Beaucoup déclaraient nettement qu’elles en étaient amoureuses, qu’elles ne pouvaient vivre sans son portrait. C’était un dieu, un sauveur. Et c’était à ce titre qu’elles le priaient et suppliaient de sauver la royauté. « Ah ! monsieur de La Fayette, sauvez-nous le pauvre roi. » Tout raisonnable, tout flegmatique, froidement Américain que parût le blond général, il était excessivement embarrassant et difficile, au plus sage même des hommes, de voir tant de belles dames pleurer en vain à ses genoux.

Les femmes, il faut le dire, se montraient en tout ceci bien plus décidées que les hommes. Eux, ils flottaient dans les idées ; elles, elles suivaient le sentiment et ne flottaient point. Pour elles, les partis, c’étaient des religions, où elles mettaient leur cœur. Les dames royalistes aimaient avant Varennes ; après, elles adoraient ; cette grande faute et ce grand malheur n’étaient pour elles qu’une raison d’aimer davantage. La reine était devenue pour elles un objet d’idolâtrie. Elles pleuraient sous ses fenêtres ; elles auraient voulu être enfermées avec elle, comme Mme de Lamballe, à qui la reine au retour donna un anneau de ses cheveux, avec cette devise : « Blanchis par le malheur. » La pauvre petite femme, jadis mariée sans mariage, délaissée de son mari, plus tard délaissée de la reine pour la belle Polignac, restait liée à son danger, instrument docile des intrigues politiques, victime désignée de la haine populaire.

Mais le danger aussi était ce qui tentait les femmes. On en vit la preuve au premier jour que la reine put aller au théâtre, jour de lutte entre les loges royalistes et le parterre jacobin. La charmante Dugazon, dans cette arène des partis, humble servante du public et si exposée, osa pourtant profiter d’un mot de son rôle pour épancher son cœur ; elle s’avança sur la scène vers la loge royale, frémissante d’amour et d’audace, et lança ce mot qui bientôt pouvait lui coûter la vie : « Ah ! combien j’aime ma maîtresse ! »

  1. Voir les Lettres de Madame Roland à Bancal. Voir aussi La Fayette, III, 177.