Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XXI/Chapitre 4

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CHAPITRE IV

LA NUIT DU 8 AU 9 THERMIDOR. — LA DROITE TRAHIT RORESPIERRE.


Robespierre compte sur le contre, la droite. — Il ne veut point d’insurrection. — La Commune prépare l’insurrection. — Les Comités n’osent rien faire. — La Montagne prie la droite et l’entraîne contre Robespierre.


Quand Robespierre rentra chez lui et que Duplay et les siens, les dames Duplay tremblantes, exprimaient leur anxiété, il dit sans difficulté le fond de la situation : « Je n’attends plus rien de la Montagne. Mais la majorité est pure… La masse de la Convention m’entendra. »

La masse, c’était la droite et le centre.

Il y avait loin de ce jour à celui où, parlant du sein de la Montagne au centre, il dit : « Les serpents au Marais… » (25 septembre 1793). Il avait fait volte-face, changé évidemment d’appui, de moyen d’action.

Son discours du 8 thermidor contenait les plus forts appels à la droite. Non seulement il rappelait qu’il avait sauvé les soixante-treize, mais il allait jusqu’à dire qu’il s’était étonné de leur arrestation. Par deux fois, sans ménagement, il maniait, remaniait la plaie vive de la Montagne, la mort de Danton, ce coup cruel frappé sur elle, avec l’aide de la droite et du centre.

La droite et le centre, sans rapport direct avec Robespierre, se trouvaient liés avec lui d’un lien plus fort qu’aucun autre : la complicité. Qui avait tranché en novembre la question religieuse, c’est-à-dire arrêté court la Révolution ? La droite avec Robespierre. Qui lui permit en janvier d’étouffer Fabre d’Eglantine ? d’enlever la Commune en mars ? en avril Desmoulins, Danton ? Qui donna le vote terrible par lequel ce procès fut clos avant d’être commencé ? La connivence de la droite. Pour elle, 1794 avait été une vengeance permanente des violences de la Montagne en 1793, et Robespierre, sans s’en douter, en avait été l’instrument. Par sa guerre aux Montagnards revenus de mission, il plongeait de plus en plus dans la droite. Ses phrases contre les indulgents étaient d’impuissants efforts pour échapper à cette fatalité.

Le mot violent qui lui fut dit à la Constituante, quand il parlait pour les prêtres : « Passez à droite ! » ce mot prophétique, il allait se vérifiant.

La droite le tenait par la nécessité, et il croyait la tenir par la reconnaissance, par la sûreté qu’il lui donnait.

En réalité, la droite pensait (aussi bien que l’Europe ) qu’après tout il était homme d’ordre, nullement ennemi des prêtres, donc un homme de l’AncienRégime. Les anciens constitutionnels, amis de la monarchie, n’étaient pas loin de se résigner à celle de leur ancien collègue. Non seulement ils l’acceptaient comme fait accompli, mais l’entouraient de respect, d’assentiments empressés, de flatteries même. Un mois avant Thermidor, Boissy d’Anglas l’appelait l’Orphée de la France[1].

En ce dernier vote pourtant, la droite, le centre, avaient flotté, jugeant pour Robespierre d’abord ; puis, sans juger contre lui, sans renvoyer l’examen de son discours aux Comités, comme le voulaient ses ennemis, ils avaient ajourné le tout, révoqué l’envoi aux départements.

Grands signes d’indécision !

Contre ce sinistre augure, Robespierre se rassurait en songeant que si ses amis étaient froids et vacillants, ses ennemis étaient divisés, aussi près de s’attaquer entre eux que de l’attaquer lui-même. On l’a vu par l’intempestive sortie de Fréron, qui déjà, se détournant de Robespierre, faisait la guerre aux Comités. Il était facile à prévoir que les Comités, avertis ainsi que leur chute suivrait la sienne, agiraient bien peu contre lui. Et c’est ce qui arriva. Après l’avoir poussé si vivement les jours précédents, les Comités, comme on va voir, croisèrent les bras au 9 thermidor, tellement qu’on les accusa d’être d’accord avec lui.

Que la Convention, ce grand corps, hétérogène et discordant, agît davantage, il y avait peu d’apparence. La Montagne, comme à l’ordinaire, devait être paralysée par la droite, et dans la Montagne elle-même plusieurs hommes, les meilleurs, qui voyaient la République menacée par lui, mais pourtant mêlée à sa vie, compromise dans sa destinée, ces hommes devaient rester immobiles, dans la neutralité du scrupule et du désespoir.

Devait-on, par une action brusque et violente, troubler la neutralité de cette partie de la Montagne, inquiéter, ébranler la fidélité de la droite ? Robespierre ne le croyait pas. Il connaissait l’Assemblée, comme un cavalier expérimenté connaît sa monture. Il croyait pouvoir en tirer tout service, pourvu qu’on changeât le moins possible ses allures habituelles. S’il eût demandé d’abord Tallien, Fouché et encore quelques-uns des plus salis, il les aurait eus sans difficulté. Saint-Just croyait comme lui qu’on ne devait frapper l’Assemblée que par l’Assemblée. Homme résolu et d’action, il ne voulait point agir ; il partageait le sentiment du spéculatif Robespierre. Tous les deux respectaient la loi.

Mais il n’y avait plus moyen de retenir le parti ; la Commune était lancée. Le volcanique Payan eût fait sauter les Comités ; Coffinhal, le rude Auvergnat, homme de bras et d’échiné, aurait jeté l’Assemblée par les fenêtres. Ils n’attendaient qu’un signal. Les robespierristes étaient mûrs pour leur 18 brumaire. Robespierre ne l’était pas, ni, je crois, la France non plus. Ils agirent sans Robespierre, malgré lui, et le perdirent.

Le soir, pendant que Robespierre lisait son discours aux Jacobins et les attendrissait de son péril, Henriot avait déjà l’autorisation de la Commune et distribuait par ses officiers à sa garde nationale triée l’ordre de prendre les armes pour le matin à sept heures.

Robespierre, après sa lecture, dit : « C’est mon testament de mort… Je vous laisse ma mémoire, vous la défendrez… S’il me faut boire la ciguë, vous me verrez calme… — Je la boirai avec toi, s’écria David. — Tous ! tous ! » Ce cri partit de toute la salle, avec des larmes et des sanglots.

Payan, Coffinhal et les autres étaient là brûlants, inquiets, ne sachant encore s’ils tireraient de la bouche de leur maître quelque parole qui semblât une approbation de leurs démarches imprudentes. Une tradition, propagée sans doute par les ennemis de Robespierre, veut qu’un mot lui soit échappé : « Eh bien, essayez encore ! Délivrez la Convention, comme vous le fîtes au 2 juin. Séparez les méchants des faibles ! » Telle eût été l’autorisation, certainement faible et indirecte, que le parti déjà lancé en eût tirée pour la révolte.

Collot, Billaud, étaient mêlés dans la foule ; on les reconnut, on les conspua. Collot essaya en vain de se faire entendre, il arracha son gilet pour montrer la meurtrissure des coups de Ladmiral ; d’ironiques huées l’accablèrent. Les couteaux se levaient sur eux. Ils s’enfuirent. La violence gagna les plus sages esprits. Couthon alla jusqu’à demander qu’on rayât les noms de tous les représentants qui avaient voté contre l’impression du discours de Robespierre. Les jacobins s’y laissèrent entraîner et se trouvèrent avoir proscrit la majorité de la Convention.

La question était de savoir si les hommes les plus en danger, comme Tallien, Fréron, Lecointre, pourraient mettre en mouvement les Comités refroidis par la sottise de Fréron.

Tallien avait double aiguillon. Du fond de la prison des Carmes lui était venu un billet de sa Thérésa : « Je vais demain au tribunal révolutionnaire ; je meurs avec le désespoir d’être à un lâche comme vous. » Tallien acheta un poignard, ou pour Robespierre, ou pour lui.

Dès neuf heures et demie du soir, Lecointre, toujours ridicule, même en un moment si grave, complètement armé en guerre, portant, sans parler d’autres armes, des pistolets à baïonnettes dont les pointes passaient ses poches, était à la porte du Comité de sûreté. Il n’y trouva que l’innocent et pacifique La Vicomterie. « On arme la garde nationale, dit Lecointre. Nous sommes tous perdus si vous n’arrêtez le maire, et Payan, et Henriot. » Le Comité était réuni au Comité de salut public, tous deux enfermés. Nul moyen d’entrer.

À une heure du matin, l’infatigable Lecointre heurtait de nouveau. Porte close ; il écrivit. Fréron eut même aventure. Il trouva Cambon à la porte, il lui dit que non seulement il fallait prendre Henriot, mais terrifier Robespierre, en frappant sa maison même, enlevant tous les Duplay. Cambon se chargea de le dire, força la consigne. Le spectacle qu’il vit au dedans l’étonna. Saint-Just écrivait et, tout en écrivant, de temps à autre disputait avec Billaud. L’interminable dispute avait commencé dès onze heures, par une scène violente de Collot d’Herbois. Saint-Just s’était froidement établi au Comité pour en observer l’attitude. Collot, rentrant des Jacobins, furieux, renversant les portes, s’était jeté sur Saint-Just, l’avait secoué, fouillé, croyant trouver sur lui les preuves de sa perfidie. Carnot, Barère, Lindet, Billaud, protégèrent Saint-Just, qui leur dit qu’il demanderait seulement que Collot et Billaud ne fussent plus au Comité, qu’au reste il leur montrerait son rapport avant de le porter à la Convention. Les choses en étaient donc là, déjà bien calmées, lorsque Cambon arriva. Il vit qu’on restait ennemi, mais que des ennemis si paisibles n’étaient pas pour agir beaucoup. Dès lors il sortit sans mot dire, convaincu que Robespierre et Saint-Just reprendraient le lendemain tout leur ascendant.

Rien n’était plus vraisemblable. Les Comités en étaient déjà à s’excuser devant Saint-Just. Comme il prétendait savoir qu’ils faisaient dresser par Fouché un acte d’accusation contre Robespierre, ils envoyèrent chercher Fouché et le firent interroger par le plus âgé, le bonhomme Ruhl. Fouché nia fort et ferme, et Saint-Just fit semblant de croire.

Cependant la lettre de Lecointre ayant enfin pénétré leur apprenait que, pendant qu’ils perdaient ainsi le temps, Henriot avait dès le soir fait appel aux armes. Ils résolurent, non d’arrêter la Commune, ni Henriot, mais de les mander. Henriot ne daigna venir. Mais Payan vint hardiment, comme Pétion au 10 août ; il se tira d’affaire plus facilement encore, près des rois de la Terreur, indécis comme Louis XVI.

Les Comités ne faisaient rien, ayant laissé échapper un si précieux otage, révélé leur paralysie, Saint-Just plia son rapport, prit son chapeau et partit. Il était cinq heures du matin.

Barère voyait tout échapper ; il commença à prendre peur. Il se refît robespierriste, s’approcha amicalement de Couthon : « Si l’on t’attaque, dit-il, ne crains rien ; je te défendrai. »

La Montagne était perdue si elle ne se sauvait elle-même. Elle n’avait pas grand’chose à attendre des Comités.

Mais l’instinct de conservation, la ferme volonté de vivre sont des passions trop clairvoyantes pour qu’on les aveugle aisément. Les plus menacés firent eux-mêmes la grande affaire du lendemain. Dure besogne. Il leur fallait s’adresser, à qui ? Aux restes de ceux qu’ils avaient proscrits, aux hommes que sans Robespierre peut-être ils auraient proscrits encore, qu’ils conspuaient, humiliaient, forçaient à l’hypocrisie. Ils vinrent à eux cependant, il le fallait bien, leur demander de perdre leur protecteur pour sauver leurs ennemis… Enfin ils demandèrent de vivre.

Il y avait encore quelques constituants dans la Convention. L’existence de ces ruines primitives d’un ancien monde, restées là à travers tant de cataclysmes, était, sans nul doute, un miracle, le miracle de leur prudence qui leur permettait de voter si longtemps contre leur parti et le miracle aussi de la politique de Robespierre. Les plus connus étaient Sieyès, un vieillard, le canoniste gallican Durand de Maillane, l’avocat Boissy d’Anglas.

On les attaqua par l’humanité : « Pouvez-vous voir, leur dit-on, rouler par jour soixante ou quatre-vingts têtes à la guillotine ?… Arrêtons l’horrible charrette ! … » À quoi ils dirent froidement : « Mais qui l’a lancée ? c’est vous. »

Une seconde ambassade faisait valoir la justice.

« Une minorité minime opprime la République… Comptez les robespierristes. Ce parti finit faute d’hommes. Son jugement, c’est le désert qui se fait autour de lui. » En réalité, dès avril, on ne put renouveler la Commune qu’en descendant au plus bas, aux illettrés, aux inconnus. Quel embarras en prairial pour recruter le tribunal ! Au greffe de Fouquier-Tinville, il disait de ses greffiers : « Ils sont bons à guillotiner ; mais, après, où en trouver d’autres ? »

Tout cela faisait peu à la droite. Elle avait le temps pour elle, s’agrandissant chaque jour de la lassitude, de la défaillance, de la lâcheté publique. Elle n’avait que faire d’agir. Robespierre, après l’avoir délivrée de la Montagne, devait se fondre lui-même et tarir comme parti.

Renvoyés la seconde fois avec une froideur ironique, les thermidoriens, frémissant d’une rage désespérée de vivre, vinrent prier encore ; et, cette fois, ils trouvèrent des mots pour tenter leurs ennemis : « Vous êtes la majorité… Qui gouvernera, si ce n’est vous après Robespierre ? »

Il faut dire pourtant que les thermidoriens eux-mêmes (excepté Rovère, Tallien, quelques-uns des plus scélérats) ne soupçonnaient nullement que ces hommes de la droite fussent en grand nombre des royalistes cachés. Ils ne savaient pas la transformation qui s’était faite, dans cette longue hypocrisie, chez des hommes habituellement avilis et provoqués. Le cœur ainsi comprimé s’était rejeté d’un présent si douloureux au passé, à la monarchie, à la haine de la République. De ceux qui s’adressèrent à eux et qui avec eux poussèrent dans la réaction, comme Legendre, Fréron même, la plupart étaient républicains (on le vit plus tard en 1795) et ils croyaient républicains ces gens de la droite. Ils leur demandaient secours, comme ils l’auraient fait à Vergniaud ; s’ils avaient quelque scrupule, c’était de s’associer à ce qu’ils croyaient la Gironde.

La droite finit par comprendre que, si elle aidait la Montagne à ruiner ce qui, dans la Montagne, était la pierre de l’angle, l’édifice croulerait. Chez une nation si peu changée, si anciennement idolâtre, écarter l’idole de la République, c’était infailliblement ramener l’idole de la royauté.

Robespierre, pas plus que Legendre ou Merlin (de Thionville), ne devinait cette perversité de la droite. Il la croyait girondine, mais enfin républicaine. Il croyait avoir avec elle un pacte tacite, au moins de garantie mutuelle, et ne devinait pas qu’en son dernier jour elle lui refuserait la vie qu’il lui avait conservée.

  1. Essai sur les fêtes nationales, par M. Boissy d’Anglas, 12 messidor, p. 22, 25, 67. Cette brochure d’un homme estimé dut faire croire à Robespierre qu’il était complètement accepté de la droite.