Histoire de la guerre entre les Etats-Unis d’Amérique et l’Angleterre/Chapitre 07

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Traduction par A. De Dalmas.
Corbet (Volume Ip. 205-256).

CHAPITRE VII.

Préparatifs des Anglais dans le Canada. — Incursion du major Forsythe. — Attaque dirigée contre Ogdensburgh. — Prise d’Yorck, et mort du général Pike. — Prise du fort George. — Affaire nocturne de Stoney-Creek, et capture des généraux Chandler et Winder. — Le général Brown défend Sackett’sharbour. — Le général Dearborn quitte le commandement de l’armée. — Combat de Beaverdams. — Seconde prise d’Yorck> — Les Anglais dévastent les bords du lac Champlain. — Croisière du commodore Chauncey sur le lac Ontario.


LA Grande-Bretagne, pendant l’hiver, avait envoyé un nombre considérable de troupes au Canada. Ses succès récents en Europe avaient éteint en elle toute envie d’accommodement, et elle le prouva bien en refusant la médiation de l’empereur de Russie. En outre des renforts dont nous venons de parler, le Canada avait pour sa défense une milice bien disciplinée et que le gouverneur anglais pouvait retenir, sous les armes aussi long-temps qu’il le voulait ; il en était bien différemment de notre côté. Pendant la première campagne, les chefs de plusieurs états opposés à la guerre se refusèrent à faire marcher leurs milices, et les volontaires qu’on voyait se porter avec tant d’ardeur vers l’ouest pour repousser les agressions des Indiens, étaient loin de montrer le même zèle pour prendre part aux hostilités sur notre frontière septentrionale.

Cependant, au moyen des grands préparatifs faits durant l’hiver, on espérait tenter dans le cours de 1815 quelques opérations plus importantes que celles de la précédente année. On avait, il est vrai, laissé échapper le moment propice pour attaquer le Canada : l’ennemi s’était tellement fortifié sous tous les rapports que la conquête de cette colonie offrait bien des difficultés, si même elle n’était pas tout-à-fait impossible. Toutefois si les états du nord voulaient prendre franchement part à la guerre, si la nation déployait ses immenses ressources, nous pouvions encore regagner le temps perdu, nous rendre maîtres de la navigation des lacs, et soumettre, tout au moins le haut Canada.

Par suite d’un échange de prisonniers, braves officiers rentrèrent dans les rangs de notre armée. Tonus les soldats enrôlés dans les états du centre et du nord furent envoyés sur la frontière septentrionale. Des magasins de vivres et de munitions de toute espèce se formèrent sur différents points. Enfin rien ne fut négligé par le gouvernement pour ouvrir la campagne d’une manière brillante et vigoureuse.

Au mois de février, un parti ennemi, qui avait traversé le Saint-Laurent à la recherche de quelques déserteurs, commit des déprédations envers les habitants du pays. Le major Forsythe, commandant à Ogdensburgh, résolut d’user de représailles. En conséquence, à la tête de ses chasseurs et de quelques volontaires, qui pour la plupart étaient des propriétaires du voisinage, il traversa le fleuve, surprit la troupe cantonnée à Elisabethtown, fit cinquante-deux prisonniers, au nombre desquels se trouvaient un major, trois capitaines et deux lieutenants, s’empara de cent vingt fusils, de vingt carabines, de plusieurs caisses de cartouches, et d’autres objets appartenant au gouvernement ; puis il revint heureusement sur la rive américaine sans avoir perdu un seul homme. Peu après cette petite expédition, on sut que les Anglais se disposaient à faire une attaque sérieuse contre Ogdensburgh. De suite le major Forsythe appela pour l’aider à défendre cette place la milice des environs ; mais, malgré tous ses soins, il ne put réunir que peu d’hommes. Les Anglais, au nombre douze cents, passèrent le fleuve, et attaquèrent la ville sur deux points à la fois : les Américains soutinrent la lutte pendant plus d’une heure ; mais à la fin accablés par les forces supérieures de l’ennemi, ils furent contraints de faire retraite après avoir perdu une vingtaine d’hommes. L’ennemi dut faire une perte beaucoup plus considérable, car le petit détachement sous les ordres du major Forsythe se composait en grande partie de chasseurs qui tiraient à merveille, et dont presque tous les coups portaient : aussi les Anglais, jugeant cette affaire d’après ce qu’elle leur avait coûté, voulurent la faire passer pour une victoire signalée. L’officier qui commandait au fort George envoya un exprès au colonel M’Feely à Niagara, pour le prévenir que ses batteries allaient faire une salve en l’honneur du triomphe des armes anglaises. Le colonel M’Feely lui répondit qu’il se trouvait assez heureux pour pouvoir lui rendre politesse pour politesse ; qu’il lui annonçait donc qu’au moment même de son salut il en tirerait un semblable pour célébrer la capture de la Java, frégate de sa majesté britannique, par une frégate américaine de pareille force.

Des corps de nouvelles levées avaient été rassemblés à Sackett’sharbour et ses environs. Faire en peu de mois de bons soldats avec des recrues qui n’avaient jamais touché une arme, était une chose nullement aisée ; cette tâche pénible fut remplie avec un zèle admirable par Pike, récemment promu au grade de brigadier-général, en récompense de ses bons services.

Fils d’un officier qui servait encore et qui n’avait pas quitté l’armée depuis la guerre de la révolution, Pike, élevé pour ainsi dire dans les camps, et ayant passé par tous les grades avant d’arriver à celui de général, connaissait parfaitement tous les détails de sa profession. Doué des sentiments les plus généreux, avide de gloire, toujours son ambition était subordonnée à l’amour de sa patrie. Il voulait réunir en sa personne au courage du soldat, à la science du général, les talents et les vertus qui rendent le citoyen recommandable. Déjà il avait su se distinguer par la manière dont il avait rempli la mission difficile d’explorer les sources du Mississipi et ensuite les montagnes occidentales d’où jaillit la rivière Arkansas. Dans l’une et l’autre de ces expéditions il avait montré tout ce qui peut être effectué par la force d’âme et la vigueur du corps, jointes à une grande prudence et à un esprit éclairé. Enfin, chéri de tous ses soldats, il savait leur communiquer sa noble ardeur. Il est donc peu surprenant que les troupes réunies à Sackett'sharbour aient été formées promptement à la discipline et aux, manœuvres militaires sous un pareil chef. Aussi ces mêmes troupes, à l’ouverture de la campagne, étaient-elles dans les meilleures dispositions, et prêtes à voler à la victoire.

L’occasion de montrer ce qu’elles valaient ne tarda pas à se présenter. Aussitôt que le lac Ontario fut dégagé de glaces, on songea à aller attaquer Yorck, capitale du haut Canada. Cette place de la plus haute importance était le dépôt de tous les magasins militaires des Anglais ; c’était de là qu’on fournissait des munitions à tous les postes de l’ouest ; on savait qu’il y avait sur les chantiers un grand navire de guerre presqu’achevé. Enfin on pensait que les Américains, une fois maîtres à Yorck, pourraient aisément s’emparer du fort George et ensuite, à l’aide de la flotte, porter leurs armes contre Kingston.

Dans une conférence que le général Dearborn, commandant en chef, eut vers le milieu d’avril avec Pike et les autres officiers supérieurs, tout fut arrangé pour mettre promptement à exécution le projet prémédité. Le major Forsythe, qui était retourné à Ogdensburgh dès que les Anglais s’en étaient retirés, reçut l’ordre de se rendre à Sackett’sharbour. Le commodore Chauncey devait, d’après les instructions du gouvernement, faciliter les mouvements de l’armée par tous les moyens qui étaient en son pouvoir, et en conséquence il disposa ses navires pour transporter les troupes. Le plan d’attaque, savamment conçu, était dû en partie à Pike, et à sa demande formelle le général en chef lui en confia l’exécution. Enfin tout étant prêt, et les troupes embarquées, la flotte appareilla et après une courte et heureuse traversée mouilla le 27 avril, à deux heures du matin, devant les ruines de Torento, à deux milles seulement à Yorck.

Les Anglais, dès qu’ils eurent connaissance de l’arrivée des Américains devant la côte, firent de promptes dispositions pour les empêcher de débarquer. Le général Sheaffe, à la tête de toute, la garnison à Yorck, qui se composait de sept cent-cinquante blancs et de cinq cents Indiens, sans compter un corps de grenadiers et de tirailleurs qui se trouvait accidentellement dans cette place, se hâta de se porter sur le rivage du lac : les Indiens furent mis en embuscade derrière les buissons qui se trouvaient au bord de l’eau, et la troupe réglée se rangea en bataille sur la plage. D’après le plan d’attaque convenu d’avance, les bateaux portant le major Forsythe et ses chasseurs furent les premiers à partir de la flotte, et ils devaient prendre terre justement à l’endroit où l’ennemi avait placé sa principale force ; aussi, dès que Forsythe approcha, il eut à essuyer un feu de mousqueterie très nourri. Cet officier, sachant qu’en débarquant ou plus haut ou plus bas, il dérangerait le plan général de Pike, résolut d’aborder hardiment dans le lieu même qui lui avait été indiqué, sans tenir aucun compte des dangers qu’il pourrait courir ; mais il fit d’abord lever les rames, afin de donner à ses chasseurs le temps et la facilité de décharger tours carabines sur l’ennemi.

Pike suivait attentivement des yeux les embarcations qui portaient son avant-garde : voyant qu’elles étaient arrêtées, il se jeta à la hâte dans le canot préparé pour lui et ses aides-de camp, et fit porter à terre, en donnant l’ordre au major King de le suivre avec toutes les troupes qui se trouvaient prêtes. Avant qu’il eût gagné le rivage, Forsythe était déjà débarqué, et se trouvait chaudement engagé avec toutes les forces de l’ennemi. Peu d’instants après, le major King étant arrivé avec quelques artilleurs, le corps de volontaires du colonel M’Clure et une trentaine de chasseurs, Pike se mit à la tête des premiers qui purent se former, et avec une poignée d’hommes seulement, il s’élança sur la berge malgré la grêle de balles que les grenadiers anglais faisaient pleuvoir sur lui : une fois sur la hauteur, il chargea l’ennemi avec tant d’impétuosité, qu’il le mit dans un désordre complet, et bientôt le força à prendre la fuite. À peine ce premier succès était-il obtenu, que les cors de chasse de la troupe de Forsythe annoncèrent par des fanfares que cette troupe aussi était victorieuse. Le combat n’était plus soutenu que de loin par quelques tirailleurs ennemis, quand un nouveau corps de grenadiers vint fondre tout-à-coup sur les troupes que le major King avait pour lors rangées en ligne sur le rivage. Ces troupes, si brusquement attaquées, montrèrent d’abord de l’hésitation ; mais reprenant bientôt toute leur ardeur première, elles repoussèrent l’ennemi, qui leur abandonna le champ de bataille. Les Anglais paraissaient disposés à revenir encore une fois à la charge ; toutefois apercevant les renforts considérables que sur ces entrefaites les Américains avaient reçus, ils continuèrent leur retraite, et laissèrent tranquillement effectuer le débarquement qui fut terminé vers dix heures du matin.

Quand toutes les troupes furent à terre, Pike les rangea dans l’ordre convenu, c’est-à-dire, en une seule colonne, à l’exception des chasseurs de Forsythe qui devaient rester sur les flancs pour se porter partout où besoin serait. Ensuite on commença la marche qui se fit avec la plus grande précision et avec autant de régularité que le terrain pouvait le comporter. Au moment où les Américains débusquèrent d’un bois qui les avait couverts, ils reçurent le feu d’une pièce de 24 tirée de l’une des batteries avancées des Anglais ; cette batterie fut attaquée et emportée en un instant, et nos troupes marchèrent de suite sur une seconde que l’ennemi abandonna en se retirant vers une enceinte où se trouvaient des magasins et des casernes.

Le général Pike fit faire halte ; et comme les casernes qu’il avait devant lui paraissaient vides, il voulut s’assurer, avant de se porter plus loin, si cette prompte retraite de l’ennemi ne cachait point quelque stratagème. En conséquence il envoya le lieutenant Riddle reconnaître les lieux. Pendant ce temps, le généreux Pike, aussi humain que brave, emporta dans ses bras un blessé anglais qui se trouvait dans une position dangereuse, et après avoir rempli cet acte de bonté qui en dit plus en sa faveur que des volumes entiers ne pourraient le faire, il s’était assis sur un tronc d’arbre pour questionner un sergent qui venait d’être pris, quand tout-à-coup une explosion effroyable se fit entendre. Les magasins qui se trouvaient près des casernes et à environ cent toises des Américains venaient de sauter : cinq cents barils de poudre enflammés à la fois remplirent l’air de terre, de pierres et de débris ! Des masses énormes et brûlantes tombèrent de toutes parts sur nos troupes, tuèrent ou blessèrent plus de deux cents hommes, et au nombre de ceux-ci se trouva le brave et trop infortuné Pike. La colonne américaine fut un moment ébranlée par cet épouvantable événement ; mais bientôt nos troupes, ranimées par le son de l’air national, Yankee doodle, etc., serrèrent les rangs et marchèrent en avant, faisant retentir les échos de cris de rage et de vengeance !

Les blessures de Pike étaient mortelles ; cependant conservant encore, malgré ses cruelles souffrances, toute son héroïque ardeur, en avant, mes braves amis, s’écria-t-il, vengez votre général ! Telles furent les dernières paroles qu’il put adresser à ses troupes, paroles qui les enflammèrent d’un nouveau courage. Quelques soldats le portèrent ensuite vers le rivage ; dans le chemin, des acclamations bruyantes annoncèrent le succès de l’attaque et réjouirent ses derniers moments : peu après on le conduisit à bord du navire le Pert, et le drapeau ennemi lui fut apporté ; à cette vue ses yeux reprirent pour un instant leur éclat accoutumé, il fit signe qu’on le plaçât sous sa tête, et il expira glorieusement entouré des trophées de la victoire !

Ainsi périt ce guerrier dont l’histoire conservera un honorable souvenir. Sage et prudeut au conseil, intrépide dans les combats, plein de loyauté, il possédait toutes les qualités du corps et de l’esprit qui font le véritable héros. Déjà si distingué au printemps de sa vie, que de belles actions son âge mûr ne promettait-il pas ! Bon, affable dans toutes ses relations, strict observateur des devoirs du citoyen, son unique ambition était de contribuer à la gloire et au bonheur de sa patrie. Jamais officier n’eut de plus exactes notions de l’honneur, ni de la manière dont on doit adoucir les horreurs de la guerre. Il en donna une preuve frappante en proclamant dans ce jour mémorable, qui pour lui fut le dernier, que quiconque se permettrait le moindre brigandage, la moindre violence envers les Canadiens, serait à l’instant même puni de mort.

Le colonel Pearce, comme plus ancien officier, prit le commandement des troupes, et s’avança de suite vers les casernes dont le major Forsythe avait déjà pris possession. Le plan d’invasion n’était malheureusement connu que du commandant en chef, et de Pike qui avait été chargé de le mettre à exécution ; la mort ayant enlevé ce dernier, il y eut de l’hésitation sur ce qu’on devait faire, on perdit un temps bien précieux ; car nul doute que, si l’on se fût mis immédiatement à la poursuite de l’ennemi, toutes ses troupes, tous ses magasins seraient tombés en notre pouvoir.

Les Américains, ayant repris leur marche vers la ville, rencontrèrent bientôt des officiers de la milice canadienne qui venaient offrir de capituler. Ces officiers paraissaient vouloir faire traîner la négociation en longueur ; et comme on supposa que c’était une nouvelle ruse du général Sheaffe pour avoir le temps d’opérer sa retraite avec les troupes de ligne, d’emporter ou détruire toutes les propriétés publiques, et enfin de brûler le navire qui était sur les chantiers, Forsythe et Ripley se portèrent en avant et furent bientôt suivis par toutes les troupes, auxquelles le colonel Pearce enjoignit de nouveau de ne commettre aucun excès. Enfin, à quatre heures de l’après-midi, les Américains furent en pleine possession d’Yorck.

La capitulation qui avait été faite portait que les troupes régulières, les miliciens, et les marins de tous rangs, seraient prisonniers de guerre ; que toutes les propriétés publiques seraient fidèlement livrées aux Américains ; que les propriétés privées seraient respectées ; que les autorités civiles conserveraient les pouvoirs dont elles étaient revêtues ; et qu’enfin les chirurgiens qui soigneraient les blessés ne seraient dans aucun cas considérés comme prisonniers. Ces conditions furent remplies de notre côté avec exactitude ; et malgré la conduite du général anglais, qui d’abord avait voulu lâchement écraser sous les ruines d’un magasin les troupes qu’il n’avait pu vaincre, et qui ensuite s’était soustrait à l’exécution de la capitulation en ce qui le concernait et les troupes de ligne, les Américains observèrent l’ordre le plus parfait, et ne donnèrent lieu à aucune plainte. Modération bien honorable, sans doute, et preuve éclatante du respect qu’ils portaient à la mémoire et aux dernières volontés de leur illustre général !

En entrant dans la salle où siégeait ordinairement la législature, on trouva un crâne humain au milieu des trophées qui ornaient le bureau du président ! d’autres nations se sont efforcées de civiliser les Indiens, et de leur faire adopter les mœurs européennes ; mais les Anglais, non contents de les laisser assouvir leur rage homicide, n’ont pas rougi d’imiter leurs féroces usages. Un crâne humain, décoration des assemblées publiques chez un peuple chrétien ! après cela, qu’y a-t-il d’étonnant aux abominations commises envers nous ? Que dirait l’éloquent et austère Chatam, s’il eût assez vécu pour être témoin de pareilles horreurs ? Ne penserait-il pas que son pays s’est ravalé au-dessous de l’humanité ? N’y aura-t-il donc pas quelques-uns de ces Anglais si généreux, si philantropes dans leurs discours, qui élèveront la voix pour instruire leur patrie de l’opprobre dont les actes de ses propres enfants ont couvert son nom dans ce nouveau monde ?

Malgré cette nouvelle preuve de la barbarie anglaise, nos soldats ne se permirent pas le moindre excès : ils se bornèrent à emporter la masse du président et l’abominable trophée dont nous venons de parler, et ils respectèrent même la salle où ils avaient trouvé un objet si capable d’allumer leur ressentiment. Le soir même de la prise d’Yorck, toutes les troupes en sortirent et allèrent coucher dans les casernes ; les chasseurs seuls de Forsythe restèrent dans la ville. Enfin la conduite des Américains fut si honorable, que les magistrats canadiens en adressèrent des remercîments publics au général Dearborn. Ce dernier, qui se trouvait à bord de la flotte, n’était débarqué qu’après la mort de Pike, et ne reprit le commandement des troupes que quand déjà elles étaient maîtresses d’Yorck. Nous avons omis de dire qu’aussitôt après le débarquement, le commodore Chauncey avait pris, malgré les vents contraires, une position d’où ses navires purent faire beaucoup de mal à l’ennemi. L’assistance de cet officier ne contribua pas peu au succès de l’expédition. Il eut trois hommes tués et onze blessés ; parmi les premiers se trouvaient les rnidshipmen Thompson et Hatfield dont la mort causa de vifs regrets a leurs camarades.

Au total la perte des Américains se monta à environ trois cents hommes tués ou blessés : elle eût été bien moins considérable sans l’explosion du magasin à poudre. Cet événement fit périr plusieurs officiers du plus grand mérite. Les capitaines Nicholson et Frazier, aides de camp de Pike, furent tous deux grièvement blessés, et le premier ne survécut que de quelques heures à son général. Parmi les officiers qui se distinguèrent le plus, on cita le lieutenant-colonel Mitchel qui, après l’explosion, reforma la colonne américaine ; enfin dans le rapport officiel, on donna les plus justes éloges au major Eustice, aux capitaines Scott, Young, Walworth, M’Glassin, Moore, et aux lieutenants lrvine, Fanning et Riddle.

Nous fîmes deux cent quatre-vingt-onze prisonniers, dont un lieutenant-colonel, un major, treize capitaines, neuf lieutenants, onze enseignes, un quartier-maître et quatre officiers de marine. Le nombre en aurait dû être plus grand, car, d’après la capitulation, le général Sheaffe, son état-major et toutes les troupes de ligne qu’il emmena devaient rester au pouvoir des Américains. Ce général ne montra pas sur ce point plus de bonnefoi qu’il ne l’avait fait en détruisant plusieurs des magasins militaires, alors même que, d’après ses ordres, on en stipulait la remise. Enfin une tache reste à sa réputation relativement à l’incendie de la poudrière vainement a-t-il prétendu que le hasard seul avait présidé à cet incendie, qui, dit-il, avait tué ou blessé quarante de ses hommes dans leur retraite. Les Américains, témoins de la manière dont les choses s’étaient passées, sont restés bien convaincus que le feu avait été mis à dessein, et à l’effet de détruire la colonne entière du général Pike, ce qui aurait eu lieu, si ce dernier n’avait pas fait faire halte à ses troupes, avant de les engager témérairement dans des constructions si récemment évacuées par l’ennemi. Quant à la perte de quelques Anglais par suite de l’explosion, elle ne peut disculper en rien le général ; car cette perte prouve seulement que la longueur de la mèche qui devait produire de si terribles effets avait été mal calculée, ou qu’on n’imaginait pas que les débris du magasin pussent être lancés à une si grande distance. Quoi qu’il en fût, la perte totale de l’ennemi monta à sept cent cinquante hommes ; des propriétés publiques, d’une immense valeur, furent détruites, et il en tomba encore entre nos mains pour plus de 500, 000 dollars. Le général Sheaffe, dans la promptitude de sa fuite, laissa derrière lui ses propres bagages, sa bibliothèque et tous ses papiers. Enfin, on peut dire que la prise d’Yorck fut une opération aussi brillante qu’avantageuse, et digne du brave Pike qui en avait donné le plan. Ce fut là le premier rayon de la gloire militaire à laquelle bientôt nos troupes surent atteindre, lorsqu’elles furent guidées par des officiers dont la guerre seule déploya et fit connaître les grandes qualités.

Le but de l’expédition étant pleinement rempli, les Américains évacuèrent Yorck le 1er mai, et s’embarquèrent de suite : néanmoins la flotte ne quitta son mouillage que le 8 ; et dans l’intervalle on dépêcha une goélette au général Lewis qui commandait à Niagara, pour l’informer du succès de nos armes, et des mouvements ultérieurs de l’année.

Le second objet qu’on avait en vue, était d’attaquer et de s’emparer, s’il était possible, des forts George et Érié. Le commodore Chauncey, étant maître pour le moment de la navigation du lac, pouvait conduire les troupes partout où leur présence était jugée nécessaire. En conséquence, le 8 mai au soir, le débarquement s’opéra à Four mile Creek, ainsi nommé parce qu’il se trouve à quatre milles de Niagara. Le jour suivant, deux goélettes et un détachement de cent hommes, sous les ordres du capitaine Morgan, furent expédiés pour détruire quelques magasins de l’ennemi à la tête du lac. À leur approche, quatre-vingts Anglais qui se trouvaient sur ce point firent retraite ; le capitaine Morgan s’empara donc des magasins, en tira la plus grande partie des munitions qu’ils contenaient, et après avoir incendié les bâtiments, vint rejoindre l’armée sans avoir brûlé une seule amorce.

Le 10 mai, le commodore Chauncey se rendit à Sackett’sharbour pour y conduire les blessés et y prendre quelques nouvelles troupes. Il quitta ce port le 22, laissant le pert et la Belle-Américaine pour veiller aux mouvements de l’ennemi, et arriva deux jours après à Niagara, amenant avec lui le régiment d’artillerie du colonel M’Comb, fort de trois cent cinquante hommes.

Le 26 mai, le commodore fut reconnaître la côte ennemie, pour choisir la place où le débarquement s’opérerait le plus aisément, et en même-temps déterminer les positions dans lesquelles les navires qui tiraient le moins d’eau devraient s’embosser. Cette reconnaissance faite, l’attaque fut fixée au lendemain. On prépara tous les bateaux qui devaient servir au transport des troupes, et dont plusieurs avaient été construits tout exprès. L’ennemi apercevant ces préparatifs se mit à tirer de l’une de ses batteries ; les Américains ripostèrent, et bientôt tous les canons des deux forts furent en jeu. Cette canonnade dura quelques heures ; elle fit, à ce qu’il parut, beaucoup souffrir le fort George qui eut entre autres dommages son mât de pavillon emporté : toutes les constructions qui avoisinaient ce fort furent criblées de boulets. Du côté des Américains la perte se borna à peu de chose. Pendant ce temps tous les bateaux filèrent tranquillement vers Four mile Creek ; et aussitôt qu’il fit nuit, on commença l’embarquement de l’artillerie sur le Madison, l’Onéida et la Dame du Lac. Toutes les troupes montèrent à bord des bateaux ; enfin à trois heures du matin le signal du départ fut donné. Comme il faisait un calme plat, les petits navires purent seuls appareiller, et pour le faire se servirent de leurs avirons. Les navires la Julia, le Growler, l’Ontario, le Gouverneur Tomkins, la Conquête, l’Hamilton, l’Asp et le Scourge, allèrent s’embosser à portée de fusil de terre, de manière à protéger le débarquement, et à pouvoir faire le plus de mal possible aux batteries de l’ennemi.

À la pointe du jour, toutes les troupes, au nombre de quatre mille hommes, partirent, et l’ennemi commença sur elles un feu roulant d’artillerie et de mousqueterie. Cette petite armée se composait d’une avant-garde commandée par le colonel Scott qui s’était conduit si vaillamment au même lieu l’année précédente, et de trois brigades sous les ordres des généraux Boyd, Winder, et Chandler. Scott débarqua sous l’une des batteries que le navire Gouverneur Tomkins venait de réduire au silence, et il fut suivi successivement et en ordre par les autres brigades ; mais un assez fort vent d’est, qui s’éleva tout-à-coup, et qui rendit les eaux du lac très-houleuses, ne permit pas aux grands navires tels que le Madison, l’Onéida, d’approcher de la côte aussi vite qu’on s’y attendait, de sorte que le régiment d’artillerie du colonel M’Comb, et les canonniers de marine sous le capitaine Smyth, qui se trouvaient à bord de ces deux navires avec leurs pièces, ne purent mettre à terre que quelque temps après que l’affaire était décidée.

L’avant-garde, sous le colonel Scott, avait eu à essuyer avant d’aborder un feu de file de plus de douze cents soldats de ligne rangés sur le rivage ; ce petit corps, fort seulement de cinq cents hommes d’élite, avança sans hésiter, et lorsqu’il fut près de la rive, officiers et soldats se jetèrent dans l’eau jusqu’à la ceinture, et rivalisèrent à qui serait plus vite à terre. Ce fut le capitaine Hindman qui le premier toucha le territoire ennemi. Aussitôt que cette vaillante jeunesse fut formée sur le rivage, elle chargea les Anglais avec tant de furie que ceux-ci prirent la fuite en désordre, les uns cherchant un abri dans les bois, les autres tâchant de regagner les retranchements : les premiers furent vivement poursuivis par le major Fersythe, tandis que le général Boyd, avec sa brigade, se porta promptement contre le fort. La garnison de cette place, saisie d’une terreur panique, était incapable de faire une sérieuse résistance ; et Niagara ayant dans ce moment ouvert un feu très-vif, le commandant anglais, dont la position devenait de plus en plus critique, fit placer des mèches allumées dans tous ses magasins, et donna l’ordre à ses gens d’évacuer le fort George. Cette évacuation fut opérée avec désordre, et les troupes ne se trouvèrent pas plutôt en rase campagne qu’elles se mirent à fuir dans toutes les directions. Le colonel Scott les poursuivit, et déjà il les serrait de près, quand le général Boyd lui envoya l’ordre de rallier.

Les troupes américaines prirent immédiatement possession du fort, et éteignirent le feu, déjà violent, et qui en peu de minutes aurait fait sauter les magasins. Le général Boyd et le colonel Scott s’élancèrent sur le parapet pour abattre le pavillon britannique ; mais le capitaine Hindman, le même qui le premier avait touché le sol canadien, plus leste qu’eux, s’empara de ce pavillon, et fut le porter au commandant en chef. À midi, toutes les fortifications dépendantes du fort George étaient en notre pouvoir ; et nos troupes, qui avaient passé onze heures sous les armes, étaient trop fatiguées pour songer à poursuivre l’ennemi qu’on ne tarda pas à perdre de vue.

La perte des Anglais, si on considère le peu de temps que l’engagement dura, paraîtra fort considérable : ils abandonnèrent sur le champ de bataille cent huit hommes tués et cent-soixante blessés ; cent quinze soldats de ligne et cinq cents miliciens furent en outre faits prisonniers. Les Américains de leur côté eurent trente-neuf hommes tués et cent huit blessés : parmi les premiers se trouva le lieutenant Hobard, et parmi les seconds le major Ring, les capitaines Arrowsworth, Steel et Roach, et le lieutenant Swearingen. Le 49e régiment britannique, décoré du titre pompeux d’invincible, était à cette affaire, et son commandant, le colonel Myers, fut blessé et fait prisonnier. Cet engagement fut d’autant plus glorieux pour les Américains qu’ils combattirent en nombre inférieur ; car il n’y eut que l’avant-garde du colonel Scott, et partie de la brigade du général Boyd qui donnèrent ; aussi ces deux chefs reçurent-ils des éloges bien mérités dans le rapport du général Dearborn : celui-ci désigna également à la reconnaissance nationale le colonel Porter et le major Armistead de l’artillerie, et le capitaine Totten du génie, qui tous trois avaient si bien dirigé le feu des batteries américaines, que celles de l’ennemi furent presque totalement démantelée. Dans ce rapport on vit figurer pour la première fois le nom du lieutenant de la marine Olivier Perry, que depuis on a surnommé le héros du lac Érié. Ce brave officier était venu de lui-même offrir ses services dans la nuit qui précéda l’attaque, et il fut de la plus grande utilité tant pour rembarquement que pour le débarquement des troupes.

Le commodore chauncey, par la manière habile dont il avait disposé ses navires, rendit la position de l’ennemi non-tenable, et coopéra puissamment au succès de cette mémorable journée. Quant au général Dearborn, quoique malade au point de ne pouvoir quitter le lit qu’on lui avait dressé sur le pont du Madison, il donna de là les ordres relatifs à l’attaque avec tout le sang-froid qu’on aurait pu attendre de l’homme le mieux portant. Le lendemain de la prise du fort George, le lieutenant Perry fut expédié avec cinquante matelots à Blackrock pour conduire de là cinq navires à Érié : un armement naval se formait dans ce port, et on espérait que vers le milieu de juin il serait en état de faciliter les opérations du général Harrison.

Le général anglais Vincent, après la capture du fort George, avait effectué sa retraite vers la tête du lac Ontario ; il avait été rejoint par quelques troupes tirées du fort Érié et de Chippewa ; et comme on sut qu’avec un millier d’hommes il avait pris position sur les hauteurs qui dominent la baie de Burlington, le général Winder demanda au commandant en chef et obtint d’aller attaquer cette position. Ce général, après deux jours de marche, arriva à Twentymile Creek, et là apprit que le général Vincent, au moyen de renforts considérables venus de Kingston, avait alors avec lui plus de quinze cents hommes de troupes réglées, sans compter les Indiens et quelques miliciens. Winder, en conséquence de cette information, pensa prudent de s’arrêter où il se trouvait, et d’y attendre des forces additionnelles qu’il avait envoyé demander au général Dearborn ; et il fut bientôt rejoint par le général Chandler qui amena sa brigade, et qui se trouvant le plus ancien de grade prit le commandement supérieur.

Le jour même de leur jonction, les se portèrent en avant, et, après avoir rencontré et repoussé plusieurs partis de l’ennemi, ils campèrent sur le bord d’un ruisseau nommé Stoney-Creek. Les bagages avaient été mis à bord de plusieurs embarcations qui devaient côtoyer le lac : pour assurer leur arrivée, les colonels Christie et Bœrstler, avec le 13e et le 14e régiments qu’ils commandaient, furent envoyés prendre position à deux milles du principal corps, sur la pointe de terre qui forme la baie de Burlington et qui se trouve sur la route du fort George à Yorck et à Kingston.

Les rives du Stoney-Creek sont de hauteur inégale ; l’une assez basse communique à des prairies, l’autre fort escarpée est entièrement rocailleuse. Ce fut sur celle-ci que le général Chandler posa son camp de chaque côté de la grande route d’Yorck ; au centre on plaça l’artillerie. Une petite hauteur sur la gauche fut occupée par quelques troupes afin d’empêcher l’ennemi de s’en emparer en cas d’attaque. La cavalerie, commandée par le colonel Burns, prit poste sur les derrières pour se porter partout où besoin serait. Le général eut soin de placer une grand’garde d’une centaine d’hommes à une chapelle qui se trouvait à un quart de mille en front de sa division ; enfin il ne négligea aucune précaution pour se mettre à l’abri de toute surprise.

Les Anglais se trouvaient dans une situation très-critique : attaquer ouvertement et en plein jour les Américains si supérieurs en nombre eût été le comble de la folie. Il ne leur restait d’autre ressource que de traverser des déserts inhabités pour aller rejoindre le général Proctor vers Détroit, ou d’essayer le résultat d’une attaque nocturne. N’ayant point de vivres, le premier de ces projets était à peu près inexécutable ; et, forcés d’adopter le second, ils résolurent de tenter la fortune la nuit suivante. La cruelle alternative dans laquelle l’ennemi se trouvait n’avait pu échapper à la sagacité des généraux américains, et ils devaient savoir que de leur vigilance et de leur fermeté dans cette occasion dépendait le succès de la campagne, car si une fois le corps du général Vincent avait été détruit ou pris, Proctor, coupé de toute communication avec les provinces de l’est, se serait vu forcé de faire une retraite prompte et difficile, et de laisser un champ libre aux opérations de l’armée de l’ouest. Malheureusement, comme nous allons le raconter, il en fut tout autrement que ce qu’on pouvait si justement espérer.

Les soldats du 25e régiment, dans la soirée de leur arrivée près du Stoney-Creek, avaient fait plusieurs feux sur la rive opposée à celle où était leur bivouac, et en retournant à minuit reprendre le poste qu’on leur avait assigné, ils laissèrent ces feux allumés. Vers cette même heure l’ennemi s’approcha des lignes américaines, et, par une négligence qu’on ne sait comment qualifier, l’avant-garde, qui avait été placée dans la chapelle dont nous avons parlé, se laissa surprendre, et tous les hommes dont elle se composait furent tués ou faits prisonniers sans avoir tiré un seul coup de fusil.

L’ennemi, profitant de ce premier avantage, s’avança en silence jusqu’au lieu où les feux du 25e régiment brûlaient encore. Ces feux, faisant croire aux Anglais que nos troupes n’étaient plus qu’à quelques pas d’eux, ils poussèrent tous ensemble des cris aigus, à la manière des Indiens, et se disposèrent à faire main basse sur tout ce qui se présenterait. Ces cris donnèrent l’alarme aux Américains qui, ainsi que nous l’avons dit, étaient tous de l’autre côté du ruisseau ; et de suite le 25e régiment qui n’avait pas quitté ses armes commença un feu très-vif sur l’ennemi qu’on distinguait à la lueur des feux, cause de sa méprise : les Anglais ripostèrent ; mais tirant au hasard ils produisirent peu d’effet ; et bientôt, ayant dépassé les feux, ils disparurent entièrement. La nuit, excessivement sombre, ne permettait pas de reconnaître s’ils avaient opéré leur retraite, ou s’ils se disposaient à attaquer à l’arme blanche. Dans cette incertitude les Américains cessèrent de tirer ; et quelques coups de fusil s’étant fait entendre sur les derrières, le général Chandler fit faire voile face à l’un de ses régiments pour repousser toute attaque qui viendrait de ce côté. Pendant que ce général faisait ces dispositions à l’extrême droite, son cheval s’abattit sous lui, et il fut rudement jeté à terre ; cependant après s’être un peu remis de l’étourdissement causé par sa chute, il se releva, et essaya, de gagner à pied le centre où se trouvait l’artillerie. Sur ces entrefaites, l’ennemi, à la faveur des ténèbres, augmentées encore par la fumée de la fusillade, s’était glissé jusque sur la grande route, et se mêlant aux artilleurs américains, les avait chassés de leurs pièces. Ce fut alors que le général Chandler arriva sur ce point ; entouré d’Anglais, il fut forcé de se rendre.

Le général Winder, qui commandait à la gauche, ayant entendu quelque tumulte au centre, s’y porta aussitôt, et, dans l’obscurité, prenant les Anglais pour les canonniers américains, il fut également fait prisonnier. L’ennemi emmena à la hâte deux pièces qui se trouvaient attelées, en renversa deux ou trois de dessus leurs affûts, et s’éloigna avec la plus grande rapidité. À la pointe du jour, il était déjà à une grande distance, et couvert par une forêt. Dans cette affaire le général Vincent avait aussi été jeté à bas de cheval, et il ne put rejoindre sa troupe que le jour suivant, après avoir couru les plus grands dangers, et avoir éprouvé des fatigues incroyables.

Les Américains eurent seize hommes tués, trente-huit blessés, et perdirent en outre quatre-vingt-quatorze prisonniers, plus les deux généraux, un major et trois capitaines. L’ennemi éprouva une perte plus sévère, surtout en officiers, et il laissa entre nos mains une centaine d’hommes. On a généralement jeté beaucoup de blâme sur la conduite du général Chandler qui commandait ; mais nous pensons que c’est à tort ; car cet officier avait pris les plus sages mesures, et ce ne fut nullement sa faute si ceux qu’il avait placés en avant-garde se laissèrent surprendre. Quant à sa capture et au à celle du général Winder, elles furent l’effet d’un de ces malheureux hasards de la guerre auxquels les hommes les plus braves et les plus prudents sont souvent exposés.

Les Anglais firent grand bruit de cette affaire, et l’annoncèrent comme une victoire signalée la prise accidentelle des deux généraux américains put la faire passer pour telle ; mais cependant il est vrai de dire que dans l’action ils éprouvèrent une perte énorme, qu’ils furent forcés de se retirer plutôt en vaincus qu’en vainqueurs, et que, si on les eût poursuivis de suite, la plupart d’entre eux seraient tombés entre nos mains.

Immédiatement après cet engagement nocturne, le colonel Burn, de concert avec les autres officiers, jugea nécessaire de se replier sur Forty mile Creek, et il y fut peu après joint par le régiment du colonel Miller et par les généraux Boyd et Lewis. Ce dernier prit le commandement supérieur.

Le général Vincent envoya un parlementaire sous le prétexte apparent de l’informer du nombre des blessés qui étaient tombés entre nos mains ; mais son véritable but était de connaître la position et la force des Américains. Il dépêcha ensuite un exprès au commodore sir James Yeo, commandant les forces navales anglaises sur le lac Ontario, pour l’informer du succès qu’il avait obtenu, et de la situation de l’armée américaine. En conséquence, le 8 juin, sir James vint avec sa flotte mouiller à un mille du rivage, et envoya une goélette, qui tirait peu d’eau, pour détruire les bateaux chargés des bagages de notre armée ; mais les capitaines Archer et Towson firent rougir des boulets dans un four qu’ils avaient construit en moins d’une demi-heure, et aussitôt qu’ils en eurent envoyé quelques-uns vers la flotte, elle remit à la voile, et se mit hors de portée de canon. Sir James fit alors sommer le général Lewis de se rendre, ainsi que ses gens ; faisant, suivant l’usage anglais, sonner bien haut qu’avec une flotte en front, les Indiens sur les derrières, et des troupes de ligne prêtes à l’attaquer de tous côtés, il n’avait d’autre espoir de salut que dans une prompte capitulation. Le général américain, n’étant pas dupe d’une si vaine bravade, la méprisa et n’y fit aucune réponse. Ayant ensuite reçu du commandant en chef l’ordre de retourner au fort George, il se mit en marche, et n’eut à repousser que quelques Indiens qui le harcelèrent pendant toute la route. Les bateaux chargés des bagages n’eurent pas autant de bonheur ; ils furent rencontrés par une goélette anglaise qui en captura ou détruisit un assez grand nombre.

L’expédition du général Dearbon contre le fort George pensa nous coûter bien cher ; car les Anglais, instruits de l’absence des troupes et de la flotte américaines, résolurent de profiler d’une circonstance si favorable pour tenter de se rendre maîtres de Sackett’sharbour. Ils n’ignoraient pas de quelle importance cette place était pour nous. Là se trouvait notre grand dépôt militaire et naval, là était amoncelé tout le butin fait à Yorck, et là enfui une immense quantité de bois et de tous les objets nécessaires a la marine avait été amenée à grands frais, comme au lieu le plus convenable et le plus commode pour la construction et le radoub de notre flotte du lac Ontario. Un navire, nommé le général Pike, était sur les chantiers et presqu’achevé ; le Glocester, capturé à Yorck, se trouvait dans le port ; enfin nous possédions à Sackett’sharbour des approvisionnements de toutes sortes dont la valeur était incalculable.

Sir George Prévost, gouverneur du haut-Canada, ayant formé le projet de s’emparer de tant de richesses, vit bien que pour le mettra à exécution, il fallait agir avec vigueur et surtout avec célérité. En conséquence, ayant fait embarquer mille hommes d’élite à bord de la flotte de sir James Yeo, qui se composait du Royal-George, du Prince-Régent, du Earl-Moka, du Wolf et de quelques autres bâtiments de moindre force, il parut devant Sackett'sharbour le vingt-sept mai, jour même où, dans une autre partie du lac nos troupes victorieuses s’emparaient du fort George.

Le lieutenant Chauncey, qui, avec deux petits navires, croisait à l’entrée du port, rentra aussitôt, en tirant le canon d’alarme. Ce signal fut de suite répété par toutes les batteries de terre, pour rappeler les soldats dispersés dans la campagne. La ville était confiée aux soins du lieutenant-colonel Backus ; mais le général Brown, dont la brigade de milice était retournée dans l’intérieur à l’expiration de son temps de service, et qui se trouvait alors dans sa maison à huit milles seulement de Sackett'sharbour, avait reçu la prière de prendre le commandement supérieur de la place dans le cas où elle serait attaquée. Il s’y rendit donc dès qu’il eut entendu le canon d’alarme. La garnison se composait de deux cents invalides, et de trois cents hommes, tant marins, qu’artilleurs et dragons démontés ; il se trouvait en outre sur ce point cinq cents miliciens ou volontaires d’Albany, commandés par le colonel Mills.

Le 28 mai, la flotte ennemie se montra à environ cinq milles du rivage, portant vers le port ; mais dans le même moment sir James Yeo, ayant aperçu quelques barges américaines qui amenaient des troupes d’Oswego, et cherchaient à doubler North-Point, il dirigea toute son attention de ce côté et parvint à s’emparer de douze des barges. Croyant ensuite qu’il en viendrait d’autres, il passait reste du jour à croiser tout près de la côte dans l’intention de les intercepter. Pendant ce temps, le général Brown ne négligea rien pour augmenter ses moyens de défense : les environs de la place étaient couverts d’épaisses forêts ; il n’y avait qu’un seul point où le débarquement pût s’effectuer, et on y construisit à la hâte une redoute où la milice fut placée, prête à tirer sur l’ennemi au moment où il s’approcherait. Les troupes réglées et les canonniers furent postés en seconde ligne, plus près des casernes et des autres bâtiments publics. Enfin le général Brown tira tout le parti possible du répit que l’ennemi lui accordait, et ses dispositions judicieuses furent généralement approuvées.

Le 29, les premiers rayons du jour firent apercevoir toutes les forces de l’ennemi, commandées par sir George Prévost en personne, s’avançant dans les embarcations de la flotte. Un feu très-vif et bien dirigé les fit s’arrêter, et on se disposait à leur envoyer une seconde décharge, quand tout-à-coup les miliciens, saisis d’une terreur panique telle que l’éprouvent souvent des hommes qui pour la première fois voient une bataille, se mirent à fuir en désordre sans écouter leurs officiers qui cherchaient à les rallier ; le brave colonel Mills fut tué en s’efforçant de les ramener au combat.

L’ennemi, après cette honteuse fuite, débarqua sans obstacle, et s’avança rapidement vers les casernes ; mais son mouvement fut retardé par quelques fantassins sous les ordres du major Aspinwall et par les dragons démontés du major Lavalle : ces deux officiers disputèrent le terrain pied-à-pied aux Anglais si supérieurs en nombre, et ils se replièrent sur les casernes où, avec le reste des troupes réglées commandées par le colonel Backus, ils soutinrent bravement l’attaque.

Dans le même temps, le général Brown, étant parvenu à rallier la compagnie du capitaine M’Nith, forte d’environ quatre-vingt-dix hommes, prit l’ennemi en flanc et lui fit beaucoup de mal. Ensuite voyant qu’il était impossible de repousser de vive force les assaillants qui faisaient de plus en plus, de progrès, il imagina un stratagème dont nous allons rendre compte, et qui lui réussit parfaitement. Sachant que la plupart des miliciens, honteux de leur lâche conduite, s’étaient ralliés non loin du champ de bataille, il fut les trouver, leur inspira un nouveau courage, les forma en pelotons, et se mit avec eux à traverser un bois qui conduisait au bord de l’eau, ayant bien soin de se laisser voir par l’ennemi, quoique ayant l’air de vouloir cacher son mouvement. Sir George, croyant sans doute que c’étaient des troupes fraîches qui voulaient l’attaquer en queue, et lui couper la retraite, ordonna de suite, à ses gens de retourner vers les bateaux. Ceux-ci avaient éprouvé près des casernes la résistance la plus vigoureuse et la plus opiniâtre ; un feu destructeur et continu avait éclairci leurs rangs, et le lieutenant Fanning, quoique grièvement blessé, ayant eu encore assez de force pour tirer un canon à mitraille sur l’une de leurs colonnes presqu’à bout portant, ils étaient déjà en désordre lorsque la retraite fut ordonnée. Aussi s’effectua t-elle avec toute l’apparence d’une véritable déroute, en laissant entre nos mains les morts, les blessés et un grand nombre de prisonniers.

Pendant qu’on se battait, on vint dire au lieutenant Chauncey que nos troupes étaient en déroute, et que tout était perdu. En conséquence cet officier, suivant les instructions qu’il avait reçues avant l’affaire, mit immédiatement le feu à tous les magasins ; et quand il connut la fausseté de la nouvelle qu’on lui avait apportée, il ne put se rendre maître de l’incendie dont lui-même était l’auteur qu’après que déjà il avait fait d’énormes ravages.

Nous eûmes en tout vingt-deux hommes tués et quatre-vingt blessés : parmi les premiers se trouva le colonel Mills, et au nombre des seconds le lieutenant-colonel Backus, qui à l’attaque des casernes donna des marques de la plus grande bravoure. L’ennemi laissa sur le champ de bataille vint-cinq hommes tués et vingt-deux blessés, sans compter ceux qui avaient péri avant le débarquement, et ceux qu’on avait pu emporter à bord de la flotte. Le soir même de l’attaque, le lieutenant-colonel Little, après avoir fait une marche forcée de quarante milles en un seul jour, arriva avec six cents hommes, et fut peu après suivi par d’autres renforts qui venaient de tous côtés. Cependant sir George Prévost osa sommer la place de se rendre. Vaine fanfaronnade à laquelle on fit la réponse qu’elle méritait. En conséquence, baissant le ton, il se borna à demander qu’on enterrât les morts, et qu’on eût soin des blessés ; puis il retourna à Kingston, où, dans une pompeuse proclamation, il annonça qu’il avait remporté une victoire signalée. Mais malheureusement il ne put le faire croire à personne, car le dommage que nous avions éprouvé, quoique très-grand, était infiniment moindre que celui qu’il espérait nous causer ; et quel que fût le succès qu’il avait obtenu d’abord, il ne pouvait nier d’avoir été honteusement forcé de se rembarquer à la hâte, en abandonnant ses blessés. Le général Brown mérita et reçut des applaudissements universels, et, par sa conduite dans cette occasion, il posa la base de la réputation glorieuse qu’il ne tarda pas à acquérir.

Peu après ces événements, le commodore Chauncey et le général Lewis revinrent à Sackett’sharbour, et ce dernier s’occupa à réparer les bâtiments et les magasins qui avaient souffert de l’attaque et de l’incendie. Vers le même temps le général Dearborn, dont la maladie avait augmenté au point de l’empêcher d’agir, quitta le service et laissa le fort George sous la garde du général Boyd.

Le 16 juin, le lieutenant Chauncey, croisant devant Presque isle avec la Lady of the Lac, rencontra et amarina un navire anglais nommé Lady Murray, qui avait à bord plusieurs officiers et soldats, et une quantité d’approvisionnements militaires. Vers la même époque, un parti ennemi fut attaquer le village de Sodus, pilla et brûla la plupart des bâtiments publics et particuliers, et ensuite se retira à l’approche de la milice des environs qui, à la nouvelle de ce pillage, s’était rassemblée à la hâte.

Nous eûmes dans le même mois un plus grand revers à déplorer. Un détachement anglais avait pris position à Lacoose’s house à environ dix-sept milles du fort George, et était soutenu par deux autres plus rapprochés de cette place. On résolut de les déloger, et cette expédition mal conçue, dangereuse et d’aucune utilité, fut confiée au lieutenant-colonel Boerstler, sous les ordres duquel six cents hommes, tant miliciens et volontaires que soldats de ligne, furent placés. Le 28 juin, le colonel Boerstler s’étant approché de l’ennemi, fut tout à coup attaqué derrière et devant par differentes hordes d’Indiens : il parvint à les repousser ; mais cet engagement avait donné le temps aux troupes anglaises d’arriver sur les lieux, de sorte que les Indiens revenant une seconde fois à la charge, les Américains se trouvèrent entourés de tous côtés, et n’eurent plus d’autre ressource que de se percer un chemin au travers des ennemis. Ceux-ci augmentant continuellement en nombre, tous les efforts que fit Boerstler pour se dégager furent inutiles, et ayant déjà épuisé presque toutes ses munitions, un tiers de ses troupes étant hors de combat, il crut devoir, après avoir conféré avec ses officiers, accepter la capitulation qui lui était offerte. Cette capitulation portait que les blessés seraient traités avec soin ; que les officiers conserveraient leurs épées ; qu’on ne se permettrait aucun pillage ; et qu’enfin les volontaires seraient renvoyés sur parole. Les Anglais, suivant leur usage, n’observèrent aucune de ces conditions ; ils laissèrent les Indiens dépouiller entièrement les prisonniers, et loin de renvoyer chez eux les volontaires, ils les firent embarquer sur deux petits navires qui devaient les conduire à Kingston ; mais dans la traversée ces braves jeunes gens s’emparèrent des navires, et après avoir couru plusieurs fois le danger d’être repris, ils arrivèrent sains et saufs sur la côte américaine.

Quelques jours après l’événement malheureux que nous venons de rapporter, les Anglais, renforcés par le corps du général de Rottenburgh, investirent le camp américain devant le fort George. Une partie de leurs troupes prit position à Ten mile Creek, et le reste fut placé sur les hauteurs de Burlington. Pendant quelques jours, il n’y eut que de légères escarmouches entre les avant postes ; mais le 8 juillet toutes les forces des deux côtés se trouvèrent successivement engagées, sans qu’il en résultât rien d’important. Néanmoins un incident de cette affaire ne doit pas être passé sous silence. Le lieutenant Elridge, jeune officier de la plus grande espérance, entraîné par une noble témérité, s’avança avec une trentaine d’hommes jusqu’au milieu des Anglais entourés bientôt de toutes parts, la plupart de ses soldats furent tués en combattant ; mais lui, ainsi que dix autres malheureux, se rendirent prisonniers sous condition d’avoir la vie sauve ; jamais depuis on n’a entendu parler d’eux, et tout porte à croire qu’ils furent inhumainement massacrés par les féroces Indiens. Ces dignes alliés des Anglais mutilèrent les cadavres dont ils s’emparèrent, et on assure même qu’ils portèrent leur abominable rage jusqu’à arracher les cœurs de leurs victimes, et à s’en faire un horrible festin !

Le général Boyd, voyant quel avantage l’ennemi tirait des Indiens, pensa que la magnanimité qui nous avait empêchés de les recevoir comme auxiliaires dans l’armée du Nord pourrait nous devenir funeste ; en conséquence il accepta les services de la nation Seneca, forte de quatre cents guerriers sous les ordres de Young Corn Planter, ou O’Beal, Indien célèbre qui, après avoir été élevé dans l’un de nos collèges, était retourné chez les siens, et avait repris leurs mœurs et leur costume. Mais il fut expressément stipulé avec ces guerriers que jamais ils ne porteraient une main violente sur le faible ou le désarmé, et que surtout ils renonceraient à l’usage si féroce d’enlever les crânes et les chevelures des ennemis. À leur honneur, aussi bien qu’à celui des officiers américains sous lesquels ils se trouvèrent, il est à dire que pendant toute la guerre, ils observèrent strictement ces conditions, et ne commirent aucun de ces actes de barbarie dont les Indiens, servant sous la bannière britannique, se rendaient journellement coupables.

Le 11 juillet, deux cents Anglais traversèrent le Niagara, et attaquèrent Blackrock : la milice stationnée sur ce point prit d’abord la fuite ; mais bientôt jointe par quelques soldats de ligne, tous ensemble revinrent à la charge, et forcèrent l’ennemi à se rembarquer, laissant derrière lui neuf hommes tués, et son commandant le colonel Bishop mortellement blessé.

Dans le même mois, une seconde expédition contre Yorck ayant été résolue, trois cents hommes, sous le colonel Scott, s’embarquèrent à bord de la flotte du commodore Chauncey, et mettant à terre près d’Yorck, sans qu’on fût préparé à les recevoir, ils chassèrent les troupes qui se trouvaient sur ce point, détruisirent tous les approvisionnements que l’ennemi y avait rassemblés, rendirent la liberté à une partie des hommes pris avec le colonel Boerstler, et revinrent à Sackett’sharbour sans avoir éprouvé aucune perte considérable.

Les Anglais, qui, a cette époque suivaient, ainsi que nous le dirons dans le chapitre suivant, un système de dévastation sur nos côtes maritimes, voulurent en faire autant sur les bords du lac Champlain. De chaque côté on avait formé une petite marine sur ce lac ; mais celle des États-Unis était loin de se trouver en aussi bon état et aussi forte que celle de l’ennemi. Nous ne possédions en tout sur ce point que quelques barges armées, quelques bateaux canonniers, et deux goélettes, le Growler et l’Eagle, sous les ordres du lieutenant Sydney Smith. Au commencement de juillet ces deux goélettes, ayant été attaquées par une force infiniment supérieure, furent forcées de se rendre après avoir soutenu un combat long et honorable. Dès-lors les Anglais, étant seuls maîtres sur le lac, en profitèrent pour débarquer tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, pillant et saccageant tout sans pitié. Le 25 juillet ils se rendirent au nombre de douze cents à Plattsburgh, s’en emparèrent sans la moindre résistance, et cependant non contents de détruire les magasins et les bâtiments publics, sans motif, sans aucun avantage pour eux, ils incendièrent les maisons et les ateliers de plusieurs habitants, et se retirèrent chargés de butin, fruit de leurs rapines. Les mêmes excès furent ensuite commis à Swanton, dans l’état de Vermont. De tels actes, qui ne servaient en rien au succès de la guerre, avaient pour résultat d’exaspérer les citoyens qu’on traitait avec tant d’indignité, et de les disposer à quelque future période à prendre une vengeance éclatante d’un ennemi pour qui rien n’était sacré.

Dans le même temps, les forces navales sur lac Ontario avaient pris de part et d’autre une apparence formidable, et cette petite mer allait devenir le théâtre des plus habiles manœuvres. Le navire le Général Pike, de vingt-deux canons, lancé récemment avait rendu la flotte du commodore Chauncey à peu près égale à celle du commodore sir James Yeo. Celui-ci un peu moins fort que son adversaire, avait un grand avantage sur lui, en ce que ses navires étaient plus fins voiliers, et que ses capitaines, plus au fait de la tactique navale, évoluaient en escadre avec plus de précision. Cependant cet officier, sachant combien il importait à l’Angleterre de ne pas risquer dans un combat la souveraineté du lac, déployait dans toutes les occasions ce que l’art offrait de ressources pour éviter un engagement général ; tandis qu’au contraire, amener les deux flottes à une action prompte et décisive était le plus cher désir du commodore Chauncey, et le but constant de ses efforts. Ces habiles officiers montrèrent les plus grands talents dans ces diverses évolutions, et il n’y eut qu’une voix sur les éloges que chacun d’eux méritait.

Le 7 août, les deux flottes se trouvèrent en présence. Le commodore Chauncey, qui était au vent, laissa arriver et rangea la ligne ennemie ; quand il fut par le travers du navire de tête, il tira quelques coups de canon pour s’assurer s’ils portaient, mais les boulets n’atteignant pas le but désiré, il revira et prit les amures à tribord ; sa ligne de bataille était peu serrée, et les goélettes, qui formaient la queue, se trouvaient à six milles en arrière. Sir James Yeo vira aussi, et prit les amures au même bord que les Américains ; mais, s’apercevant bientôt que ceux-ci, sur l’autre bordée, le doubleraient facilement, il vira une seconde fois, et fit route au nord en forçant de voile. Le commodore Chauncey le poursuivit jusqu’à la nuit, et, comme ses goélettes se trouvaient très-éloignées, il fit le signal de ralliement général. Dans ce moment le vent commença à souffler avec une grande force, et sa violence augmentant de plus en plus, à minuit les goélettes le Scourge et le Hamilton sombrèrent sous voile ; les lieutenants Winter et Osgood, qui les commandaient, furent engloutis dans les flots avec la plus grande partie de leurs équipages, dont seize hommes seulement furent sauvés.

Le matin suivant, l’ennemi, qui était encore en vue, apercevant par la perte que nous avions faite qu’il avait une supériorité marquée, manœuvra pour se rapprocher ; ce que voyant le commodore Chauncey, il dépêcha deux de ses navires pour engager l’action. L’ennemi, lorsque ces deux navires furent près de lui, voulut les couper, mais ne pouvant y réussir, il serra le vent et s’éloigna. Dans ce moment un fort grain vint tomber sur notre flotte, et le commodore craignant d’être séparé, dans la bourrasque, de ceux de ses bâtiments qui marchaient mal, ordonna de mouiller dans le Niagara y ce qui fut exécuté. Pendant qu’il était à ce mouillage, il prit au fort George cent cinquante hommes pour servir comme soldats de marine, et les distribua sur tous ses navires.

Le 9, les Américains remirent à la voile. L’ennemi était toujours en vue, et toute la journée se passa à manœuvrer. À onze heures du soir le feu commença entre les deux arrière-gardes, et en quinze minutes il devint général. À onze heures et demie, la flotte américaine qui se trouvait au vent laissa arriver, à l’exception du Growler et de la Julia qui ne purent suivre cette manœuvre. Ces deux navires virèrent le cap au Sud, de sorte que les Anglais se trouvaient entre eux et le reste de la flotte américaine. Celle-ci fila de l’avant pour engager l’ennemi avec plus d’avantage, et l’éloigner des deux navires compromis ; mais sir James Yeo, après avoir échangé quelques boulets avec le commodore Chauncey, se mit à poursuivre le Growler et la Julia. Bientôt il les atteignit, et après une canonnade qui dura jusqu’à une heure du malin, ces deux navires lurent forcés de se rendre aux forces si supérieures qui leur étaient opposées, mais ce ne fut pas sans avoir fait beaucoup de mal à l’ennemi. À la pointe du jour la flotte anglaise se trouvait encore en présence quoiqu’assez éloignée. Elle ne montra aucune envie de renouveler l’engagement, et peu après disparut. Le commodore Chauncey de son côté retourna à Sackett’sharbour, pour ravitailler sa flotte.

Sir James Yeo annonça cette affaire comme une grande victoire ; cependant s’il eut un léger avantage, il le dut à ce que les navires dont il s’empara, lourds et mauvais marcheurs, ne purent obéir aux ordres du commodore américain ; et il est vrai de dire qu’avant et après cette capture, dont il a voulu tirer tant de gloire, le combat lui fut plusieurs fois présenté sans qu’il osât jamais l’accepter.