Histoire de la littérature française (Lanson)/Première partie/Livre 2/Chapitre 2

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Librairie Hachette (p. 110-119).


CHAPITRE II

LE LYRISME BOURGEOIS

1. Comment, la réalité et la nature s’introduisent dans la poésie lyrique. La poésie bourgeoise : mélange d’éléments du lyrisme et de la satire. Naissance de la poésie personnelle. — 2. Rutebeuf : son caractère, son inspiration. Originalité pittoresque ; vigueur oratoire ; sentiments lyriques.

La poésie courtoise fut pour nos trouvères un utile exercice, où leur esprit s’affina, développa certaines facultés de raisonnement et d’abstraction, qui n’avaient guère pu s’éveiller dans la grossière matérialité des chansons de geste et des fabliaux, et prit enfin certain goût des formes curieusement achevées. Mais les sentiments et idées qu’elle produisait n’étaient pas une atmosphère où pussent vivre constamment des gens tels que nos Français, pourvus d’instincts très positifs, chez qui rien ne parvenait à oblitérer tout à fait le sens commun et la fine intuition des réalités. Aussi, pendant la plus grande vogue de la poésie courtoise, voit-on se maintenir ou apparaître des genres plus vulgaires, dont l’avantage est de raffermir au contact de la terre et de la vie les esprits étourdis de leur ascension dans les régions éthérées de la dévotion sentimentale.

1. CARACTÈRES DU LYRISME BOURGEOIS.

Nous rencontrons d’abord la pastourelle, qui fait contraste avec la chanson : elle ragaillardissait nos aïeux de sa naturelle et saine grossièreté ; la simple franchise des amours champêtres les délassait de tant de pâles et respectueux amants qui n’osaient pas dire leur désir, ni même désirer. Avec les bergères, au moins, point n’était besoin, comme avec les dames, d’allégorie ni de métaphysique. Les sentiments étaient si naturels, que les personnages finirent par être vivants : bergers et bergères devinrent de vrais paysans. Il y eut des poètes qui, des conventions traditionnelles du genre, repassèrent aux réalités correspondantes et prochaines. Certaines pastourelles qui parfois ne gardent même pas le thème fondamental de la rencontre d’un chevalier et d’une bergère, sont de charmants tableaux de genre avec leurs rythmes alertes et leurs refrains joyeux ou goguenards ; elles nous montrent tout un côté de la vie rurale : les jeux, les danses, la gaieté bruyante du village, les coquetteries et les jalousies, les cadeaux idylliques de gâteaux et de fromages, la séduction des souliers à la mode et des fines cottes neuves, les gros rires et les lourds ébats terminés en rixes, coups de poing, musettes crevées, dents cassées. Toutes ces scènes si vivement esquissées, surtout dans des pastourelles picardes, nous révèlent des esprits à qui la vulgaire réalité a fait sentir son charme, et qui ont essayé de la rendre [1].

Volontiers aussi les faiseurs de chansons se regardaient eux-mêmes et disaient leur vie, ses joies et ses misères ; les pauvres diables qui attendaient leur subsistance de la libéralité des nobles patrons ou des auditeurs populaires, étaient amenés à se prendre pour sujets de leurs chansons comme de leurs fabliaux. De bonne heure, dès que la société se fut constituée dans une forme régulière ils y apparurent comme des irréguliers, des déclassés, et, comme tels, ils excitèrent la curiosité du public honorable et rangé, sur qui la vie de bohème a toujours exercé une fascination singulière. Ils surent exploiter ce sentiment, ils se peignirent à leurs contemporains, avec un mélange curieux de servile bouffonnerie et de touchante sincérité, qui était fait pour exciter un peu de pitié parmi beaucoup de mépris, et délier les cordons de la bourse des gens qui avaient ri. Il y a dans ce genre une exquise pièce d’un jongleur champenois, Colin Muset, le plus gentil quémandeur que nous connaissions avant Marot : il fait une peinture spirituellement naïve de son ménage à certain comte devant qui il avait « viellé » sans en rien recevoir [2].

C’était le goût des nobles qui maintenait surtout à la poésie lyrique son caractère d’irréalité convenue. La classe bourgeoise, en l’adoptant, la fit servir à des usages pour ainsi dire domestiques et lui procura ainsi, notamment dans les villes du Nord, une plus robuste vitalité. Ainsi, les thèmes consacrés de l’amour courtois continuaient d’être traités, et, à l’imitation des concours institués d’abord au Puy-en-Velay en l’honneur de la Vierge, il s’établissait un peu partout, sous le nom de puis, en Picardie, Normandie, Flandre, des concours de poésie par lesquels l’art provençal du xiie siècle se transmit en se dégradant aux chambres de rhétorique du xve. Mais au-dessous des compositions subtiles et savantes, en partie par réaction contre leur essentielle inanité, en partie par leur influence qui fit reconnaître la dignité des vers, et à l’aide de leurs procédés de facture, on vit se développer une poésie plus matérielle, qui donnait satisfaction à l’esprit bourgeois des auteurs et du public. À vrai dire, il n’est pas sûr que ce soit une poésie lyrique : elle se mêle de toutes sortes d’éléments et revêt mille formes. Elle tient au lyrisme par des rythmes et un mouvement de chansons : elle s’imprègne fortement de satire, tantôt personnelle comme dans les ïambes des anciens Grecs, tantôt sociale ou politique, comme dans les comédies d’Aristophane, et tantôt purement morale, comme dans les satires d’Horace ou de Juvénal.

Entre les œuvres nettement caractérisées qui se classent dans les genres définis, entre les fabliaux, les poèmes didactiques et le lyrisme courtois, s’étale une masse confuse de pièces, chansons, complaintes, dits, disputes, congés, qu’on est souvent embarrassé de classer, où ne domine aucun caractère exclusivement narratif, moral ou lyrique. Mais ces pièces ont en général ceci de commun, qu’elles sont d’actualité, nées des circonstances et d’une particulière émotion des esprits. Il en est qui sont anonymes et impersonnelles, et qui reflètent les sentiments d’un siècle et d’une classe, parfois avec une singulière intensité : comme cette virulente complainte de Jérusalem (vers 1214), qui n’est qu’un cri de haine contre la richesse du clergé et la corruption de Rome. On croirait à la lire être à la veille des événements qui se firent attendre les uns plus de trois siècles, et les autres près de six, surtout si l’on songe que de toutes parts, dès le xiiie siècle, la même clameur s’élève. Avec ses inégalités et ses petits effets de rimes, cette complainte est un assez beau morceau de satire lyrique [3].

Malgré cette pièce et d’autres de même ordre, on pourrait désigner toute cette poésie d’origine bourgeoise sous un nom qui, en la distinguant de la poésie lyrique, marquerait bien le rapport qui les unit l’une à l’autre : on pourrait l’appeler poésie personnelle. Car ce sont leurs sentiments, leurs affections, leurs haines, leurs prospérités et plus souvent leurs malheurs, dont les poètes bourgeois font la matière de leurs vers : et ainsi leur œuvre est lyrique, par accident, peu ou prou, juste dans la mesure où leur tempérament est capable d’émotion lyrique.

Colin Muset parlait une fois de son ménage : dans ces remuantes communes picardes, où les têtes sont chaudes, rien ne passionne plus les poètes du cru que les affaires locales, la vie de la cité, du quartier, du foyer, ils nous parlent d’eux, de leurs femmes, de leurs compères, raillant, invectivant, aimant, regrettant selon l’événement qui les inspire ou selon le vent qui souffle. L’un d’eux, Jean Bodel, un talent universel, épique, lyrique, dramatique, fut atteint de la lèpre, et obligé, selon le règlement de police qui était en vigueur, d’aller s’enfermer dans une léproserie ; avant de partir, il fit ses adieux au monde, à sa ville d’Arras, à tous ses amis et voisins, en quarante et une strophes de douze vers, triste et le cœur dolent, comme on peut penser, mais trouvant encore la force de sourire, et faisant en somme belle contenance. Ce Congé eut du succès, et par suite des imitateurs. Maître Adam de la Halle n’était pas lépreux, et des querelles locales le contraignaient à partir : aussi prend-il congé avec plus de colère que de tristesse, et lançant contre Arras quelques invectives qui — de fort loin — font songer aux amères salutations que Dante exilé envoyait à sa patrie.



2. RUTEBEUF.


Hors du groupe picard, le xiiie siècle nous offre presque un grand poète. Je veux parler de Rutebeuf, le poète parisien [4]. Il a touché à tous les genres, hormis les chansons de geste et les romans : il a fait un miracle dramatique, un monologue bouffon, deux vies de saints, des fabliaux, des complaintes dévotes, funèbres, satiriques, des chansons, des dits satiriques ou didactiques, des descriptions allégoriques : son œuvre pourrait se distribuer dans trois chapitres et plus de cette histoire. Mais c’est ici le lieu de parler de lui : pour la première fois, nous rencontrons dans l’histoire de notre littérature une individualité fortement caractérisée, qui se retrouve dans les ouvrages les plus divers.

Rutebeuf est un contemporain de saint Louis et de Philippe le Hardi. Si l’on pouvait, en évitant la confusion, suivre la chronologie sans distinguer les genres, il faudrait introduire Rutebeuf entre les deux parties du Roman de la Rose : car il écrit après Guillaume de Lorris, dont les allégories visiblement l’enchantent et l’inspirent. Mais il écrit avant Jean de Meung, qui n’est pas aussi sans l’avoir lu. On ne sait où il naquit. L’important, c’est qu’il vécut à Paris : la grande ville lui donna son esprit et son âme. L’incessante fermentation de cette population immense et hétérogène, barons hantant la cour du roi, bourgeois dévots et caustiques, écoliers batailleurs et disputeurs, prompts de la langue et de la main, et tout ce qui s’y remuait d’idées et de passions dans le conflit des esprits et des intérêts, étaient éminemment propres à susciter une poésie sinon très haute, du moins très vivante : le poète, cette fois, ne manqua pas.

C’était un pauvre diable de ménestrel, que la malechance poursuivit toute la vie, beaucoup de légèreté aidant, et un peu de vice. Il prit deux fois femme ; et la deuxième au moins, laide, vieille et pauvre — mais pourquoi l’épousait-il ? par quelle fantasque humeur, ou quelle fâcheuse nécessité ? — la deuxième donc ne lui apporta que misère et chagrin. Sans pain, sans feu, de la paille pour lit, entre une femme qui gémit, une nourrice qui veut ses gages, et un propriétaire qui réclame son loyer, voilà en quel état se présente à nous le triste Rutebeuf, qui trouve pourtant moyen de rire. À la nourrice près, c’est l’image de toute sa vie. Il eut quelques bienfaiteurs et beaucoup de créanciers : l’argent de ses bienfaiteurs n’allait pas à ses créanciers ; les dés en faisaient rafle. Il quémandait auprès des grands, il hantait la domesticité, jongleurs, maîtres d’hôtel, panetiers, race joviale, impudente, tumultueuse. Il hantait surtout l’innombrable armée des joueurs, hâves, pelés, « deschaux », un peu ivrognes.

Il aimait beaucoup les écoliers : il ne le fut peut-être jamais. Sa science n’est pas cléricale : il sait le Roman de Renart et l’œuvre de G. de Lorris[5]. Tout au plus, étant dévot, a-t-il attrapé les lieux communs et les procédés de développement des sermons qu’il a entendu prêcher : il en étoffe sa poésie. C’est un ouvrier avisé, qui sait son métier, et qui le fait comme un métier : il est difficile de ne pas voir dans son Miracle de Théophile, dans ses deux vies de Saints, dans ses Complaintes funèbres des travaux de commande, faits pour des communautés pieuses ou pour d’illustres familles. Il s’est fait un art, des procédés : il a ses figures, ses allusions, ses comparaisons, ses allégories favorites, qui sont comme sa marque et sa signature dans ses œuvres. Il a renoncé à la puérile et laborieuse variété de rythmes du lyrisme courtois : il a ses mètres, peu nombreux, mais bien choisis, expressifs, qu’il répète sans scrupule, mais manie en perfection, une petite strophe de trois vers, dont le dernier, plus court, rime avec les deux premiers de la strophe suivante (aab, bbc, ccd, etc.), une strophe de douze octosyllabes (aabaabbbabba), deux strophes de huit octosyllabes (abababab et ababaaab), une strophe de quatre alexandrins monorimes ; il emploie aussi volontiers les octosyllabes continus rimant par paires. Il prend à la poésie savante quelques-uns de ses jeux de rimes : mais de cet exercice fastidieux et froid, sa gaminerie parisienne fait une sorte de jonglerie cocasse, un jaillissement drolatique de calembours. Il s’y complaît au reste, et il n’y a sujet si grave où il ne suive librement sa fantaisie : voyez par quelle cascade d’homonymes, Marie, mari, marri, Marion, marié, se clôt la dévote narration et la pénitence de Marie l’Égyptienne.

Avec tous ses procédés et parfois ses artifices, Rutebeuf a fait une œuvre sincère. Il fut en son temps une sorte de journaliste, pas toujours indépendant, mais toujours original, toujours convaincu, soit qu’il travaillât sur commande, ou qu’il fût l’écho des passions populaires. Qui veut connaître l’opinion de la bourgeoisie parisienne sur le règne de saint Louis, n’a qu’à le consulter : c’est un témoin qui dépose sans crainte et sans flatterie. Au gré de notre poète, tout n’est pas au mieux sous le plus saint des rois : il paraît que le monde est déjà corrompu. Le clergé est avare ; les chevaliers,

    Je n’y vois Rollant n’Olivier,

ni surtout cet Alexandre, qui savait donner aux ménestrels. Les baillis et prévôts pillent le pauvre monde ; les marchands vendent cher de mauvaises denrées ; et pour les ouvriers,

    Ils veulent être bien payés
    Et petit de besogne faire.

Il n’y a que les écoliers qui valent quelque chose.

Le roi n’est pas à l’abri de la censure. Ce n’est pas Rutebeuf qui admirerait avec Joinville comme saint Louis a « enluminé » son royaume de belles abbayes. Il n’est pas ami des moines et des nonnes, et il faut l’entendre dénombrer, avec une indignation qui s’échappe en mordantes épigrammes, tous les ordres que la protection royale a installés dans la bonne ville de Paris, dotés de privilèges et de riches revenus : Barrés, Béguines, Frères du sac, Quinze-Vingts, Filles-Dieu, la Trinité, le Val des Écoliers, Chartreux, Frères prêcheurs, Frères mineurs, Frères Guillemins, moines blancs, moines noirs, chaussés et deschaux, avec ou sans chemise, dont les uns assiègent les mourants, pour leur arracher des testaments, et les autres s’en vont criant par les rues :

    Donnez, pour Dieu, du pain aux frères !

Ce qui fâche le plus notre poète, c’est la pensée de tout l’argent qui s’en va là alimenter la paresse et la gourmandise ! C’est surtout, la pensée de tout ce que donne le roi, et il faut le voir annoncer que tout cela n’aura qu’un temps, il faut l’entendre gronder à mots fort peu couverts : « Attendez, attendez ! quand le roi ne sera plus là… ! »

Le roi aussi a tort de laisser au pape trop de pouvoir en France. Rutebeuf est un « gallican » convaincu : il invoque toutes les lois et us du royaume, quand, à la prière ou avec la permission de saint Louis, le pape Alexandre IV se permet d’exiler Guillaume de Saint-Amour, qui enseignait dans l’Université de Paris. Cette affaire mettait en jeu toutes les passions du poète : l’Université et son champion Guillaume de Saint-Amour luttaient désespérément pour interdire aux religieux des ordres mendiants, aux dominicains surtout, l’accès des chaires publiques, et pour défendre les maîtres séculiers d’une concurrence redoutable. C’est la querelle qui se renouvellera au xvie siècle, quand un nouvel ordre paraîtra, celui des jésuites ; c’est l’éternelle querelle de l’enseignement : tout ce qui ne profite pas du monopole réclame la liberté. Rutebeuf fut, dans cette chaude dispute, aux côtés de Guillaume de Saint-Amour : le théologien dans ses sermons et ses écrits, le poète dans ses vers firent des charges également vigoureuses et inutiles contre les jacobins envahisseurs : et quand on songe que parmi ceux qu’ils voulaient renfermer dans leurs couvents, il y avait un saint Thomas, on ne peut qu’applaudir à leur défaite.

Il ne faudrait pas prendre cependant Rutebeuf pour un furieux « anticlérical », une sorte de journaliste radical du xiiie siècle. Ce mécontent du règne de saint Louis, ce « mangeur » de moines, qui n’a laissé à inventer aux pamphlétaires de l’avenir ni une supposition outrageante ni une plaisanterie grivoise, était un homme dévot, craignant Dieu, qui humblement s’accuse, en sa vie pécheresse, d’avoir « fait au corps sa volonté », qui, tout contrit, recommande à Notre-Dame « sa lasse d’âme chrétienne », qui trouvé d’étrangement tendres, ardentes, pénétrantes paroles pour dire les louanges de la mère de Dieu :

    Tu hais orgueil et félonie
      Sur toute chose.
    Tu es le fis où Dieu repose :
    Tu es rosier qui porte rose

      Blanche et merveille…
    Ha ! Dame Vierge nette et pure !
    Toutes femmes, pour ta figure,
      Doit-on aimer.

Il aime et révère l’Église, il hait les vices qui l’obscurcissent. Il aime les pauvres curés qui vivent de peu dans les villages en prêchant l’Évangile. Il hait les moines oisifs, orgueilleux, luxurieux. Il hait les mendiants, aux mains de qui vont toutes les richesses ; mais il rappelle les débuts des jacobins et des cordeliers, la sainte, évangélique pauvreté, qui est l’esprit de leur institution.

Il s’indigne que l’enthousiasme des croisades se refroidisse. La célèbre dispute du Croisé et du Décroisé, si gauche dans son ordonnance, est parfaitement nette dans son intention : le poète veut écraser les résistances de l’esprit mondain par les arguments impérieux de la foi. Il ne va pas à la croisade, il est vrai : ce n’est pas son affaire, n’étant pas chevalier. Mais il y pousse les chevaliers ; plus ardent que Joinville, sans doute parce que tout s’arrête pour lui à la parole, il ne comprend pas que toute la chevalerie de France ne suive pas le roi à Tunis. La prédication de la croisade, sur un ton tour à tour passionné et satirique, est une notable partie de l’inspiration et de l’œuvre de Rutebeuf.

Au service de ces idées et de ces sentiments, le poète met un talent original. D’abord il a le sens du pittoresque : il voit, et fait voir. En tout sujet, quelque idée qu’il manie, il aperçoit une réalité concrète : c’est un ancêtre de Régnier. La satire et la morale tournent naturellement en images et en tableaux. Prêche-t-il la croisade, il nous montre les gens qui se croisent :

    Quand la tête est bien avinée,
    Au feu, devant la cheminée,
    Vous vous croisez sans sermonner.
    Donc vous allez grands coups donner
    Sur le Soudan et sur sa gent :
    Fortement les endommagez :
    Quand vous vous levez au matin,
    Avez changé votre latin :
    Car guéris sont tous les blessés,
    Et les abattus redressés.

Nulle idée d’une beauté noble, d’une forme pure et élégante ne vient réprimer l’instinct tout réaliste de son imagination. Regardons comment ce poète voit Marie l’Égyptienne au désert, toute nue, la chair noire, la poitrine moussue :

    Cheveux épars sur ses épaules.
    De ses dents ses ongles rognait ;

Ne semble point qu’elle ait de ventre....
Les pieds avait crevés dessus,
Dessous navrés que plus ne put.

Qu’il y a loin de cette sainte hirsute et crasseuse aux belles pénitentes de la Renaissance, aux corps exquis des Madeleines !

Un trait de Rutebeuf que j’ai déjà signalé, c’est qu’il aime les idées générales : ce sont lieux communs aujourd’hui, ce ne l’étaient pas alors. Vivantes pour le chrétien, nouvelles pour l’écrivain, à ce double titre les lieux communs de la morale chrétienne sur la pauvreté, la charité, et surtout sur la mort, pouvaient le séduire. C’est du fond de son cœur qu’il nous dit et répète :

    La chose qui soit plus certaine,
    C’est que la mort nous courra sus :
    La plus incertaine, c’est l’heure.

Mais surtout il développe ces idées avec un remarquable talent oratoire. Et en général, quelque sujet qu’il touche, lieu commun de morale, hypocrisie ou vice des moines, exhortation à la croisade, on ne saurait manquer d’admirer l’ampleur, le mouvement, la vigueur de sa poésie. Qu’on prenne sa Complainte du comte de Nevers, ou sa Complainte d’outre-mer, qu’on prenne le Dit des Jacobins ou le Dit de la Vie du monde, la phrase se détache, s’étale, c’est le ton d’un orateur, et le plus incontestable mérite de cette poésie est l’éloquence.

    Sainte Église se plaint, et ce n’est point merveille,
    Chacun à guerroyer contre elle se prépare.
    Ses fils sont endormis, pour elle nul ne veille :
    Elle est en grand péril, si Dieu ne la conseille.

    Puisque Justice cloche, et Droit penche et s’incline,
    Et Loyauté chancelie, et Vérité décline.
    Et Charité froidit, et Foi se perd et manque.
    Je dis que n’a le monde fondement ni raison, etc.

Et il continue ainsi, incriminant tout le monde, et Rome surtout et les moines : mais ne sent-on pas ce que le rythme même, cette strophe de quatre vers, avec son allure régulière, sa forte vibration, sa solidité large, a de favorable à l’expression oratoire de la pensée ?

Il y a pourtant aussi un lyrique dans Rutebeuf : un chansonnier d’abord, constructeur de rythmes, de couplets, de refrains légers et piquants qui feront rire le monde aux dépens des « papelarts et béguines » ; mais il y a plus et mieux. Il a trouvé le lyrisme à sa vraie source : l’émotion personnelle et profonde. De sa tendresse enfantine et mystique pour « la douce Vierge » ont jailli de beaux cantiques, des dits aux strophes ardentes ou suaves. Et les tristesses de sa misérable existence lui ont fait rencontrer parfois une poésie intime, attendrie et souriante à la fois, dont la simplicité touche puissamment. Pour dire son triste mariage, le manque d’argent, le froid, la faim, les amis « que le vent emporte, et il ventait devant ma porte », il a des mots pénétrants, de mélancoliques ironies qui vont au cœur. Voilà le bon et le vrai lyrisme : et c’est pourquoi il ne fallait pas oublier le pauvre diable qui, le premier chez nous, dans la laide et vulgaire réalité de cette vie, a recueilli un peu de pure émotion poétique.

  1. Cf. Bartsch et Jeanroy, ouv. cités, p. 179.
  2. Bartsch et Horning, ouv. cité, p. 351. Cf. J. Bédier, De Nicolao Museto, Paris, 1893.
  3. Bartsch et Horning, p. 373. — Cf. aussi Jeanroy et Guy, Chansons et dits artesiens du xiiie siècle. Bibl. des Univ. du Midi. 1898.
  4. Éditions : A. Jubinal, Bibl. Elzév., 3 vol. in-16, 2e éd., 1874 ; A. Kressner, Wolfenbüttel, 1885. – À consulter : Clédat, Rutebeuf, Hachette, in-18, 1891 (Coll. des Grands Écrivains français).
  5. Je n’ajoute pas les chansons de geste ; il n’y fait que des allusions fort vagues, qui peuvent s’expliquer par la popularité des types tels que Roland, Olivier, Alexandre, Eaument même et Agelant. Il n’est pas besoin d’avoir lu La Calprenède pour dire de quelqu’un qu’il est fier comme Artaban.