Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre VI/Chapitre 9

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CHAPITRE IX

IMMINENCE DE L’INSURRECTION (JUILLET-AOUT 1792).


Le 20 juin et le 10 août commencent la guerre. — Les volontaires de 1792. — La Marseillaise, mars 1792. — Un autel de la Patrie dans chaque commune. — La Fayette se déclare pour la cour contre la Gironde. — La Fayette arrive à Paris, se présente à la barre de l’Assemblée, 27 juin 1792. — La Fayette n’est soutenu ni de la cour ni de Paris. — Danger de la France au dehors et au dedans, juin-juillet 1792. — Discussion sur le danger de la patrie, juillet 1792. — Discours de Vergniaud contre le roi. — Lamourette essaye une conciliation, 6 juillet 1792. — Fête du 14 juillet 1792. — Déclaration du danger de la patrie, 22 juillet 1792. — Impuissance de l’Assemblée, des Jacobins, de Robespierre, de Pétion. — Conduite mesurée de Danton. — La France ne fut sauvée que par la France. — Manifeste du duc de Brunswick. — L’insurrection de Paris est préparée publiquement. — Accueil fait aux fédérés des départements, juillet 1792. — Arrivée des Marseillais, fin juillet 1792. — Pétion accuse le roi devant l’Assemblée, 3 août 1792, — La Gironde hésite devant l’insurrection.


Le peuple s’écoula fort triste des Tuileries. Ils disaient tous : « Nous n’avons rien obtenu… Il faudra bien revenir. »

Les royalistes étaient ravis, bien plus encore qu’indignés. Ce dernier affront fait au roi leur donnait espoir ; il leur semblait que la Révolution avait touché enfin le fond de l’abîme, que, de ce jour, la royauté ne pouvait que remonter.

En réalité, l’événement avait eu deux effets graves. Bien des cœurs s’émouvaient, en France, en Europe, à cette image tragique du royal Ecce homo, montré sous le bonnet rouge, ferme pourtant sous les outrages, disant : « Je suis votre roi. »

Voilà pour le sentiment. Mais les choses étaient les mêmes. Le combat des deux idées s’était précisé nettement. La masse révolutionnaire, venant heurter aux Tuileries, avait compte n’y trouver que l’idole du despotisme, et elle se trouvait avoir rencontré la vieille foi du Moyen-âge, entière et vivante encore, et, même sous le visage prosaïque de Louis XVI, belle de la poésie des martyrs.

Grand spectacle ! où disparaissent les hommes… Restent en présence deux idées, deux fois, deux religions !… Chose inouïe, effrayante, comme si, en plein midi, nous voyions deux soleils au ciel !

Tous deux bénis ou blasphémés ! mais les nier ? Qui le pouvait ? Le soleil de la Révolution, née d’hier, déjà immense, inondait les yeux de lumière, les âmes de chaleur et d’espoir ; toujours grandissant, d’heure en heure, il montrait déjà que bientôt son rival du Moyen-âge irait pâlissant dans les profondeurs obscures.

Il était dur, faux, injuste de reconnaître la foi dans le refus de Louis XVI et de ne point la reconnaître dans la demande du peuple. Il ne faut pas envisager le 20 juin comme une émeute, un simple accès de colère. Le peuple de Paris y fut l’organe violent, mais le légitime organe du sentiment de la France. Il fut comme l’avant-garde du mouvement général qui l’emportait vers la guerre. — La guerre intérieure d’abord, pour faire face ensuite à l’autre. — Le coup de hache frappé aux portes de la chambre du roi, ce coup déjà, il faut le dire, fut frappé sur l’ennemi.

Détournez les yeux de Paris et contemplez, je vous prie, si votre regard peut l’embrasser, l’immense, l’inconcevable grandeur du mouvement. Six cent mille volontaires inscrits veulent marcher à la frontière. Il ne manque que des fusils, des souliers, du pain. Les cadres sont tout préparés ; les fédérations pacifiques de 1790 sont les bataillons frémissants de 1792. Les mêmes chefs souvent y commandent ; ceux qui menèrent le peuple aux fêtes vont le guider aux combats. Pour ne citer qu’un exemple, prenons ce fils de l’amour, le bâtard Championnet, chef de la première fédération du Midi, celle de l’Étoile près Valence. Le voilà maintenant qui entraîne ses fédérés : 6e bataillon de la Drôme.

De même, tout à l’heure, dans l’Hérault. Les fédérés de Montpellier vont nous donner ce corps fameux, l’immortelle, l’invincible 32e demi-brigade.

Ces innombrables volontaires ont gardé tous un caractère de l’époque vraiment unique qui les enfanta à la gloire. Et maintenant, où qu’ils soient, dans la mort ou dans la vie, morts immortels, savants illustres, vieux et glorieux soldats, ils restent tous marqués d’un signe qui les met à part dans l’histoire. Ce signe, cette formule, ce mot qui fit trembler toute la terre n’est autre que leur simple nom : Volontaires de 1792.

Leurs maîtres, qui les instruisirent et disciplinèrent leur enthousiasme, qui marchèrent devant eux comme une colonne de feu, c’étaient les sous-officiers ou soldats de l’ancienne armée, que la Révolution venait de jeter en avant, ses fils qui n’étaient rien sans elle, qui par elle avaient déjà gagné leur plus grande bataille, la victoire de la liberté. Génération admirable, qui vit en un même rayon la liberté et la gloire, et vola le feu du ciel.

C’était le jeune, l’héroïque, le sublime Hoche, qui devait vivre si peu, celui que personne ne put voir sans l’adorer. — C’était la pureté même, cette noble figure virginale et guerrière, Marceau pleuré de l’ennemi. — C’était l’ouragan des batailles, le colérique Kléber, qui, sous cet aspect terrible, eut le cœur humain et bon, qui dans ses notes secrètes plaint la nuit les campagnes vendéennes qu’il lui faut ravager le jour. — C’était l’homme de sacrifice, qui voulut toujours le devoir, et la gloire pour lui jamais, qui la donna souvent aux autres, et même aux dépens de sa vie, un juste, un héros, un saint, l’irréprochable Desaix.

Et puis, après ces héros, arrivent les ambitieux, les avides, les politiques, les redoutés capitaines, qui plus tard ont cherché fortune avec ou contre César. L’épée la plus acérée, l’âpre Piémontais Masséna, avec son profil de loup. Des rois ou gens propres à l’être, des Bernadotte et des Soult. Le grand sabre de Murat.

Puis une glorieuse foule, où chaque homme en d’autres pays, d’autres temps, eût illustré un empire. En France, il y en a tout un peuple. Je les nommerai sans ordre et j’en omettrai encore plus : Kellermann, Joubert, Jourdan, Ney, Augereau, Oudinot, Victor, Lefebvre, Mortier, Gouvion-Saint-Cyr, Moncey, Davout, Macdonald, Clarke, Sérurier, Pérignon, etc. Tels furent les officiers, les maîtres et les instructeurs des légions de 1792.

Grands maîtres, qui enseignaient d’exemple. Il ne faudrait pas croire néanmoins que ces rudes et vaillants soldats, comme beaucoup de ceux-ci, les Augereau, les Lefebvre, représentassent l’esprit, le grand souffle du moment sacré. Ah ! ce qui le rendait sublime, c’est qu’à proprement parler ce moment n’était pas militaire. Il fut héroïque. Par-dessus l’élan de la guerre, sa fureur et sa violence, planait toujours la grande pensée, vraiment sainte, de la Révolution, l’affranchissement du monde.

En récompense, il fut donné à la grande âme de la France en ce moment désintéressé et sacré, de trouver un chant, — un chant qui, répété de proche en proche, a gagné toute la terre. Cela est divin et rare d’ajouter un chant éternel à la voix des nations.

Il fut trouvé à Strasbourg, à deux pas de l’ennemi. Le nom que lui donna l’auteur est le Chant de l’armée du Rhin. Trouvé en mars ou avril, au premier moment de la guerre, il ne lui fallut pas deux mois pour pénétrer toute la France. Il alla frapper au fond du Midi, comme par un violent écho, et Marseille répondit au Rhin. Sublime destinée de ce chant ! il est chanté des Marseillais à l’assaut des Tuileries, il brise le trône au 10 août. On l’appelle la Marseillaise. Il est chanté à Valmy, affermit nos lignes flottantes, effraye l’aigle noir de Prusse. Et c’est encore avec ce chant que nos jeunes soldats novices gravirent le coteau de Jemmapes, franchirent les redoutes autrichiennes, frappèrent les vieilles bandes hongroises, endurcies aux guerres des Turcs. Le fer ni le feu n’y pouvaient ; il fallut pour briser leur courage, le chant de la liberté.

De toutes nos provinces, nous l’avons dit, celle qui ressentit peut-être le plus vivement le bonheur de la délivrance en 1789, ce fut celle où étaient les derniers serfs, la triste Franche-Comté. Un jeune noble franc-comtois, né à Lons-le-Saulnier, Rouget de Lisle, trouva le chant de la France. Rouget de Lisle était officier de génie à vingt ans. Il était alors à Strasbourg, plongé dans l’atmosphère brûlante des bataillons de volontaires qui s’y rendaient de tous côtés. Il faut voir cette ville, en ces moments, son bouillonnant foyer de guerre, de jeunesse, de joie, de plaisir, de banquets, de bals, de revues, au pied de la flèche sublime qui se mire au noble Rhin ; les instruments militaires, les chants d’amour ou d’adieux, les amis qui se retrouvent, se quittent, s’embrassent aux places publiques. Les femmes prient aux églises, les cloches pleurent, et le canon tonne, comme une voix solennelle de la France à l’Allemagne.

Ce ne fut pas, comme on l’a dit, dans un repas de famille que fut trouvé le chant sacré. Ce fut dans une foule émue. Les volontaires partaient le lendemain. Le maire de Strasbourg, Dietrich, les invita à un banquet où les officiers de la garnison vinrent fraterniser avec eux et leur serrer la main. Les demoiselles Dietrich, nombre de jeunes demoiselles, nobles et douces filles d’Alsace, ornaient ce repas d’adieu de leurs grâces et de leurs larmes. Tout le monde était ému ; on voyait devant soi commencer la longue carrière de la guerre de la liberté, qui, trente ans durant, a noyé de sang l’Europe. Ceux qui siégeaient au repas n’en voyaient pas tant sans doute. Ils ignoraient que, dans peu, ils auraient tous disparu, l’aimable Dietrich entre autres, qui les recevait si bien, et que toutes ces filles charmantes dans un an seraient en deuil. Plus d’un, dans la joie du banquet, rêvait, sous l’impression de vagues pressentiments, comme quand on est assis, au moment de s’embarquer, au bord de la grande mer. Mais les cœurs étaient bien haut, pleins d’élan et de sacrifice, et tous acceptaient l’orage. Cet élan commun qui soulevait toute poitrine d’un égal mouvement aurait eu besoin d’un rythme, d’un chant qui soulageât les cœurs. Le chant de la Révolution, colérique en 1792, le Ça ira n’allait plus à la douce et fraternelle émotion qui animait les convives. L’un d’eux la traduisit : Allons !

Et, ce mot dit, tout fut trouvé. Rouget de Lisle, c’était lui, se précipita de la salle, et il écrivit tout, musique et paroles. Il rentra en chantant la strophe : Allons, enfants de la patrie ! Ce fut comme un éclair du ciel. Tout le monde fut saisi, ravi, tous reconnurent ce chant, entendu pour la première fois. Tous le savaient, tous le chantèrent, tout Strasbourg, toute la France. Le monde, tant qu’il y aura un monde, le chantera à jamais.

Si ce n’était qu’un chant de guerre, il n’aurait pas été adopté des nations. C’est un chant de fraternité ; ce sont des bataillons de frères qui, pour la sainte défense du foyer, de la patrie, vont ensemble d’un même cœur. C’est un chant qui, dans la guerre, conserve un esprit de paix. Qui ne connaît la strophe sainte : Épargnez ces tristes victimes !

Telle était bien alors l’âme de la France, émue de l’imminent combat, violente contre l’obstacle, mais toute magnanime encore, d’une jeune et naïve grandeur ; dans l’accès de la colère même, au-dessus de la colère.


L’Assemblée exprima, dans sa vérité, ce moment sacré de la France, en ordonnant (6 juillet) que dans chaque commune serait élevé un autel de la Patrie. Là on apporterait les enfants, on inscrirait les naissances. Là viendraient les jeunes époux s’unir dans la foi nouvelle. Là on écrirait encore ceux qui ont payé leur dette à la vie.

Ces grands actes de la vie humaine, naissances, mariages et morts, ces actes, toujours religieux autant que légaux, en quelque lieu qu’ils soient consacrés, se trouvaient ainsi transportés de la vieille Église au nouvel autel de la loi. La solennelle question de la vie moderne, ajournée jusqu’ici par la timidité de nos assemblées, était enfin abordée simplement, courageusement. Plus de compromis bâtard, plus de mélange hétérogène du passé et du présent.

La Fayette et les Feuillants s’obstinaient à placer leur espoir dans ce mélange. Ils étaient, en réalité, la pierre d’achoppement de la Révolution. Chose étrange et bien propre à faire soupçonner La Fayette, si les prisons de l’Autriche ne l’avaient justifié, il voulait, lui républicain, lui ami de Washington, faire graviter le mouvement révolutionnaire autour d’un roi, d’une cour incorrigibles. Comment qualifier cet aveuglement ?

Un dernier appel lui avait été adressé par les Girondins, dans ce grand danger de la France, une sommation suprême de se rallier aux principes qui, au fond, étaient les siens. Servan était encore ministre de la guerre ; ce fut lui, ou plutôt sans doute ce fut Madame Roland, toute-puissante sur ce ministre, qui envoya Rœderer au général, pour savoir si décidément il se déclarerait pour la Gironde ou pour la cour. Il choisit ce dernier parti, soit par antipathie personnelle pour les Roland, soit qu’il crût que la Gironde serait entraînée bientôt, absorbée par les Jacobins. Et cela se trouva vrai : pourquoi ? La raison la plus forte peut-être qu’on peut en trouver, c’est justement parce que La Fayette en jugea ainsi. Cela arrive souvent : la prophétie même, la croyance en la prophétie la rend véridique et produit l’événement. Si La Fayette se fût décidé pour la Gironde, si au parti de l’élan il eût joint les forces du parti modéré, il est douteux qu’on eût eu besoin du parti de la terreur.

La cour n’ignorait nullement tout ceci. Sans vouloir employer La Fayette ni dépendre de lui, elle se sentait comme adossée à son armée des Ardennes, et sa confiance en augmentait. On voyait bien que l’Assemblée était flottante et vacillante, fort inquiète de l’effet que la violence du 20 juin allait produire sur les esprits. Cette crainte parut le 21 ; elle décida par un décret qu’aucune réunion de citoyens armés ne pourrait désormais se présenter à sa barre, ni devant aucune autorité constituée ; s’écartant de la conduite qu’elle avait tenue jusque-là, rétractant l’encouragement qu’elle avait donné au 20 juin par l’accueil fait aux pétitions qui annonçaient le mouvement.

L’Assemblée reculait ainsi ; la cour avançait. Le 21, au matin, Pétion s’étant présenté aux Tuileries avec Sergent et autres municipaux, il reçut une avanie ; les gardes nationaux du bataillon des Filles-Saint-Thomas l’accablèrent d’injures et de menaces ; l’un d’eux porta la main sur Sergent, malgré son écharpe, et le souffleta si rudement qu’il tomba à la renverse. Des députés, Duhem et autres, ne furent guère mieux traités, au jardin des Tuileries, par des chevaliers de Saint-Louis ou des gardes constitutionnels. Un homme y fut arrêté pour avoir crié : « Vive la nation ! »

Ce n’est pas tout, on crut pouvoir, dans cet affaiblissement moral de l’Assemblée, la surprendre et lui escamoter la loi martiale, comme on avait fait à la Constituante, en juillet 1791. Un petit rassemblement fut formé, poussé jusqu’au Louvre ; puis l’avis donné brusquement à l’Assemblée, pour mieux faire impression. Mais Pétion, averti, vint au moment même, déclara que l’alarme n’était pas fondée, que l’ordre régnait partout.

De l’Assemblée Pétion retourna aux Tuileries. On y était de fort mauvaise humeur, n’ayant pu, comme on le croyait, emporter la loi martiale. Le maire ayant commencé d’un ton respectueux et ferme, le roi, sans autre précaution oratoire, lui dit sèchement : « Taisez-vous ! » et il lui tourna le dos.

Le 22, au matin, parurent une lettre du roi à l’Assemblée, une proclamation royale à la nation. On y faisait parler Louis XVI du ton qu’il eût pu prendre s’il eût eu une armée dans Paris. Il annonçait qu’il avait « des devoirs sévères à remplir, qu’il ne les sacrifierait point », etc.

Ce ton menaçant annonçait qu’on se croyait fort. On comptait sur l’indignation des royalistes et des constitutionnels. Le directoire du département, son président, le duc de La Rochefoucauld, répondait de ces derniers. Le 27 juin, au soir, La Fayette, au grand étonnement de tout le monde, arrive à Paris, descend chez La Rochefoucauld. Le 28, il se présente à la barre de l’Assemblée et y prononce un discours audacieusement ridicule. Lui soldat sous le drapeau, lié par la discipline, le général dépendant du ministre de la guerre, il vient régenter l’Assemblée nationale. Il n’a pas craint, dit-il, de venir seul, « de sortir de cet honorable rempart que l’affection des troupes forme autour de lui ». — Il a pris avec ses compagnons d’armes « l’engagement d’exprimer seul un sentiment commun ». — Il supplie l’Assemblée de poursuivre les auteurs du 20 juin « et de détruire une secte », etc. Il parlait des Jacobins précisément dans les termes qu’avait employés Léopold.

Guadet demanda si la guerre était finie, pour qu’un général quittât ainsi son armée, si l’armée avait délibéré pour donner ses pouvoirs à M. de La Fayette ; il demanda s’il avait un congé du ministre, proposa d’interroger celui-ci à ce sujet et de faire faire un rapport sur le danger d’accorder aux généraux le droit de pétition.

Le Feuillant Ramond, au contraire, demanda une enquête sur la désorganisation que venait d’accuser La Fayette. La motion de Guadet fut écartée par une majorité de cent voix (trois cent trente-neuf contre deux cent trente-quatre).

Cette majorité considérable en faveur de La Fayette fut une chose grave et décisive dans l’histoire de la Révolution. Elle se retrouva la même et plus forte au 8 août. Elle prouva que l’Assemblée n’aurait jamais l’énergie suffisante pour abattre le grand obstacle qui neutralisait à l’intérieur les forces de la France, et, désarmée, discordante, la livrait à l’ennemi. Cet obstacle, la royauté, La Fayette venait le défendre… Innocenter ce défenseur du trône, c’était couvrir le trône et maintenir la France impuissante par lui, au moment de l’invasion. L’Assemblée ne sauvant pas la nation, celle-ci avisera à se sauver elle-même.

Rien n’était plus imprudent que la démarche de La Fayette. La cour, qu’il venait de défendre, ne voulait pas de lui. Une seule voix était pour lui dans la famille royale, celle de Madame Élisabeth, qui sentit sa chevalerie ; mais la reine était contre, et elle dit que, plutôt que d’être sauvé par lui, il valait mieux périr. Elle ne s’en tint pas à ceci. Une revue devait avoir lieu, où La Fayette eût harangué la garde nationale, remonté son esprit. La reine fit avertir, la nuit, Santerre et Pétion, et celui-ci, une heure avant le jour, contremanda la revue. La Fayette alors réunit chez lui plusieurs officiers influents de la garde nationale, leur demanda s’ils voulaient avec lui marcher contre les Jacobins. Lui-même ne rapporte pas ce fait dans ses Mémoires ; mais il est affirmé par son ami Toulongeon. On promit de se réunir le soir aux Champs-Élysées ; cent hommes à peine s’y trouvèrent. On s’ajourna au lendemain pour agir, si l’on était trois cents, et l’on ne se trouva pas trente. La Fayette vit le roi, qui le remercia, sans profiter de ses offres. Il partit le lendemain.

Comment expliquer l’inaction des Feuillants, des gardes nationaux ? Par la peur ? Cependant beaucoup, que l’on peut citer, ont depuis marqué glorieusement dans les guerres de la Révolution et de l’Empire. Non, ce qui contribua le plus à les paralyser, c’est qu’ils craignaient de ne rien faire qu’au profit des royalistes. Ils se défiaient plus que jamais du roi, ils se fiaient de moins en moins au bon sens de La Fayette. Le projet que celui-ci avoue justifie bien cette défiance. Il aurait mené le roi à Compiègne, et là, le roi, mieux entouré, devenu tout à coup ami de la Révolution, en aurait pris l’avant-garde, eût au besoin commandé l’armée, marché à l’ennemi. — Supposition étrange ! l’ennemi, dans la pensée de la cour, c’était justement le sauveur. La reine eût mené le roi à la frontière, mais bien pour la franchir et le placer dans les rangs autrichiens.

L’indécision des Feuillants, leur répugnance à suivre La Fayette dans ces voies insensées montre qu’il leur restait plus de raison et de patriotisme qu’on ne le supposait. Nous allons tout à l’heure les voir à l’Assemblée applaudir le discours redoutable où Vergniaud foudroya le trône, au nom de la France en danger.

Ce danger était trop visible, au dehors, au dedans. L’accord de tous les rois apparaissait contre la Révolution. À Ratisbonne, le conseil des ambassadeurs refusa unanimement d’admettre le ministre de France. L’Angleterre, notre amie, préparait un grand armement. Les princes de l’Empire, qui jusque-là se disaient neutres, recevaient l’ennemi dans leurs places et s’approchaient de nos frontières. Le duc de Bade avait mis les Autrichiens dans Kehl. On parlait d’un complot pour leur livrer Strasbourg. L’Alsace criait pour obtenir des armes ; on n’en envoyait point. Les officiers abandonnaient cette terre condamnée, passaient à l’autre rive. Le commandant de l’artillerie du Rhin déserta, emmenant plusieurs de ses meilleurs soldats.

En Flandre, c’était bien pis. Le vieux soudard Luckner, ignorant, abruti, était le général de la Révolution. Il avait quarante mille hommes, contre deux cent mille qui arrivaient. Les corps de volontaires montraient, il est vrai, le plus brûlant enthousiasme. On ne contenait leur fougue qu’en les menaçant de les renvoyer chez eux. Mais tout cela était sans habitude militaire, fort peu discipliné. Luckner n’avança que pour reculer. Il prit Courtrai et deux autres places ; il réussit assez pour compromettre les infortunés amis de la France ; puis il lui fallut se retirer devant des forces supérieures. Un de ses officiers, en se dégageant, laissa, pour mémoire du passage des nôtres, un cruel incendie où disparurent les faubourgs de Courtrai.

Voilà les nouvelles douloureuses qui venaient frapper Paris coup sur coup. Et le péril était peut-être plus grand à l’intérieur. Deux choses y éclataient, qui sont précisément la mort du corps politique. Le centre n’agissait plus, ne voulait plus agir. Non seulement on n’envoyait aux armées ni armes ni approvisionnements, mais les lois mêmes de l’Assemblée on ne les expédiait point aux départements, on n’en instruisait point la France. D’autre part, les extrémités, laissées à elles-mêmes, voulaient et agissaient à part. Les Bouches-du-Rhône, par exemple, s’avisèrent de retenir, de lever des contributions, sous prétexte de les envoyer à l’armée des Alpes, qui couvrait la Provence.

Rien n’empêchait le royalisme de profiter de cette désorganisation. Dans les montagnes les plus inaccessibles du Languedoc, dans ce pays de pierre, l’Ardèche, sans voies ni routes, voici qu’apparaît un lieutenant général des princes, gouverneur du bas Languedoc et des Cévennes. Il a, dit-il, fait vérifier ses pouvoirs par la noblesse du pays, pour gouverner pendant la captivité du roi. Il ordonne à toutes les anciennes autorités de reprendre leurs places, d’arrêter les nouveaux fonctionnaires, tous les membres des clubs. Il arme les paysans, assiège Jalès et autres châteaux.

On regarde au Midi. Et derrière l’Ouest commence à prendre feu. Un paysan, Allan Redeler, publie, à l’issue de la messe, que les amis du roi auront à se rendre en armes près d’une chapelle voisine. Cinq cents y vont du premier coup. Le tocsin sonne de village en village. L’incendie gagnait la Bretagne, si Quimper, sans perdre un moment, n’eût arboré le drapeau rouge, marché avec du canon, écrasé ce premier essai de guerre civile. Le paysan rentra, mais sombre, implacable, altéré de combat, d’embuscades nocturnes, de coups fourrés, de sang. La chouannerie fut dès lors dans les cœurs.

En général, dans le royaume, les directoires des départements étaient Feuillants ou Fayettistes, convertis à la royauté. Les municipalités, plus révolutionnaires, soutenaient contre les directoires, avec l’aide des clubs, une lutte sans fin, qui mettait partout l’anarchie. Le directoire de la Seine-Inférieure, celui de la Somme, se signalèrent par la véhémence de leurs adresses contre-révolutionnaires, après le 20 juin. Le ministre fit imprimer à l’imprimerie royale, publier à grand nombre l’adresse de la Somme, outrageuse pour l’Assemblée.

La grandeur du danger eut un effet singulier, imprévu, qui, pour ne pas durer, n’en prêta pas moins une force d’unité terrible à la Révolution… Dès le 28, Brissot, qui n’allait plus aux Jacobins, s’y rendit, se porta pour accusateur de La Fayette, demanda l’union, l’oubli. L’homme de la presse, Brissot, l’homme des Jacobins, Robespierre, rapprochés un moment, se dirent des paroles de paix.

Le 30 juin, Jean Debry, au nom de la commission des douze, fit à l’Assemblée un rapport « sur les mesures à prendre en cas du danger de la patrie », et posa spécialement le cas où ce danger viendrait précisément du pouvoir exécutif, dont la mission est de le repousser.

La question était ainsi jetée dans les esprits, lorsque toute la France fut avertie par le rapport, et que dans toutes les villes et dans tous les villages commença à sonner ce mot : Danger de la patrie ; alors, pour la seconde fois, la cause nationale contre la royauté fut remise aux pures et nobles mains de Vergniaud. Son discours, d’une ampleur de style, d’un développement grandiose, avec beaucoup de redondances, étonne à la lecture. Le procédé est tout autre que celui de Mirabeau ; chaque chose ici a moins de trait et de saillie, tout est subordonné au mouvement général, à un immense crescendo qui, en allant, emporte tout. C’est comme ces grands fleuves de l’Amérique, larges de plusieurs lieues, qui, à les voir, ont presque l’air d’une mer calme d’eau douce ; mettez-y votre barque, elle va comme une flèche ; on mesure avec terreur la rapidité du courant ; elle va emportée, nul moyen d’arrêter, elle glisse, elle file, elle irait à l’abîme, aux cataractes écumantes où la masse des eaux se brise du poids d’une mer.

L’idée même du discours, c’est la réponse au mot que le roi disait, répétait le 20 juin : « Je ne me suis pas écarté de la constitution… », etc. Le caractère sublime de ce discours, qui le met hors du temps, au-dessus de la circonstance même, c’est qu’il est la loyale réclamation de l’honneur contre la littéralité perfide qui s’affermit dans la fausse conscience, pour tuer, exterminer l’esprit.

La confiance s’éveilla en tout homme de tout parti, lorsque Vergniaud, lui faisant appel dans une hypothèse éloquente qui malheureusement se rapprochait trop des réalités, prononça ces fortes paroles :

« Si tel était le résultat de la conduite dont je viens de tracer le tableau, que la France nageât dans le sang, que l’étranger y dominât, que la constitution fût ébranlée, que la contre-révolution fût là et que le roi vous dît pour sa justification :

« Il est vrai que les ennemis qui déchirent la France prétendent n’agir que pour relever ma puissance qu’ils supposent anéantie, venger ma dignité qu’ils supposent flétrie, me rendre mes droits royaux qu’ils supposent compromis ou perdus ; mais j’ai prouvé que je n’étais pas leur complice ; j’ai obéi à la constitution, qui m’ordonne de m’opposer par un acte formel à leurs entreprises, puisque j’ai mis des armées en campagne. Il est vrai que ces armées étaient trop faibles ; mais la constitution ne désigne pas le degré de force que je devais leur donner ; il est vrai que je les ai rassemblées trop tard ; mais la constitution ne désigne pas le temps auquel je devais les rassembler ; il est vrai que des camps de réserve auraient pu les soutenir ; mais la constitution ne m’oblige pas à former des camps de réserve ; il est vrai que lorsque les généraux s’avançaient en vainqueurs sur le territoire ennemi, je leur ai ordonné de s’arrêter ; mais la constitution ne me prescrit pas de remporter des victoires ; elle me défend même les conquêtes ; il est vrai qu’on a tenté de désorganiser les armées par les démissions combinées d’officiers et par des intrigues, et que je n’ai fait aucun effort pour arrêter le cours de ces démissions ou de ces intrigues ; mais la constitution n’a pas prévu ce que j’aurais à faire sur un pareil délit ; il est vrai que mes ministres ont continuellement trompé l’Assemblée nationale sur le nombre, la disposition des troupes et les approvisionnements ; que j’ai gardé le plus longtemps que j’ai pu ceux qui entravaient la marche du gouvernement constitutionnel, le moins possible ceux qui s’efforçaient de lui donner du ressort ; mais la constitution ne fait dépendre leur nomination que de ma volonté, et nulle part elle n’ordonne que j’accorde ma confiance aux patriotes et que je chasse les contre-révolutionnaires ; il est vrai que l’Assemblée nationale a rendu des décrets utiles ou même nécessaires, et que j’ai refusé de les sanctionner ; mais j’en avais le droit ; il est sacré : car je le tiens de la constitution ; il est vrai enfin que la contre-révolution se fait, que le despotisme va remettre entre mes mains son sceptre de fer, que je vous en écraserai, que vous allez ramper, que je vous punirai d’avoir eu l’insolence de vouloir être libres ; mais j’ai fait tout ce que la constitution me prescrit ; il n’est émané de moi aucun acte que la constitution condamne ; il n’est donc pas permis de douter de ma fidélité pour elle, de mon zèle pour sa défense. » (Vifs applaudissements.)

« Si, dis-je, il était possible que dans les calamités d’une guerre funeste, dans les désordres d’un bouleversement contre-révolutionnaire, le roi des Français leur tint ce langage dérisoire ; s’il était possible qu’il leur parlât de son amour pour la constitution avec une ironie aussi insultante, ne seraient-ils pas en droit de lui répondre :

« Ô roi, qui sans doute avez cru, avec le tyran Lysandre, que la vérité ne valait pas mieux que le mensonge, et qu’il fallait amuser les hommes par des serments, comme on amuse les enfants avec des osselets ; qui n’avez feint d’aimer les lois que pour conserver la puissance qui vous servirait à les braver ; la constitution, que pour qu’elle ne vous précipitât pas du trône, où vous aviez besoin de rester pour la détruire ; la nation, que pour assurer le succès de vos perfidies, en lui inspirant de la confiance, pensez-vous nous abuser aujourd’hui avec d’hypocrites protestations ?… Pensez-vous nous donner le change sur la cause de nos malheurs par l’artifice de vos excuses et l’audace de vos sophismes ? Était-ce nous défendre que d’opposer aux soldats étrangers des forces dont l’infériorité ne laissait pas même d’incertitude sur leur défaite ? Était-ce nous défendre que d’écarter les projets tendant à fortifier l’intérieur du royaume, ou de faire des préparatifs de résistance pour l’époque où nous serions déjà devenus la proie des tyrans ? Était-ce nous défendre que de ne pas réprimer un général qui violait la constitution, et d’enchaîner le courage de ceux qui la servaient ? Était-ce nous défendre que de paralyser sans cesse le gouvernement par la désorganisation continuelle du ministère ? La constitution vous laissa-t-elle le choix des ministres pour notre bonheur ou notre ruine ? Vous fit-elle chef de l’armée pour notre gloire ou notre honte ? Vous donna-t-elle enfin le droit de sanction, une liste civile et tant de grandes prérogatives, pour perdre constitutionnellement la constitution et l’Empire ? Non, non, homme que la générosité des Français n’a pu émouvoir, homme que le seul amour du despotisme a pu rendre sensible, vous n’avez pas rempli le vœu de la constitution ! Elle est peut-être renversée ; mais vous ne recueillerez pas le fruit de votre parjure ! Vous ne vous êtes point opposé par un acte formel aux victoires qui se remportaient en votre nom sur la liberté, mais vous ne recueillerez point le fruit de ces indignes triomphes ! Vous n’êtes plus rien pour cette constitution que vous avez si indignement violée, pour ce peuple que vous avez si lâchement trahi ! » (Applaudissements réitérés.)

L’effet fut celui d’une trombe. Le mouvement, longtemps, habilement balancé, augmenté, croissant de force et de vitesse, de plus en plus grand et terrible, devint inéluctable. Personne n’y échappa. L’Assemblée tout entière passa au puissant tourbillon, elle en fut enlevée. Feuillants et fayettistes, royalistes constitutionnels, de toute nuance, ils se trouvèrent d’accord avec leurs ennemis, et tous ensemble poussèrent des cris d’enthousiasme. Telle est donc la tyrannie de l’éloquence, qu’on ne puisse y échapper ! Ou plutôt devons-nous croire que tous, Français au fond, oublièrent le discours, et l’homme, et le parti, leur propre opinion, et, dans cette voix solennelle, reconnurent, malgré eux, la voix de la patrie ?

Mais lorsqu’un député, Torné, proposa nettement à l’Assemblée, ce qui était pourtant la conclusion logique, qu’elle saisît le pouvoir et gouvernât la France par ses commissions ; lorsque le positif, le froid, le vaste esprit de Condorcet conduisit la pensée sur tous les moyens pratiques que l’Assemblée devait adopter, dans son nouveau métier de roi : alors elle sentit quelque terreur, recula sur elle-même. Elle eut un dernier regard, un regret, sur l’accord des pouvoirs, qui, si le roi y eût mis un peu de bonne foi, eût empêché la guerre civile.

C’était le 6 juillet. Le nouvel évêque de Lyon, Lamourette, profitant d’une belle parole que Carnot avait dite sur l’accord et la paix, dit qu’il fallait à tout prix s’accorder, que les deux moitiés de l’Assemblée devaient se rassurer l’une l’autre sur les deux objets de leurs craintes ; qu’il suffisait que le président dît cette seule parole : « Que ceux qui abjurent et exècrent également la république, — et les deux chambres, — se lèvent en même temps. »

L’Assemblée fut émue, et elle se leva tout entière.

Chose étrange et peu explicable ! Que voulait donc cette Gironde, qui, jusqu’ici, sous l’inspiration de Madame Roland, battait le trône en brèche ? Sans doute ils cédèrent à l’émotion universelle. Elle n’était pas en désaccord avec leur pensée intérieure. Depuis l’effet immense du discours de Vergniaud, qui avait si profondément remué la France, ils sentaient tout trembler, ils commençaient à craindre de trop bien réussir, de n’abattre le trône que pour asseoir sur ses débris le trône de l’anarchie, la royauté des clubs.

Quoi qu’il en soit, la scène fut bizarre autant qu’imprévue. D’un même élan, le côté droit, le côté gauche, se mêlèrent, s’embrassèrent ; les rangs supérieurs descendirent, la Montagne se jeta dans la Plaine. On vit siéger ensemble Feuillants et Jacobins, Merlin près de Jaucourt et Gensonné près de Vaublanc. Ces effusions naïves ne doivent pas surprendre. La France est un pays où le bon cœur éclate par accès, dans les plus violentes discordes. Ne vit-on pas, une heure avant la meurtrière bataille d’Azincourt, nos chevaliers, nos barons, divisés par tant de haines, se demander pardon et s’embrasser ? Ici, de même, à la veille de la sanglante bataille de la Révolution, ceux-ci un moment s’attendrirent, dirent adieu à la paix, donnèrent à la nature, à l’humanité, aux plus regrettables sentiments de l’âme, ce dernier embrassement.

Cela changea bien vite et se refroidit fort quand une lettre de Pétion apprit à l’Assemblée qu’il était suspendu par arrêté du directoire de Paris, et que le directoire ordonnait des poursuites pour l’affaire du 20 juin. On commença à voir que la scène arrangée habilement par Lamourette n’était qu’une ruse de guerre, un moyen d’entraver l’Assemblée et de lui faire ajourner la grande mesure populaire qu’on redoutait : la déclaration du danger de la patrie.

Et la suspension fut confirmée, publiée par une proclamation du roi, qu’il envoya à l’Assemblée.

Cependant la population s’émouvait pour son maire, les pétitions pleuvaient en sa faveur ; il en vint une « au nom des quarante mille ouvriers en bâtiment de Paris ». Pétion vint lui-même à la barre et dit, pour justification principale, celle-ci qui est grave : À aucun prix, et quoi qu’il arrivât, il n’avait voulu hasarder de faire couler le sang. — Le 13, l’Assemblée leva la suspension pour le maire, la maintint encore, chose remarquable, pour le procureur de la Commune, Manuel, qui, selon toute apparence, sous la direction de Danton, avait eu une part fort directe à l’organisation du mouvement.

La fête anniversaire du 14 juillet ne fut rien autre chose que le triomphe de Pétion sur le roi. Les hommes armés de piques avaient tous écrit au chapeau, avec de la craie : « Vive Pétion ! » Tout se passa paisiblement, néanmoins dans une émotion visible ; c’était un calme frémissant, comme une halte avant un combat. Parmi les symboles ordinaires qui figuraient dans la pompe solennelle, tels que la Loi, la Liberté, etc., des hommes en noir, couronnés de cyprès, portaient aussi une chose mystérieuse et redoutable, qu’on voyait briller sous un crêpe : c’était le glaive de la Loi. Voilé encore, il allait déchirer sa fragile enveloppe et devenir le fer de la Terreur.

Le roi allait comme traîné et semblait la victime. Victime moins de la Révolution que de ses convictions obstinées. Il allait, odieux de son double veto, rêveur, mélancolique, dans l’attente d’un assassinat. consolé de sa mort, inquiet pour les siens. Pour la première fois, à leur prière, il portait un plastron caché. « Sa figure, dit un écrivain royaliste, était celle d’un débiteur que l’on mène en prison. » Il ne se laissa pas toutefois traîner jusqu’à la fin. Quand on l’invita à mettre le feu à l’arbre où pendaient les insignes féodaux, il dit que la chose était superflue et protesta ainsi en quelque sorte, dans ce dernier jour de la royauté, pour l’Ancien-Régime expirant.

La royauté, manifestement, était finie. Le ministère avait donné sa démission le 9 juillet, le directoire de Paris donna la sienne le 20. Toute autorité disparut. L’État fut sans gouvernement, la capitale sans administrateurs, l’armée sans généraux.

Restait l’Assemblée, hésitante et flottante. Restait la nation, émue, indignée des obstacles, ignorant les remèdes, s’ignorant elle-même, se cherchant à tâtons, se sentant forte, attestant l’Assemblée, ne demandant qu’un signe.

Ce signe était : la Déclaration du danger de la patrie.

Qu’était-il en lui-même ? Robespierre le dit parfaitement : un aveu que l’autorité faisait de son impuissance, de l’état effrayant de crise où elle avait laissé venir les choses, un appel à la nation d’y suppléer, de se sauver elle-même.

Cette déclaration, demandée le 30 juin, formulée le 4 juillet, votée le 11, ne fut promulguée que le dimanche 22 juillet. On venait de recevoir les plus alarmantes nouvelles de l’Est. Le directoire de Paris, à la veille de sa démission, s’opposait au recrutement ; il en fut positivement accusé par deux excellents citoyens, Cambon et Carnot. Du 11 au 22, on ne put obtenir du pouvoir exécutif l’autorisation nécessaire pour proclamer le danger de la patrie.

L’âme de la France était si émue en ce moment, les poitrines si pleines, si près d’éclater, que tous hésitaient à lever la bannière de l’enthousiasme. On craignait que l’ivresse ne tournât à la fureur.

Il fallut pourtant accorder enfin le signal désiré à l’impatience du peuple. Le dimanche 22 juillet, la proclamation fut faite sur les places de Paris. Elle se répéta sur toutes les places de France.

Le décret de l’Assemblée portait que, la proclamation faite, les conseils de départements, de districts, de communes, se constitueraient en surveillance permanente ; que tous les gardes nationaux seraient désormais en activité ; que tout citoyen déclarerait ce qu’il avait d’armes ; que l’Assemblée fixerait le nombre d’hommes à fournir par chaque département ; que le département, le district, en feraient la répartition ; que, trois jours après, les hommes de chaque canton choisiraient entre eux ceux que le canton devait fournir ; que ceux qui auraient obtenu cet honneur se rendraient, sous trois jours, au chef-lieu du district, où on leur donnerait la solde, la poudre et les balles. Nulle obligation d’uniforme ; ils pouvaient, dans leurs habits de travail, aller au combat.

La proclamation fut faite à Paris avec une solennité austère, digne de la situation. Le génie de la Révolution, on le sent ici, était vraiment dans la Commune. Danton y influait déjà par Manuel, procureur de la Commune, par les officiers municipaux et le conseil général. Son souffle semble avoir animé l’auteur du programme, Sergent, artiste médiocre en lui-même, mais possédé, en ce moment, d’un vertige sublime ; il ne l’a que trop fait passer dans les grandes et terribles fêtes qui précédèrent ou suivirent le 10 août. On dirait qu’en ceci Sergent fut l’artiste de Danton, comme plus tard David fut celui de Robespierre. Sergent, inférieur comme artiste, nous paraît avoir été plus puissamment inspiré que David pour la mise en scène de ces représentations populaires. Elles eurent un effet véritablement effrayant. L’une d’elles, la fête funèbre, donnée après le 10 août, jeta dans la population une telle impression de furieuse douleur que peut-être on doit la considérer comme une des causes du massacre qui suivit.

Le dimanche 22 juillet, à six heures du matin, les canons placés au Pont-Neuf commencèrent à tirer et continuèrent, d’heure en heure, jusqu’à sept heures du soir. Un canon de l’Arsenal répondait et faisait écho.

Toute la garde nationale, en ses six légions, réunie sous ses drapeaux, s’assembla autour de l’Hôtel de Ville ; et l’on y organisa les deux cortèges qui devaient porter dans Paris la proclamation. Chacun avait en tête un détachement de cavalerie avec trompettes, tambours, musique et six pièces de canon. Quatre huissiers à cheval portaient quatre enseignes : Liberté, Égalité, Constitution, Patrie. Douze officiers municipaux, en écharpes, et derrière un garde national à cheval portant une grande bannière tricolore, où étaient ces mots : « Citoyens ! la patrie est en danger. » — Puis venaient encore six pièces de canon et un détachement de garde nationale. La marche était fermée par la cavalerie.

La proclamation se fit sur les places et sur les ponts. À chaque halte, on commandait le silence en agitant les banderoles tricolores et par un roulement de tambours. Un officier municipal s’avançait, et, d’une voix grave, lisait l’acte du corps législatif et disait : « La patrie est en danger. »

Cette solennité était comme la voix de la nation, son appel à elle-même. À elle maintenant de voir ce qu’elle avait à faire, ce qu’elle avait dans le cœur de dévouement et de sacrifice, de voir qui voulait combattre, défendre cette immense patrimoine de liberté conquis hier, qui voulait sauver la France et l’espérance du monde.

Des amphithéâtres avaient été dressés sur toutes les grandes places, comme au parvis Notre-Dame, pour recevoir les enrôlements. Des tentes étaient placées sous des banderoles tricolores et des couronnes de chêne ; sur le devant une table simplement jetée sur deux caisses de tambour. Des municipaux, avec six notables, siégeaient pour écrire et donner aux enrôlés leurs certificats ; à droite, à gauche, les drapeaux gardés par les hommes de leurs bataillons.

L’amphithéâtre était isolé et défendu par un grand cercle de citoyens armés et deux pièces de canon. La musique était au centre et faisait entendre des hymnes guerriers et patriotiques.

On avait bien fait d’entourer ainsi les amphithéâtres. La foule s’y précipitait. Le cercle des factionnaires suffisait à peine à la repousser. Tous voulaient arriver ensemble et être inscrits d’une fois. On les contenait, on les écartait, pour régler l’inscription ; quelques-uns seulement passaient, qui gravissaient impatients les escaliers, se pressaient aux balustrades ; à mesure, d’autres venaient, les inscrits redescendaient et allaient gaiement s’asseoir dans le grand cercle de la place, chantant avec la musique et caressant les canons.

Un journaliste se plaint de n’avoir pas vu plus de piques, autrement dit plus d’hommes de la classe inférieure. Tout était mêlé ici ; il n’y avait ni haut ni bas, ni supérieurs ni inférieurs : c’étaient des hommes, voilà tout, c’était la France entière qui se précipitait aux combats.

Il en venait de tout petits, qui tâchaient de prouver qu’ils avaient seize ans et qu’ils avaient droit de partir. L’Assemblée, par grâce, avait abaissé jusqu’à cet âge la faculté de s’enrôler.

Il y avait des hommes mûrs, des hommes déjà grisonnants, qui ne voulaient pour rien au monde laisser une telle occasion et, plus lestes que les jeunes, partaient devant pour la frontière. On vit des choses étranges. Au fond de la basse Bretagne, le bonhomme La Tour d’Auvergne, très mûr d’âge, déjà retiré, laisse un matin les belles antiquités celtiques qui faisaient tout son bonheur, s’en va embrasser son maître, un vieux savant celtomane, part sans autre viatique que sa chère grammaire bretonne, qu’il portait sur sa poitrine et qui lui sauva des balles. Il entra, lui aussi, dans ces bandes, enrôlé de cinquante ans, et se mit héroïquement à former cette jeunesse.

Personne ne voyait ces choses sans émotion. La jeune audace de ces enfants, le dévouement de ces hommes qui laissaient là tout, sacrifiaient tout, tiraient les larmes des yeux. Tels pleuraient, se désespéraient de ne pouvoir partir aussi. Les partants chantaient et dansaient, lorsque les municipaux les menaient le soir à l’Hôtel de Ville. Ils disaient à la foule émue : « Chantez donc aussi, vous autres ! criez : « Vive la nation ! »

L’élan fut tel, la fermentation si grande, les cœurs et les imaginations si puissamment ébranlés, que ceux même qui venaient de décréter la Déclaration du danger de la patrie ne furent pas sans inquiétude ; ils s’effrayèrent de leur ouvrage. Brissot avertit le peuple « que la cour voulait une émeute, qu’elle ne cherchait qu’un prétexte pour l’éloignement du roi ».

Non, il ne fallait pas d’émeute, mais une grande et générale insurrection était devenue nécessaire, ou la France périssait.

L’Assemblée était impuissante. Elle n’osait se décider à condamner La Fayette, l’appui de la royauté.

Les Jacobins étaient impuissants. Leur oracle, Robespierre, prouvait à merveille que l’Assemblée ne faisait rien, que la Gironde attendait que Louis XVI, aux abois, lui rendît le ministère. Mais, quand on lui demandait quel remède il indiquait lui-même, il ne savait rien dire autre chose, sinon qu’il fallait convoquer les assemblées primaires, qui éliraient des électeurs, et ceux-ci éliraient une Convention, pour que, par cette assemblée, légalement autorisée, on pût réformer la constitution. Cette constitution améliorée ne manquerait pas sans doute d’affaiblir et désarmer le pouvoir exécutif.

Une médecine tellement expectante eût eu l’effet naturel de laisser mourir le malade. Avant que les assemblées primaires fussent seulement convoquées, les Prussiens et les Autrichiens, donnant la main à Louis XVI, pouvaient arriver à Paris.

L’impuissance de la Gironde et de l’Assemblée, de Robespierre et des Jacobins, se retrouverait-elle la même dans la Commune de Paris ? Ce n’était que trop vraisemblable. Son chef, Pétion, était homme de mots et de discours, nullement d’action. Sorti de la noble Constituante, d’une assemblée essentiellement parleuse, académique, il en gardait le caractère. La place aussi de maire de Paris, cette place qui appelle sans cesse à représenter, semblait toujours paralyser celui qui la remplissait. Pétion n’était guère moins que Bailly, son prédécesseur, majestueux, froid et vide, une cérémonie vivante. Vain comme lui et plus avide encore de popularité, tous ses discours se résument à peu près par les mots qu’il dit au 20 juin et qu’il répétait toujours : « Peuple, tu as été sublime… Peuple, tu as assez fait, tu as mérité le repos… Peuple, retourne à tes foyers. »

Nulle force individuelle n’aurait jamais mis cette idole en mouvement. Pour la soulever de son inertie, la lancer dans l’accusation du roi, comme on va voir tout à l’heure, il ne fallait pas moins qu’une de ces grandes marées de l’océan populaire qui le fait sortir de son lit par un mouvement invincible, emporte tout sur sa vague, les pierres même inertes et pesantes.

Répétons-le, nul en particulier ne peut se vanter du 10 août, ni l’Assemblée, ni les Jacobins, ni la Commune. Le 10 août, comme le 14 juillet et le 6 octobre, est un grand acte du peuple.

Acte d’énergie, de dévouement, de courage désespéré, partant moins général que les deux précédents ; — mais, si l’on considère le sentiment universel d’indignation qui l’inspira, on peut le nommer ainsi : c’est un grand acte du peuple.

Des millions d’hommes voulurent ; vingt mille hommes exécutèrent.

L’individu fit peu ou rien. Il est juste néanmoins de remarquer que personne n’observa mieux le mouvement, ne s’y associa plus habilement que Danton.

Le 13 juillet, aux Jacobins, il proposa que les fédérés, venus des départements, fissent le lendemain, à la fête du 14, un serment supplémentaire, celui de rester à Paris tant que la patrie serait en danger : « Et s’ils disaient, les fédérés, ce que pense toute la France, que le danger de la patrie ne vient que du pouvoir exécutif, qui leur ôterait donc le droit d’examiner cette question ? »

Le 17, le procureur de la Commune, Manuel (sans aucun doute, sous l’influence de Danton) demanda, obtint que les sections, désormais en permanence, eussent à l’Hôtel de Ville un bureau central de correspondance, au moyen duquel elles s’entendraient entre elles d’une manière sûre et prompte. Mesure grave, qui créait l’unité, non plus fictive, mais réelle, active, de ce grand peuple de Paris.

Le 27, les Cordeliers, sous la présidence de Danton, décident que « la Constituante ayant remis le dépôt de la constitution à tous les Français, tous, dans le danger de la constitution, citoyens passifs aussi bien qu’actifs, sont admis, par la constitution même, à délibérer, à s’armer pour la défendre ; que la section du Théâtre-Français les appelle à elle », etc. L’arrêté est signé de Danton et des secrétaires Momoro et Chaumette.

Ainsi, à ce moment suprême, la fameuse section des Cordeliers et Danton lui-même s’efforçaient de retenir encore sur l’insurrection un manteau de légalité ; ils attestaient la constitution, au moment où le salut de la France obligeait de la briser.

La France fut sauvée par la France, par des masses inconnues.

L’impulsion fut donnée par l’étranger même, par ses menaces insolentes. Nous lui devons ce magnifique élan de colère nationale, d’où sortit la délivrance.

Le 26 juillet partit de Coblentz le manifeste, outrageusement impérieux, du général de la coalition, du duc de Brunswick. Ce prince, homme judicieux, le trouvait lui-même absurde ; mais les rois lui imposèrent cette œuvre insensée de l’émigration. On y annonçait une guerre étrange, nouvelle, toute contraire au droit des nations policées. Tout Français était coupable ; toute ville ou village qui résisterait devrait être démoli, brûlé. Quant à la Ville de Paris, elle devait redouter des sévérités terribles : « Leurs Majestés rendant responsables de tous les événements sur leur tête, pour être jugés militairement, sans espoir de pardon, tous les membres de l’Assemblée, du département, du district, de la municipalité, les juges de paix, les gardes nationaux et tous autres… S’il était fait la moindre violence au roi, on en tirerait une vengeance à jamais mémorable, en livrant Paris à une exécution militaire et une subversion totale », etc.

Ce manifeste du 26 fut (chose bizarre !) le 28 connu à Paris ; on eût dit qu’il venait des Tuileries et non de Coblentz. Il tomba comme sur la poudre tombe une étincelle. La section de Mauconseil sortit du vague terrain constitutionnel, déclara : 1o qu’il était impossible de sauver la liberté par la constitution ; 2o qu’elle abjurait son serment et ne reconnaissait plus Louis pour roi ; 3o que, le dimanche 5 août, elle se transporterait à l’Assemblée et lui demanderait si elle voulait enfin sauver la patrie, se réservant, sur la réponse, de prendre telle détermination ultérieure qu’il appartiendrait, et jurant de s’ensevelir, s’il le fallait, sous les ruines de la liberté.

Cette déclaration fut signée de six cents noms, entièrement inconnus.

Jamais insurrection ne fut plus clairement, plus nettement annoncée. Ceux qui, après la victoire, la réclamèrent comme leur et comme préparée par eux furent bien obligés, pour faire croire qu’ils avaient tout fait, de supposer des mystères dans l’ombre desquels ils auraient agi. Tout indique, quoi qu’ils aient dit, que ces petits mystères ne firent rien ou pas grand’chose. Ce fut une conspiration immense, universelle, nationale, menée à grand bruit sur la place, en plein soleil. Un de ceux qui tâchèrent après de se donner l’honneur de la chose avait bien mieux dit avant : « Nous sommes, en ce moment, un million de factieux. »

Sur quarante-huit sections, quarante-sept avaient voté la déchéance de Louis XVI.

Pour la prononcer sans risque de collision, il fallait désarmer la cour. La Gironde et les Jacobins étaient d’accord là-dessus. Le Girondin Fauchet, le Jacobin Choudieu, demandèrent, obtinrent de l’Assemblée que les troupes de ligne fussent envoyées à la frontière. L’Assemblée, sous cette double influence, ordonna le licenciement de l’état-major de la garde nationale. C’était briser, dans Paris, l’épée de La Fayette, émoussée déjà, mais qui lui restait encore.

La cour perdait ainsi ses défenses et ses barrières. On alla encore plus loin ; on lui contesta les Suisses ; on remarqua qu’alors même ils avaient leur chef, leur colonel général à Coblentz ; c’était le comte d’Artois, et tel de leurs officiers était payé à Coblentz de l’argent de la nation.

Pendant qu’on s’efforçait de désarmer la royauté, arrivait chaque jour dans Paris l’armée de la Révolution. Je parle des différents corps fédérés des départements. Ces fédérés n’étaient point des hommes quelconques, des volontaires pris au hasard ; c’étaient ceux qui s’étaient présentés à l’élection pour combattre les premiers, ceux qui se destinaient aux armes, ceux qu’on avait élus sous l’influence des sociétés populaires, comme les plus ardents patriotes et les plus fermes soldats.

Les fédérés tombèrent dans la fermentation de Paris, comme un surcroît d’ardent levain. Reçus chez les particuliers ou concentrés dans les casernes, inactifs et dévorés du besoin de l’action, ils allaient partout, se montraient partout, se multipliaient. Tout neufs et non fatigués, ravis de se voir enfin (la plupart pour la première fois) sur le terrain des révolutions, au cratère même du volcan, ces terribles voyageurs appelaient, hâtaient l’éruption. Ils prirent deux résolutions qui leur donnèrent une grande force : celle de s’unir et faire corps, ils se créèrent un comité central aux Jacobins ; — et celle de rester à Paris. Le 17 juillet, ils avaient adressé à l’Assemblée une audacieuse adresse : « Vous avez déclaré le danger de la patrie ; mais ne la mettez-vous pas en danger vous-mêmes, en prolongeant l’impunité des traîtres ?… Poursuivez La Fayette, suspendez le pouvoir exécutif, destituez les directoires de départements, renouvelez le pouvoir judiciaire. »

L’indignation de l’Assemblée fut presque unanime ; elle passa à l’ordre du jour. Les fédérés, étonnés de ce mauvais accueil, écrivirent aux départements : « Vous ne nous reverrez plus ou vous nous verrez libres… Nous allons combattre pour la liberté, pour la vie… Si nous succombons, vous nous vengerez, et la liberté renaîtra de ses cendres. »

Mieux reçus des Jacobins, ils étaient aussi fort encouragés par la Commune de Paris. Le procureur de la Commune, Manuel, professa aux Jacobins cette doctrine nouvelle : que les fédérés, élus des départements, en étaient les représentants légitimes. Pétion, qui était là, appuyait cette doctrine de sa présence, de la puissante autorité du premier magistrat de Paris. Paris même, en sa personne, semblait adopter ces envoyés de la France, les encourager au combat.

Le 25 juillet, un festin civique fut donné aux fédérés sur l’emplacement des ruines de la Bastille, et la même nuit, du 25 au 26, un directoire d’insurrection s’assembla au Soleil-d’Or, petit cabaret voisin. Il y avait cinq membres du comité des fédérés, de plus les deux chefs des faubourgs, Santerre et Alexandre, trois hommes d’exécution, Fournier, dit l’Américain, Westermann et Lazouski, le Jacobin Antoine, les journalistes Carra et Gorsas, enfants perdus de la Gironde. Fournier apporta un drapeau rouge, avec cette inscription dictée par Carra : « Loi martiale du peuple souverain contre la rébellion du pouvoir exécutif. » On devait s’emparer de l’Hôtel de Ville et des Tuileries, enlever le roi sans lui faire de mal et le mettre à Vincennes. Le secret, confié à trop de personnes, était connu de la cour. Le commandant de la garde nationale alla trouver Pétion et lui dit qu’il avait mis le château en état de défense. Pétion alla la nuit même dissoudre les convives attardés du festin civique, qui croyaient combattre au jour. On se décida à attendre les fédérés de Marseille.

Barbaroux, leur compatriote, avait écrit à Marseille d’envoyer à Paris « cinq cents hommes qui sussent mourir ». Rebecqui, autre Marseillais, avait été les recruter, les choisir lui-même. Il ne faut pas oublier que, depuis deux ou trois ans, la guerre, sous diverses formes, existait dans le Midi. Les émeutes de Montauban, de Toulouse, le meurtrier combat de Nîmes en 1790, la guerre civile d’Avignon en 1790 et 1791, les affaires d’Arles, d’Aix, la dernière surtout où les gardes nationales avaient désarmé un régiment suisse, tout cela avait exalté dans ces contrées l’orgueil militaire, l’amour des combats, la furie de la Révolution. Rebecqui et ses Marseillais étaient alliés et amis du parti français d’Avignon ; ils en considéraient les crimes comme d’excusables représailles. Les cinq cents hommes de Marseille, qui n’étaient point du tout exclusivement Marseillais, étaient déjà, quoique jeunes, de vieux batailleurs de la guerre civile, faits au sang, très endurcis ; les uns, rudes hommes du peuple, comme sont les marins ou paysans de Provence, population âpre, sans peur ni pitié ; d’autres, bien plus dangereux, des jeunes gens de plus haute classe, alors dans leur premier accès de fureur et de fanatisme, étranges créatures, troubles et orageuses dès la naissance, vouées au vertige, telles qu’on n’en voit guère de pareilles que sous ce violent climat. Furieux d’avance et sans sujet, qu’il vienne un sujet de fureur, vous retrouverez des Mainvielle, que rien ne fera reculer, non pas même la Glacière.

Une chose, si l’on peut dire, les soutenait dans leurs colères et les rendait prêts à tout : c’est qu’ils se sentaient une foi. La foi révolutionnaire, formulée par un homme du Nord dans la Marseillaise, avait confirmé le cœur du Midi. Tous maintenant, ceux même qui ignoraient le plus les lois de la Révolution, ses réformes et ses bienfaits, tous savaient, par une chanson, pourquoi ils devaient dès lors combattre, tuer, mourir. La petite bande des Marseillais, traversant villes et villages, exalta, effraya la France par son ardeur frénétique à chanter le chant nouveau. Dans leurs bouches, il prenait un accent très contraire à l’inspiration primitive, accent farouche et de meurtre ; ce chant généreux, héroïque, devenait un chant de colère ; bientôt il allait s’associer aux. hurlements de la Terreur.

Barbaroux et Rebecqui allèrent recevoir les Marseillais à Charenton. Le premier, jeune, enthousiaste, généreux, lié d’une part aux Girondins par l’amitié des Roland, d’autre part fort intime avec ces hommes violents du Midi, rêvait une grandiose et pacifique insurrection, une redoutable fête, où quarante mille Parisiens, accueillant les Marseillais, et, pour ainsi parler, les prenant dans leurs bras, emporteraient d’un élan, sans avoir besoin de combat, l’Hôtel de Ville, les Tuileries, entraîneraient l’Assemblée, fonderaient la République. « Cette insurrection pour la liberté eût été majestueuse comme elle, sainte comme les droits qu’elle devait assurer, digne de servir d’exemple aux peuples ; pour briser leurs fers, il leur suffit de se montrer aux tyrans. »

Santerre promit les quarante mille hommes, et il en amena deux cents. Il n’avait aucune hâte de donner aux Marseillais l’honneur d’un si grand mouvement.

Barbaroux put voir bientôt combien ce plan romanesque d’une insurrection innocente, généreuse et pacifique, exécutée par des mains furieuses et déjà sanglantes, avait peu de vraisemblance. Dès le lendemain, aux Champs-Élysées, les Marseillais, invités à un festin, se trouvèrent, à deux pas des grenadiers des Filles-Saint-Thomas, et il y eut immédiatement une collision sanglante. Qui commença ? On ne le sait. Les Marseillais, chargeant d’ensemble, eurent un avantage facile ; leurs adversaires furent mis en fuite. Le pont-levis des Tuileries s’abaissa pour les recevoir, se releva pour arrêter les Marseillais qui s’élançaient à leur poursuite. Plusieurs des blessés, reçus aux Tuileries, furent consolés et pansés par les dames de la cour.

La petite armée fédérée, cinq cents Marseillais et trois cents Bretons, etc., en tout cinq mille hommes, était au complet dans Paris, l’insurrection était imminente. Tout le monde s’y attendait. Un muet tocsin sonnait dans les oreilles et dans les cœurs. Le 3 août, il retentit dans l’Assemblée même. Pétion, à la tête de la Commune, se présente à la barre. Spectacle étrange, le froid, le flegmatique Pétion, ayant derrière lui ses dogues, les Danton et les Sergent, qui le poussaient par derrière, débitant de sa voie glacée un brûlant appel aux armes.

« La Commune vous dénonce le pouvoir exécutif… Pour guérir les maux de la France, il faut les attaquer dans leur source et ne pas perdre un moment. » — Suivent les crimes de Louis XVI, ses projets sanguinaires contre Paris, les bienfaits de la nation envers lui, son ingratitude, le détail des entraves qu’il met à la défense nationale, l’insolence des autorités départementales qui se font arbitres entre l’Assemblée et le roi et voudraient mettre la France en république fédérative… « Nous aurions désiré pouvoir demander seulement la suspension momentanée de Louis XVI ; la constitution s’y oppose. Il invoque sans cesse la constitution ; nous l’invoquons à notre tour et nous demandons la déchéance… Il est douteux que la nation puisse se fier à la dynastie ; nous demandons des ministres nommés hors de l’Assemblée, par le scrutin des hommes libres, en attendant que la volonté du peuple, notre souverain et le vôtre, soit légalement prononcée en Convention nationale. »

Il y eut un grand silence. La pétition fut renvoyée à un comité. La question de la déchéance fut ajournée au jeudi 9 août. Ceci n’était plus une furie de populace, une bravade de fédérés. C’était la grande Commune qui prenait l’avant-garde, sommait l’Assemblée de la suivre. C’était le roi de Paris qui venait dénoncer le roi. Dans l’état de misère, de sourde fureur où était la population, on pouvait craindre que la péroraison d’une telle harangue ne fût l’assaut des Tuileries, que les mots ne fussent des actes, que la cause de la liberté, au lieu de se décider par les batailles du Rhin, ne fût remise au hasard d’une émeute de Paris.

La séance du soir fut courte. On rentra chez soi, on consulta les siens. C’est dans ces grandes circonstances que les hommes, incertains, flottants, suivent, sans bien s’en rendre compte, l’influence de leurs entourages, de leurs affections. Quand la lumière de l’esprit vacille, on cherche celle du cœur. Il serait intéressant de savoir, en cette occasion, quelle fut la table du soir pour les grands chefs d’opinion, ce que fut ce soir là Robespierre à la table des Duplay, Vergniaud chez Madame Roland ou Mlle Candeille. Autant qu’on peut conjecturer, soit par crainte pour la liberté qui pouvait périr en une heure, soit par instinct d’humanité, au moment de voir le sang couler, tous furent incertains ou reculèrent à l’apparition prochaine du terrible événement.

Robespierre ne dit rien le soir aux Jacobins, et très probablement s’abstint d’y aller, pour n’exprimer nulle opinion sur les mesures immédiates qu’il convenait de prendre. Il laissa passer le jour, ordinairement décisif dans les révolutions de Paris, le dimanche (5 août). Il se tut le 3, il se tut le 4 et ne recouvra la parole qu’après que ce jour fut passé, le lundi 6 août.

Pour la Gironde et les amis des Roland, qui étaient dans l’action même, ils ne s’abstinrent pas, mais se divisèrent. La Gironde proprement dite, sa pensée, Brissot, sa parole, Vergniaud, redoutaient l’insurrection. Les amis des Girondins, le jeune Marseillais Barbaroux, l’appelaient et la préparaient. Rien n’indique de quel côté pencha Madame Roland.

On ne peut ici accuser personne. Il y avait lieu vraiment d’hésiter et de réfléchir. Il y avait à parier que la cour aurait le dessus si l’on hasardait le combat. La Gironde avait provoqué, ordonné l’organisation de l’armée des piques, mais elle commençait à peine. Rien n’était moins discipliné, moins exercé, moins imposant que les bandes des faubourgs. Les fédérés mêmes, quoique braves, étaient-ils de vrais soldats ? Pour l’armée des baïonnettes, la garde nationale, il était infiniment probable qu’une grande partie ne ferait rien, et qu’une autre, très nombreuse, serait contre l’insurrection.

L’attaque des Tuileries n’était point chose facile. Le château, du côté du Carrousel surtout, était un fort redoutable. Il n’y avait pas de grille comme aujourd’hui, point de grand espace libre ; mais trois petites cours contre le château, fermées de murs, dont les jours donnaient sur le Carrousel et permettaient de tirer fort à l’aise sur les assaillants. Ceux-ci parvenaient-ils à pénétrer, ils étaient perdus, ce semble ; ces trois cours étaient trois pièges, justement comme cette cour du château du Caire où le pacha fit si commodément fusiller les Mameluks. Une fois là, on devait être criblé des fenêtres, foudroyé de tous côtés.

La garnison était très sûre. Elle devait, outre les gardes nationaux les plus dévoués, compter les bataillons suisses, cette milice brave et fidèle, compter les restes de la garde constitutionnelle (nous l’avons vu, des Murat, des La Rochejaquelein), compter la noblesse française, ainsi se nommaient eux-mêmes les gentilshommes qui s’engageaient à défendre le château. D’Hervilly, leur chef, était une épée connue ; il avait formé, recruté un petit corps redoutable, composé uniquement de maîtres d’armes qu’il éprouvait lui-même et de spadassins.

Oui, il y avait lieu de songer. Si l’insurrection venait se faire prendre, écraser au traquenard des Tuileries, l’Assemblée elle-même était frappée à mort et perdait la force légale, qui jusqu’ici était dans ses mains. Si elle pouvait, de cette force, vaincre sans combat, pousser le roi de proche en proche à remettre le pouvoir aux ministres patriotes, pourquoi livrer la grande cause au hasard d’un petit combat, aux chances d’une surprise, d’une panique peut-être, d’un irréparable revers ?

Telles furent les pensées de la Gironde. L’ambition y fut pour quelque chose sans doute. Mais, l’ambition même à part, il faut reconnaître qu’il y avait bien lieu d’hésiter. Disons aussi qu’à cette grande époque, à ce rare moment de patriotisme enthousiaste, l’égoïsme et l’intérêt personnel, sans disparaître entièrement, furent tout à fait secondaires dans les résolutions des hommes. Il faut rendre cette justice alors aux hommes de tout parti.

Le 26 juillet, Brissot avait avoué le motif, fort sérieux, qui, au moment de briser le trône, faisait hésiter la Gironde ; il était fondé dans la vieille superstition, absurde, mais trop réelle, et qu’on ne pouvait méconnaître : « Les hommes attachent au mot de roi une vertu magique qui préserve leur propriété. »

À cette idée ajoutez un sentiment, naturel à l’aspect de la fureur qu’on voyait gronder dans le peuple : la crainte d’une grande et terrible effusion de sang humain, qui renouvelât la Glacière, calomniât la liberté, déshonorât la France. On apprit qu’à Marseille un contre-révolutionnaire avait été égorgé par le peuple. À Toulon, chose déplorable, fatale aux amis de la liberté, c’était la loi elle-même, je veux dire ses principaux organes, sur lesquels on avait porté le couteau. Le procureur général syndic (nous dirions préfet) du département, quatre administrateurs, l’accusateur public, un membre du district, d’autres citoyens encore, avaient été massacrés. Si de telles choses arrivaient si loin, contre des magistrats secondaires dont la responsabilité ne pouvait être bien grande, que serait-ce contre le roi ? Que serait-ce ici, à Paris, où depuis si longtemps les Marat et les Fréron demandaient des têtes, du sang, des supplices atroces, des mutilations, des bûchers ?…

Un fait révélé plus tard montre assez combien ceux mêmes qui se mettaient en avant, Pétion et autres, étaient effrayés sur le caractère de meurtrière violence qu’allait prendre la Révolution. Duval d’Espreménil celui qui l’avait jadis commencée dans le Parlement, mais depuis fol et furieux dans le sens contraire, ayant parlé indiscrètement pour la cour dans le jardin des Tuileries, fut reconnu, poursuivi de la foule, frappé, maltraité ; bientôt tous ses vêtements leur restaient aux mains ou tombaient sur lui en lambeaux sanglants. Il traversa, vivant encore, le Palais-Royal, se jeta heureusement dans la Trésorerie, qui était en face. On ferma les portes. La foule rugissait autour, allait les forcer. La pauvre petite femme de Duval (il venait de se marier) parvint à traverser tout, voulant mourir avec lui. On alla chercher bien vite le maire de Paris. Pétion vint en effet, entra, vit sur un matelas un spectre pâle et sanglant. C’était Duval, qui lui dit : « Et moi aussi, Pétion, j’ai été l’idole du peuple… » Il n’avait pas fini ces mots que, soit l’excès de la chaleur, soit terreur et pressentiment trop vrai de sa destinée prochaine, Pétion s’évanouit.

Oui, il y avait lieu de songer, à la veille du 10 août, Ce n’était pas seulement la Gironde qui hésitait, c’étaient d’excellents citoyens, Cambon par exemple, qui ne tinrent à la Gironde que fort indirectement, qui n’en eurent nullement l’esprit et ne connurent d’autre sentiment que l’intérêt de la France. Le 4 août, Cambon obtint que l’Assemblée demandât à sa commission des Douze un rapport « pour rappeler le peuple aux vrais principes de la constitution ». Cette commission y travailla immédiatement, et Vergniaud vint, en son nom, séance tenante, proposer d’annuler l’acte insurrectionnel de la section de Mauconseil, ce qui fut à l’instant décrété sans discussion.

Et pourtant, nous le savons bien mieux aujourd’hui, Vergniaud et Cambon avaient tort. L’insurrection seule, la plus prompte insurrection, pouvait encore sauver la France. Il n’y avait pas un jour à perdre. La royauté toujours aux Tuileries, servant de point de ralliement aux nobles et aux prêtres par tout le royaume, c’était le plus formidable auxiliaire des armées de la coalition. La reine attendait, appelait ces armées, la nuit et le jour. Elle avouait à ses femmes ses vœux et son espérance. Une nuit, dit Mme Campan, que la lune éclairait sa chambre, elle la contempla et me dit que, dans un mois, elle ne verrait pas cette lune, sans être dégagée de ses chaînes. Elle me confia que tout marchait à la fois pour la délivrer. Elle m’apprit que le siège de Lille allait se faire, qu’on leur faisait craindre que, malgré le commandant militaire, l’autorité civile ne voulût défendre la ville. Elle avait l’itinéraire des princes et des Prussiens ; tel jour, ils devaient être à Verdun, et tel jour, à un autre endroit. Qu’arriverait-il à Paris ? Le roi n’était pas poltron ; mais il avait peu d’énergie. « Je monterais bien à cheval, disait-elle encore, mais alors j’anéantirais le roi… »

Tout le monde voyait aux portes de la France deux armées disciplinées, redoutables par leurs précédents : la prussienne, pleine de la tradition du grand Frédéric ; l’autrichienne et hongroise, illustre par les succès de la guerre des Turcs. Ces deux armées avaient de plus cette grave particularité, qu’elles venaient, presque sans coup férir, d’étouffer déjà deux révolutions, celle de Hollande et de Belgique. Nul politique, nul militaire ne pouvait croire à une résistance sérieuse de la part de nos armées désorganisées, des masses indisciplinées qui venaient derrière, de nos généraux suspects, d’une cour qui appelait l’ennemi. Un miracle seul pouvait sauver la France, et peu de gens l’attendaient.

Madame Roland avoue sans détour qu’elle complait peu sur la défense du Nord, qu’elle examinait avec Barbaroux et Servan les chances de sauver la liberté dans le Midi, d’y fonder une république. « Nous prenions, dit-elle, des cartes géographiques, nous tracions la ligne de démarcation. — Si nos Marseillais ne réussissent pas, disait Barbaroux, ce sera notre ressource. »

Ceci n’était pas particulier aux Girondins. Marat, la veille du 10 août, demanda à l’un d’entre eux de le sauver à Marseille et se tint prêt à partir sous l’habit d’un charbonnier.

Vergniaud affirme que Robespierre avait la même intention, et que c’était aussi à Marseille qu’il voulait se retirer. Quoiqu’on soit porté à douter de l’affirmation d’un ennemi sur un ennemi, j’avoue que le témoignage d’un tel homme, loyal, plein de cœur et d’honneur, me semble avoir beaucoup de poids.

Deux hommes seuls, parmi ceux qui influaient, paraissent avoir été immuablement opposés à l’idée de quitter Paris, les deux qui avaient du génie, Vergniaud et Danton. La chose est à peu près certaine pour Danton. Celui qui, après le 10 août, quand l’ennemi approchait, ne sourcilla pas et s’obstina à faire face, celui-là, avant le 10, dans un péril moins imminent, ne faiblit pas à coup sûr.

Pour Vergniaud, la chose est certaine. Il donna son avis en présence d’environ deux cents députés. Contre l’opinion de la plupart de ses amis, il dit : « Que c’était à Paris qu’il fallait assurer le triomphe de la liberté ou périr avec elle ; que, si l’Assemblée sortait de Paris, ce ne pouvait être que comme Thémistocle, avec tous les citoyens, en ne laissant que des cendres, ne fuyant un moment devant l’ennemi que pour lui creuser son tombeau. »

Vergniaud et Danton jugèrent justement comme Richelieu, quand la reine Henriette lui faisait demander si elle pouvait se réfugier en France. Il écrivit en marge de la lettre : — « Faut-il dire à la reine d’Angleterre que qui quitte sa place la perd ? » — Et Louis XI disait : « Si je perds le royaume et que je me sauve avec Paris, je me sauve la couronne sur la tête. »

Comme allait-on s’y prendre pour résister dans Paris ? La première chose était d’en être maître. Or, Paris n’avait point Paris, tant que l’ami des Prussiens était dans les Tuileries. C’est par les Tuileries qu’il fallait commencer la guerre.

Obtiendrait-on d’un peuple, peu aguerri jusque-là, un moment de colère généreuse, un violent accès d’héroïsme qui fît cette folie sublime ? Cela était fort douteux. Ce peuple semblait trop misérable, abattu peut-être sous la pesanteur des maux. Le Girondin Grangeneuve, dans l’ardeur de son fanatisme, demanda cette grâce au capucin Chabot, qu’il lui brûlât la cervelle, le soir, au coin d’une rue, pour voir si cet assassinat, dont on eût certainement accusé la cour, ne déciderait pas le mouvement. Le capucin, peu scrupuleux, s’était chargé de l’affaire, mais, au moment, il eut peur, et Grangeneuve se promena toute la nuit attendant en vain la mort et désolé de ne pouvoir l’obtenir.