Histoire de la littérature française (Lanson)/Sixième partie/Livre 1/Chapitre 2

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Librairie Hachette (p. 860-873).


CHAPITRE II

L’ÉLOQUENCE POLITIQUE


L’éloquence au xviiie siècle : écrite, plutôt que parlée. — 1. L’éloquence révolutionnaire, défauts que la littérature lui communique dès sa naissance. — 2. Mirabeau : caractère, idées, éloquence. — 3. Autres orateurs de la Constituante : Barnave. Orateurs de la Législative : Vergniaud. Orateurs de la Convention : Danton. — 4. Napoléon : son goût et son imagination.

Il n’y a pas eu lieu pour nous de consacrer une étude particulière aux œuvres oratoires du xviiie siècle. Il n’y a plus d’éloquence religieuse après Massillon, du moins dans l’église catholique : car lorsque Rousseau parle sur la Providence et la conscience, sur la religion et sur la morale, nous avons reconnu dans sa parole une inspiration protestante ; notre grand orateur philosophique est un prêcheur de Genève. L’éloquence judiciaire est bien médiocre encore, bien verbeuse, bien prétentieuse, reflet tantôt pâle et tantôt criard des styles et des idées dont la littérature enivrait le public : et plutôt que de feuilleter les mémoires d’Élie de Beaumont, de Linguet, de Loyseau de Mauléon, des avocats de métier, on fera mieux de relire ce que Voltaire écrivit pour les Galas et ses autres protégés, ou les Mémoires de Beaumarchais, et les mémoires ou plaidoyers de Mirabeau dans le procès en séparation qu’il soutint contre sa femme : les écrits de ces avocats d’occasion sont les vrais chefs-d’œuvre de l’éloquence judiciaire.

L’éloquence politique n’existe pas encore : les institutions ne lui font point de place. Cependant, comme aux deux siècles précédents, les agitations parlementaires font parfois appel ou donnent issue aux facultés oratoires des magistrats : dans les querelles religieuses de la première moitié du siècle, on distingue l’âpre fermeté du janséniste abbé Pucelle, dans les luttes du Parlement contre la cour et les ministres qui précèdent la Révolution, les fougueux emportements de Duval d’Epréménil. Mais cela est bien peu de chose. La véritable éloquence politique de ce temps doit se chercher dans les écrits : dans tous ces petits libelles par lesquels Voltaire, par exemple, excite l’opinion publique, dans toutes ces déclarations virulentes que, sous un titre ou sous un autre, Rousseau, Diderot, Raynal lancent contre les institutions de l’ancien régime. Et dans les lettres qui furent écrites depuis 1700 il serait facile de noter toute sorte de commencements, comme des poussées et des jets d’éloquence politique, même chez des femmes. À mesure que la Révolution approche, l’intérêt passionné qu’on prend aux affaires publiques, aux principes, aux réformes, fait éclore de toutes parts, dans toutes les sociétés, des facultés oratoires qui se dépensent dans les conversations et dans les correspondances.

On peut rattacher encore à l’éloquence politique ce que l’on pourrait appeler l’éloquence administrative : les discours, les rapports, par lesquels des avocats généraux ou présidents de Parlement, des intendants, des ministres indiquent des abus, tracent des plans de gouvernement, s’associent selon le caractère de leurs emplois à la direction des affaires publiques. La Chalotais, dans son Essai d’éducation nationale, Servan, dans son Discours sur l’administration de la justice criminelle, mais surtout Turgot, dans son admirable lettre au roi, qui est ce que sont les déclarations ministérielles de notre république parlementaire, nous offriraient les modèles du genre.

Mais enfin nous ne pouvons-nous arrêter à toutes ces promesses, germes, équivalents de l’éloquence politique. L’année 1789 arrive, et nous apporte les institutions nécessaires au développement de cette éloquence : et c’est un des faits considérables de l’histoire littéraire du temps.


1. L’ÉLOQUENCE RÉVOLUTIONNAIRE.


L’éloquence révolutionnaire occupe un espace de dix années (1789-1799) : dans toutes les assemblées qui se succèdent, dans les États Généraux devenus bientôt Assemblée constituante (1789-1791), dans l’Assemblée législative (1791-1792), dans la Convention (1792-1795), partout, sauf dans les deux Conseils juxtaposés des Anciens et des Cinq-Cents (1795-1799), elle est représentée par de brillants et vigoureux talents. Dans les plus mémorables journées des luttes parlementaires, elle fait sentir sa domination : elle force les convictions qui résistent, elle fait reculer les haines qui menacent, elle donne même parfois d’éclatants triomphes à ceux qui étaient montés à la tribune suspects, accusés et déjà plus qu’à demi proscrits. Mais elle se lie trop intimement à notre histoire politique, et l’on ne pourrait exposer les facultés oratoires des Constituants, des Girondins, des Montagnards, sans raconter toute la Révolution.

Car le véritable intérêt des monuments de l’éloquence révolutionnaire est dans le terrible drame dont on suit jour à jour pour ainsi dire les péripéties : drame national, où s’explique une des grandes crises qu’ait traversées notre pays, drame individuel, où des caractères énergiques défendent à chaque instant leur autorité, leur honneur, leur vie. Tout cela est d’un intérêt brûlant. Mais, séparée des faits de l’histoire, saisie seulement dans ses formes littéraires, l’éloquence révolutionnaire perd singulièrement de sa valeur. D’abord, à mesure que l’on avance, les polémiques personnelles et les rivalités de parti y tiennent plus de place ; les passions qui se donnent cours sont intenses, mais communes et sans finesse ; le spectacle n’en est pas très nécessaire à notre éducation psychologique. En second lieu, les discours de la période révolutionnaire n’apportent pas un bien grand nombre d’idées originales ou de théories neuves : qui connaît Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, l’Encyclopédie, n’a pas grand chose à recueillir des orateurs ; ils répètent ce que les philosophes ont écrit.

Et enfin, ils le répètent moins bien : le malheur de l’éloquence révolutionnaire est que sa puissante expansion coïncide avec une période d’affaiblissement littéraire. De là la générale médiocrité des formes oratoires. La langue est molle, pâteuse, diffuse, elle se défait jusque chez les plus vigoureux orateurs ; le vocabulaire n’est pas pur, et je ne parle pas des néologismes nécessaires, des noms d’institutions ou d’opinions nouvelles, des abréviations pratiques du jargon politique : je parle de l’emploi des termes courants et communs de la langue française. Un Mirabeau parle de citoyens peu moyennés, d’idées subverties, de gens qui se routinent ; un Vergniaud nous entretient de la répulsion des ennemis, pour faire entendre qu’il faut les repousser. Les pires défauts de la littérature philosophique ont passé à nos orateurs : les grands mots vagues, les formules abstraites, les déclamations ronflantes, la sentimentalité débordante ; ils nous apparaissent comme de mauvais copistes de Diderot et de Rousseau. Un faux goût d’antiquité décore les discours de toute sorte d’ornements mythologiques, grecs, romains ; on n’entend plus retentir que les noms de Catilina, de Marius, de Lysandre, de Thémistocle. Une détestable rhétorique semble apporter des collèges à la tribune tout l’arsenal des métaphores, comparaisons, allusions, citations qui servaient depuis deux siècles aux discours latins des écoliers. En général aussi, le dédain superbe des faits que nous avons remarqué dans la philosophie du xviiie siècle, se retrouve chez nos orateurs : ils les écartent de leurs discours, ils construisent a priori, posent des principes et tirent des conséquences ; le solide soutien des faits manque à leurs vastes compositions.

Si bien que, littérairement, notre éloquence politique manque son entrée : elle revêt précisément les formes qui vont mourir. Elle s’embarrasse à ses débuts des traditions qui peuvent le plus la gêner. Plus simple, plus naturelle, elle aurait été plus près du véritable art, elle eût plus facilement rencontré les formes qui ne passent pas. Elle se fût aussi plus facilement détachée de l’histoire : telle qu’elle est, elle a besoin d’être encadrée dans les circonstances, rapportée aux actions et aux intérêts qui lui ont donné lieu. Par là seulement elle redevient vivante. Réduite par le goût du temps à tendre vers la noblesse et l’élégance, elle est moins expressive que la réalité brute, qu’elle enveloppe de verbiage et délaye dans le lieu commun. En un mot, elle n’est pas du tout l’équivalent littéraire des caractères et des faits de la Révolution.

On comprendra donc que nous nous contentions d’esquisser rapidement les physionomies des principaux orateurs qui se distinguèrent du commun : à la Constituante, Mirabeau et Barnave ; à la Législative et à la Convention, Vergniaud ; à la Convention, Danton et Robespierre. Aux Cinq-Cents, nous n’aurions à nommer que deux débutants. Royer-Collard et Camille Jordan, que le 18 Brumaire mit brutalement en disponibilité, et qui se retrouveront quinze ans plus tard parmi les orateurs de la Restauration[1].


2. MIRABEAU.


Le comte de Mirabeau[2] sortait d’une forte et fière race. Ces Riquetti, transplantés de Florence en France au xiiie siècle, intelligents, énergiques, peu maniables, de bon service et d’indépendante humeur, ennemis-nés des commis, des courtisans et des ministres, nous expliquent la monstrueuse nature de leur dernier descendant. Gabriel-Honoré était né avec une intelligence prompte et souple, capable de tout recevoir et de tout garder, avec des appétits démesurés : il avait d’effrayants besoins d’action et de sensation, il lui fallait se dépenser et jouir plus que les autres hommes. Pour son malheur, il eut affaire au père le plus absolu, le plus pénétré des droits de son autorité paternelle, qui se soit jamais rencontré : dès les premières résistances de l’enfant, le marquis s’irrita et voulut le briser rudement. Une pension qui était comme une maison de correction, quatre prisons, dont une de trois ans et demi, une sentence d’interdiction, quinze lettres de cachet : tous ces moyens ne servirent qu’à exaspérer la haine du père, à raidir le fils dans sa révolte, et à diffamer le nom de Mirabeau dans le public. Mirabeau porta toute sa vie le poids de son passé : il eut la gloire, jamais l’estime et la confiance. Quelles étaient ses fautes ? Une vie désordonnée, des dettes, des duels, des séductions : tout ce que de charmants seigneurs faisaient communément sans perdre leur réputation de galants hommes, tout ce qui valait à un Lauzun sa royauté mondaine. Mais le monde ne pardonna pas à Mirabeau cette sorte de férocité, d’exaspération physique qui remplaçait chez lui la légèreté du libertinage à la mode : une fougueuse nature éclatait dans ses vices, au lieu de la gracieuse corruption qu’on était accoutumé à admirer. Et surtout le monde ne saurait pardonner au scandale. Or le père et le fils remplirent pendant quinze ans la France du bruit de leurs débats. Et après le père, ce fut la femme : Mirabeau plaida lui-même contre sa femme devant le Parlement d’Aix (1782) ; il ne put empêcher la séparation d’être prononcée ; et il ne resta de ce procès tapageur que les imputations également diffamatoires des deux parties.

Au milieu de tous ces désordres et de tous ces scandales, Mirabeau travaillait, s’instruisait, s’assimilait une prodigieuse variété de connaissances. Il arrachait par son intelligence et sa capacité de travail l’admiration de son oncle le bailli et, pendant leurs rares trêves, celle même de son père. Les trois années qu’il passa au donjon de Vincennes furent de fécondes années d’études et de méditations. Les facultés oratoires s’éveillaient en lui ; ce qu’il apprenait, il avait besoin de le rendre ; il lui fallait dégorger toutes les idées qui encombraient son cerveau. Déjà dans une de ses précédentes prisons il avait fait un Essai sur le despotisme : à Vincennes, il écrivit d’éloquentes réflexions sur les prisons d’État et les lettres de cachet ; il écrivit surtout ses fameuses Lettres à Sophie, incroyable mélange de déclamations sincères et de renseignements exacts, où l’amour déborde parmi la philosophie, la politique, la morale, où tout Mirabeau se découvre, avec la grandeur et les bassesses de sa nature, avec sa violence de tempérament et son immoralité foncière, mais aussi avec ses généreuses aspirations, son information encyclopédique, et l’éclat de sa forme oratoire : c’est du Rousseau, si l’on veut, du Rousseau plus trouble, plus débraillé, plus tumultueux, et toutefois aussi plus raisonnable, plus avisé, plus pratique.

Libre, il voyage en Angleterre, en Prusse ; ses lettres à Chamfort, sa Monarchie prussienne nous témoignent de sa curiosité et de sa clairvoyance. Partout il porte sa netteté de conception et la vigueur de son éloquence : Beaumarchais en apprend quelque chose, lorsqu’ils représentent des intérêts opposés dans l’affaire des eaux de Paris. En quelques mois, sous la direction de Panchaud et de Clavière, Mirabeau s’était fait financier. Il avait servi, puis combattu Calonne. Il attaque Necker. La question financière était la grande question politique du temps : elle conduit Mirabeau, avec bien d’autres, à réclamer la convocation des États Généraux.

Il espérait y trouver sa place. La noblesse de Provence le repoussa ; il fut député du Tiers : son éloquence, déjà révélée par son procès en séparation, se déploya avec éclat dans tous les débats auxquels les élections donnèrent lieu. Il arriva à Paris précédé d’une réputation que justifièrent ses débuts : il fut bientôt reconnu pour le premier orateur de l’Assemblée. Mais dans cet orateur il y avait un homme d’État. Il guida admirablement le Tiers dans sa lutte contre les deux autres ordres, contre la cour et le roi. Mais dès qu’il voulut retenir la majorité, enrayer le mouvement révolutionnaire, la mésestime et la défiance qu’avait voilées un moment sa popularité, reparurent ; on l’accusa de trahison, de vénalité. Sa correspondance avec le comte de la Mark le justifie en partie : il reçut en effet une pension de la cour ; écrasé de dettes, ayant d’immenses besoins d’argent, il trouva le salut dans cette combinaison : c’était une indélicatesse, qu’avec son immoralité radicale il ne sentit pas. Mais il ne trahissait pas, il ne se vendait pas : car il se fit payer pour défendre ses propres opinions, qu’il eût défendues gratuitement, et quand même. Mais ceux qui le payaient ne croyaient pas en lui ; ceux qui l’écoutaient n’y croyaient plus : la cour perdit son argent.

« Il était laid, nous dit un contemporain [3] : sa taille ne présentait qu’un ensemble de contours massifs ; quand la vue s’attachait sur son visage, elle ne supportait qu’avec répugnance le teint gravé, olivâtre, les joues sillonnées de coutures ; l’œil s’enfonçant sous un haut sourcil,… la bouche irrégulièrement fendue ; enfin toute cette tête disproportionnée que portait une large poitrine… Sa voix n’était pas moins âpre que ses traits, et le reste d’une accentuation méridionale l’affectait encore ; mais il élevait cette voix, d’abord traînante et entrecoupée, peu à peu soutenue par les inflexions de l’esprit et du savoir, et tout à coup montait avec une souple mobilité au ton plein, varié, majestueux des pensées que développait son zèle. » Et Lemercier nous montre « les gestes prononcés et rares, le port altier » de Mirabeau, « le feu de ses regards, le tressaillement des muscles de son front, de sa face émue et pantelante ». À travers le barbouillage du style, il nous fait bien voir l’orateur.

Mirabeau avait l’éloquence qui enlève les foules et les assemblées, les puissants mouvements, les amples phrases, l’élan imprévu et impérieux : il était superbe pour menacer ou maudire. Ses répliques foudroyantes, ses adjurations pressantes fleurissent toutes les anthologies. À vrai dire, il y a dans ces grands effets, à notre goût, un peu d’emphase, un geste trop magnifique, trop de son ; c’était le goût du temps. Mirabeau y a donné complaisamment, et dans les théâtrales banalités dont la pauvre antiquité faisait les frais, la poussière de Marius, Catilina aux portes : c’était là que jadis on admirait le grand orateur. Heureusement il a d’autres mérites pour se faire estimer : il a la logique serrée, vigoureuse, sophistique parfois avec un air de franchise, toujours sûre et saisissant en tout sujet les arguments essentiels ou les preuves efficaces. Il est de ceux qui savent voir les faits, et les présentent : s’il raisonne souvent sur la théorie et les principes, c’est la nécessité du temps qui l’y force ; l’assemblée travaille, et il travaille avec elle à établir une constitution en France. Ses discours sont substantiels, solides, faits véritablement pour instruire ceux qui les entendent. Il faut se défier de l’orateur, mais on peut apprendre du publiciste. Il drape son éloquence sur d’excellents mémoires, très précis et très nourris.

Ces mémoires n’ont pas toujours été préparés par lui. Il joignait à ses grands dons celui de savoir utiliser le travail d’autrui. Tous ses ouvrages sont remplis de pages simplement transcrites de quelque livre. Dans un de ses plaidoyers contre sa femme, il introduisait de belles phrases émues, qui étaient d’un sermon de Bossuet. Dans d’autres, il répétait mot pour mot ce que lui avait fourni l’avocat Pellenc. Pour ses discours à l’Assemblée nationale, le même Pellenc, le Genevois Étienne Dumont, Clavière, Duroveray lui fournissent des matériaux, des plans, des développements entiers : il utilisait même, dit-on, les billets qu’on lui faisait passer à la tribune, et qu’il lisait tout en parlant. « Mais, disait Dumont, qu’importe d’ailleurs ? S’il sait mettre à contribution ses amis, s’il sait leur faire produire ce qu’ils n’auraient jamais fait sans lui, il en est véritablement l’auteur. » Du moins, nous sommes assurés par ses travaux antérieurs de la capacité de son esprit, de l’étendue de ses connaissances : si, accablé d’affaires, il dut recourir à des secrétaires pour la préparation de ses discours, c’était une économie de temps, et non un supplément de génie qu’il y cherchait. Il dirigeait leur travail, le contrôlait, le gardait ou le modifiait selon ses vues, l’animait de son éloquence.

Après tout, c’est par l’intelligence que vaut Mirabeau. Il a des appétits, des passions physiques ; il a des facultés oratoires, le don de brider et de passionner : mais nulle sensibilité de l’âme, au fond ; toujours de sang-froid, maître de lui, l’esprit net, agile, subtil, un esprit à la Montesquieu, comme l’a très bien vu M. Faguet, qui s’enveloppait d’une éloquence à la Rousseau. Regardez-le dans sa carrière politique : jamais le sentiment ne lui a arraché un discours, inspiré un acte ; tout en lui est d’un politique qui observe et calcule. Il a un tempérament d’homme d’État parlementaire, un souci de la légalité, des formalités même et des règlements, qui le fait patienter, temporiser, négocier avec une prudence incroyable, lorsqu’il s’agit d’amener les deux premiers ordres à se réunir au Tiers. Les phrases retentissantes qu’on cite de lui n’y font rien : il n’a rien du révolutionnaire, que les circonstances qui le produisent ; c’est un homme du centre gauche, et il excelle à la politique de couloirs. Il croit aux fictions constitutionnelles, aux contrepoids qui assurent le délicat équilibre des pouvoirs : il sait exactement le point jusqu’où l’exécutif doit aller, la ligne que le législatif ne doit jamais franchir. Il a vu que la Révolution ne pouvait se sauver que par une translation de propriété qui intéresserait des milliers d’individus à garantir l’ordre nouveau : mais les biens du clergé vendus, les privilèges de la noblesse supprimés, l’égalité civile et politique établie, la liberté assurée, la royauté devenue constitutionnelle, Mirabeau fut content ; il ne s’occupa plus que de conserver cet ordre qu’il estimait conforme au gouvernement idéal ; et comme pour le fonder il avait fallu vaincre la royauté, tout son soin tendit à fortifier la royauté. Il espérait y trouver le frein capable de retenir l’État sur la pente où il glissait, sur la pente du despotisme parlementaire. C’est l’idée qui lui a dicté son discours sur le droit de paix et de guerre, le dernier de ses grands triomphes oratoires. Il avait l’esprit monarchique, et absolument opposé à la démocratie.


3. GIRONDINS ET MONTAGNARDS.


Nous n’avons pas à nous arrêter aux défenseurs de l’ancien régime contre lesquels lutta Mirabeau : le cynique et violent Maury, le sincère et mesuré Cazalès [4]. Mais lorsqu’il voulut marquer le point d’arrêt de la Révolution, parmi ceux qui le dépassaient et devinrent ses adversaires se rencontre un orateur de premier ordre, Barnave [5], qui avait été avocat au barreau de Grenoble. Nature généreuse et sensible, passionné pour la tolérance, l’humanité, la liberté, il avait adopté une éloquence nette, sobre, sévère, volontairement un peu froide. On peut en prendre une idée dans son Discours sur le droit de paix et de guerre, où il combattait Mirabeau et la prérogative royale : c’est un rappel aux principes, une déduction serrée, sans écarts et sans éclats ; aucune emphase, ni métaphores, ni comparaisons, ni allusions ambitieuses ; seulement parfois il allègue une autorité, telle que « l’autorité bien imposante de M. de Mably ». Il y a là une sorte de raideur doctrinaire qui est d’un assez puissant effet.

À l’Assemblée législative se font remarquer les représentants du département de la Gironde, Vergniaud, Guadet, Gensonné, et, à leurs côtés, Isnard, venu du Var ; ils se retrouvent à la Convention, où les joignent Barbaroux, député de Marseille, Louvet envoyé par le Loiret, et Buzot, qui arrive d’Évreux [6]. Isnard eut d’éclatants débuts ; Buzot, en ses derniers temps, trouva dans la violence parfois inintelligente de ses haines une éloquence singulièrement nerveuse et vibrante. Mais puisque Mme Roland, qui était l’âme du parti, n’eut pas accès à la tribune, puisqu’elle fut réduite à verser les passions et les idées qui la brûlaient dans ses Mémoires rédigés en prison, c’est à Vergniaud qu’il appartient, mieux qu’à personne, de représenter l’éloquence girondine [7]. C’était un avocat bordelais, nonchalant, inappliqué, sans connaissances précises, sans netteté pratique. Il avait des tendances plutôt que des idées. Mêlant Montesquieu, Voltaire et Rousseau, il rêvait une république aimable, qui donnât du bien-être et du plaisir, qui développât le luxe et les arts. Il était égalitaire, contre la cour et la noblesse ; absolument indifférent et irréligieux, sans hostilité contre les prêtres ; aristocrate, en face du peuple, moins par conviction politique que par répugnance d’homme bien élevé. Il avait la parole facile, fluide, animée cependant et ardente : il n’était ni profond ni précis, mais il s’échauffait au son de sa propre parole, et il devenait entraînant. Paresseux comme il était, il dressait avec un souci méticuleux les plans de ses discours, numérotant les idées, marquant les paragraphes, piquant ici une image, là un souvenir antique, s’aidant en un mot de tous les secours de la rhétorique classique. Il aimait les effets de répétition : dix fois il ramenait le même mol au début d’une phrase, la même proposition au début d’un paragraphe : il tirait parfois de ce procédé de pathétiques effets. Il excellait à étendre les vastes lieux communs, à remuer les grands sentiments généraux : c’était l’homme qu’il fallait pour discourir sur le danger de la patrie.

En face des Girondins, à la Convention, parmi la foule des Montagnards se détachent Danton et Robespierre [8]. L’éloquence de Robespierre est une prédication, un long enseignement de vertu, un catéchisme verbeux de religion civile, où la théologie édifiante s’entremêle d’aigres diatribes contre les méchants et les impies. Ce Picard bilieux, haineux, pontifiant me fait penser à son compatriote Calvin, à qui il est de toutes façons inférieur, et intellectuellement, et moralement, et littérairement. Il s’acharna à fonder une religion d’État, à formuler en un credo légal le déisme de Jean-Jacques. Il poursuivit sa chimère théocratique, et immola avec sérénité comme ennemis de Dieu et de la vertu tous les hommes qui faisaient ombrage à sa vanité, échec à son ambition.

Danton fait avec lui le plus parfait contraste : celui-ci sort grandi des plus récentes études sur la Révolution française [9]. C’était un robuste Champenois, aux formes athlétiques, au masque vulgaire et puissant, sensuel, débraillé, actif, hardi, d’intelligence claire et forte : il n’était pas grand discoureur, et il passa pour ignorant parce qu’il ne citait pas l’antiquité, et ne faisait pas d’amplifications creuses. Mais justement c’est pour cela qu’il nous plaît. Il a une éloquence pratique et technique, familière, courant au fait, se ramassant en mots brefs, saccadés, énergiques, qui se gravent dans les esprits ou mordent les cœurs : et son discours échappe au verbiage, et au jargon ampoulé du temps ; il n’y a personne dont la forme ait moins vieilli ; et il a chance d’être avec Mirabeau le plus véritable orateur de la période révolutionnaire.


4. NAPOLÉON.


Le 18 Brumaire fit taire les orateurs. Pendant quinze ans, une seule voix s’élèvera, impérieuse, mais éloquente. L’éloquence était un moyen de gouvernement, presque une nécessité pour ce parvenu qui, régnant par l’admiration et la confiance, devait entretenir la foi en son infaillible génie : il fallait que dans chacune de ses paroles il fit sentir la supériorité dont il tenait son droit. Napoléon s’y étudia, et y réussit. Il fut le dernier des grands orateurs révolutionnaires. Formé à l’école des Montagnards, il continua leurs traditions : mais un juste instinct l’avertit de condenser le verbiage de la tribune, et de se régler plutôt sur la nette concision des rapports et la fermeté saisissante des proclamations, où certains Jacobins avaient donné de curieux modèles d’éloquence administrative ou militaire. Il se fit une forme courte, brusque, tendue, nerveuse, admirablement expressive et de sa nature réelle et de l’idée qu’il voulait donner de lui, admirablement adaptée à l’âme élémentaire des foules ou des armées.

On voit cette éloquence se former à travers la verbosité et la médiocrité de ses premiers écrits [10]. On la voit se déployer dans toute sa correspondance, où il n’y a pas à vrai dire de lettres familières. Et ce qu’il a dicté à Sainte-Hélène, ce sont des mémoires oratoires ; ces récits de ses campagnes et de ses victoires sont de l’histoire tout juste comme le tableau de la politique athénienne dans le Discours pour la Couronne, de l’histoire arrangée pour persuader. Dès qu’il ouvre la bouche, Napoléon est orateur ; car il règle sa parole pour enlever à ceux à qui il parle, individus ou peuples, contemporains ou postérité, la liberté de leur jugement, pour asservir leurs esprits ou leurs volontés. Mais là où cette puissante faculté oratoire apparaît le mieux, c’est dans les proclamations nombreuses qu’il adresse aux soldats et au peuple français, depuis la première campagne d’Italie jusqu’après Waterloo. On comprendrait mal sa domination, si on ne voyait l’appui qu’elle trouva dans sa parole : à cet égard, l’éloquence a été pour lui ce qu’elle était pour les chefs des démocraties anciennes [11].

Cette éloquence a sa rhétorique et ses procédés. Sous son apparente brusquerie, elle est très ordonnée, très classique. La lettre de condoléances du général Bonaparte à la veuve de l’amiral Brueys est une véritable dissertation sur un plan soigneusement concerté : les lettres de l’Empereur aux veuves des maréchaux Bessières et Lannes, plus courtes, d’un ton de maître, sont des réductions du même plan. Les proclamations sont divisibles par articles et paragraphes comme des discours de Conciones. Au début, les origines révolutionnaires de cette éloquence sont très sensibles : les phalanges républicaines, les vainqueurs de Tarquin, les descendants de Brutus, de Scipion, les légions romaines, Alexandre, tous ces souvenirs antiques rattachent Napoléon aux orateurs de nos assemblées. Puis, dans les harangues du Consul, de l’Empereur, ces ornements emphatiques se font rares.

Dans la première campagne, aussi, entre les phalanges et les Tarquins je note des hommes pervers qui viennent tout droit de la prédication de Robespierre.

Je note même des réminiscences d’auteurs latins. Du Lucain : « Vous n’avez rien fait, puisqu’il vous reste à faire. »

Nil actum reputans, si quid superesset agendum.

Le futur César se fait l’esprit de César. Du Tite Live : « Dira-t-on de nous que nous avons su vaincre, mais que nous n’avons pas su profiter de la victoire ? » Vincere seis, Hannibal, victoria uti nescis. Certaines formes théâtrales rappellent les déclamations de la tribune : « Mais je vous vois déjà courir aux armes… Eh bien ! partons !… » Et voici des clichés : « Vous rentrerez alors dans vos foyers et vos concitoyens diront en vous montrant : il était de l’armée d’Italie. » — « Il vous suffira de dire : J’étais à la bataille d’Austerlitz, pour que l’on réponde : Voilà un brave. » — « Vous pourrez dire avec orgueil : Et moi aussi je faisais partie de cette grande armée, qui », etc. Le cliché est magnifique, et saisissant : et l’on voit l’effet s’élargir de proclamation en proclamation jusqu’à ce dernier mouvement.

Dans ces brèves harangues, deux parties sont capitales, le premier mot et le dernier : l’attaque est merveilleuse de brusquerie et de sûreté. « Soldats, vous êtes nus, mal nourris… Soldats, je suis content de vous… Soldats, nous n’avons pas été vaincus. » On est secoué et pris. Et la fin, comme elle laisse l’âme vibrante ! « Soldats d’Italie, manqueriez-vous de courage et de constance ? » — «… Et alors la paix que je ferai sera digne de mon peuple, de vous et de moi. »

Le fond est ce qu’il faut qu’il soit : des idées nettes, simples, immédiatement accessibles, des sentiments communs, réels, immédiatement évocables ; l’honneur, la gloire, l’intérêt ; de vigoureux résumés des succès et des résultats obtenus, de rapides indications des résultats et des succès à poursuivre, des communications parfois qui semblent associer l’armée à la pensée du général et la flattent du sentiment d’être traitée en instrument intelligent : toutes les paroles qui peuvent toucher les ressorts de l’énergie morale, sont là, et sont seules là.

Parfois, au lieu des images banales du répertoire commun, la nature originale de l’individu éclate. L’allocution du 1er janvier 1814 aux députés du Corps Législatif est d’un ton singulier : volontairement l’orateur lâche sa colère en petites phrases hachées, brutales, même triviales : « M. Lainé, votre rapporteur, est un méchant homme… Je suis de ces hommes qu’on tue, mais qu’on ne déshonore pas… Qu’est-ce que le trône au reste ? Quatre morceaux de bois revêtus d’un morceau de velours. Tout dépend de celui qui s’y assied… Il faut laver son linge en famille. » Remettez tout cela à sa place, écoutez cette sortie si curieusement violente, et vous sentirez quelle science de l’effet il y avait chez cet homme-là.

Vous avez noté l’image grandiose qui nous montre le trône : elle sort d’une imagination qui n’est plus celle du xviiie siècle, ni formée à l’école de l’antiquité. Cela, c’est du Shakespeare — tel que le comprenait Hugo et qu’il en faisait. Même dans les bulletins, malgré la tension plus solennelle du style, dans ceux surtout des dernières campagnes, je note quelques pensées d’une imagination pareille. On se sent tout près de Hugo, bien plus près de Hugo que des Montagnards et du Conciones quand on lit des phrases comme celles-ci : « La victoire marchera au pas de charge ; l’aigle… volera de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame. » Ou bien : « J’en appelle à l’histoire : Elle dira qu’un ennemi qui fit vingt ans la guerre au peuple anglais, vint librement, dans son infortune, chercher un asile sous ses lois… Mais comment répondit l’Angleterre à une telle magnanimité ? Elle feignit de tendre une main hospitalière à son ennemi, et, quand il se fut livré de bonne foi, — elle l’immola. » Ce petit mot qui fait comme cabrer la phrase dans un brusque arrêt, après l’ample mouvement qui en développe le début : c’est un procédé habituel de V. Hugo. En général, sans avoir changé sa forme ni renouvelé ses moules, il me semble que Napoléon est pourtant moins classique, moins asservi au goût révolutionnaire dans ses dernières années, et qu’il exprime son tempérament par des effets plus personnels.

  1. À consulter : A. Chabrier, les Orateurs politiques de la France, Paris, 1888 ; F. A. Aulard, les Orateurs de l’Assemblée Constituante, 1882 ; les Orateurs de la Législative et de la Convention, 2 vol. 1885.
  2. Biographie : Mirabeau (1749-1791) fut mis par son père chez l’abbé Choquard qui tenait une pension pour les enfants indisciplinés ; sous-lieutenant à Saintes, il est emprisonné à l’île de Ré par lettre de cachet pour dettes et intrigues amoureuses ; de là envoyé en Corse, puis marié en Provence (1772), interdit pour dettes, incarcéré au château d’If pour voies de fait sur un gentilhomme qui a insulté sa sœur et ne veut pas se battre ; d’If, on le transfère au fort de Joux, d’où il s’évade, et fuit avec Mme de Monnier. On les arrête en Hollande, et Mirabeau est enfermé à Vincennes (1777-1780). Député du Tiers en 1789, il devient président de l’Assemblée en 1791.

    Éditions : Lettres originales écrites du Donjon de Vincennes, Paris, 1792, 4 vol. in-8 ; Corr. de Mirabeau avec Cerutti. 1790. in-8 ; Lettres de Mirabeau à un de ses amis en Allemagne (le major Mauvillon), Brunswick, 1792, in-8 ; Lettres de Mirabeau à Chamfort, 1796, in-8 ; Lettres inédites, etc., 1806, in-8 ; Correspondance de Mirabeau et du comte de la Mark, 1854, 3 vol. in-8 ; Œuvres oratoires de Mirabeau, 1819, 2 vol. in-8. — À consulter : Lucas Montigny, Mémoires de Mirabeau (cf. p. 729. n. 2) ; L. de Loménie (continué par Ch. de Loménie), les Mirabeau, 5 vol. 1889-1892. Guibal, Mirabeau et la Provence, 1891, 2 vol. E. Faguet, xviiie siècle.

  3. N. Lemercier, Du second théâtre français.
  4. Maury (1746-1717), né à Valréas (Vaucluse), lauréat académique, académicien, prédicateur, député à l’Assemblée constituante, émigré, rentre en 1804, est fait par Napoléon archevêque de Paris, et meurt à Rome. — J.-A. de Cazalès (1752-1805), ancien officier de cavalerie.
  5. Barnave (1761-1793), député aux États Généraux, fut un des membres chargés de ramener Louis XVI et sa famille après son arrestation à Varennes.
  6. Guadet, né en 1755 à Saint-Émilion, avocat à Bordeaux, député de la Gironde à la Législative et à la Convention, fut arrêté à Bordeaux le 29 prairial an II, condamné et exécuté. —Gensonné, né à Bordeaux en 1758, avocat, puis juge à la cour de Cassation, député de la Gironde à la Législative et à la Convention, fut arrêté et exécuté à Paris en 1793. — Isnard, né à Draguignan entre 1750 et 1760, député du Var à la Législative et à la Convention, se déroba à la chute de son parti, rentra en 1795 à la Convention, fut député aux Cinq-Cents, et applaudit en 1804 à l’Empire : il mourut en 1830. — Barbaroux, né en 1767, député de Marseille à la Convention, décapité en 1794. — Louvet, né à Paris en 1760, publia son Faublas de 1787 à 1790, fut député du Loiret à la Convention, se cacha dans le Jura, et rentra à Paris après le 9 Thermidor ; il fut élu aux Cinq-Cents, et mourut en 1797. — Buzot, né en 1760, député à la Constituante, président au tribunal d’Évreux sous la Législative, député à la Convention, ami de Mme  Roland, essaya de soulever la Normandie, passa dans la Gironde, et s’empoisonna.
  7. P.-V. Vergniaud, né à Limoges en 1753, avocat à Bordeaux, député à la Législative et à la Convention, arrêté le 2 juin 1793, guillotiné en octobre.
  8. G.-J. Danton, né en 1759 à Arcis-sur-Aube, avocat, ministre de la Justice après le 10 Août, député à la Convention, guillotiné en avril 1794. — M. Robespierre, né en 1759 à Arras, député aux États Généraux et à la Convention, guillotiné en juillet 1794.
  9. M. Mathiez, récemment, a réagi contre le culte de Danton. De ses troublantes études ressort au moins un doute sur la probité de cet homme d’État. J’ai peur en revanche d’avoir été trop dur pour Robespierre : sa politique a peut-être mieux valu que sa littérature (14e éd.).
  10. À consulter : E. Yung, la Jeunesse de Bonaparte, 3 vol in-12.
  11. Correspondance de Napoléon, 28 vol. in-4 et in-8, 1858-1869. (Les proclamations y figurent.)