Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XX/Chapitre 2

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CHAPITRE II

LA MÈRE DE DIEU. — ROBESPIERRE COMME MESSIE. EXÉCUTION DES SAINT-AMARANTHE (15-17 JUIN 1794).


Calomnies contre Robespierre. — Par où il était prenable. — Mysticisme du temps. — Ses dévotes. — Essais de comédie. — La Mère de Dieu. — Rapport d’un foudroyant comique. — Robespierre défend à la justice de poursuivre la Mère de Dieu. — Effet terrible de l’exécution des cinquante-quatre chemises rouges. — Combien il est difficile de punir les femmes.


Le rapport d’Élie Lacoste, avec les commentaires qu’on fit à l’oreille, fut reçu de la Montagne et de la Convention comme les premières gouttes de pluie par la Judée expirante après les trois ans de sécheresse sous le roi Achab.

Il donnait donc prise, il était donc homme ; il cherchait les plaisirs humains ; il vivait, ce triste fantôme !… S’il vivait, il pouvait mourir… Comme un homme, il avait du sang à répandre, un cœur qu’on pouvait percer.

L’invraisemblance du roman n’arrêta personne. Que cet homme sombrement austère, si cruellement agile, acharné à la poursuite de son tragique destin, s’en allât comme un Barère, un marquis de la Terreur, s’égayer en une telle maison, chez des dames ainsi notées, on trouva cela naturel !… La crédulité furieuse serrait sur ses yeux le bandeau.

Il était à craindre pourtant que l’équité et le bon sens ne retrouvassent un peu de jour, que quelques-uns ne s’avisassent de cette chose si simple : il y a deux Robespierre.

On ne perdit pas un moment pour redoubler, enfoncer le coup, pour continuer par une attaque mieux fondée, plus sérieuse, la première impression. Non, Robespierre n’était pas prenable du côté des mœurs ; il l’était par un côté plus intérieur, plus profond.

Dans les luttes violentes, à mort, d’un combat pour les principes, il arrive souvent qu’à la longue les principes chez les plus sincères ne sont plus qu’en seconde ligne. Le combat est tout, le péril est tout, la victoire est tout. La main du combattant empoigne, égarée et convulsive, toute arme, même hostile aux principes.

Telle était la seule corruption possible dans un homme comme celui-ci. Il pouvait être tenté, dans sa situation terrible, d’exploiter pour son salut, pour celui de la Révolution, un moyen contre-révolutionnaire.

Et Robespierre, pour rencontrer ce moyen, cette tentation, n’avait pas à chercher loin, il l’avait en lui.

D’où était-il parti ? D’Arras, des plus tristes précédents. Né dans une ville de prêtres, élevé par la protection des prêtres, qui même, dès qu’il fut homme, le reprirent encore à eux et le firent juge d’Église.

Comme son maître Rousseau, il s’affranchit par la volonté, jeta l’argent, embrassa la faim et l’honneur. Puis 1789 sonna, et son affranchissement fut celui de la France, qui dès lors le nourrit de son pain et vécut de sa parole.

Philosophe et logicien, dépassant les Girondins comme logique révolutionnaire, dépassé cependant par eux dans la question de la Guerre, dépassé par la Commune dans la question religieuse, il redevint l’homme d’Arras et pencha d’instinct à droite. Il encouragea l’espérance des ennemis du dix-huitième siècle, attaqua le philosophisme (décembre).

Ces paroles firent soupçonner, non sans cause, que ce philosophe ennemi du philosophisme, tout en parlant mal des prêtres, ne leur voulait pas grand mal.

Soupçonner ? La chose était claire.

Exiger la liberté et l’application des principes au profit du catholicisme, tandis qu’on les ajournait en toute chose politique, imposer la liberté des cultes, la liberté des catholiques, la liberté de l’ennemi, quand la liberté de la tribune, de la presse et du théâtre était étouffée dans le sang, qu’était-ce sinon délier la contre-révolution et lier la Révolution ?

Les feuilles arrachées par Lebas, dont nous parlions tout à l’heure, montrent combien son maître, en dessous, était favorable aux prêtres.

Cela parut mieux encore. Un Jacobin catholique pria Robespierre de tenir son enfant nouveau-né sur les fonts de baptême. Il accepta, fut parrain. Acte grave, parce qu’il était libre. Dans la famille, la mère, souveraine maîtresse d’un fruit sorti d’elle-même avec tant de douleur, force souvent le père philosophe de faire baptiser l’enfant.

Mais ici, qui le forçait ? Il fut parrain et, comme tel, fit la promesse qu’on fait : Que l’enfant sera catholique.

Toute la question était, pour un homme qui tenait si peu compte du philosophisme, de savoir quel mysticisme il allait favoriser, celui du passé ou celui du présent, celui du vieux parti catholique, celui des nouveaux adeptes de la religion jacobine ? Protégerait-il la foi de Jésus ou la foi de Robespierre ?

Le temps était au fanatisme. L’excès des émotions avait brisé, humilié, découragé la raison. Sans parler de la Vendée, où l’on ne voyait que miracles, un dieu (dès 1791) avait apparu en Artois. Les morts y ressuscitaient en 1794. Dans le Lyonnais, une prophétesse avait eu de grands succès ; cent mille âmes y prirent, dit-on, le bâton de voyage, s’en allant sans savoir où. En Allemagne, les sectes innombrables des illuminés s’étendaient non seulement dans le peuple, mais dans les plus hautes classes : le roi de Prusse en était. Mais nul homme de l’Europe n’excitait si vivement l’intérêt de ces mystiques que l’étonnant Maximilien. Sa vie, son élévation à la suprême puissance par le fait seul de la parole n’était-elle pas un miracle, et le plus étonnant de tous ? Plusieurs lettres lui venaient, qui le déclaraient un Messie. Tels voyaient distinctement au ciel la constellation Robespierre. Le 2 août 1793, le président des Jacobins désignait, sans le nommer, le Sauveur qui allait revenir. Une infinité de personnes avaient ses portraits appendus chez elles, comme image sainte. Des femmes, des généraux même, portaient un petit Robespierre dans leur sein, baisaient, priaient la miniature sacrée. Ce qui est plus étonnant, c’est que ceux qui le voyaient sans cesse et l’approchaient de plus près, ses saintes femmes, une baronne, une Mme Chalabre (qui l’aidait dans sa police), ne le regardaient pas moins comme un être d’autre nature. Elles joignaient les mains, disaient : « Oui, Robespierre, tu es dieu. »

Que de telles scènes se passassent chez les bonzes de l’Inde, aux pagodes du Thibet, rien de mieux ; mais à Paris, le lendemain de Voltaire, en plein Contrat social! et que ce fût le fils même de Rousseau et du rationalisme, le logicien de la Révolution, qui acceptât, encourageât de son silence ces outrages à la raison, cela était honteux et triste. Là certainement était la laideur de Robespierre.

Car qu’était-ce, même sans parler de raison, à ne consulter que le cœur ? Tolérer cette idolâtrie, n’était-ce pas abuser de l’affaiblissement où l’excès des maux, la Terreur, avait mis ces pauvres âmes, tuant en elles ce qu’il y avait de liberté, de vraie vie, les abaissant de l’état d’homme à la sensibilité animale, à la tendresse servile du chien, à qui il faut un maître, qui veut être mené, battu, pauvre créature relative qui n’existe point en soi ?

Nous parlions en 1792 de la vieille idiote de la rue Montmartre, marmottant devant deux plâtres : « Dieu sauve Manuel et Pétion ! Dieu sauve Manuel et Pétion ! » Et cela douze heures par jour. Nul doute qu’en 1794 elle n’ait tout autant d’heures marmotté pour Robespierre.

L’amer Cévenol, Rabaut-Saint-Étienne, avait très bien indiqué que ces momeries ridicules, cet entourage de dévotes, cette patience de Robespierre à les supporter, c’était le point vulnérable, le talon d’Achille, où l’on percerait le héros. Girey-Dupré, dans un noël piquant et facétieux, y frappa, mais en passant. N’était-ce pas le sujet de comédie de Fabre qu’on fît disparaître, et pour laquelle peut-être Fabre disparut ? Et celle que le Girondin Salles écrivait caché dans la terre, au puits de Saint-Émilion, je suis bien porté à croire que ce travail acharné fut l’œuvre de la vengeance, la proscription du proscripteur, le drame du nouveau Tartufe.

Sujet bien supérieur à l’autre. Tartufe, dans Molière, est un pauvre diable qui, par un jargon mystique, abusant du nom de Dieu, trompe un imbécile. Ici Tartufe même est dieu ; l’idole, l’exploiteur de l’idole, sont même et unique chose. Idole de déraison sous le drapeau de la raison ! trompant les uns et les autres !… Et l’imbécile est le monde.

Pour formuler l’accusation, il fallait pourtant un fait, une occasion qu’on put saisir. Robespierre la donna lui-même.

Dans ses instincts de police, insatiablement curieux de faits contre ses ennemis, contre le Comité de sûreté qu’il voulait briser, il furetait volontiers dans les cartons de ce Comité. Il y trouva, prit, emporta clés papiers relatifs à la duchesse de Bourbon et refusa de les rendre. Cela rendit curieux. Le Comité s’en procura des doubles et vit que cette affaire, si chère à Robespierre, était une affaire d’illuminisme.

Quel secret motif avait-il de couvrir les illuminés, d’empêcher qu’on ne donnât suite à leur affaire ?

Ces sectes n’ont jamais été indifférentes aux politiques. Le duc d’Orléans était fort mêlé aux Francs-Maçons et aux Templiers dont il fut, dit-on, grand maître. Les Jansénistes, devenus sous la persécution une société secrète, par l’habileté peu commune avec laquelle ils organisaient la publicité mystérieuse des Nouvelles ecclésiastiques, avaient mérité l’attention particulière des Jacobins. Le tableau ingénieux qui révélait ce mécanisme était le seul ornement de la bibliothèque des Jacobins en 1790. Robespierre, de 1789 à 1791, demeura rue de Saintonge au Marais, près la rue de Touraine, à la porte même du sanctuaire où ces énergumènes du Jansénisme expirant firent leurs derniers miracles ; le principal était de crucifier des femmes qui, en descendant de la croix, n’en mangeraient que mieux. Une violente recrudescence du fanatisme, après la Terreur, était facile à prévoir. Mais qui en profiterait ?

Au château de la duchesse prêchait un adepte, le chartreux dom Gerle, collègue de Robespierre à la Constituante, celui qui étonna l’Assemblée en demandant, comme chose simple, qu’elle déclarât le catholicisme religion d’État. Dom Gerle, à la même époque, voulait aussi que l’Assemblée proclamât la vérité des prophéties d’une folle, la jeune Suzanne Labrousse. Dom Gerle était toujours lié avec son ancien collègue ; il allait souvent le voir, l’honorait comme son patron, et, sans doute pour lui plaire, demeurait aussi chez un menuisier. Il avait obtenu de lui un certificat de civisme.

Bon républicain, le chartreux n’en était pas moins un prophète. Dans un grenier d’un pays latin, l’esprit lui était soufflé par une vieille femme idiote, qu’on appelait la Mère de Dieu. Catherine Théot (c’était son nom) était assistée dans ses mystères de deux jeunes et charmantes femmes, brune et blonde, qu’on appelait la Chanteuse et la Colombe. Elles achalandaient le grenier. Des royalistes y allaient, des magnétiseurs, des simples, des fripons, des sots. Jusqu’à quel point un homme aussi grave que Robespierre pouvait-être mêlé à ces momeries, on l’ignore. Seulement on savait que la vieille avait trois fauteuils, blanc, rouge et bleu ; elle siégeait sur le premier, son fils dom Gerle sur le second à gauche ; pour qui était l’autre, le fauteuil d’honneur à la droite de Mère de Dieu ? N’était-ce pas pour un fils aîné, le Sauveur qui devait venir ?

Quelque ridicule que la chose pût être en elle-même et quelque intérêt qu’on ait eu à la montrer telle, il y a deux points qui y découvrent l’essai d’une association grossière entre l’illuminisme chrétien, le mysticisme révolutionnaire et l’inauguration d’un gouvernement des prophètes.

« Le premier sceau de l’Évangile fut l’annonce du Verbe ; le second, la réparation des cultes ; le troisième, la Révolution ; le quatrième, la mort des rois ; le cinquième, la réunion des peuples ; le sixième, le combat de l’ange exterminateur ; le septième, la résurrection des élus de la Mère de Dieu, et le bonheur général surveillé par les prophètes. »

« Au jour de la résurrection, où sera la Mère de Dieu ? Sur son trône, entre ses prophètes, dans le Panthéon. »

L’espion Sénart, qui se fait initier pour les trahir et les arrêta, trouva, dit-il, chez la Mère, une lettre écrite en son nom à Robespierre comme à son premier prophète, au fils de l’Etre suprême, au Rédempteur, au Messie.

Était-ce réellement la minute d’une lettre qui fut envoyée ? ou bien faut-il croire que ceux qui, pour servir Robespierre, attribuèrent un faux à Fabre d’Églantine, ont pu, pour perdre Robespierre, faire aussi un faux ? Les deux suppositions ont une telle égalité de vraisemblance qu’on ne peut, je crois, décider[1].

Les deux Gascons, Barère, Vadier, qui firent ensemble l’œuvre malicieuse du rapport que les comités lançaient dans la Convention, y mirent (comme ingrédients dans la chaudière du Sabbat) des choses tout à fait étrangères ; je ne sais quel portrait par exemple du petit Capet qu’on avait trouvé à Saint-Cloud. Cela donnait un prétexte de parler dans le rapport de royalisme, de restauration de la royauté. L’Assemblée, désorientée, ne savait d’abord que croire. Peu à peu elle comprit. Sous le débit morne et sombre de Vadier, elle sentit le puissant comique de la facétie. La plaisanterie dans la bouche d’un homme qui tient son sérieux emporte souvent le fou rire sans qu’on puisse résister. L’effet fut si violent que, sous le couteau de la guillotine, dans le feu, dans les supplices, l’Assemblée eût ri de même. On se tordait sur les bancs.

On décida, d’enthousiasme, que ce rapport serait envoyé aux quarante-quatre mille communes de la République, à tous les administrations, aux armées. Tirage de cent mille peut-être !

Robespierre, percé d’outre en outre, n’en montra pas moins une décision assez vigoureuse. Il n’y avait pas de séance aux Jacobins, et il ne pouvait rien faire de ce côté. Il alla au Comité de salut public, intima d’arrêter tout. Le Comité s’obstinait à ne pas vouloir comprendre, à soutenir que l’affaire n’avait nul intérêt pour lui, à demander comment, la chose une fois lancée, on pouvait arrêter le cours de la justice. Sans s’arrêter à ces raisons, il donna ordre qu’on fît venir Fouquier-Tinville. Lui venu et eux présents, il lui ordonna, en leur nom, exactement le contraire de ce qu’ils voulaient, et ils n’osèrent souffler mot.

Ce n’est pas tout. Il exigea que Fouquier lui remît les pièces, les prit, les emporta chez lui.

Fouquier, du Comité de salut public, alla au Comité de sûreté et dit : « Il ne veut pas. »

Le grand mot : Je veux était rétabli, et la monarchie existait .

Ce fut une grande consolation pour les comités que la chose se posât ainsi solennellement.

Désormais, à toute occasion, ils avaient un mot terrible : « Il le veut, il ne le veut pas. »

Ce qui leur restait, c’était de battre le tambour, de bien faire retentir cette suppression de la justice. Le Comité de sûreté dit partout qu’il poursuivrait l’accusateur public pour avoir lâché de ses mains des pièces si importantes.

"Vadier fit la chose hardie de poursuivre Robespierre de son rapport, même aux Jacobins. Il comptait là sur la masse des Jacobins opposants qui avaient porté Fouché à la présidence. Cependant il compta mal. Il lut, mais ne fit rire personne ; il y eut un grand silence, des murmures, et, de quelques-uns, des soupirs de deuil et d’indignation. Plusieurs, vraiment patriotes, trouvaient aussi, dans ces risées, la Révolution avilie par l’avilissement de Robespierre. Vadier obtint l’impression, mais non l’impression en nombre pour les sociétés affiliées.

Le lendemain eut lieu à grand bruit, avec un appareil incroyable, le supplice solennel des assassins de Robespierre.

Le drame de l’exécution monté avec un soin, un effet extraordinaire, offrit cinquante-quatre personnes, portant toutes le vêtement que la seule Charlotte Corday avait porté jusque-là, la sinistre chemise rouge des parricides et de ceux qui assassinaient les pères du peuple, les représentants. Le cortège mit trois heures pour aller de la Conciergerie à la place de la Révolution, et l’exécution employa une heure.

De sorte que, dans cette longue exhibition de quatre heures entières, le peuple put regarder, compter, connaître, examiner les assassins de Robespierre, savoir toute leur histoire. Les canons suivaient les charrettes, et tout un monde de troupes. Pompeux et redoutable appareil qu’on n’avait jamais vu depuis l’exécution de Louis XVI. « Quoi ! tout cela pour venger un homme ! Et que ferait-on de plus si Robespierre était roi ? »

Il y avait cinq ou six femmes jolies et trois toutes jeunes. C’était là surtout ce que le peuple regardait et ce qu’il ne digérait pas, — et autour de ces femmes charmantes, leurs familles tout entières, la Saint-Amaranthe avec tous les siens, la Renaud avec tous les siens, une tragédie complète sur chaque voiture, les pleurs et les regrets mutuels, des appels de l’un à l’autre à crever le cœur. Mme de Saint-Amaranthe, fière et résolue d’abord, défaillait à tout instant.

Une actrice des Italiens, Mme Grandmaison, portait l’intérêt au comble. Maîtresse autrefois de Sartine qui avait épousé la jeune Saint-Amaranthe, elle lui restait fidèle. Pour lui, elle s’était perdue. Elles étaient là ensemble, assises dans la même charrette, les deux infortunées, devenues sœurs dans la mort et mourant dans un même amour.

Un bruit circulait dans la foule, horriblement calomnieux, que Saint-Just avait voulu avoir la jeune Saint-Amaranthe, et que c’était par jalousie, par rage, qu’il l’avait dénoncée.

Il y avait encore une fille de seize ans sur ces voitures, une ouvrière, misérable de mine et d’habits, la pauvre petite Nicole, qui, disait-on, n’avait rien fait que de porter à manger à Mlle Grandmaison. Le mouchard qui l’arrêta raconte que, quand il arriva jusqu’à son septième étage, où elle logeait sous le toit, sans meubles qu’une paillasse et un panier de guenilles, les larmes lui vinrent aux yeux. Il alla dire au Comité de sûreté qu’il était absolument impossible de faire périr cette enfant. Ils répondirent sèchement qu’à tout prix il fallait garantir la vie des représentants, des membres des comités, qu’ils ne prenaient pas légèrement un attentat contre Robespierre.

Voulland, pétillant de bonheur, de vengeance et de joie, alla voir l’effet de la scène, si le peuple murmurait, si la calomnie prenait. Il se posta au point le plus serré de la foule, au coin des rues Richelieu et Saint-Honoré, et quand il vit venir de loin les cinquante chemises rouges, branlantes sur les charrettes, par-dessus les têtes innombrables des curieux, il dit aux siens : « Allons devant ; nous verrons au grand autel célébrer la messe rouge. »

L’effet désiré fut produit. Un déchirement de pitié, contenu d’autant plus cruel, mille morts vouées à Robespierre, des cœurs étouffants de malédiction, ce cri avalé par la peur, mais rentrant dans les entrailles pour les déchirer : « Ah ! maudit cet homme ! et ce jour ! »

Ces morts de femmes étaient terribles[2].

Celle de Charlotte Corday, sublime, intrépide et calme, commença une religion.

Celle de la Du Barry, tout horripilée de peur, pauvre vieille fille de chair, qui d’avance sentait la mort dans la chair, reculait de toutes ses forces, criait et se faisait traîner, réveilla toutes les fibres de la pitié animale. Le couteau, disait-on, n’entrait pas dans son cou gras… Tous, au récit, frissonnèrent.

L’exécution encore de Lucile Desmoulins, la jeune, la courageuse, la charmante femme du bon Camille, fut un coup de pitié. Nulle ne laissa tant de regret, tant de fureur, ne fut plus âprement vengée.

L’impression allait croissant. La plus simple politique eût dû supprimer l’échafaud pour les femmes. Cela tuait la République.

Mais ici, justement, dans l’affaire des Saint-Amaranthe, on avait compté donner au public une cruelle émotion, dire en réponse à celui qui déplorait l’indulgence des juges de Lyon, l’indulgence du Comité de sûreté : « Il veut du sang, en voilà… Et le sang des royalistes qu’il a protégés. »

On m’a conté le fait suivant. D’après l’âge indiqué, il s’applique à la Nicole ; d’après l’effet général que produisit sa mort (sur la police elle-même !), je ne fais aucun doute qu’il ne se rapporte à elle.

Un homme, très dur et très fort, d’une constitution athlétique, de ces gens qui n’ont point de nerfs, qui n’ont que des muscles, gagea de supporter de près la vue de l’exécution. Était-il avec les bourreaux ou autrement, je ne sais. Il endura tout, sans broncher, vit répandre, de tête en tète, l’horrible fleuve de sang. Mais, quand cette petite fille vint, s’arrangea, se mit à la planche, dit d’une voix douce au bourreau : « Monsieur, suis-je bien comme ça ? » tout lui tourna, il ne vit plus rien, sa force de taureau manqua, il tomba à la renverse ; un moment on le crut mort ; il fallut le rapporter chez lui.

  1. Ni ici ni ailleurs, Sénart ne mérite pas la moindre confiance, sauf en deux points peut-être : quelques détails de l’arrestation de la Mère de Dieu et ce qu’il dit contre Tallien. Tout le reste est d’un coquin devenu à moitié fou.
  2. Qu’on sache bien qu’une société qui ne s’occupe point de l’éducation des femmes et qui n’en est pas maîtresse est une société perdue. La médecine préventive est ici d’autant plus nécessaire que la curative est réellement impossible. Il n’y a, contre les femmes, aucun moyen sérieux de répression. La simple prison est déjà chose difficile : Quis custodiet ipsos custodes ? Elles corrompent tout, brisent tout ; point de clôture assez forte. Mais les montrer à l’échafaud, grand Dieu ! Un gouvernement qui fait cette sottise se guillotine lui-même. La nature, qui, par-dessus toutes les lois, place l’amour et la perpétuité de l’espèce, a par cela même mis dans les femmes ce mystère (absurde au premier coup d’œil) : elles sont très responsables, et elles ne sont pas punissables. Dans toute la Révolution, je les vois violentes, intrigantes, bien souvent plus coupables que les hommes. Mais, dès qu’on les frappe, on se frappe. Qui les punit se punit. Quelque chose qu’elles aient faite, sous quelque aspect qu’elles paraissent, elles renversent la justice, en détruisent toute idée, la font nier et maudire. Jeunes, on ne peut les punir. Pourquoi ? Parce qu’elles sont jeunes, amour, bonheur, fécondité. Vieilles, on ne peut les punir. Pourquoi ? Parce qu’elles sont vieilles, c’est-à-dire qu’elles furent mères, qu’elles sont restées sacrées, et que leurs cheveux gris ressemblent à ceux de votre mère. Enceintes !… Ah ! c’est là que la pauvre justice n’ose plus dire un seul mot ; à elle de se convertir, de s’humilier, de se faire, s’il le faut, injuste. Une puissance est ici qui brave la loi ; si la loi s’obstine, tant pis ; elle se nuit cruellement, elle apparaît horrible, impie, l’ennemie de Dieu ! — Les femmes réclameront peut-être contre tout ceci ; peut-être elles demanderont si ce n’est pas les faire éternellement mineures que leur refuser l’échafaud ; elles diront qu’elles veulent agir, souffrir les conséquences de leurs actes. Qu’y faire pourtant ? Ce n’est pas notre faute, si la nature les a faites, non pas faibles, comme on dit, mais infirmes, périodiquement malades, nature autant que personnes, filles du monde sidéral, donc, par leurs inégalités, écartées de plusieurs fonctions rigides des sociétés politiques. Elles n’y ont pas moins une influence énorme, et le plus souvent fatale jusqu’ici. Il y a paru dans nos révolutions. Ce sont généralement les femmes qui les ont fait avorter, leurs intrigues les ont minées, et leurs morts (souvent méritées, toujours impolitiques) ont puissamment servi la contre-révolution.

    Distinguons une chose toutefois. Si elles sont, par leur tempérament qui est la passion, dangereuses en politique, elles sont peut-être plus propres que l’homme à l’administration. Leurs habitudes sédentaires et le soin qu’elles mettent en tout, leur goût naturel de satisfaire, de plaire et de contenter, en font d’excellents commis. On s’en aperçoit dès aujourd’hui dans l’administration des postes. La Révolution, qui renouvelait tout, en lançant l’homme dans les carrières actives, eût certainement employé la femme dans les carrières sédentaires. Je vois une femme parmi les employés du Comité de salut public. (Registre des procès-verbaux du Comité, 5 juin 1793, p. 79.)