Histoire de la littérature française (Lanson)/Troisième partie/Livre 4/Chapitre 3

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Librairie Hachette (p. 320-336).


CHAPITRE III

MONTAIGNE


Un pacifique : Michel de Montaigne. — 1. Comment les Essais ont été composés. Le décousu du livre. Langue et style de Montaigne. — 2. Montaigne vu dans son livre. Complexion, humeur, esprit. L’homme et le monde vus dans Montaigne. — 3. Le scepticisme, de Montaigne : son caractère, remède au fanatisme. Ses limites : affirmations positives. Optimisme épicurien et art de vivre : la morale de Montaigne. Ses opinions politiques et religieuses : vivre en paix. Affirmations complémentaires de la morale de Montaigne. Théorie de l’éducation. — 4. Montaigne et l’esprit classique.

Pendant que les passions politiques et religieuses tournaient la poésie, l’éloquence, la science même et la philosophie en armes envenimées au service des partis, un homme anticipait la paix future, et offrait à ses concitoyens trop forcenés encore pour le suivre l’image de l’état moral où la force des choses devait finir par les amener eux-mêmes.

1. LA FORME DES « ESSAIS ».

Michel de Montaigne[1], conseiller au parlement de Bordeaux, ayant résigné sa charge en 1570, à l’âge de trente-sept ans, se retira chez lui, dans son château de Montaigne en Périgord ; et là, sans souci de la guerre civile qui embrasait tout le Midi, il jouit de sa douce oisiveté de gentilhomme campagnard. Il avait l’esprit vif : dégagé des soucis pratiques et des affaires, il lut, il eut l’idée de faire un recueil de ses lectures, un mélange d’exemples et de réflexions, comme avaient fait l’Espagnol Pierre Messie et divers autres. Mais, peu à peu, il s’éleva au-dessus de cette besogne ; son entreprise lui fit développer son originalité. Il avait regardé les hommes, il se regarda lui-même, réfléchissant, conférant, ratiocinant, habile à extraire d’un fait une idée ; il fit ainsi la revue de toutes ses opinions, préjugés, croyances, connaissances, et ce faisant, il fit le tour des idées de son siècle. Il mena une vaste enquête qui aboutit à classer, à trier, parmi l’immense et confus apport de ces cent années qui avaient trouvé le nouveau monde et ressaisi l’ancien, ce qui pouvait être utile, à Montaigne sans doute d’abord, mais du même coup à ses concitoyens, et à tous les hommes qui auraient la tête faite comme lui : tout ce qu’il garda fut soigneusement expertisé, « contre-rôlé », ajusté, adapté, pour l’usage de l’intelligence.

Le résultat fut, au bout de dix ans, à peu près, de voluptueuse étude, deux livres d’Essais qui parurent à Bordeaux en 1580. Huit ans après, les Essais reparurent à Paris dans une « cinquième édition augmentée d’un troisième livre et de six cents additions aux deux premiers ». Ces additions étaient souvent des citations ; l’auteur faisait profiter, je veux dire engraissait son œuvre de ses lectures. Elles étaient aussi des confidences : à mesure qu’il avançait, il prenait plus de plaisir à parler de lui. Le troisième livre, tout nouveau, montrait le progrès de l’âge de l’auteur : il est plus grave (n’entendez pas plus réservé), plus posé, que les deux premiers, les contes y tiennent moins de place, les idées s’y élancent moins en pointes, s’étalent davantage, semblent plus fermes, plus arrêtées. Pendant quatre ans encore, Montaigne continua son train de vie, inscrivant les acquisitions nouvelles de son esprit, des citations, des gaillardises aussi, aux marges d’un exemplaire des Essais, qui d’abord, avec d’autres notes manuscrites, servit à faire en 1595 l’édition de Mlle  de Gournay, « augmentée d’un tiers plus qu’aux précédentes impressions » : plus tard, ces notes complémentaires ayant disparu, l’exemplaire annoté fut reproduit en 1802 par Naigeon comme un nouveau texte des Essais [2].

Montaigne a bourré plutôt qu’enrichi son livre de tant d’additions, qui parfois obscurcissent ou rompent l’enchaînement des idées. Cependant ce gonflement maladroit a moins nui aux Essais qu’il n’aurait fait à un ouvrage mieux composé. Il faut avoir lu Montaigne pour savoir jusqu’à quel point le manque de composition lui est essentiel : Montesquieu même n’en approche pas. Pourquoi cette division en trois livres ? Pourquoi chaque livre contient-il plusieurs chapitres ? Pourquoi tel chapitre a-t-il une page, tel autre cinquante ? Pourquoi des titres aux chapitres ? Le titre se rapporte souvent à ce qu’il y a de plus insignifiant dans un chapitre : parfois, à rien du tout. Le fameux passage des « pertes triomphantes à l’envi des victoires », des « quatre victoires sœurs, les plus belles que le soleil aye vu de ses yeux », est au chapitre des Cannibales : et les six ou sept pages les plus exquises que Montaigne ait écrites sur les anciens et sur la langue française, s’accrochent, Dieu sait comme, à une citation de Lucrèce, dans un chapitre intitulé Sur des Vers de Virgile, tout juste au milieu des plus scabreuses réflexions que Montaigne nous ait défilées. Nulle part il n’y a plus d’unité, une idée générale mieux suivie que dans les trois cents pages qui s’intitulent Apologie de Raimond Sebond : mais justement le sens de tous ces beaux discours est une absolue condamnation du dessein de ce théologien, et dans le détail le singulier défenseur donne à chaque moment des démentis à son client.

Montaigne a fui le travail de la composition ; il n’a pas voulu se donner de mal. Mais il connaissait aussi bien que nous ce « fagotage de tant de diverses pièces » qu’étaient ses Essais. « Cette farcissure est un peu hors de mon thème, disait-il joliment un jour qu’il avait fait un écart un peu fort : je m’égare, mais plutôt par licence que par mégarde ; mes fantaisies se suivent, mais parfois c’est de loin, et se regardent, mais d’une vue oblique… J’aime l’allure poétique, à sauts et à gambades… Mon esprit et mon style vont vagabondant de même… Je n’ai point d’autre sergent de bande à ranger mes pièces que la fortune : à mesure que mes rêveries se présentent, je les entasse ; tantôt elles se pressent en foule, tantôt elles se traînent à la file. » Il se couvrait de Plutarque, coutumier aussi de ces « gaillardes escapades », et il avait fini par trouver que ce désordre, qui ne lui donnait pas de peine, était l’ordre même de son sujet. Ainsi montrait-il son « pas naturel et ordinaire, aussi détraqué qu’il est » ; comme, de plus, « la relation et la conformité ne se trouvent point en telles âmes que les nôtres », comme nos actions, toujours « doubles, bigarrées, et à divers lustres », ne se peuvent « attacher les unes aux autres », la vérité voulait qu’il « prononçât sa sentence par articles décousus ». Il ajoutait donc, il cousait des pièces nouvelles : il n’ôtait pas, il ne changeait pas. Montaigne nous en donne un peu à garder ici : il a corrigé, plus d’une fois, et fort heureusement, non pas même toujours pour la justesse de l’idée, mais pour la beauté de l’expression.

Il savait bien son fort et son faible : et nous ne pouvons mieux faire pour mettre en lumière les charmantes qualités de sa forme que de les lui demander à lui-même. « Je prends de la fortune le premier argument : ils me sont également bons, et ne desseigne jamais de les traiter entiers : car je ne vois le tout de rien… De cent membres et visages qu’a chaque chose, j’en prends un, tantôt à lécher seulement, tantôt à effleurer, et parfois à pincer jusqu’à l’os : j’y donne une pointe, non pas le plus largement, mais le plus profondément que je sais, et aime plus souvent à les saisir par quelque lustre inusité. » De cette libre allure vient cette fraicheur vive d’impression qui donne tant de grâce primesautière, tant de force pénétrante aussi à son expression. Il appelle son style « comique et privé, serré, désordonné, coupé, particulier ; sec, rond et cru, âpre et dédaigneux, non facile et poli » : jamais style en effet n’a été moins apprêté, moins bouffi, moins solennel, plus familièrement alerte. « Quand on m’a dit, ou que moi-même me suis dit : Tu es trop épais en figures : Voilà une phrase dangereuse (je n’en refuis aucune de celles qui s’usent emmi les rues françaises ; ceux qui veulent combattre l’usage par la grammaire se moquent) :… oui, fais-je, mais je corrige les fautes d’inadvertance, non celles de coutume. Est-ce pas ainsi que je parle partout ? me représenté-je pas vivement ? suffit. J’ai fait ce que j’ai voulu : tout le monde me reconnaîtra en mon livre, et mon livre en moi. »

Il se confesse au même lieu d’avoir « une condition singeresse et imitative », et de recevoir l’empreinte de tout ce qu’il regarde avec attention. Cela est vrai, et c’est tant mieux. Sénèque lui laisse de son nerf, Plutarque (celui d’Amyot) de sa vive bonhomie ; Lucrèce l’élève à quelque magnificence vigoureuse : mais c’est toujours Montaigne. Partout s’échappe sa franche et personnelle sensibilité, atténuant les saillies de haut style par le laisser-aller du langage domestique et quotidien, relevant la négligence du parler populaire par la chaude sincérité de l’accent, d’une façon tout originale et inimitable. C’est le moins styliste, le moins puriste des hommes : non pas qu’il ne fasse pas des corrections de style ; c’est un artiste ; mais il emploie son art à exprimer en perfection sa nonchalance cavalière, à éloigner du lecteur l’idée qu’on ait affaire en lui à un puriste, à un styliste ; il n’est’pas « de ceux qui pensent la bonne rhythme faire le bon poème », et il n’a cure d’où viennent les mots qui rendent sa pensée : « C’est aux paroles à servir et à suivre ; et que le gascon y arrive, si le français n’y peut aller [3] ».

Tout son livre témoigne de la vérité de ces déclarations. Dans ce style si vif, si éclairé, la phrase est étonnamment inorganique : si longue, si chargée d’incidents et de parenthèses, d’une construction si peu nette, qu’à vrai dire il n’y manque pas une cadence, mais, dans la force du mot, une forme. À cet égard il marque un véritable recul de notre prose. Calvin, Rabelais même organisent leur phrase plus artistement à la fois et plus conformément au génie de la langue. Montaigne a voulu que sa phrase fût l’image de son propos ; il n’a pas cherché la ligne, mais la vie.

Quant à sa langue, je ne sais si elle est aussi personnelle qu’on le croit : Montaigne a inventé moins qu’on ne l’a dit et dans son vocabulaire et dans sa syntaxe. Il a usé du latinisme largement, comme tous ses contemporains : il a provigné les vieux mots, il a dit esclaver, fantastiquer, grenouiller, etc. : si les mots sont de lui, le principe est de Ronsard. Il a usé insouciamment de son gascon : comme est ce mot de revirade qu’il met quelque part ; mais le gascon est pour lui ce qu’est le wallon ou le vendomois pour Ronsard, un dialecte apte à suppléer aux défaillances du français. Montaigne, en somme, fait de sa langue le même emploi que tous ses contemporains : il suit son besoin, et ne sent encore aucune règle qui l’empêche d’y satisfaire. Mais il ne se pique pas d’inventer : il estime notre langue suffisante, à condition qu’on l’exploite et la cultive. « La recherche des phrases nouvelles et des mots peu connus, disait-il, vient d’une ambition scolastique et puérile : puissé-je ne me servir que de ceux qui servent aux halles à Paris. » Il devait donc moins chercher que fuir le néologisme, et peut-être Calvin et Amyot ont-ils hasardé plus de mots que lui. De même les nouveautés de sa syntaxe seraient singulièrement diminuées, si l’on en retranchait ce qui est purement et simplement laisser-aller ou inadvertance, les constructions rompues ou boiteuses qui résultent moins du choix que de la paresse de l’écrivain, ce que lui-même.

Ce qui est bien de Montaigne, c’est le style, c’est l’emploi des tours et des mots que l’usage ou la liberté de son temps lui fournissaient. Là, il a une justesse, une nouveauté, un bonheur surprenants : il fait rendre aux mots tout leur effet par la place où il les loge. De vives images, d’imprévues alliances de mots, voilà tout le secret du charme de Montaigne : je n’en cite pas d’exemples ; qu’on ouvre les Essais à n’importe quelle page, et qu’on lise. Montaigne, encore ici, s’est défini excellemment : « Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré ; non tant délicat et peigné, comme véhément et brusque ; plutôt difficile qu’ennuyeux ; éloigné d’affectation, déréglé, décousu et hardi ; chaque lopin y fasse son corps ; non pédantesque, non fratesque, non plaideresque, mais plutôt soldatesque. »


2. MONTAIGNE VU DANS SON LIVRE.


Ne nous arrêtons pas plus longtemps aux mots : Montaigne voulait qu’un livre tirât tout son prix des choses. Et c’est bien le cas du sien : le charme de son langage, c’est le charme de l’esprit qui l’a écrit. Les Essais, c’est Montaigne, c’est vingt ans de vive et robuste pensée, c’est toute une vie intellectuelle ramassée en naturels discours : « livre, disait-il, consubstantiel à son auteur ». Nous le trouvons en effet là tout entier.

Nous y trouvons d’abord toute sa personne physique et morale, naïvement, complaisamment étalée, non point dessinée en pied par de nets contours : la manière de Montaigne, c’est, si je puis dire, le pointillé, un amas de petits traits, qui s’harmonisent à distance en une forme souple, palpitante de vie. Nous apprenons ainsi (je vous fais grâce de ses ascendants) qu’il était né à onze mois, fut mis en nourrice au village, apprit le latin avant le français, était éveillé en son enfance au son des instruments, reçut les verges deux fois, joua des comédies latines au collège de Guyenne ; qu’il était de taille au-dessus de la moyenne, assez peu porté aux exercices du corps et à tous les jeux qui demandent de l’application physique, qu’il avait la voix haute et forte, un bon estomac, de bonnes dents, dont il perdit une passé cinquante ans, qu’il aimait le poisson, les viandes salées, le rôti peu cuit, le vin rouge ou blanc indifféremment, et trempé d’eau ; qu’il était sujet au mal de mer, et ne pouvait aller ni en voiture, ni en litière sans être malade, mais en revanche faisait de longues traites à cheval, même en pleine crise de coliques néphrétiques ; qu’il ne prenait pas de remèdes, sauf des eaux minérales, et qu’il gémissait sans brailler, quand la gravelle le tenait.

Nous n’ignorons pas qu’il s’habillait volontiers tout de noir ou tout de blanc, qu’il tressaillait aux arquebusades imprévues, qu’il fit une grave chute de cheval, et fut une fois détroussé par des ligueurs, que sa maison ne fut pas mise en état de défense et resta ouverte pendant la guerre civile, qu’il était chevalier de Saint-Michel et bourgeois de Rome. Il nous confie aussi qu’il a aimé les cartes et les dés en sa jeunesse, qu’il n’a jamais été continent, qu’il n’était né ni pour la paternité ni pour le mariage ; il nous parle de son mariage, sinon de sa femme, d’où il résulte qu’il s’est marié par raison, pour la famille. Il perdit deux ou trois enfants au berceau avant la première édition des Essais. Il était causeur et gausseur entre amis, l’humeur gaie, de langage assez effronté, point avare, assez détaché de tout par complexion et par étude, songe-creux, vagabond et voyageur jusqu’en sa vieillesse, point cérémonieux, très franc, sans mémoire, peu entendu aux choses du ménage, très ignorant des choses rustiques et jusque des mots de la culture, sachant se laisser voler autant qu’il faut par ses gens, se mettant parfois en colère, jamais longtemps, fuyant par-dessus tout les tracas et les engagements. Il aimait un logis commode et propre, et se plaisait dans sa librairie, entre ses mille volumes, lisant, marchant, rêvant, dictant, seul surtout, délicieusement seul : femmes, enfants, toutes les fâcheuses servitudes de la vie, étant arrêtés au seuil du sanctuaire.

Est-ce tout ? Non sans doute, mais je n’en finirais pas, si je voulais énumérer tout ce que Montaigne nous dit de lui. Il est curieux qu’au milieu de cette abondance de souvenirs, sa mémoire ne lui représente jamais qu’il a été conseiller au Parlement, robin : il se pose en homme d’épée, en soldat. Il dit mon page, mes ancêtres, le tombeau de mes ancêtres : il ne sait d’où est venu à un de ses ascendants l’idée de ce nom d’Eyquem. Et ainsi il nous oblige à songer que ce nom, de toute antiquité porté par sa race, il a été le premier à le quitter : que son père avait sans doute fait les guerres d’Italie, puisqu’il le dit, mais plus sûrement encore avait siégé à la cour des aides de Périgueux ; que cette terre de Montaigne, dont il se nomme, cette fortune, dont il jouit, avaient été gagnées par des générations de bons bourgeois, siégeant derrière leur comptoir, et qu’enfin le grand-père Eyquem avait bien pu vendre du hareng, comme disait Scaliger, parmi tant de marchandises dont il chargeait des vaisseaux. Un dernier trait s’ajoute donc à la physionomie de notre philosophe : la vanité, en sa forme la plus puérile, la vanité nobiliaire du bourgeois enrichi. Il est curieux que notre littérature nous offre deux exemplaires de M. Jourdain, et que ce soient Montaigne et Voltaire : la chose est grave. Plus grave encore cette lacune : le silence absolu que garde Montaigne sur sa mère : elle lui a survécu pourtant. Son affection avait-elle conscience de ne lui rien devoir ? ou sa vanité le détournait-elle d’en parler, si cette mère était d’origine juive, d’une famille portugaise de nouveaux chrétiens ?

Michel de Montaigne est un aimable homme, quand il parle de soi (et il en parle toujours), mais jamais plus que lorsqu’il parle de cette partie de lui qui est son intelligence, ses idées : alors il devient singulièrement intéressant ; alors il nous parle de nous, en parlant de lui ; il nous confesse, en se confessant ; il nous guide, en s’orientant. Il est parti de ce point de départ, dont chacun de nous, s’il était franc, prendrait bien volontiers l’analogue en lui-même : qu’il n’y avait rien de plus intéressant au monde pour lui que Michel de Montaigne, et que l’objet de son étude devait être ce qu’était, ce que sentait, ce que voulait Michel de Montaigne, pour lui ménager le plus de commodité, d’aise et de bonheur en cette incertaine vie. Mais regardant en lui, il y a trouvé quelque chose de plus que lui-même, l’homme : et, il a trouvé aussi qu’il ne se connaîtrait bien lui-même qu’en regardant hors de lui : ses voisins de Gascogne d’abord, ses voisins de France aussi, ses voisins d’Allemagne et d’Italie, ses voisins d’Amérique, ses voisins enfin de tout ce « petit caveau » qui est la terre dans l’univers : et les voisins de l’espace, les gens d’hier, et d’avant-hier, et d’autrefois, l’humanité qu’on appelle ancienne.

Et voilà qu’en cherchant Montaigne, il a vagabondé de corps et d’esprit, surtout d’esprit, à travers tous les pays et tous les siècles : en cherchant les plus douces assiettes et les plus aisées postures, il a essayé toutes les assiettes et toutes les postures où la pauvre humanité s’est figurée à chaque moment trouver le repos pour l’éternité des siècles. Pour faire rendre le plus de réel bonheur à ses cinq ou six mille livres de rente qu’il mangeait en son castel, il a confronté avec sa Gascogne et sa France les deux mondes découverts depuis un siècle, le monde de la nature, les sauvages de l’Amérique, et le monde de la civilisation, les penseurs de la Grèce et de Rome. Il a trouvé dans les institutions, les opinions, les mœurs, depuis la façon de s’habiller jusqu’à la morale et la religion, le plus universel, épouvantable et grotesque conflit qui se puisse imaginer. Il nous a apporté fidèlement, naïvement, triomphalement les résultats incohérents de son enquête. Il a recueilli de ses conversations, des relations des voyageurs, de tous les écrits des anciens, le plus volumineux dossier des contradictions humaines. On peut même soupçonner qu’il prend grand plaisir à l’enfler, et regarde au nombre plus qu’au choix : témoin ces amours d’un éléphant et d’une bouquetière en la ville d’Alexandrie, dont il nous fait part gravement, et je ne sais combien d’autres sottises, auxquelles il se donne l’air de croire. Il se moque de nous, au fond : s’en moque-t-il toujours autant qu’on aimerait à le penser ? Prenons bien garde que la critique historique est la dernière née, et que la critique philosophique pendant deux ou trois siècles a fait son œuvre sans elle et même parfois contre elle. Je ne garantis pas du tout dans quelle mesure ce grand douteur de Montaigne savait douter d’un texte.


3. LES IDÉES DE MONTAIGNE.


Mais enfin voilà le produit net de sa vaste et curieuse enquête : à travers tous ces faits, témoignages et arguments qui se choquent confusément, ceci seul apparaît, que les hommes ne sont d’accord sur rien, qu’ils ne savent rien : en politique, en législation, en morale, en religion, en métaphysique, les peuples donnent des démentis aux peuples, les siècles aux siècles ; le vulgaire se divise, et les savants s’accusent de rêverie ou d’ânerie. Ni la souple et ployable raison n’a su trouver une vérité constante, ni l’ondoyant et divers instincts n’a pu établir une forme universelle de vie. C’est un chaos de systèmes et de pratiques, où il se manifeste que l’homme ignore ce qu’est son âme, et son corps, et l’univers, et Dieu : l’Apologie de Raimond Sebond, cet immense chapitre de trois cents pages, est le recueil de toutes nos ignorances, erreurs, incohérences et contradictions, et conclut au doute absolu, universel. Logé au centre du livre, il en dégage l’esprit, il en concentre pour ainsi dire toute l’essence. C’est l’impression du moins qu’on en doit d’abord ressentir.

Mais, à la réflexion, on se demande si Montaigne est vraiment un sceptique : si son scepticisme est universel. Je remarque que toutes ces choses dont il doute et nous fait douter, sont justement celles pour lesquelles les hommes se cassent la tête, au propre comme au figuré. Je remarque que ce sont celles qui dépassent l’expérience et le raisonnement, sur lesquelles nombre de gens, qui n’étaient pas sceptiques, ont déclaré impossible à l’esprit humain d’acquérir aucune certitude, et que divers dogmatismes très positifs ont dénommé l’inconnaissable. Et dès lors le scepticisme de Montaigne sur les objets métaphysiques est un scepticisme transcendental, très limité par conséquent et circonscrit. Je remarque encore que le doute de Montaigne atteint avec la métaphysique d’autres choses, mais qui sont précisément comme un écoulement de la métaphysique dans la réalité : et je crois bien que son scepticisme transcendental a surtout pour but de couper dans la racine les affirmations métaphysiques dont notre vie sociale reçoit sa forme, et pour lesquelles nous nous coupons la gorge. Et je remarque enfin qu’au delà de la métaphysique et de ses émanations de l’ordre pratique, Montaigne travaille à nous faire douter des formes multiples où nous réalisons nos instincts, à nous persuader que ces formes, toutes relatives à nous, ne sont pas ces instincts, ni ne leur sont essentielles ; que donc nous ne devons pas nous opposer, nous diviser par là, ni refuser de voir nos semblables dans des hommes qui ne prient pas, ne parlent pas, ne s’habillent pas comme nous : est-ce raison d’assommer des sauvages parce qu’ils ne portent pas de hauts-de-chausses ?

Qu’est-ce à dire, sinon que Montaigne donne le scepticisme pour remède au fanatisme ? pas moins, pas plus. Il veut mettre dans le monde tout juste assez de doute pour que le monde vive en paix, pour que Montaigne ne soit tracassé, tourmenté ni par ses passions, ni par les passions de ses voisins : prêcher la tolérance, c’est fort bien ; insinuer le Que sais-je ? est plus sûr. Qui supprime la cause, supprime l’effet. Son scepticisme, c’est le secret de vivre à l’aise au milieu des guerres civiles, et le secret d’éteindre les guerres civiles, qui empêchent de vivre à l’aise. Il n’est, pour Montaigne, comme pour Pascal, qu’un moyen : pour Pascal, moyen d’aller à Dieu, pour Montaigne moyen d’aller au bonheur.

Car ce scepticisme laisse subsister au moins une affirmation : qu’il est bon, qu’il est légitime de vivre à l’aise. S’il veut nous retrancher toutes les passions qui troublent la vie, en éloignant de notre vue les objets de ces passions, c’est qu’il estime au moins la réalité de la vie. Dès que la vie est réelle, elle est bonne : il ne s’agit que de savoir en user. Il y a deux choses certaines, et que tout l’effort du pyrrhonisme ne saurait obscurcir : c’est le plaisir et la douleur. — Mais le plaisir et la douleur varient d’homme à homme, selon les tempéraments, de minute à minute, selon les revirements de l’humeur. — Pas tant que cela, si l’on commence par écarter tous les plaisirs et toutes les douleurs d’opinion, qui sont des inventions humaines, et que notre prétendue civilisation attache à des biens imaginaires. Si l’on sait rejeter cet être artificiel qui recouvre en chacun de nous l’être naturel, si l’on se retranche aux seuls biens qui sont liés à nos primitives et naturelles fonctions, nous avons des plaisirs et des douleurs — en petit nombre, mais bien réels — qui nous sont communs à tous, et sur lesquels nous sommes tous d’accord. « Notre grande et puissante mère nature » nous enseigne à fuir la douleur et à chercher le plaisir : elle nous fournit les outils à cette besogne, nos instincts, nos organes, nos facultés ; elle nous prescrit le choix et la mesure. Qu’on lise les dernières pages des Essais : ce n’est pas la profession de loi d’un sceptique : « J’aime la vie, et la cultive, telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer. Je ne vais pas désirant qu’elle eût à dire la nécessité de boire et de manger… J’accepte de bon cœur et reconnaissant ce que la nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue… Nature est un doux guide ; mais non pas plus doux que prudent et juste : je quête partout sa piste… C’est une absolue perfection et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. » Cet optimisme épicurien, très décidé et très affirmatif, n’est pas moins le fond et l’âme des Essais que le scepticisme. Avec une absolue conviction, Montaigne s’applique à jouir loyalement de son être, et son livre n’est que la loyale recherche des moyens d’assurer cette loyale jouissance. Il y a un « art de vivre », selon l’expression de M. Brunetière, parce que l’homme a compliqué et faussé la nature : et cet art de vivre se résume à savoir retrouver la nature. Il comprend trois parties principales.

1° L’indépendance d’abord, qui s’obtient par le scepticisme plus sûrement que par aucun moyen. Car les instruments de notre servitude, ce sont les passions. L’ambition, l’avarice, nous asservissent à des biens qui ne dépendent pas de nous, à des biens souvent chimériques qui se déroberont à notre poursuite, ne nous laissant que la réalité des tracas et des fatigues. Y renonçant, nous ne renonçons à rien d’assuré qu’à des maux. Soyons libres aussi à l’égard de toutes les formes de la vie sociale : ne croyons pas le bien et la vérité attachés à ces formes politiques ou religieuses, d’une croyance trop passionnée qui nous arrache à nous-mêmes et nous donne aux objets de notre fantaisie. Soyons libres même à l’égard des affections naturelles : aimons notre patrie, notre femme, nos enfants, non pas jusqu’au point de nous en troubler. Servons bien notre patrie : si elle doit périr, que Montaigne échappe, s’il peut, à la ruine publique. Sachons perdre femme et enfants sans affliction tyrannique : se détacher, c’est s’affranchir. On peut se prêter : on ne doit jamais se donner.

2° Il faut apprendre à mourir, ou plutôt à supporter la pensée de mourir ; car la mort elle-même n’est rien. Montaigne s’est exercé soigneusement à regarder la mort, appelant Socrate et Sénèque, et Lucrèce à la rescousse. Je ne doute pas qu’il n’ait fini par y songer avec indifférence, en y songeant toujours. Mais, même au temps où il apprivoisait son âme à ce fâcheux objet, il n’a eu ni violent désespoir ni pessimiste mélancolie : la mort lui rendait la vie plus chère, voilà tout, et chaque instant prenait un prix infini, contenait un infini de délices, par la pensée qu’il pouvait être le dernier. Et l’idéal de Montaigne n’est pas la raideur dédaigneuse du stoïcien, c’est la brute résignation du paysan, qui ne se couche que pour mourir, et meurt sans se plaindre, comme les animaux. Il a fini par se dire que la méditation de la mort était une duperie, que la méditation de la vie était meilleure, et qu’au lieu de regarder toujours la mort, il valait mieux regarder la vie, comme incertaine en général, mais enfin comme présentement certaine.

3° L’ennemi de la vie, ce n’est pas la mort, c’est la douleur, et c’est elle qu’il faut fuir de toutes les forces que nous prête la nature. « En quelque manière qu’on puisse se mettre à l’abri des coups, fût-ce sous la peau d’un veau, je ne suis pas homme qui y reculât : car il me suffit de passer à mon aise ; et le meilleur jeu que je puisse me donner, je le prends, si peu glorieux au reste et exemplaire que vous voudrez. » Montaigne est de sa nature plus sensible à la douleur physique qu’à la douleur morale : il nous le dit. Le malheur est que contre la douleur physique le détachement ne sert à rien : il n’y a que la fuite qui vaille. Mais enfin, elle vient parfois : la gravelle tient Montaigne. Que faire ? rien, puisqu’il n’y a rien à faire. Geindre soulage, quand on a la colique : si l’on peut n’y pas penser, cela soulage aussi. C’est alors qu’il faut user d’industrie, ne lâcher à la douleur que les parties de notre être et de notre vie que la nature lui attribue, et faire étude de conserver leur place et leurs moments à tous les plaisirs.

Voilà la morale de Montaigne, un art de vivre aisément, délicieusement, un épicurisme pratique qui applique où il faut certaines parties de fermeté et d’endurance, un égoïsme délicat, qui n’exclut aucune affection, et ne se dévoue à aucune. Cette morale est tout juste l’antithèse de la morale chrétienne : elle exclut l’abnégation totale, le grands sacrifice,les miracles de la charité. On sait comment Montaigne se comporte pendant la peste de Bordeaux : il n’affronte pas le « mauvais air ». On n’avait pas besoin de lui, je le veux bien : sa présence n’était réclamée par les jurats que pour la cérémonie. Mais l’inutilité même de sa présence eu eut fait un exemple fortifiant pour ses administrés. Il n’y songea pas. Aux grandes occasions sa morale était trop courte.

Les opinions politiques et religieuses de Montaigne sont assorties à son art de vivre, et y font une pièce nécessaire, puisque, enfin, l’homme doit vivre en société. Le grand bien pour Montaigne, et le principal objet, c’est la paix. Donc il suivra en politique et en religion les opinions qui préviennent le mieux la guerre civile. Il posera en principe qu’il faut aimer la forme de gouvernement dans laquelle on est né ; et ainsi, étant Français, il sera pour la royauté, bien que son affection le porte de préférence vers le gouvernement démocratique. Il conseillera la soumission au pouvoir absolu, et il n’estimera rien de plus dans le christianisme que le précepte de respecter toutes les puissances. Il démontrera que les lois ne représentent pas la justice, mais la coutume, afin qu’on n’ait point le désir turbulent de les changer. En religion, il sera bon catholique, lui de qui l’âme est si peu chrétienne : c’est qu’il faut suivre aussi la religion de son prince et de son pays. Il en veut aux réformés, il taxe leur orgueil, d’avoir cru tenir la vérité, il les reprend de ne pas avoir paisiblement réglé leur croyance sur la coutume, en une matière où nul ne sait rien certainement, d’avoir troublé le monde pour une idée de leur cervelle : mais il n’excuse pas les catholiques de les égorger. Il aurait mieux valu ne pas faire la Réforme : puisqu’elle s’est faite, qu’on lui laisse sa place au soleil. Et ne vaudrait-il pas mieux laisser les sauvages à leur idolâtrie, que de leur porter nos vices, nos maladies, les tortures et la mort, avec la vraie foi ? Conclusion : tolérance universelle. Il n’y a pas d’idée qui vaille qu’on tue un homme ; [il y en a peu qui vaillent qu’on se fasse tuer.

Je ne sais si on l’a assez remarqué, les plus fragiles ou fausses morales ont toujours été proposées par de très honnêtes gens qui ont pris dans l’instinct et dans le plaisir la règle fondamentale de la vie, parce que leur instinct et leur plaisir ne les écartaient pas sensiblement des actions sans lesquelles il n’y a plus de morale, partant plus de société : ainsi Helvétius, ainsi Montaigne. Au sacrifice près, qui, en quelque mesure que ce soit, n’est pas la pente de sa nature, c’est un excellent et aimable homme, de charmant commerce, ami exquis et vrai, d’autant que le libre choix, dans l’amitié, assure son ombrageuse indépendance : on sait sa liaison de quatre années avec La Boétie, et la chaleur qui lui en resta toujours au cœur. L’amitié, du reste, n’est-elle pas la passion par excellence des gens plus intelligents que sensibles ?

Mais, de plus, Montaigne reçoit de l’exigence de sa nature un certain nombre de postulats qui déterminent un peu plus rigoureusement sa morale, et fixent les modes légitimes de la loyale jouissance de notre être. Il ne s’embarrasse pas de faire un système, ni de savoir si les fondements de ses idées sont solides en bonne logique : il lui suffit que nature les ait mises en lui. Et comme au reste, sous la diversité infinie des actes et des formes, il trouve que ces idées-là sont les idées communes de l’humanité, il les pose dès lors avec plus d’assurance. Il a beau identifier volupté et vertu : il entend bien par vertu quelque chose de positif et de distinct, qui peut être volupté en lui, mais non pas forcément en tout autre. Il affirme que « le mentir est un maudit vice » ; il hait toute duplicité, toute trahison : il fait profession d’absolue franchise. Nulle utilité publique ou privée ne lui semble excuser la fausseté. Il affirme la justice et l’humanité : par une horreur intime de la souffrance physique, son instinct écarte toutes les cruautés ; mais sa réflexion adhère à son instinct, et c’est toute son intelligence avec tous ses nerfs qui lui dicte d’éloquentes protestations contre la torture, et contre la barbarie des Espagnols dans le Nouveau Monde. Il prend la peine de mettre la morale au-dessus de la politique, et de réduire les hommes d’État aux strictes règles de la vie privée : il rejette absolument la loi du salut public, par laquelle on autorise tout ; et dans le service des princes, il défend qu’on se donne jusqu’à donner son innocence et sa vertu.

Il croit à la conscience, et à la raison, tellement qu’il s’en sert pour condamner la nature, ou la rectifier. Il n’y a pas de mot qu’il prononce plus souvent que celui de vérité ; il ne connaît pas de plus excellente vertu que celle de savoir céder à la vérité, où qu’elle se présente ; et il connaît deux voies qui y mènent, la raison et l’expérience : la raison « ployable en tous sens » a besoin d’être guidée par l’expérience ; mais que l’expérience est diverse et déconcertante ! Par elles, pourtant, il est arrivé à cette grande vérité, qui est la conclusion de toute son argumentation prétendue sceptique : c’est que l’homme, en haut-de-chausses, en toge, ou dans sa nudité naturelle, roi ou paysan, est toujours l’homme, « ondoyant et divers » sans doute, mais identique à lui-même dans cette ondoyante portant partout dans le cœur les mêmes instincts plantés par la commune mère nature, et les mêmes notions essentielles dans la conscience et la raison. Les hommes se combattent et se haïssent parce qu’ils se voient différents : Montaigne leur étale leur naturelle égalité, pour les convier à vivre en frères.

Le chapitre de l’Institution des Enfants [4] suffirait pour marquer la mesure du scepticisme de Montaigne. On a pu trouver que Montaigne y faisait la part vraiment bien petite à l’effort, et l’on se demande quel esprit, quelle volonté peuvent se former sans l’effort. Sans la règle aussi, que peut-on faire ? Comment Montaigne, qui prescrit si bien d’endurcir et d’assouplir le corps, ne veut-il pas soumettre l’âme à une pareille méthode, au même ordre sévère d’exercices et d’entraînement ? Il fuit trop la peine pour son élève : il n’en fera qu’un charmant garçon, qui ne saura rien solidement, qui ne saura même pas apprendre ni vouloir apprendre, un amateur ayant dégusté la mousse de la science, un causeur aimable de salon. Il y a loin de l’effrayant programme de Rabelais au léger bagage de Montaigne, et la réaction est vraiment trop forte contre l’érudition encyclopédique. Dans la pratique, les idées de Montaigne aboutiront à l’éducation des Jésuites, au développement des qualités sociables et des talents mondains ; ce qu’elles contiennent en substance, n’est tout justement que l’honnête homme du xviie siècle. Mais je passe sur tous ces points, et je reviens à la question qui nous occupait. Montaigne a foi dans l’éducation, pour développer, fortifier, mais aussi pour redresser la nature. L’article essentiel de son programme, le blanc où il faut viser, c’est de former un bon jugement : c’est-à-dire une raison qui aille à la vérité, une conscience qui aille au bien. Livres, voyages, études, jeux, tout doit tendre là. La conscience et la raison sont les pièces principales de cette délicate machine, dont l’éducation monte les ressorts pour la vie.

Il est donc certain que Montaigne est un positiviste plutôt qu’un sceptique. Il a borné sa vue à la vie présente, dont il a dressé la forme pour satisfaire à toutes les aspirations de sa nature physique, intellectuelle et morale, et de façon que la volupté, la justice, la bonté y fussent commodément logées. Son livre, comme sa vie, respire un dogmatisme serein, le dogmatisme de l’égoïsme naturel et du sens commun. Mais Montaigne enveloppe d’un nuage de doute le noyau très dense de ses affirmations catégoriques [5].


4. MONTAIGNE ET L’ESPRIT CLASSIQUE.


Montaigne termine le xvie siècle dont il recueille et filtre tous les courants, et les Essais sont comme le grand réservoir d’où va couler l’esprit classique. Je sais bien ce qui manque à Montaigne, ou ce qu’il a de trop, pour être classique : le corps tient trop de place en lui ; l’individu s’étale. L’ordre manque, et le raisonnement, et les proportions. Montaigne commence et finit pour ainsi dire à chaque phrase, selon la remarque de Balzac. Il n’a pas d’art, et surtout il ignore l’art oratoire : il faudra que ces capricieuses divagations soient réduites en système ordonné d’abord, puis en thèmes oratoires. Charron, Balzac, d’autres ouvriers de la première heure du génie classique s’y appliqueront.

Surtout il n’est pas chrétien, et la décence de son adhésion à la religion établie dissimule mal en lui la négation de l’essence même du christianisme : ainsi le courant d’esprit antichrétien, ou simplement non chrétien, qui se laisse distinguer dans le siècle classique, et qui passe par Molière ou par Descartes pour arriver à Voltaire, prend sa source en lui ; le rationalisme, épicurien ou cartésien, est impliqué dans les Essais. Et cependant, si les Essais doivent être le bréviaire des libertins, on travaillera à christianiser Montaigne, à approprier sinon son livre, du moins ses idées à la forme religieuse de l’esprit classique. Charron mettra à la doctrine de son ami un couronnement orthodoxe : d’autres feront les mêmes additions, les mêmes corrections avec une sévérité hostile. Mais eux-mêmes dans la forme de leur âme auront, à leur insu, reçu l’empreinte profonde des Essais.

Car presque tous les caractères, presque toutes les aspirations de l’esprit classique ont trouvé déjà leur formule dans Montaigne. En politique, il achète la paix, l’ordre, de l’entière soumission au pouvoir absolu. En religion, il se règle sur le prince. En philosophie, en littérature, partout, il pose la souveraineté de la raison, égale en tous les hommes, et qui a charge et pouvoir de reconnaître la vérité. Par sa raison individuelle, à l’aide de son expérience personnelle, confrontant l’Amérique et la Grèce, il trouve le principe fondamental de la littérature classique : il s’assure que les anciens ont parlé selon la vérité, selon la nature, et voilà leur autorité fondée en raison. Il réduit l’éducation à la formation de l’honnête homme, et restreignant la littérature à l’usage de l’honnête homme, il l’enferme dans la morale, dans la recherche d’une règle de la vie, et la description des formes de la vie. Il lui propose l’homme comme l’universel objet de notre connaissance et de notre intérêt. Si individuel et subjectif que soit son livre, il s’éloigne du goût classique plutôt par une différence d’application que par une contrariété de principes. Très clairement, très nettement, en plus d’un endroit, il nous offre l’homme en sa personne : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ». Rois ou paysans ne diffèrent qu’en « leurs chausses » : les passions, les ressorts sont les mêmes ; mais les effets ici sont plus menus, là plus illustres ; et voilà, remarquez-le, le principe d’une théorie toute classique de la tragédie. Enfin le xviie siècle consacrera les idées de Montaigne sur la langue et sur le style : il propose à la littérature de prendre la forme des pensées, tantôt dans le langage des Halles, tantôt dans le jargon de nos chasses et de notre guerre : c’est-à-dire qu’il veut une langue populaire, naturelle, et qu’il fait l’usage souverain. Il trouve en notre français « assez d’étoffe, et un peu faute de façon » : il se plaint qu’il écoule tous les jours de nos mains, et y voudrait plus de fixité. Il admire les anciens pour leur justesse vigoureuse, il blâme les modernes de trop d’esprit et d’affectation : un siècle et demi plus tard, Fénelon n’aura pas autre chose à dire. En fait de style, sa règle est déjà : rien n’est beau que le vrai ; et c’est par la beauté des choses qu’il estime la beauté des mots. Les pages exquises où il nous confie les impressions de ses lectures se ramènent à ce sentiment absolument classique.

Mais si nous trouvons une étroite correspondance entre le génie de Montaigne et le genre classique, il faut bien songer que Montaigne, qui déborde encore un peu des cadres classiques, correspond à ce qu’il y a eu de plus large, de plus compréhensif dans le goût du siècle suivant : il en a tout le positif, mais point le négatif. Et l’un des caractères éminents qu’il offre, c’est celui par lequel la littérature classique apparaît surtout comme une des plus pures formes de l’esprit français : c’est cet ensemble de qualités sociables, cette vive lumière d’universelle intelligibilité, qui fait des Essais un livre humain, et non pas seulement français. L’humanité a reconnu en lui un exemplaire de sa commune nature ; et pour l’attester il suffira de nommer Bacon qui fait ses Essais à l’imitation de notre gentilhomme périgourdin, Shakespeare, à qui Montaigne peut-être a révélé la richesse psychologique et dramatique de Plutarque, qui à coup sur lisait, annotait, transcrivait parfois Montaigne [6] ; le vieux Ben Johnson même l’avait entre les mains.

  1. Biographie : Michel Eyquem de Montaigne, d’une famille de commerçants bordelais, fils de Pierre Eyquem qui fut conseiller à la Cour des aides de Périgueux, prévôt de la ville, jurat et maire de Bordeaux, naquit à Montaigne en Périgord le 23 février 1533, l’aîné de quatre frère et trois sœurs qui vécurent. Il sorti du collège de Guyenne en 1546, étudia le droit, et devint conseiller à la Cour des aides de Périgueux dans le siège de son père, puis, cette cour étant supprimée en 1557, conseiller au Parlement de Bordeaux. Il y fut collègue de La Boétie, avec qui il se lia vers 1559, et qui mourut en 1563. Il épousa en 1565 Françoise de la Chassage, d’une famille de robe bordelaise, et en eut six filles, dont une seule vécut. Il résigna son office de conseiller en 1570, et reçut en 1571 l’ordre de Saint-Michel. Il voyagea en Allemagne et en Italie (1580 et 1581) et obtint à Rome des lettres de bourgeoisie ; en même temps une censure bénigne y atteignit les Essais. En son absence, il fut élu maire de Bordeaux, et réélu du 1583. Sur la fin de sa seconde magistrature, la peste désola Bordeaux : Montaigne se tint à Libourne, en bon air. Il joua un certain rôle pendant les troubles, d’abord pour préserver la ville de Bordeaux pendant les quatre années de sa mairie, mais aussi dans la politique générale comme négociateur, intermédiaire et confident : les chefs des partis le recherchaient pour sa modération, sa sûreté et sa pénétration. Il fut royaliste sans fanatisme, servant Henri III, mais reconnaissant déjà dans le roi de Navarre le légitime héritier de la couronne. Il le reçoit à Montaigne en 1584. En 1588, étant à Paris, il est mis un jour à la Bastille par la Ligue. Il assiste aux États de Blois, où Étienne Pasquier nous dit avoir conversé avec lui. Dans une de ses lettres à Henri IV, il marque que le roi a voulu avoir une correspondance avec lui. Il meurt en 1592. Il avait eu une particulière amitié avec Pierre Charron, qui passa avec lui une partie de l’année 1589, et avec Mlle de Gournay, sa fille d’alliance, qu’il vit pour la première fois à Paris en 1588.

    Éditions : Essais (l. I et II), Bordeaux, 1580, pet. in-8 ; avec le I. III, Paris, A. L’Angelier, 1588, in-4. Éd. de Mlle de Gournay : Paris, 1595, in-fol. ; 1635, in-fol. (texte rajeuni) ; de Naigeon, Paris, Didot, an X (1802), 4 vol. in-8 ; de V. Le Clerc, Paris, 1826, 5 vol. in-8, et 1865 (Garnier), 4 vol. in-8 ; de Dezeimeris, Bordeaux, 1870, 2 vol. in-8 (texte de 1580) ; de Courbet et Royer, Lemerre, 5 vol. in-8, 1872-1899 (texte de 1595) ; de Motheau et Jouaust, libr. des Bibliophiles, 7 vol. in-16, 1886-89 texte de 1588). — Journal de Voyage de M. de Montaigne, p. p. Lautrey, 1906, in-8o.

    À consulter : Ed. Garnier, t. IV, p. 445-457, Bibliographie, pour les ouvr. antérieurs à 1865 ; T. Malvezin, Michel de Montaigne, son origine et sa famille, Bordeaux, 1875, in-8 ; Prévost-Paradol, les Moralistes français (1864), 7e éd., 1890, in-12, Voizard, Étude sur la Langue de Montaigne, 1885, in-8 ; P. Bonnefon, Montaigne, l’homme et l’œuvre, Paris, 1893, in-4 (2e éd., 1898, 2 vol. in-18) ; P. Stapfer, Montaigne, 1895, in-16 ; Faguet, xvie Siècle ; G. Guizot, Montaigne, études et fragments, 1899 ; Champion, Introduction aux Essais de Montaigne, 1900 ; Villey, Les sources et l’évolution des idées de Montaigne, 1908, 2 vol.

  2. Précisons, Montaigne s’est proposé de faire une collection d’exemples commentés. Les premiers chapitres sont secs. Peu à peu, sa pensée s’affermit, s approfondit. Peu à peu aussi, il se livre et aime à se peindre. Et il aperçoit à travers lui-même, l’humanité. Il a commencé par croire à la philosophie : il a répété, avec un esprit épicurien, les leçons stoïciennes de Sénéque, sur la douleur et la mort (vers 1572-74). Puis il s’est placé quelque temps au point de vue sceptique, et de ce point de vue, il a fait la critique de la science et de la vie (vers 1576-79). Enfin dans le 3e livre, désabusé de la philosophie doctrinale, Montaigne se fait une philosophie personnelle, la philosophie de l’expérience, de son expérience, bonne pour lui-même, modèle et conseil pour le lecteur d’autonomie morale et d’actvité créatrice dans l’interpretation de la vie et l’élaboration d’un art de vivre (11e éd.).
  3. Cf. Pasquier, Lettres, XVIII, 1.
  4. Essais, I, 25.
  5. Plus je lis Montaigne, plus je suis tenir de voir en lui un homme qui, à force de ne pas vouloir s’en faire accroire et nous en faire accroire, s’est fait, pour la morale, estimer moins qu’il ne méritait ; on l’a pris au mot dans son sincère examen de lui-même. Les gens à phrase et à poses nous imposent toujours un peu : nous ne les réduisons jamais à leur mérite nu (12e éd.).
  6. La Tempête, acte II, sc. i : le couplet de Gonzalo est tiré du chapitre des Cannibales (Essais, I, 30). — Cf. Saintsbury. Introduction à la réimpression de la trad. anglaise des Essais publiée par John Fiorio en 1603 (Londres, 1892-93, 3 vol. in-8) ; A. -H. Upham, The French influence in English Literature, 1908.