Histoire de la littérature française (Lanson)/Texte entier/Partie 5

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Partie 5

CINQUIÈME PARTIE

LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE


LIVRE I

LES ORIGINES DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

CHAPITRE I

VUE GÉNÉRALE

1. Caractères généraux du xviie siècle littéraire. — 2. Caractères généraux du xviiie siècle littéraire. Contraste et continuité des deux époques. — 3. Deux moments principaux dans le xviiie siècle.

Le contraste est saisissant entre le xviie siècle et le xviiie : et cependant celui-ci sort de celui-là, et le continue. La liaison est aussi étroite que l’opposition est grande. Pour nous en rendre compte, il faut nous remettre sous les yeux les traits généraux de l’une et l’autre époque[1].

1. LE DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.

À le prendre dans les œuvres les plus apparentes de sa littérature, le xviie siècle est chrétien et monarchique. Son principe d’organisation lui est fourni par le souvenir toujours présent du xvie siècle, et par la volonté de ne pas le recommencer. De là la reconnaissance des pouvoirs qui règlent en dominant, la subordination de l’individu à la société.

Le xviie siècle est splendidement, peut-être plutôt que profondément, chrétien. La littérature religieuse fournit presque tous les chefs-d’œuvre de notre prose ; l’éloquence religieuse est toute notre éloquence. Nos grands poètes tragiques sont chrétiens. La philosophie cartésienne, dont l’esprit est foncièrement hostile à la foi, se développe dans une forme conciliable avec les dogmes de l’Église, chez Descartes, dans une forme hétérodoxe, mais plus chrétienne encore, chez Malebranche. Un courant de libre positivisme, de naturalisme antichrétien traverse bien le siècle, visible dans les œuvres de deux grands écrivains et dans certains cercles mondains. Mais nulle voix ne met directement en question les principes de la foi : nulle voix surtout n’attaque la puissance de l’Église dans l’ordre temporel. La dispute est entre les églises, entre les sectes ; il ne s’agit que d’orthodoxie et d’hérésie.

La royauté est maîtresse absolue. Les brouillons féodaux qui essaient de troubler les deux régences, sont mis en demeure de sacrifier à leurs intérêts personnels les prétentions traditionnelles de leur caste. Le peuple, sauf un seul jour, ne paraît pas. Tout cède au roi, incarnation de l’État. Aucun mysticisme politique ne se mêle dans le culte de la personne royale : chez tous les penseurs du temps, la royauté est reçue comme garante et protectrice de l’ordre. Sa fonction la fait sacrée. Écartons la flatterie intéressée des courtisans, les serviles théories des commis. Le culte du roi est la forme du sentiment national : on aime le roi par ce qu’il assure de prospérité, de grandeur, de gloire à la France. Mais Louis XIV absorbe et arrête trop en lui-même ces sentiments, tandis qu’un plus pur patriotisme se faisait sentir chez les écrivains antérieurs à 1660.

Le roi dispensant les hautes classes de travailler au bien public, ce loisir développe les relations sociales, et donne un éclat intense à la vie de société. Les salons, où règnent les femmes, prennent autorité sur la littérature, à qui ils fournissent un public : ils l’obligent à se clarifier en s’étrécissant peut-être.

Cependant, dans ses plus belles œuvres, la littérature échappe à l’exclusive domination des salons. De précieuse, elle devient classique ; et j’ai dit ce qu’était proprement le goût classique, une combinaison de la raison positive et du sens esthétique. Les régies, dérivées de la tradition gréco-romaine, sont les conditions d’élaboration de la vérité intelligible en forme d’art.

La vérité, scientifique ou philosophique, est toujours générale. La nature, qui est la même dans l’antiquité et dans le xviie siècle (puisque c’est sur cette identité que se fonde l’imitation des anciens), ne peut être aussi qu’une nature générale. Et ainsi l’exceptionnel, le particulier, est, en principe du moins, éliminé. Par là périt l’histoire, et le lyrisme se résout en éloquence. La nature pittoresque, aussi, n’est pas objet de-littérature.

Le xviie siècle, intellectuel, raisonneur, oratoire, s’intéresse surtout à l’homme, et, dans l’homme, à l’âme. Sa littérature est essentiellement psychologique. Les uns analysent les passions, les caractères, les forces, les états de l’âme ; d’autres construisent les formes générales qui contiennent et classent l’infinie diversité des tempéraments individuels. Les genres créés par le xviie siècle, maximes et portraits, sont des appareils enregistreurs de l’observation psychologique.

La littérature n’est pas militante ; elle respecte les cadres sociaux, la hiérarchie, les pouvoirs temporels et spirituels ; elle tient pour résolues, ou elle écarte les grandes questions métaphysiques, qui sont essentiellement révolutionnaires. Elle exprime sereinement, impartialement, le monde et la vie, dans leur commune réalité, sans aspirer à en changer les conditions actuelles. Mais il ne faut pas croire qu’elle soit dédaigneusement artistique, curieuse de beauté, et indifférente au reste : les résultats pratiques des vérités énoncées l’intéressent. Cela n’a pas besoin d’être démontré pour la littérature religieuse ; mais la littérature laïque est imprégnée du même esprit. Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, Boileau, chacun a sa « morale », c’est-à-dire une conception des règles qui doivent déterminer la conduite de l’individu, et des fins auxquelles s’adaptent ces règles. La société est faite : ils ne prétendent rien y changer ; mais l’individu, qui vivra dans cette société, est toujours à faire : c’est cet individu à qui tous nos écrivains veulent imposer une forme.

La langue s’est façonnée à l’image du siècle : la langue diffuse, riche, colorée, populaire, du xvie siècle a disparu. La langue littéraire du temps de Louis XIII, encore pittoresque et empanachée, s’est réduite. L’honnête homme des salons se fait une langue selon son besoin. Il se distingue de ce qui est peuple : les termes populaires sont exclus. Il « ne se pique de rien », « n’a pas d’enseigne », de marque de métier : éliminés donc les termes techniques. Il cache son tempérament intime, les mouvements de sa sensibilité, s’il en a : il ne doit offrir à la société que ce qu’il a de commun avec elle, et de communicable, sa raison, ses idées. La langue bannit donc les éléments sensibles, émotifs ou pittoresques ; on cherche à parler comme tout le monde ; on groupe les éléments du langage selon les lois universelles de l’usage, plutôt que selon la loi particulière de la personnalité. On fait une langue claire, simple, régulière, fine, toute en nuances, et d’une exactitude merveilleuse dans sa précision un peu sèche.


2. LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE.


Comment le xviiie siècle, antichrétien, cosmopolite, destructeur de toutes les croyances, négateur de la tradition, révolté contre l’autorité, violemment critique et faiblement artiste, sociologue et point du tout psychologue, est-il sorti de là ?

L’Église s’est affaiblie au xviie siècle, et ira s’affaiblissant de jour en jour. D’abord, par les disputes théologiques. L’Église pâtit du petit esprit des sectes, de leur fanatisme injurieux. Dans les querelles des jésuites et des jansénistes, de Bossuet et de Fénelon, le vrai vaincu est la religion. Les théologiens enseignent à la raison laïque, qu’ils prennent pour juge, à prononcer souverainement sur les questions de dogme. Puis, la lourde dévotion des dernières années de Louis XIV développe l’hypocrisie, dont l’impiété et la licence de la Régence seront la revanche. La cour enfonce dans les esprits l’idée qu’un dévot est un habile homme : sinon, il ne serait qu’un niais. Enfin, les manifestations temporelles de la puissance ecclésiastique révoltent les consciences. La destruction de Port-Royal paraît barbare à d’autres que les jansénistes. Tout le monde applaudit à la Révocation de l’édit de Nantes, lorsqu’elle est signée : dix ans, vingt ans après, les esprits les plus éclairés la déplorent comme ruineuse pour la France. Voilà donc où aboutissait l’éclat de la renaissance religieuse, à des cruautés, à des ruines.

Mais où donc aboutissait aussi la restauration du pouvoir monarchique ? À la guerre, à la famine, aux lourds impôts, aux vexations financières. Les fautes et les misères du règne font haïr le despotisme. L’idée de la fonction sociale de la royauté s’efface : on ne voit plus que l’exploitation de tous par un seul, le sacrifice de tous les intérêts aux passions d’un seul. La noblesse, de plus en plus inutile, s’avilit, et devient plus odieuse quand elle n’est plus qu’un moyen pour les riches d’échapper à l’impôt. À la mort de Louis XIV, on peut dire que la banqueroute de l’Église, de la noblesse et de la royauté, c’est-à-dire de toutes les puissances de l’ancien régime, est faite.

La réaction aristocratique qui se produit alors ne fait qu’empirer les choses. Les nobles essaient de ressaisir le pouvoir, d’envelopper la royauté, et de la séparer, non seulement du peuple, ce qui est fait de longue date, mais de la bourgeoisie. Ils écartent les bourgeois des emplois lucratifs et des charges honorifiques. Ils réveillent ainsi dans la bourgeoisie le sentiment de son infériorité sociale, à l’heure précisément où elle a le sentiment de sa supériorité intellectuelle, morale, économique.

Ils contribuent aussi à la décadence de l’Église et au péril de la religion, en mettant leurs cadets frivoles, ignorants, sans zèle et souvent sans foi, dans les évêchés et les archevêchés, à la place des solides docteurs que la bourgeoisie fournissait à Louis XIV. Ces prélats font sentir à la nation la disproportion des richesses et des services de l’Église. Les disputes religieuses deviennent de plus en plus mesquines et puériles, le sentiment religieux s’atrophie ou dévie ; la littérature religieuse disparaît. L’Église ne comptera pas parmi les forces intellectuelles du siècle.

La royauté, capricieuse et faible avec Louis XV, bonasse et inintelligente avec Louis XVI, adorée à de courts moments, et trompant toujours les espérances d’où jaillissait l’adoration, rejetant les esprits tour à tour dans la haine et dans le mépris, apparaissant comme égoïste ou confisquée par les égoïsmes de cour, cesse d’être une force dans la nation. Responsable souvent des revers, elle n’est presque jamais pour rien dans les prospérités. Louis XIV avait su être, ou paraître le protecteur, le régulateur, l’inspirateur du génie littéraire et artistique : toute l’activité littéraire du xviiie siècle se développe loin de la royauté, qui ne se rappelle guère que comme une gêne et un obstacle.

Ces circonstances amenèrent la littérature du xviiie siècle à prendre une direction contraire à celle qu’avait suivie la littérature du xviie siècle. Mais il n’y eut pas de rupture entre les deux siècles. [Le xviiie reçut du xviie le principe de la souveraineté de la raison, et il en tira toutes les conséquences. Il supprima les limitation, les tempéraments que le xviie siècle avait apportés à l’autorité de la raison. Elle était juge souverain, elle devient juge universel : plus de domaine de la foi réservé, intangible. Elle ne laisse plus au roi l’examen des intérêts généraux : elle critique l’ordre social, la tradition, Elle ne consent pas non plus à rendre des arrêts en théorie, pour les voir annulés dans la pratique : elle prononce, et veut que la réalité se conforme à ses conclusions. De spéculative, elle deviendra pratique, réformatrice, enfin révolutionnaire.

On a pensé souvent, et Taine surtout a accrédité cette idée, que le vice, de la philosophie du xviiie siècle était le mépris de l’expérience et de l’histoire, l’abus de l’abstraction, de la généralisation, des postulats et des déductions a priori. En morale, en religion, en politique, dit-on, le xviiie siècle légifère pour l’homme en soi, pour ce vague résidu qui s’obtient en retranchant toutes les différences que l’on perçoit entre le Français, l’Anglais, le Chinois, etc., et qui ne correspond plus à aucun homme réel. Il proclame des principes qui se déduisent de la définition de cet homme en soi, sans rechercher s’ils sont bons pour le produit particulier des siècles qu’est la société française.

J’ai cru longtemps que ce reproche était fondé, et dans les précédentes éditions (1-10) de cet ouvrage, j’ai fait, moi aussi, le procès à la manie d’a priori qui me semblait avoir égaré la philosophie du xviiie siècle. Mas récentes études m’ont prouvé qu’il y avait beaucoup d’exagération et d’injustice dans cette critique.

Au point de départ, il est visible que c’est sous la pression des faits que se forment les états d’esprit que l’on peut appeler philosophiques. C’est de l’affaiblissement de la foi, et d’une observation de la manière dont vivent les honnêtes gens, des maximes sur lesquelles se guide leur conscience, c’est d’un désir de rétablir l’accord entre la théorie morale et l’expérience morale, que naissent les morales rationnelles et laïques : morale du bonheur, morale de l’intérét bien entendu, morale de la bienfaisance et du bien général.

En politique, l’esprit de réforme se remarque d’abord chez Colbert et ses intendants : lorsque Colbert en définitive a échoué, la splendeur ruineuse de Louis XIV, ses guerres continuelles et de plus en plus malheureuses, sa fiscalité odieuse, la misère du peuple, créent chez les hommes qui savent, et qui réfléchissent un sentiment de malaise qui force le respect et oblige à l’examen. La condamnation du despotisme est le résultat de l’expérience, non la conclusion d’une théorie. Le programme des réformes nécessaires est ébauché par quelques hommes qui ont vu l’étui du royaume, ou de leurs yeux, comme Vauban et Boisguillebert, ou par les mémoires des intendants, comme Boulainvilliers, ou qui de toute façon étaient à la source des renseignements sûrs, comme Fénelon et l’abbé de Saint-Pierre. L’a priori n’a aucune place dans ces débuts de la philosophie politique : elle résulte des faits, et de la réaction de certains sentiments de justice et d’humanité contre ces faits.

L’œuvre de la philosophie du xviiie siècle sera d’élaborer les principes qui condamnent de pareils faits. Par un tour d’esprit bien français en effet, il ne suffira pas aux philosophes de constater la misère sociale : il leur faudra trouver que les maux de la France sont contraires à la raison universelle. Ce rationalisme est la forme de leur esprit ; ils aspirent à des vérités universelles, et ils n’ont la hardiesse d’agir que s’ils croient que la raison commande, la raison de tous les temps et de tous les pays.

Mais, sous leurs formules les plus générales et les plus abstraites, il n’est pas difficile de retrouver les réalités qu’ils visent : il suffit de consulter l’histoire. L’expérience dirige leurs déductions ; on le sent dans l’énoncé de leurs principes. Si la Déclaration des Droits de l’homme prononce que « toutes les opinions, même religieuses, sont libres », ce même assurément n’est point de l’a priori : il n’est explicable que par l’histoire du protestantisme depuis la Révocation et par les brûlements d’ouvrages déistes ou athées. Le principe que « l’homme est bon » n’a de sens d’abord que comme négation du dogme révélé de la chute : il signifie uniquement que l’on ne croit pas à la corruption de la nature humaine par le péché du premier homme et à la nécessité d’un secours divin pour faire le bien.

Assurément les philosophes du xviiie siècle ne surent point se défendre des généralisations hâtives, des abstractions vagues, des déductions téméraires. Ils furent impatients de savoir et de conclure. Ils confondirent leurs préjuges français, philosophiques et mondains avec la raison universelle. Mais s’ils méprisèrent la tradition, c’est que l’expérience la leur montrait gênante et oppressive en même temps qu’irrationnelle. Et, loin de mépriser l’histoire, ils s’en armèrent de leur mieux pour faire le procès du passé.

En un mot, ils tachèrent de construire, si l’on veut, une doctrine qui convint à l’homme en soi, à l’homme de tous les temps et de tous les pays : mais ils la firent à la taille et pour les besoins du Français de leur siècle.

La généralisation et la déduction ne furent pour eux que des méthodes d’exposition : mais même quand ils en faisaient une méthode de recherche ils n’oubliaient guère de quelle réalité ils étaient partis à la recherche des principes, et quelle réalité ils voulaient supprimer par l’autorité des démonstrations.

Leur erreur est beaucoup plutôt d’avoir cru à la facilité de manier le réel et de changer la pratique d’un peuple : ils n’ont pas mesuré à l’avance (et comment l’auraient-ils pu ?) la résistance des faits, des habitudes, des intérêts, des instincts]. De là, résulte l’étonnante innocence de cette philosophie téméraire. Il n’y a personne, et Rousseau moins qu’un autre, qui puisse pressentir la puissance de ces explosifs qu’on s’amuse à fabriquer et à manier ; personne ne se doute du ravage qu’ils feront, lorsqu’on les mettra en contact avec la réalité vivante. On croit bonnement que la société peut se refaite par une opération bien conduite de raisonnement, et que les faits se mettront tout seuls d’accord avec les vérités idéales. On croit à la bonne volonté infinie des hommes.

Ce manque dé prévoyance explique la vigueur avec laquelle on bat en brèche tout l’ancien régime, spirituel et temporel : on met en doute les principes de la religion et de la société, la révélation et le privilège. On fait la critique de toutes les institutions, de toutes les croyances. On croit au progrès, et l’on veut que le progrès soit un fait ; on démolit toutes les autorités qui veulent encore asservir les esprits, ou qui s’opposent à l’accroissement du bien-être. La même philosophie décide sur une question de voirie et sur l’existence de Dieu.

L’esprit philosophique n’est autre que l’esprit scientifique : car la science est éminemment la connaissance rationnelle. De là la prépondérance de la science en ce siècle, et la passion avec laquelle il s’y attache. Les savants font concurrence aux écrivains jusque dans la faveur des salons : et tous les grands écrivains s’occupent de science. La science s’est substituée à la religion, pour expliquer à l’homme ce qu’il est, d’où il vient, où il va, ce qu’il doit être. Les sciences morales se détachent de la théologie, et se soudent aux sciences physiques. L’homme est remis dans la nature, soumis à ses lois ; c’est avant tout un animal, ayant des sens et des sensations ; et la sensation est la source visible d’où tout est sorti, les idées de l’individu, et par suite les institutions de la société. Le malheur fut que les sciences mathématiques étaient incomparablement plus avancées que les sciences physiques et naturelles ; et ce furent les premières qui imposèrent leur méthode. On ne s’attacha qu’à simplifier, abstraire, analyser, généraliser, déduire. [On ne savait pas encore tout ce qu’il faut de patience, de scrupule, de précaution, pour se procurer une observation bien prise. On crut observer et l’on supposa. On fabriqua des idées, et l’on crut opérer sur des faits. On prit une idéologie pour un corps de vérités d’expérience].

Aussi n’est-il pas difficile de s’expliquer ce qui advint de la littérature. Dans l’universel abatis des traditions autoritaires, la tradition classique ne pouvait subsister. Le culte de l’antiquité n’était plus possible : d’autant que l’antiquité n’avait guère de quoi imposer aux savants par son développement scientifique. Et il fallait que l’antiquité fût écartée pour que le triomphe de la raison fût entier. On nomme encore les anciens avec éloge : c’est que l’éducation classique subsiste dans les collèges, et fait partie des « perfections » nécessaires à l’homme du monde. Sous la discipline des jésuites qui sont les grands éducateurs, l’étude des anciens est un instrument de culture élégante, qui sert à décorer la surface et comme à façonner les manières des esprits. Le sens de l’art antique n’existe ni dans les salons ni chez les écrivains : pour trouver des modèles littéraires, on ne va pas au delà du xviie siècle. Perrault a gagné sa cause, sur le fond. On copie donc les chefs-d’œuvre du xviie siècle ; on en imite les procédés, on en suit les règles servilement, par préjugé ; le monde, qui a adopté cette littérature faite pour lui, ne permet pas qu’on change rien aux formes qu’elle présente. On masque par une habileté routinière le défaut du sens artistique. De là la décadence des formes d’art et la faiblesse de la pure littérature.

On met l’intelligence partout, et l’on s’imagine qu’elle suffit à tout. La langue, n’étant plus maniée par des artistes, atteint la perfection de son type dans l’étroite fusion de l’esprit scientifique et de la délicatesse mondaine, elle devient absolument intellectuelle. Elle n’exprime plus rien de concret, de naturel. Elle n’a plus couleur ni son ; il ne subsiste plus que le mouvement, un mouvement abstrait et comme idéal. La phrase se développe comme une ligne ; elle n’a plus de corps, de modelé ; rien que des contours, ou des arêtes. De ces conditions, pourtant, le xviiie siècle saura tirer un art, un art bien à lui et bien français, intellectuel et mondain, fait d’esprit et d’élégance : art paradoxal en son essence puisqu’il aspire à se passer d’éléments sensibles.

Il reste à signaler un caractère de la philosophie du xviiie siècle, qui dépend de tous les autres ou s’y relie : elle est cosmopolite, et elle donne naissance à une littérature cosmopolite. [La société du xviiie siècle n’a pas manqué de patriotisme : mais elle a placé le patriotisme dans l’amour du bien public, manifesté par l’esprit de réformes, et dans le culte de la civilisation française. Ne sentant pas l’existence nationale ni la frontière de la France menacées par l’étranger, elle s’est désintéressée des revers militaires : elle a tenu les malheurs de nos armes pour indifférents. Ne sentant pas l’intérêt national engagé dans la politique du roi, elle a pu rire quand, avec lui, la France était humiliée]. Elle voyait dans toute l’Europe ses idées, sa langue, ses œuvres répandues, admirées, imitées : la culture aristocratique était la même chez tous les peuples civilisés, et cette culture était française. Les armées du roi étaient battues par un Prussien : mais ce Prussien parlait français, et il était plus pareil à nous qu’au grenadier qui meurt pour lui. [Ainsi le vainqueur de Robasch rendait hommage à la civilisation française : notre patriotisme se contentait de cette victoire de l’esprit].

Le moins que l’esprit français puisse faire pour reconnaître cette universalité de domination qu’on lui cédait, c’était de tenir les sociétés qui l’adoptent en même estime que celle où il était né. [Il le fit d’autant mieux que son rationalisme lui interdisait les préjugés de couleur et de race]. L’homme digne de ce nom est celui qui n’obéit qu’à la raison : mais cet homme n’est pas Français plutôt qu’Allemand : il est Européen, il est Chinois, il est partout où il y a des hommes ; et toutes les vérités que conçoit la raison humaine sont faites pour cet homme universel. Le pays qu’on préfère, c’est celui où la philosophie règne ; et, comme on vit en France, on voit aisément qu’elle n’y règne pas : il suffit au contraire de quelques lettres de princes ou de grands seigneurs pour faire croire qu’elle règne ailleurs plus souverainement que chez nous.


3. DIVISION DU XVIIIe SIÈCLE.


Le xviiie siècle n’est pas uniforme dans son développement. Il se divise naturellement en deux périodes (1715-1750 ; 1750-1789). Dans la première s’affirme l’insensibilité esthétique de l’esprit philosophique, mais s’épanouit en même temps cet art spécial, unique, qui trouve en Marivaux sa perfection. Dans la seconde se réveillent les facultés oratoires, précédant les facultés poétiques : nous avons vu, au xviie siècle, le lyrisme se résoudre en éloquence ; on refait le même chemin en sens inverse. Des impulsions sentimentales, des besoins imaginatifs commencent à troubler les opérations de la lucide et froide intelligence. Des réalités, des morceaux de nature entrent dans l’esprit de l’homme ; des images, des sensations s’infiltrent dans la littérature.

La première période, où dominent Montesquieu et Voltaire, où les purs littérateurs, à peine marqués ou imprégnés à leur insu de l’esprit du siècle, brillent assez nombreux, cette période nous présente une critique encore modérée des institutions établies et des croyances du passé. Dans la seconde, avec Diderot, avec Rousseau, avec Voltaire qui force le pas pour rester à la tête du mouvement, l’attaque devient plus violente et plus générale. Toutes les forces révolutionnaires — les forces intellectuelles, s’entend — entrent en ligne, et la victoire est complète. L’ancien régime finit en idylle, dans la persuasion où est toute cette société, que rien ne résiste plus à la raison : la diffusion des lumières est accomplie ; le règne de la vérité et de la justice va venir.


CHAPITRE II

PRÉCURSEURS ET INITIATEURS DU XVIIIe SIÈCLE


Irréligion foncière du xviiie siècle. — 1. Les libertins ; les sociétés du Temple et de Ninon. — 2. Les cartésiens : Fontenelle. — 3. Les théologiens : Bayle.

Dans la critique générale des opinions traditionnelles et des institutions établies qui fut l’œuvre du xviiie siècle, le point capital est la destruction du principe de la foi. Il n’y a pas eu de révélation ; les lois de la nature n’ont jamais été dérangées par une intervention divine ; tout ce qui est arrivé, arrive, arrivera dans la vie de l’univers et de l’humanité, est naturel, donc rationnel. Le surnaturel, le miracle, est une illusion ou un mensonge. Voilà l’essentielle affirmation du xviiie siècle ; quelques-uns des plus grands esprits qu’il ait produits, l’ont repoussée ; mais, à leur insu, elle a dirigé leur pensée. Car la suppression du christianisme, d’un idéal religieux qui fournit une règle de vie avec une espérance de bonheur ultra-terrestre, mais infini, cette suppression seule explique la fureur de zèle humanitaire avec laquelle les philosophes veulent refaire la société pour mettre dans cette vie toute la justice et tout le bonheur.

Les vrais maîtres du xviiie siècle sont donc ceux qui lui ont appris à détruire le système du christianisme. Ces maîtres furent les cartésiens, et les théologiens, plus que les libertins.

1. LES LIBERTINS.

Nous avons déjà mentionné le groupe des libertins, si apparent au début, et à la fin du siècle : j’ai signalé ces deux foyers de scepticisme épicurien, la société du Temple et la société de Ninon. J’ai montré Saint-Evremond, cet esprit curieux et indépendant qui ne subit de servitude que celle des bienséances mondaines ; ce douteur paradoxal en qui il y a du Montaigne, et du Voltaire aussi, parfois du Montesquieu, quand il juge le peuple romain et ses historiens ; ce franc matérialiste, qui, dans sa vieillesse, forcé de renoncer à tous les plaisirs, éloigna toute espérance indémontrable, et se consola par deux réalités : l’activité de son esprit, et la solidité de son estomac.

Mais que pouvaient ces libertins contre la religion chrétienne, telle que l’avaient faite dix-sept siècles de développement continu ? Au Temple, chez les Vendôme, l’épicurisme était surtout pratique. On ne raisonnait pas, on ne disputait pas : on n’en voulait pas à l’Église, pourvu qu’on n’en sentît pas le joug ; et on lui permettait d’être maîtresse ailleurs. On aimait, on buvait, on jouait, on riait ; on n’en demandait pas davantage.

Plus sérieux étaient les amis de Ninon et Saint-Evremond. L’exercice intellectuel les occupait plus, ne fût-ce que parce que ces épicuriens, lorsqu’ils nous parlent, sont hors d’âge, condamnés à pécher surtout d’intention et de langue. On raisonne donc, on examine, on pose des principes, mais par jeu, pour passer le temps, sans méthode suivie, sans intention de propagande. Ceux-ci non plus, avec leurs railleries légères et décousues, leurs conversations de coin du feu, leurs lettres piquantes, dont ils se divertissent entre gens convertis d’avance, ne sont pas bien redoutables. Mais ils manifestent l’état de conscience et les dispositions d’esprit d’une infinité d’honnêtes gens : et c’est là le fait qui est redoutable.

Mais il fallait d’autres armes et d’autres ardeurs pour jeter à bas l’édifice théologique. Le doute vagabond de Montaigne ne serrait pas d’assez près ces dogmes si fortement liés ; il n’était pas de force à les dissoudre et à les faire écrouler. Il fallait aussi, pour mettre de la suite dans l’attaque, et pour gagner l’esprit du peuple, un amour scientifique du vrai un enthousiaste dévouement à la raison, qui faisait défaut à ces mondains blasés. Le zèle de la vérité fut l’apport de l’aimable, du discret Fontenelle : la méthode critique fut l’apport du savant et solide Bayle.


2. FONTENELLE.


Le cartésianisme, à la fin du siècle, en s’éloignant de la doctrine formelle de Descartes, manifestait de plus en plus la puissance de sa méthode. Le mouvement cartésien aboutit, avec le pieux Malebranche et ses disciples, à dresser un système hétérodoxe, et avec le juif hollandais Spinoza, qui inquiéta, épouvanta les penseurs chrétiens, à exclure totalement jusqu’à la possibilité même d’une vérité chrétienne.

Fontenelle [2], qui n’a pas fondé de système, porta sans en avoir l’air un coup violent à la religion : son œuvre ne fut pas théorique, mais pratique. Il révéla au rationalisme mondain son essentielle identité avec l’esprit scientifique : il vulgarisa la science et ses principes. Il acheva d’éveiller dans ces légères intelligences des salons le besoin de tout comprendre, la conviction que l’inexplicable n’est que de l’inexpliqué.

Fontenelle était un neveu des deux Corneille. A l’école de son oncle Thomas, il apprit à écrire facilement et médiocrement dans tous les genres : il fit des vers, une tragédie, des opéras, des pastorales, des lettres galantes ; il avait une sécheresse glacée et spirituelle, une pointe aiguë de style, aucun naturel, aucune spontanéité. Tant qu’il ne fut qu’un faiseur de vers et auteur de théâtre, il justifia les satires de La Bruyère et de J.-B. Rousseau : c’était bien le précieux Cydias, et « le pédant le plus joli du monde ». Il y avait pourtant déjà des vues bien fines, une solide indépendance de jugement sous la délicatesse épigrammatique des Dialogues des Morts (1683). Mais Fontenelle trouva sa vraie voie lorsqu’il composa ses Entretiens sur la pluralité des Mondes (1686), puis lorsque, ayant été nommé secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences (1697), il écrivit l’Histoire de l’Académie et les Éloges des Académiciens : il entra alors tout à fait dans son rôle, qui était d’être le maître de philosophie des gens du monde, d’introduire la science dans la conversation des femmes.

Il fut parfait dans ce rôle. C’était un homme du monde exquis : d’humeur toujours égale, doux, poli, souriant. Un bon fonds d’égoïsme et d’indifférence, l’éloignant de toute passion violente, le faisait souverainement aimable. Il était incapable de s’emporter, de s’échauffer, incapable d’un mouvement spontané, d’un élan irréfléchi. Mais il était intelligent, et à force d’intelligence il évita la petitesse de l’égoïsme. Il suivait en tout la vérité ; il était juste, il était bienfaisant par intelligence. Seul à l’Académie, il vota contre l’exclusion de l’abbé de Saint-Pierre, contre cette mesure d’hypocrite servilité. Il était libéral, quand on lui demandait ; Mme  Geoffrin disposait de sa bourse en faveur des pauvres : il ne refusait jamais, mais il n’offrait pas. Il n’avouait qu’un sentiment, un commencement de passion : « un peu de faiblesse pour ce qui est beau, disait-il, voilà mon mal ». Il devait dire : pour ce qui est vrai ; mais il était si peu artiste, qu’il ne concevait pas d’autre beauté que celle d’une pensée fine ou d’une démonstration élégamment conduite.

Cette faiblesse ne l’entraîna jamais : il garda toujours une réserve très discrète. « Si j’avais la main pleine de vérités, je me garderais bien de l’ouvrir. » Ce n’était pas timidité intellectuelle, ou prudence personnelle : c’était délicatesse : il haïssait le tapage, le scandale, les luttes brutales ; tout cela était de mauvais ton ; il était trop bien élevé pour faire l’apôtre ou le tribun. Il était trop aristocrate aussi pour semer la vérité à pleines mains, en plein champ. Il estimait que la masse des esprits, peuple ou grands, n’est pas apte à recevoir la vérité, qu’elle est faite pour un petit nombre d’intelligences, où elle ne se déforme pas, et ne porte pas de mauvais fruits.

Il causa de la science agréablement, avec une légèreté, une grâce, une ironie souvent exquises, et, il faut le dire aussi, avec un excès parfois de gentillesse et de galanterie. Il lui arrive de mettre trop de rubans et de pompons à son style, et de tourner l’astronomie en madrigaux ; si la science en est un peu rabaissée, la conquête des salons valait bien quelques sacrifices, et ce n’était pas trop l’acheter que de quelques fadeurs. Mais la grande qualité de Fontenelle, et par où il donna le ton à toute la philosophie du siècle, ce fut la clarté. Il demandait aux dames, pour comprendre sa Pluralité des mondes, tout juste la même somme d’attention dont elles ont besoin pour suivre la Princesse de Clèves. Il exposa le système de Copernic et les découvertes de tous les académiciens de telle sorte que tout le monde entendait et retenait.

Il s’attacha surtout à faire ressortir les règles fondamentales de la méthode scientifique, à y accoutumer les esprits : ne rien croire que par raison, savoir douter, savoir ignorer. « Je ne vois qu’un grand je ne sais quoi, où je ne vois rien », écrit-il à propos des habitants des planètes. Il ne faut pas craindre les nouveautés : toutes les vérités ont été neuves à leur jour. Par une démonstration ingénieusement hardie, Fontenelle établit que la vraisemblance est du côté du paradoxe contre la tradition. Il enfonce dans les esprits la foi au progrès, par le spectacle de toutes les découvertes que la raison a faites dans les sciences au siècle précédent. Il n’accorde guère aux anciens que le mérite un peu négatif d’avoir diminué le nombre des erreurs possibles, d’avoir en quelque sorte usé les plus fausses absurdités, qui auraient eu chance, s’ils ne les avaient essayées, de retenir quelque temps la raison moderne.

L’œuvre la plus significative de Fontenelle est son Histoire des oracles (1687), qu’il tira d’un ouvrage latin, lourdement érudit, du Hollandais Van Dale. La thèse est d’apparence inoffensive : Fontenelle y établit irréfutablement que les oracles des anciens n’ont pas été rendus par les démons. Ce soin pouvait paraître superflu aux environs de 1700. Mais faisons attention au raisonnement. Fontenelle analyse les causes de la crédulité qu’ont rencontrée les oracles : on y a cru, parce qu’on voulait y croire. L’esprit humain, dans l’ignorance, aime le merveilleux. Par légèreté et paresse intellectuelle, on a plus tôt fait d’expliquer que vérifier ; et l’on interprète des prodiges qui n’existent pas : témoin la charmante anecdote de la dent d’or, qu’un enfant en Silésie avait, disait-on, en la bouche. La crédulité de la foule encourage la fourberie de quelques-uns ; l’intérêt des prêtres les pousse à profiter de l’ignorance populaire. Les oracles n’ont cessé que lorsque l’esprit humain s’est éclairé : la philosophie les a fait taire.

L’argumentation de Fontenelle dépasse la thèse qu’il a avancée. Tout ce qu’il dit des oracles pourra se dire des miracles. L’impression qu’on garde du livre, c’est qu’il faut n’accepter le merveilleux qu’à bon escient, que le merveilleux, en réalité, doit s’évanouir par un contrôle sérieux des faits. On recueille dans l’ouvrage, çà et là, négligemment jetés, certains mots sur Platon inventeur de dogmes, exposant l’idée de la Trinité, et d’autres pareils, qui achèvent de nous faire saisir la vraie pensée de Fontenelle. Au fond, cette innocente critique de la foi des anciens à leurs oracles est la première attaque que dirige l’esprit scientifique contre le fondement du christianisme [3]. Tous les arguments purement philosophiques dont on battra la religion, sont en principe dans le livre de Fontenelle.


3. BAYLE.


La science n’assiégea pas seulement la religion par le dehors, elle y pénétra pour la mieux ruiner. Elle prit le dogme corps à corps, elle essaya d’y mettre en évidence toutes les marques de l’invention humaine et d’y rendre inutile l’hypothèse d’une action divine. Ce procédé de critique fut peut-être le plus efficace et le plus fatal à l’Église : et ce furent les théologiens qui l’enseignèrent aux philosophes.

Les protestants, qui prétendaient restaurer la primitive Église, avaient été amenés à faire la part du divin et de l’humain dans le corps des traditions chrétiennes, soit contre le catholicisme romain, soit contre les sectes rivales issues également de la Réforme. Ils avaient appelé à leur aide la philologie et l’histoire, pour discuter telle interprétation des Livres saints, établir l’origine de telle portion du dogme et de la discipline. Les catholiques avaient suivi les réformés sur ce terrain ; et l’on avait vu Bossuet, dans son Histoire des Variations, démontrer par la méthode historique le développement continu et divergent des doctrines réformées. Il avait montré — avec une pénétration peut-être imprudente — que toutes les pièces de la tradition se tiennent, que l’on ne peut commencer à refuser soumission à l’Église sans aller jusqu’à l’incroyance absolue, que la négation, logiquement, doit gagner de dogme en dogme jusqu’à ce que rien du dogme ne subsiste, et que les seuls sociniens sont conséquents, qui sont arrivés à dépouiller la religion de tous les mystères.

D’autre part, en dehors de toute polémique, de pieux érudits appliquaient à la religion les principes de la méthode scientifique. Les bénédictins, à force de candide soumission, élaguaient de la légende chrétienne une foule de saints apocryphes et de faux martyrs, sans inquiéter l’autorité ecclésiastique. Moins heureux étaient Dupin dans ses recherches sur les Conciles, et surtout Richard Simon dans ses études philologiques sur les deux Testaments et sur les Pères. Ceux-ci ne touchaient plus seulement, comme les bénédictins, aux ornements de la religion, mais à ses fondements, qu’ils ébranlaient par le seul emploi d’une méthode qui écartait la tradition de l’Église comme une idée préconçue.

Tout ce qui, dans l’œuvre des théologiens depuis cent cinquante ans, pouvait servir à la démolition de la religion, se ramassa dans les écrits de Pierre Bayle et surtout dans son Dictionnaire historique et critique [4]. C’était un probe et fort esprit, excite plutôt que tourmenté par l’impossibilité de savoir où est la vérité. Il était né protestant, se fit catholique, se refit protestant. La Révocation le jeta hors de France ; il professa à Rotterdam, où le violent Jurieu lui chercha querelle : ses livres furent censurés, sa chaire lui fut retirée. Rien de tragique au reste dans cette âme inquiète et dans cette vie orageuse : Bayle est une figure originale de savant à la vieille mode : paisible, doux, gai, sans ambition, indifférent à la gloire littéraire, il s’enferme dans son cabinet, et ne se croit jamais malheureux, dès qu’il peut lire, écrire, imprimer en liberté. Il travaille assidûment, sans fatigue ; c’est sa vie et sa joie [5]. Il a le savoir d’un érudit, le sens d’un critique ; il cherche la vérité, d’une affection ferme et sereine, qui a l’air d’une fonction plutôt que d’une passion de sa nature.

Il n’est pas écrivain, pas artiste au moindre degré. Il est aussi incapable de composer que Montaigne. Son Dictionnaire historique et critique est un amas d’observations faites sur les erreurs ou les omissions d’un dictionnaire, celui de Moréri. Les notes, « farcies » de citations françaises, latines, grecques, tiennent dix fois plus de place que le texte : on y trouve de l’histoire, de la géographie, de la littérature, de la philologie, de la philosophie, des gaillardises [6], mais surtout de l’histoire religieuse et de la théologie.

Bayle n’a point de système, évite de dresser des théories. Sa méthode est d’alléguer toutes les raisons pour et contre les opinions établies. Ce n’est pas sa faute si les raisons contre paraissent les plus fortes, si, après l’avoir lu, l’on est tenté de conclure pour les hérétiques. Il excelle à faire ressortir que les opinions délaissées pouvaient se défendre, et n’étaient pas plus absurdes en réalité que les opinions victorieuses. Il a peine à ne pas marquer de faveur au manichéisme, dans lequel il trouve beaucoup de raison. Mais il est, en somme, dégagé de tout préjugé religieux ou philosophique. Il enseigne à ne pas croire, à se réserver. Il démolit la foi aux miracles, La foi à la Providence. Il détrompe le monde du préjuge que la moralité dépende de l’orthodoxie religieuse. Il fonde la morale sur la conscience. Il établit le principe de la tolérance, le droit de la conscience, même errante. Ses sentiments directeurs sont la haine de l’intolérance et l’amour de la paix : il n’y a pas de vérité assez certaine pour valoir qu’on s’égorge. Et l’homme n’a pas besoin qu’on lui en fournisse des causes : il est par lui-même un animal suffisamment féroce et indisciplinable.

Le dictionnaire de Bayle fut un des livres essentiels du xviiie siècle ; il fit les délices de Voltaire, de Frédéric II, de tous les incrédules ; c’est le magasin d’où sortit presque toute l’érudition philosophique, historique, philologique, théologique, dont les philosophes s’armèrent contre l’Église et la religion. Ils n’eurent qu’à choisir, aiguiser et polir. Avec l’indigeste, substantielle, et copieuse pâte que leur fournissait Bayle, ils firent ce qu’on appela en ce temps-là « les petits pâtés chauds de Berlin » ; ils découpèrent dans les effrayants et peu maniables in-folio de petits livres portatifs, amusants, lus de tout le monde.

Ainsi des trois courants, scepticisme mondain, rationalisme scientifique, et critique érudite, se forma un courant unique, qui fut irrésistible.

LIVRE II

LES FORMES D’ART

CHAPITRE I

LA POÉSIE

1. Réveil de la querelle des anciens et des modernes : La Motte-Houdar et ses idées. Éloignement de l’antiquité. Absence de l’idée et du sentiment de l’art. — 2. Faiblesse de la poésie au xviiie siècle : littérature morte. Rhétorique, ou esprit.

Le fait général le plus sensible dans la première moitié du xviiie siècle, c’est la décadence des genres d’art. Ils ne vivent que d’une vie factice, soutenus par la mode et par l’éducation, réduits à l’application mécanique de règles devenues arbitraires, parce qu’on n’en comprend plus le sens artistique.

1. LES IDÉES DE LA MOTTE-HOUDAR.

Et d’abord la poésie a disparu. La querelle des anciens et des modernes s’est réveillée : c’est le premier épisode de la vie littéraire du xviiie siècle. Un homme d’esprit, Houdar de la Motte[7], ami de Fontenelle et l’un des oracles du salon philosophe de Mme  de Lambert, s’est avisé en 1714 de traduire l’Iliade en vers. Son dessein est de manifester par un cas illustre la loi du progrès : il prétend refaire l’Iliade telle qu’Homère l’eût écrite s’il eût vécu en 1714. Il corrige donc les caractères des dieux, des héros, leurs actions brutales, leurs injurieux discours, la prolixité des descriptions, la négligence des redites, tout ce qui choque la morale, la politesse, le goût d’un siècle éclairé. Ainsi perfectionnée, l’Iliade se réduit à douze chants : et ce qui tombe, c’est tout ce qui n’est pas la notation sèche du fait, tout ce qui est sentiment, couleur, poésie. En compensation, La Motte prête à Homère l’esprit galant et les pointes : il nous donne un Achille fait à souhait pour les Nuits blanches de Sceaux. La Motte savait mal le grec et travaillait sur la traduction en prose de Mme  Dacier, une lourde, honnête et respectueuse traduction. Mme  Dacier fut scandalisée de ce travestissement : elle fulmina contre La Motte ses Causes de la corruption du goût, cédant à son adversaire l’avantage de la politesse. Il n’avait pas besoin de cela pour mettre de son côté un public dont il exprimait le goût secret.

La Motte ne répète pas simplement Perrault : il fait un pas de plus. Ce n’est pas réellement aux anciens qu’il en veut ; c’est à la poésie. La poésie est contraire à la raison. En effet, elle se compose de deux éléments : les figures audacieuses, et le vers. Elle consiste à se donner beaucoup de mal pour ne pas parler naturellement ni clairement. On force sa pensée, on la déforme, on l’obscurcit par l’embellissement des figures ; on l’estropie, on la mutile, on la fausse par la contrainte du vers, de la mesure, de la rime. La Motte ne peut assez s’étonner « du ridicule des hommes qui ont inventé un art exprès pour se mettre hors d’état d’exprimer exactement ce qu’ils voudraient dire ». Ne vaut-il pas mieux s’en tenir à la prose ? « La prose dit blanc dès qu’elle veut, et voilà son avantage. » Les meilleurs vers sont chargés d’impropriétés, d’incorrections, de louches équivoques : dans leur perfection idéale, ils doivent être comme de la prose, nets, clairs, précis ; pourquoi, dès lors, ne pas écrire tout de suite en prose ? En conséquence, La Motte fait des tragédies en prose, des odes en prose.

La Motte parle de la poésie comme un aveugle des couleurs. Sa théorie prouve une inintelligence absolue de la poésie, qu’il réduit à une forme artificielle. Cependant je suis tenté de lui donner raison, dans le temps et dans les circonstances où il écrit. Il n’y avait plus de poètes, plus d’artistes : ne valait-il pas mieux laisser le vers et les formes d’art, et écrire en bonne, simple et franche prose ? La Motte le pensait, et son ami Fontenelle était tout à fait de son avis. Ils eurent pour eux Trublet et Terrasson ; c’est peu ; mais ils eurent Duclos, ce qui vaut mieux, et ils eurent Montesquieu ou Buffon, ce qui est considérable. Ces deux grands esprits condamnaient la poésie, parce qu’ils n’étaient pas poètes, le vers, parce que, n’étant pas poètes, ils n’en avaient pas besoin ; et ils ne voyaient autour d’eux que des gens qui versifiaient sans nécessité, qui eussent mieux fait de parler en prose.

Cependant les idées de La Motte choquaient trop les habitudes d’esprit de la bonne société, les préjugés de l’éducation et du monde, pour avoir chance d’être reçues. Il s’attira une foule de répliques, ode de M. de la Faye, épître de M. de la Chaussée, sans compter les épigrammes de J.-B. Rousseau. Mais l’homme qui gagna la cause des vers, et fit perdre la partie à La Motte, ce fut Voltaire. Voici un des plus beaux cas de l’influence de l’individu dans l’évolution littéraire. Par la séduction de son esprit, par la sincérité de sa conviction, par sa facilité brillante de versificateur, et l’éclat de ses premiers poèmes, Voltaire réduisit les théories de La Motte à passer pour des paradoxes sans conséquence.


2. LA POÉSIE SANS POÉSIE.


Le résultat est connu : les vers et les versificateurs pullulèrent ; on n’en eut pas plus de poésie et de poètes. Il n’est pas utile d’insister : cette partie de notre littérature est une partie morte ; ayons le courage d’en alléger notre exposition [8].

La raison domine dans toute cette production versifiée, et la raison d’un siècle analyseur, abstracteur, argumenteur et critique ; on ne rencontre pas un éclat de passion, pas une impression, pas une image : aucune trace fraîche enfin de la nature ou de la vie.

Les odes de La Motte s’appellent le Devoir, le Désir d’immortaliser son nom, la Bienfaisance, l’Émulation : ce sont des dissertations méthodiques, parfois ingénieuses, où la part de la poésie se marque par l’emphase, la dureté, la cacophonie, l’effort sensible pour ne pas parler comme tout le monde. Il semble que La Motte gâte, à les mettre en vers, de bons morceaux de prose. Les odes de Jean-Baptiste Rousseau, de Voltaire, de Thomas, de Lefranc de Pompignan, de Lebrun — ce ne sont pas les noms qui manquent — sont des exercices de rhétorique, parfois brillants, jamais sincères : le lieu commun impersonnel en fait le fond.

Faut-il parler de l’épopée ? La Henriade irait rejoindre Alaric et la Pucelle, si Voltaire n’avait entouré son poème, truqué et fardé, de notes qui sont souvent de curieuses dissertations littéraires et historiques, si le nom de l’auteur aussi ne constituait pas seul un intérêt sensible à l’ouvrage.

Les poèmes didactiques sont là pour prouver la supériorité de la philosophie du siècle, lorsqu’elle s’exprime en prose. Je ne parle pas de l’ennuyeux Racine ou de l’innocent Delille : les Discours sur l’homme de Voltaire, en s’enveloppant de la dignité du vers, ont perdu ce trait, ce mordant, ce jaillissement d’idées, d’ironie et d’esprit, toutes les qualités les plus constantes enfin et les plus séduisantes de l’humeur voltairienne.

Les élégiaques sont ou des libertins qui s’échauffent par des images polissonnes, ou des coquets insensibles qui font de l’esprit sur des idées d’amour.

Ce n’est aussi qu’une idée de la nature qui emplit tant de poèmes sur la nature, Saisons de Saint-Lambert, Mois de Roucher, Jardins de Delille. La plupart sont écrits par des hommes du monde qui n’ont vu la nature que dans leurs parcs ou à l’opéra. Ils l’affadissent, par toutes les niaiseries qui ont passé en lieu commun sur l’innocence de la vie champêtre. Mais surtout le vice radical de leurs descriptions, c’est qu’ils donnent ou suggèrent les noms des objets naturels : ils n’en procurent jamais la vision. Ils semblent dresser des inventaires, et non peindre des paysages. Cela est sensible chez Delille, le maître des poètes descriptifs du siècle.

Au fond, toute cette poésie est mort-née ; elle ne peut vivre dans l’atmosphère que lui fait la raison philosophique. On ne recherche et l’on ne sent que l’exactitude scientifique de la pensée et de l’expression ; on n’a que des idées abstraites à exprimer, et on ne les rend que par des signes abstraits. Pour mettre de l’art, on recourt aux figures de rhétorique et aux machines poétiques : personne n’y croit, mais c’est la mode, et cela fait bien. On use de termes convenus, et d’un langage qui paraît noble, parce qu’il n’est pas celui de la vie courante. À mesure que le siècle avance, la grande ressource de la poésie est la périphrase, qui substitue la description de l’objet au nom de l’objet. Mais cette description n’est pas faite pour susciter une image : c’est un petit problème qu’on offre à résoudre à l’intelligence du lecteur ; et tout est dit quand il a trouvé — non la chose — mais le mot. Il ne s’agit que de poser élégamment les termes du problème, de façon que la solution se présente instantanément à l’esprit. Ou traite le vers mathématiquement, par le compte exact des syllabes. Du son des mots, on n’a cure, et par conséquent on néglige la rime ; bonne ou mauvaise, elle indique suffisamment la fin du vers : et n’est-ce pas à cela qu’elle sert ? On ne sait plus ce que c’est que le rythme : il ne s’agit que de mettre la césure ici ou là.

Pour être justes, disons qu’on a fait au xviiie siècle des vers charmants, et beaucoup : dans les genres où l’esprit suffisait. Je ne dis rien des contes ; la polissonnerie froide et concertée y étouffe l’esprit ; il n’y a là pour nous qu’ennui et dégoût. La satire lyrique du xvie siècle ou du xix ne saurait se rencontrer ; mais on trouvera la satire analytique, critique, épigrammatique, le pamphlet en vers, amusant ou virulent, qui dissout les doctrines ou diffame les hommes. Un provincial gauche, à qui les salons ne firent pas fête, Gilbert, a trouvé dans les blessures profondes de son amour-propre une source d’amertume éloquente : il a vu le faible de son siècle, les petitesses de ses grands hommes, et sa raillerie s’est abattue, précise, lourde, assommante. Voltaire est exquis, quand il lâche la bride à sa verve et se moque de tout ce qui le gêne, hommes et choses : il arrive dans le Pauvre Diable, dans les Systèmes, dans la Vanité, à égaler sa prose par ses vers.

Il est le maître aussi dans les stances, les épitres, dans tous les genres agréables qui fixent l’esprit de la conversation. Il a été à bonne école, il a recueilli chez Vendôme et chez la duchesse du Maine la tradition des Hamilton et des Chaulieu : il a le secret charmant de ces choses légères, qui s’évaporent à l’examen et semblent faites de rien. Une pointe d’idée, une ombre de sentiment, c’en est assez, et toute la nature de Voltaire se répand dans ces petites pièces.

En ce genre, il y aurait bien des noms à citer. Je ne nommerai que Gresset, chez qui point déjà un air de rêverie mélancolique étouffé sous la volonté de rire, et Piron, l’intarissable, gaillard et drolatique Piron, qui n’a jamais rien dit de plus plaisant que les mots de bonne foi où il se mettait sans rire au-dessus de Voltaire. Voltaire, même dans la poésie légère, reste infiniment supérieur à Piron, comme à Gresset, comme à tous les autres : il est au-dessus du genre ; il a des idées, qui lui donnent corps et substance. Les autres sont trop vides. On est vite fatigué de ce miroitement, de ces reflets, de ces paillettes, de ces étincelles.

Enfin, je mettrai à part les épigrammes : c’est le triomphe du siècle. On en faisait si naturellement, si infatigablement en prose, qu’il n’est pas étonnant qu’on en ait fait en vers de réellement parfaites. Piron y est d’une bouffonnerie saisissante avec un grain de fantaisie délicieux : Voltaire y porte une justesse aiguë de pensée et d’expression. Mais l’artiste supérieur en cette bagatelle, c’est Lebrun, le faiseur d’odes, celui qu’on appelait Lebrun Pindare. Il a une âpreté qui donne du sérieux à l’épigramme ; et par la sûreté des applications, par la nerveuse perfection de la forme, il a su agrandir ce jeu d’esprit : il en a fait un appareil de condensation de la critique littéraire ; ses meilleures pièces sont comme des extraits concentrés et mortels. La Harpe en a su quelque chose.

Il y a donc de quoi lire, et où se plaire dans les ouvrages en vers du xviiie siècle. Mais aucune œuvre ne compte dans l’histoire de la pensée ; et cela est grave, en un siècle où la pensée est tout ; surtout, il manque à cette poésie d’être poétique. Il faut franchir tout le siècle : nous verrons reparaître inopinément la poésie et l’art, avec André Chénier.


CHAPITRE II

LA TRAGÉDIE


1. Décadence de la tragédie : ni nature ni vérité. Crébillon ; la tragédie romanesque et horrible. — 2. Voltaire : justesse de la conception, faiblesse de l’exécution. Voltaire et Shakespeare : inventions et artifices qui modifient la forme de la tragédie. Le théâtre philosophique. — 3. Rien autour ni à la suite de Voltaire.

Le xviiie siècle a fait effort pour ranimer la tragédie. Ses remèdes ont achevé de la tuer.

1. CRÉBILLON.

Elle était bien malade, dès le jour où elle perdit Racine : par un effort de génie qui ne sera pas renouvelé, il avait su pousser son observation bien au-dessous de la surface polie des mœurs actuelles jusqu’aux explosions immorales, douloureuses, brutales, des passions naturelles. Comme le hasard ne suscite après lui personne qui puisse faire équilibre aux circonstances par son tempérament, la force des circonstances l’emporte, et étouffe la tragédie. La vie de société ne laisse pas aux émotions profondes de l’individu le droit de s’exprimer, et élimine de plus en plus rigoureusement par la tyrannie des formes les réalités de sentiment et d’action qui pourraient servir de modèle à la tragédie. Or, en même temps, la condition des gens de lettres se relève ; la considération dont ils jouissent les introduit et les enferme dans le monde ; leur champ d’observation se trouve par là singulièrement restreint, et le rideau des bienséances sociales s’interpose entre leur œil et la nature. L’objet, le don, le goût de l’observation psychologique s’évanouissent également ; et cette connaissance de l’homme qui avait fait l’intérêt de la tragédie au siècle précédent disparaît sans laisser de traces. La forme du genre subsiste, mais la vie s’en est retirée.

La tragédie se fait par procédés : elle consiste dans un système de règles et de moyens que l’on considère comme inamovibles. Les formules des situations, des caractères, des passions se sont fixées. Ce n’est plus qu’un exercice littéraire, un jeu de société, où il ne s’agit que de passer adroitement par les conditions convenues. Tout l’art des auteurs, tout l’intérêt des spectateurs se portent à peu près sur cette unique question : étant donné un sujet tragique, comment les situations tragiques seront-elles ingénieusement esquivées et réduites aux bienséances ? On n’a plus à regarder la nature : il suffit de connaître Racine, Corneille et Quinault. Racine est pris pour un maître d’élégance et de noblesse. Corneille enseigne à corser un sujet par l’histoire, les intrigues de palais. Et Quinault, enfin, Quinault montre à bâtir un roman héroïque et galant : car le vide de ces tragédies ne peut être rempli que par les complications romanesques.

C’est ce que nous apprenaient déjà Campistron et Lagrange-Chancel, dont j’ai dit précédemment un mot ; et Crébillon n’est pas pour modifier nos conclusions [9]. Crébillon, qui eut un immense succès, est un homme d’imagination-active, sans cesse occupée à emmêler et à démêler les fils d’une action romanesque. La qualité des matériaux lui est indifférente : il prend à La Calprenède, à Corneille, à Racine, des situations, des caractères, des sentiments ; il amalgame des lieux communs, il invente des férocités ou des héroïsmes sans exemple ; peu lui importe ; jamais il n’a jeté un regard vers la nature. Il traite la tragédie comme un problème, dont les données sont conventionnelles et ne doivent jamais être discutées. Le tout est de tirer de ces données ce qu’elles comportent de situations surprenantes. Mais qu’est-ce qu’une situation surprenante ? Crébillon eut une idée géniale : il comprit que, dans l’état des mœurs, une belle scène était celle qui présenterait la situation la plus contraire aux bienséances, d’une manière conforme à ces bienséances [10]. Des sujets horribles, adroitement affadis, voilà tout son art.

Il n’y a qu’un moyen de résoudre l’antithèse du sujet atroce et du goût poli : c’est d’escamoter le sujet, et Crébillon s’y applique. Le moyen le plus simple et le plus ordinaire qu’il ait employé, est l’incognito, à des degrés, et, pour ainsi dire, à des puissances diverses, selon l’écart du fait et des bienséances ; cet incognito est simple quand l’un des acteurs est connu de l’autre, réciproque, quand ils se méconnaissent tous les deux, personnel quand le sujet s’ignore lui-même. Il n’y a pas d’atrocité qui résiste à ce moyen. Prenez un inceste : si la mère et le fils sont inconnus l’un à l’autre, vous avez ôté la substance et gardé l’écorce de l’inceste [11]. Prenez un parricide : vous doserez l’horreur à volonté, selon que la mère connaîtra son fils, ou non, et selon que le fils se connaîtra lui-même, ou non [12]. Autre avantage des incognitos : les reconnaissances s’y attachent ; ce sont de bons coups de théâtre ; et rien n’est plus commode que d’y emboîter un dénouement.

Lisons Rhadamiste et Zénobie, la plus célèbre et caractéristique tragédie de Crébillon. Pharasmane et ses deux fils, Arsame et Rhadamiste, sont amoureux de Zénobie ; mais Zénobie est mariée à Rhadamiste ; l’amour de Pharasmane et d’Arsame est incestueux : voilà l’horreur. Voici l’affadissement : Zénobie se fait nommer Isménie ; Pharasmane et Arsame ignorent qu’ils l’ont, l’un pour belle-fille, et l’autre pour belle-sœur. Zénobie, qui se connaît, aime Arsame : nous voyons poindre un troisième sentiment incestueux. Mais Zénobie se croit veuve : elle est donc libre de fait. Elle a été jadis assassinée par son mari, qui était aussi l’assassin de son père : aucun souvenir n’a donc à contraindre ses sentiments. Faites venir maintenant Rhadamiste sous le nom et le costume d’un ambassadeur romain : que Zénobie le reconnaisse ; voilà un effet, d’où naîtront : 1° une lutte de sentiments dans l’âme de Zénobie, prise entre le devoir et l’amour ; 2° la jalousie du mari, amoureux de sa femme, et qui, se souvenant de l’avoir assassinée, n’en attend pas beaucoup de retour ; 3° la jalousie de Pharasmane et d’Arsame, que les entrevues de la femme et du mari inquiéteront. L’ignorance d’Arsame et de Pharasmane sera ménagée pour produire le plus d’effets possible. Arsame sera le premier instruit ; et cette révélation lui donnera occasion de développer le caractère du généreux qui se sacrifie. Pharasmane ne saura rien : il est chargé du dénouement. Il tue son fils : atrocité, — sans le connaître : excuse. Éclairé sur sa victime, il se tuera : action horrible — et bienséante. Là-dessus, les amants sympathiques seront unis, pour la satisfaction du public. On voit, par cet exemple, comment Crébillon entend son métier : mais que devient la tragédie, ainsi pratiquée ?


2. LA TRAGÉDIE DE VOLTAIRE.


Voltaire employa souvent ces artifices : mais il essaya souvent aussi d’y échapper. Admirateur enthousiaste et timoré de Racine, il conservera scrupuleusement les formes léguées par le xviie siècle ; il résistera de toutes ses forces aux doctrines subversives de La Motte qui voulait supprimer de la tragédie les confidents, les monologues, les récits, les unités, et le vers.

Le grand mérite de Voltaire, d’où découle son incomparable supériorité sur tout son siècle, c’est d’avoir compris la tragédie. Il a très bien vu dans Corneille et dans Racine que la tragédie est une action où se développent les types complets des caractères et des passions de l’humanité, dans lesquels tous les exemplaires imparfaits et les mélanges atténués, qui sont la réalité courante, se trouvent contenus. Voilà ce que Voltaire aperçut nettement, et ne cessa de répéter pendant soixante années. C’était là le fondement de son aversion pour le drame : il l’estimait surtout inutile, et, quand on lui parlait d’un certain Vindicatif que composait un des partisans du nouveau genre, il demandait s’il pouvait y avoir un plus grand « vindicatif » qu’Atrée. Avec une conviction véritablement profonde, il essaya d’exprimer les généralités des caractères et des passions dans toutes les tragédies qu’il écrivit, si l’on excepte quelques œuvres de ses vingt dernières années, où les personnages représentent plutôt des opinions philosophiques que des êtres moraux. Ses deux pièces les plus célèbres sont très caractéristiques à cet égard : Mérope et Zaïre. Mérope est « la mère » ; et Polyphonte, Egisthe, Narbas, tous les autres personnages ont pour fonction d’exciter « la mère » à développer toutes les agitations, toutes les douleurs, les espérances, les puissances de souffrir et d’agir d’une âme maternelle. Dans Zaïre, trois caractères sont en relation et réagissent l’un sur l’autre : Orosmane, l’amour jaloux ; Lusignan, la foi fervente ; Zaïre, l’amour passionné aux prises avec le respect filial.

Voltaire s’était très bien rendu compte aussi de l’affadissement de la tragédie sous la tyrannie des bienséances mondaines. Il se plaignait qu’on énervât tous les sujets par la politesse et la galanterie. Il voulait qu’on rendît à l’amour sa fureur, et qu’on n’en fit pas un échange de douceurs ingénieuses. Il voulait qu’on mît l’amour à sa place, et qu’on ne le mît pas où il n’avait que faire : pourquoi l’amour serait-il le seul ressort de la tragédie ? Pourquoi toutes les passions auxquelles peuvent donner lieu les relations de famille, pourquoi le fanatisme religieux, pourquoi l’ambition politique ne seraient-ils pas à leur tour les ressorts de l’intérêt dramatique ? Voltaire [13], en conséquence, reprenait les sujets où l’amour se montre en son plus brutal excès ; il traitait le vieux sujet traditionnel de Mariamne ; il empruntait aux Anglais leur Othello qu’il habillait en Orosmane. Dans sa première œuvre, dans Œdipe, il bannissait l’amour, et n’introduisait l’idylle surannée de Philoctète et de Jocaste que sur l’ordre des comédiens, trop jeune encore et trop inconnu pour leur imposer sa volonté. Il ira jusqu’à faire une tragédie sans femmes, la Mort de César. Il ne mettra point d’amour dans Mérope ; il n’en mettra pas dans Oreste, qu’il opposera à la trop galante Électre de Crébillon.

Il sentait que la crainte d’exposer les signes brutaux des passions aux yeux des spectateurs, et l’habitude de montrer seulement les principes moraux des faits, avaient banni à peu près toute espèce d’action de nos tragédies, qui étaient devenues d’assez vides « conversations en cinq actes ». Il ne put s’empêcher d’être frappé, pendant son séjour en Angleterre, de la sauvage énergie des pièces de Shakespeare, de l’intensité des passions, de la rapidité sensible de l’action matérielle : et si barbares qu’il les jugeât, elles lui firent paraître nos tragédies bien languissantes et bien froides. Il y eut une vingtaine d’années, après son retour l’Angleterre (1730-1750), pendant lesquelles il subit visiblement l’influence de Shakespeare. Il est vrai que plus tard, lorsqu’il vit le public s’intéresser à ce Shakespeare que lui-même avait révélé, le vieux classique qui était en lui se révolta. Le succès de la traduction de Letourneur et des adaptations de Ducis le fit éclater de rage [14].

Il se révolta aussi lorsqu’il vit, sous l’influence combinée du théâtre anglais et du drame, un pathétique grossier et brutal envahir la tragédie. Il s’emportait contre les comédiens qui voulaient montrer un échafaud tendu de noir dans Tancrède. Il se moquait de la malencontreuse idée que la Comédie eut un jour de mettre en action le dénouement d’Iphigénie. C’est tricherie de surprendre les yeux au lieu de captiver l’âme.

Le malheur de Voltaire fut de n’avoir pas assez de génie pour exécuter ses idées. Il manqua d’abord de patience, de méditation ; il écrivit trop vite : Zaïre fut bâclée en dix-sept jours ; Olympie était « l’œuvre des six jours ». Il lui arriva de refaire trois, quatre fois un acte, une pièce : c’est-à-dire qu’il improvisa trois, quatre actes pour un ; trois, quatre pièces pour une. Puis, pour remplir l’idée qu’il se faisait de la tragédie, l’essentiel lui fit défaut, la pratique de l’observation psychologique, ou la puissance de l’imagination psychologique. Elève attentif du xviie siècle, il a des vues justes, moyennes, peu personnelles, sur le mécanisme de l’âme humaine. Aussi dessine-t-il des caractères vraisemblables, en indications rapides, un peu sommaires ; voilà pourquoi ses tragédies gagnent à être vues plutôt que lues, s’il y a un bon acteur pour compléter l’esquisse tracée par le poète.

Voltaire eut surtout l’entente de la scène. Il se rendait compte de ce qui devait faire impression sur le public, et il disposait sa tragédie en conséquence : c’est là encore un vice radical de son théâtre. Il a l’idée de ce que rendront en scène chaque fait, chaque état moral : la douleur chrétienne de Lusignan, par exemple. Jamais je ne trouve dans son théâtre un mot qui soit pour la vérité d’abord ; je sens que ce poète vise toujours un point de l’esprit du public ; la vérité s’y rencontre, si elle peut. Il dirige son action, il donne « le coup de pouce », pour amener telle situation, tel jeu de sentiment, tel tableau, sur lesquels il compte. Une impression inquiétante d’insincérité se dégage de la lecture même de ses meilleures pièces.

Cette habitude d’escompter les effets sûrs, unie au défaut d’invention psychologique, a été cause que Voltaire n’a pu, malgré ses bonnes intentions, se passer des artifices de ses prédécesseurs. Il a beau vouloir rendre aux passions leur énergie, la politesse l’enserre et paralyse ses mouvements. Il use et abuse des incognitos, des quiproquos, des reconnaissances retardées ou provoquées arbitrairement, de tout ce qui sera plus tard moyen de mélodrame ou de vaudeville. Voyez Zaïre : au lieu de garder la belle et naturelle énergie de l’Othello anglais, il dispose toute sorte d’artifices tout à la fois pour amener et pour affadir la violence du dénouement. Zaïre est tendre, Orosmane est tendre ; tous les deux sont « sympathiques ». Pour que l’un tue l’autre, il faut absolument qu’il y ait quiproquo ; ainsi l’on plaint la victime sans haïr le meurtrier. Le crime est combiné avec bienséance, de sorte qu’il n’y ait pas de criminel. Voilà pourquoi Zaïre et Nérestan se cachent si soigneusement d’être frère et sœur.

Asservi donc aux timidités du goût mondain, Voltaire ne pouvait pas non plus mettre dans ses pièces l’action qu’il rêvait. Il s’en tint à des inventions extérieures qui ne modifiaient pas le fond traditionnel et la banale disposition de la tragédie. Il chercha à exciter l’intérêt par des moyens sensibles, par des particularités de décor et de costume. Il croyait avoir fait merveille d’avoir porté l’action dramatique hors du monde mythologique gréco-romain, de l’avoir promenée en Asie, en Afrique, en Amérique, de l’avoir ramenée en France, en plein moyen âge féodal et chrétien. Toutes les races et tous les siècles sont représentés dans son théâtre. On y voit même des spectres, et Voltaire croit avoir fait du Shakespeare ou de l’Eschyle pour avoir imaginé ces piteuses apparitions d’Eriphyle et de Sémiramis, si acerbement et si justement critiquées par Lessing. Montrer dans Brutus des sénateurs en robe rouge, faire tirer un coup de canon dans Adélaïde du Gueselin et y mettre le bras d’un prince du sang de France en écharpe, costumer Lekain en Tartare avec un grand arc à la main et de farouches plumes ondoyant sur un casque invraisemblable dans l’Orphelin de la Chine, voilà les inventions par lesquelles Voltaire remédie à la froideur de la tragédie. Il interprétait Shakespeare en librettiste d’opéra.

Il ne faut pas méconnaître un fait important : l’Opéra devient au xviiie siècle notre première scène. La pompe du spectacle, les machines, les costumes, tout l’éclat de la mise en scène flatte les yeux et amuse la frivolité du public mondain. Voltaire a subi, lui aussi, dès sa jeunesse, sous la Régence, la fascination de l’Opéra, qui flattait ses secrets appétits de vie heureuse et sensuelle. Il prit alors des impressions qui ne s’effacèrent jamais. De là son attachement à Quinault, et de là son effort pour établir à la Comédie Française la singularité des décorations, des costumes, et tout ce qui s’y pouvait transporter de la mise en scène de l’Opéra.

Il était à craindre que, la vérité mise à part et la nature, la tragédie n’eût plus d’autre objet que de présenter d’ingénieuses applications des règles. En dépit des inventions de Voltaire, elle se vidait d’idées. Il sentit plus ou moins obscurément le danger : il jeta dans le moule tragique ses idées philosophiques, et toutes les formules analytiques de la pensée abstraite. Il usa de la tragédie, comme de toutes les autres formes littéraires, pour répandre dans le public les conclusions de son rationalisme. Il me suffira de rappeler ici les traits d’incrédulité hardie dont Œdipe même était semé, l’esprit de libéralisme politique qui animait certaines parties de Brutus, la fameuse sentence de Mérope, où le droit divin est nié. Le sous-titre de Mahomet, le Fanatisme, indique la direction d’intention dont cette tragédie est sortie. Enfin, à quoi bon citer les Guèbres, Olympie, les Lois de Minos ? À partir de 1760, on compte les pièces qui ne sont pas avant tout des pamphlets philosophiques. Ces intentions doctrinales, cette prédication, ces maximes, ces personnages qui sont ou des abstractions personnifiées ou les porte-parole du poète, nous refroidissent aujourd’hui les tragédies de Voltaire. Ils en firent alors le succès, en leur donnant une brûlante actualité. Voltaire n’eut pas tort de vouloir exprimer sa conception de la vie, du bien, de la société, par son théâtre : mais il n’eut pas le génie qu’il fallait pour traduire dramatiquement cette conception.


3. FIN DE LA TRAGÉDIE.


Voltaire, c’est toute la tragédie du xviiie siècle : hors de lui, il n’y a rien qui puisse nous arrêter. Il contient et Lanoue, et Lemière, et La Harpe, et De Belloy, et Saurin, et Chénier : il les contient tous, et à eux tous ils sont loin de lui équivaloir. L’histoire des mœurs peut enregistrer la superficielle émotion patriotique qui se manifeste à propos du Siège de Calais (1763) : mais De Belloy en lui-même n’intéresse pas l’histoire littéraire.[15] Un seul homme est à signaler, c’est Ducis, pour ses adaptations des drames shakespeariens : Hamlet (1769), Roméo et Juliette (1772), le Roi Lear (1783), Macbeth (1784), Jean Sans Terre (1791), Othello (1792). Mais ces dames qui réduisent Shakespeare à l’étroitesse de la technique voltairienne, ces drames sont illisibles, et ridicules aujourd’hui. Nous aurons à y revenir pour indiquer les causes qui ont fait de l’œuvre de Ducis un remarquable cas d’avortement littéraire.


CHAPITRE III

COMÉDIE ET DRAME


1. Le théâtre de Marivaux : fantaisie poétique, analyse psychologique. — 2. Destouches : la comédie morale. La sensibilité dans le public et au théâtre. La Chaussée et la comédie larmoyante. Diderot et la théorie du drame. — 3. Comédie italienne et théâtres de la Foire : le réalisme de l’opéra-comique. — 4. Comédie de genre : satire des mœurs mondaines. Essais de polémique philosophique et de satire aristophanesque.

La comédie du xviiie siècle est supérieure à la tragédie : elle nous fournit deux talents éminents et singuliers, Marivaux et Beaumarchais ; et elle nous présente un grand fait, la naissance du drame.

1. LA COMÉDIE DE MARIVAUX.

L’œuvre de Marivaux[16]est unique dans l’histoire de notre théâtre. Elle est exactement correspondante pour le goût Entretiens de Fontenelle sur la pluralité des mondes, à la peinture de Watteau et de Lancret. Elle représente, dans la poésie dramatique, l’art français du xviiie siècle.

« Moderne » par insuffisance d’éducation et inintelligence de l’antiquité, irrespectueux jusqu’à mettre en style burlesque et insipide l’Iliade et le Télémaque, Marivaux était qualifié pour se faire bien venir de Fontenelle et de La Motte, pour être accueilli dans les salons de Mme  de Lambert et de Mme  de Tencin : voilà le groupe où il se classe. Pauvre, sensible, nerveux, pétri d’amour-propre, assez difficile à vivre, abondant en idées, et se dégoûtant dans l’exécution aussi vite qu’il s’était enflammé dans la conception, il créa des journaux d’observation morale qui ne vécurent pas, il écrivit des romans qui n’eurent pas de fin. Avec lui s’établit, à la place de l’imitation des anciens, le commerce littéraire de la France et de l’Angleterre : il y a action et réaction réciproque. Ses journaux, où s’unissait la réflexion philosophique à la description pittoresque des mœurs, étaient dressés sur le plan du Spectateur, dont on avait donné des traductions dès 1715 : en revanche, sa Vie de Marianne inspirait Richardson.

Au théâtre, Marivaux travailla surtout pour la Comédie-Italienne, qui venait d’être rétablie en 1716. Il s’y trouvait plus libre qu’à la Comédie-Française, plus indépendant des règles et des exemples. Là, il pouvait faire recevoir des pièces qui ne ressemblaient à rien ; et là, le public, venu seulement pour se divertir, se laissait charmer par d’irrégulières inventions qu’il n’eût pas supportées sur la scène de la comédie classique. Ce fut donc aux Italiens que Marivaux donna ses délicates comédies d’analyse, et toute sorte de pièces philosophiques, allégoriques, mythologiques.

Déjà les mêmes comédiens avaient joué quelques ouvrages ingénieusement paradoxaux, où les préjugés et les institutions de la société étaient l’objet de piquantes satires [17]. Marivaux porta dans ce genre la fantaisie originale de son esprit : il attaqua les financiers dans son Triomphe de Plutus (1728) ; il établit son Ile des Esclaves (1725) sur l’idée de l’égalité de tous les hommes ; et dans sa Nouvelle Colonie (1729) il montra les femmes liguées pour l’affranchissement de leur sexe. La comédie semble chargée de familiariser l’esprit public avec les hardiesses de la critique rationnelle, en attendant que s’engage sérieusement la grande mêlée des idées et des doctrines. Marivaux est trop près de Fontenelle, pour qu’on s’étonne de le voir prendre ce rôle : il le fait sans violence et sans âpreté, avec une grâce malicieuse, semant les hypothèses et les paradoxes de l’air d’un homme qui n’en soupçonne pas la portée. C’est dans ces pièces philosophiques et dans la sentimentale féerie d’Arlequin poli par l’amour (1720) que l’on sent combien Marivaux à sa façon est vraiment poète : il y a en lui une poésie d’une espèce rare, une poésie fantaisiste, ingénieuse, alambiquée, brillante, qui rappelle avec moins de puissance et plus de délicatesse la Tempête ou Comme il vous plaira de Shakespeare.

Arlequin poli par l’amour, dans son cadre de féerie, est une comédie d’analyse, et nous mène à ce genre où Marivaux est sans rival. Ne songeons pas que Marivaux avait trente-cinq ans à la mort du Régent, et qu’ainsi les années décisives pour la formation de son esprit ont été des années de licence sans frein et de joyeuse corruption : les traits caractéristiques des mœurs du xviiie siècle ne se reconnaissent pas dans ses peintures. Il efface la brutalité et la polissonnerie, qui sont le fond des mœurs réelles ; il les purifie, il n’en conserve que les apparences de souveraine élégance, l’exquise finesse des manières et du ton ; et c’est à son insu que le monde charmant qu’il nous présente révèle sa nature intime par un indéfinissable parfum de sensualité.

Cette réserve faite, les comédies de Marivaux se déroulent dans une société idéale, dans le pays du rêve : ce sont de délicates hypothèses sur l’âme humaine qu’il explique avec une étonnante sûreté. Dans des conditions artificielles, dans un cadre irréel, il place un élément naturel, un sentiment vrai, qu’il oblige à découvrir son essence et ses propriétés par des réactions caractéristiques. Dorante se fait passer pour un domestique, et Silvia pour une soubrette ; un homme et une femme se rencontrent, qui ont juré chacun de leur côté de né jamais aimer ; une fée s’éprend d’Arlequin balourd et niais : ces données ne représentent rien, ou pas grand chose, de réel. Mais ces données serviront à mettre en lumière des sentiments de l’âme humaine, des effets de mécanique et de chimie morales, qu’on aurait beaucoup plus de peine à observer dans les conditions fortuites et communes de la vie. Ce que Racine a fait pour l’amour tragique, principe de folie, de crime et de mort, Marivaux le fait pour l’amour qui n’est ni tragique ni ridicule, principe de souffrance intime ou de joie sans tapage, pour l’amour simplement vrai, profond, tendre.

Là est la nouveauté de son théâtre. Molière avait de-ci de-là marqué le sentiment de l’amour de quelques traits vifs et justes : mais ces esquisses étaient restées très sommaires. Il n’avait pas fait de l’amour le sujet de sa comédie. Il l’avait employé à former le cadre de la peinture des mœurs ou des caractères ; ou bien il en avait recherché les effets plaisants et ridicules ; ou bien il l’avait fait servir à provoquer des manifestations de l’humeur intime. Après Molière, il semble qu’une convention ait fixé une fois pour toutes le mécanisme de l’amour, qui croît et décroît dans les comédies avec une régularité monotone. Marivaux est le premier qui apporte une observation originale et personnelle, qui isole l’amour, et en fasse toute sa comédie. Il a découvert et décrit tout ce réseau subtil de sentiments entre-croisés qui forme l’unité apparente du sentiment ; il a noté toutes ces petites nuances, ces imperceptibles mouvements qui en indiquent les états passagers et les degrés successifs. Il a mis en évidence ce qu’il entre d’amour-propre, de besoin de dominer, de « pique », et, après tout aussi, de « jeunesse « et de « nature » dans l’amour ; il a montré comment l’amour-propre encore et, de plus, la méfiance, la timidité, le préjugé social, certain instinct de liberté, font obstacle à l’inclination naissante. Il a posé en face l’un de l’autre ces deux êtres destinés à s’aimer, qui se sentent disposés à s’aimer avant de se connaître, et qui font effort pour se connaître avant de s’aimer, qui s’observent, s’étudient, se tendent des pièges, tâchent de forcer le mystère de l’âme par laquelle ils se voient pris irrésistiblement. Ce sont deux égoïsmes, prêts à se donner, mais « donnant donnant », en échange, non gratuitement ; on les voit s’avancer, se reprendre, craindre de faire un pas que l’autre n’ait pas fait, estimer ce qu’un non laisse encore d’espérance, ce qu’un oui contient de sincérité, négocier enfin avec une prudence méticuleuse l’accord où chacun compte trouver pour soi joie et bonheur. Il y a là tout un délicieux marchandage qui exclut le pur amour, le don absolu de soi : c’est ce marchandage même, cette défense du moi, qui fait la réalité de la peinture. L’amour des comédies de Marivaux n’est en son fond ni mystique ni romanesque, il est simplement naturel.

On connaît la qualité d’une passion à deux moments principaux : lorsqu’elle commence, et lorsqu’elle finit. La définition de la comédie conduisit naturellement Marivaux à circonscrire son observation au premier de ces moments. Il excelle à marquer les origines insensibles du sentiment, les filets ténus dont le torrent se formera : dans le Jeu de l’amour et du hasard, un contraste de l’esprit et de la condition éveille l’attention de Dorante sur Silvia, celle de Silvia sur Dorante. Dans la Surprise de l’amour, c’est le heurt de la vanité qui fixe l’attention : chacun des deux personnages est fâché de n’être pas unique en sa bizarrerie, fait effort pour réduire la bizarrerie de l’autre à la banalité des façons universelles, et se prend en voulant prendre. Dans les Fausses Confidences, l’artifice des valets force l’attention et la pitié d’Araminte : de l’attention et de la pitié naissent l’intérêt, qui fait poindre l’inclination. La vanité d’inspirer une passion, la bonne mine du passionné, les contradictions de l’entourage mènent Araminte de l’inclination à l’amour. Dans la diversité des cas particuliers, deux conditions se trouvent toujours : il faut gagner l’attention ; on est sur le chemin d’aimer quand on distingue ; et il faut intéresser la vanité, fut-ce en la blessant ; caressée ou irritée, dès qu’elle est émue, elle fouette le sentiment et fait doubler les étapes.

Il en est du théâtre de Marivaux comme du théâtre de Racine : l’action est tout intérieure. Il ne s’agit à l’ordinaire que d’un oui à faire dire : mais comment ce oui sortira-t-il ? c’est toute la pièce. On y arrive, à ce oui considérable, lentement, sinueusement, mais en marchant toujours.

Marivaux est un peintre délicieux de la femme : ses Silvia, ses Araminte, ses Angélique sont exquises de sensibilité et de coquetterie, d’abandon ingénu et d’égoïsme en défense, de grâce tendre et d’esprit pétillant. Elles sont plus franches et plus faibles que les hommes. Ceux-ci, plus positifs, plus conscients, parce que, généralement, ils sont chargés de l’attaque, sont aussi sincères. Ni les uns ni les autres ne sont proprement des « caractères » : ils représentent des « moments » de la vie, ces moments de jeunesse heureuse, épanouie, belle de sa plénitude et du sentiment qu’elle en a. Tous les hommes ont été, ou ont pu être, plus ou moins, Dorante et Lucidor ; toutes les femmes ont été, ou ont pu être, plus ou moins, Angélique, Silvia, Araminte.

Autour de ses couples d’amoureux, Marivaux groupe diverses figures : les unes qui ont un air de réalité, sans être tout à fait prises dans la vie contemporaine, des pères indulgents et bonasses, des mères parfois tendres, plus souvent, et plus exactement, dures, grondeuses, acariâtres, des paysans trop spirituellement finauds et lourdauds ; les autres, types de fantaisie, des Arlequins, et des Trivelins, des Martons, et des Lisettes, valets et soubrettes délurés, à peine fripons, diseurs de phébus, et parodiant en bouffonneries quintessenciées le fin amour des maîtres.

Telle est cette comédie de Marivaux, si peu comique au sens ordinaire du mot, si solide et si substantielle en son extrême subtilité, d’une pénétrante sentimentalité qui n’est jamais fade ni fausse, puissante parfois par un pathétique intérieur et contenu, où l’on ne sent jamais la tricherie d’un adroit faiseur.



2. LA CHAUSSÉE ET DIDEROT : LE DRAME.


Destouches [18] essaya de restaurer la comédie de caractère. Il avait été chargé d’affaires en Angleterre sous la régence, et il y avait fréquenté le théâtre : il avait ainsi développé en lui un don naturel de comique excentrique, qui se retrouve dans diverses scènes de son théâtre et dans les chaudes caricatures de la Fausse Agnès [19]. Malheureusement il s’appliqua surtout au grand, au noble genre de la comédie de caractère : il y fut parfaitement ennuyeux. Il avait peur de faire rire : le rire est vulgaire ; il rêvait un comique décent, bon seulement à faire « sourire l’âme ». Aussi ne s’inspira-t-il pas de Molière, trop vif, trop populaire, même dans ses hauts chefs-d’œuvre : ses maîtres furent La Bruyère et Boileau. Il multiplia les portraits : ses Lisette et ses Frontin passent leur temps à faire les caractères satiriques de tous les gens qui paraissent ou qu’on nomme dans la comédie. D’autre part, la description morale, les couplets, les vers rappellent à chaque instant les Épitres de Boileau. On sent que l’auteur travaille à une démonstration édifiante ; la comédie devient un sermon laïque. Il ne s’agit plus de peindre la vie, mais de faire aimer la vertu et détester le vice. Chaque personnage est une formule abstraite, et ne semble occupé que de manifester sa définition ; l’ingrat dit à son valet : « Écoute, et tu verras ce que c’est qu’un ingrat ». Rien de plus froid, de plus vide que la comédie ainsi comprise. Si le Glorieux (1772) se laisse lire encore, c’est que l’auteur, ayant renoncé à faire rire et cherchant un point d’appui pour fonder l’intérêt, s’est décidé à orienter tout à fait la comédie vers les effets sentimentaux et pathétiques. Un an après le Glorieux, La Chaussée donnait la Fausse antipathie, et la comédie larmoyante était créée.

Destouches est le témoin d’une modification-profonde qui s’est produite dans le sentiment du public. « D’où vient, disait La Bruyère, que l’on rit si librement au théâtre, et que l’on a honte d’y pleurer ? » Quarante ans plus tard, le rire était devenu indécent, et les larmes bienséantes. Ainsi le bon ton exclut la véritable comédie. La faute en est un peu à la comédie elle-même : avec les successeurs de Molière, avec Regnard, avec Lesage, avec Dancourt, avec Legrand, elle attache le rire à une fantaisie déréglée ou à un réalisme dégoûtant ; elle se joue avec une sécurité trop cynique dans l’imitation des mœurs mauvaises et ignobles. Les honnêtes gens finissent par ne plus rire que du bout des lèvres et par demander autre chose. Or, au théâtre, dès qu’on ne fait pas rire, on ennuie, si l’on ne fait pleurer.

En même temps s’éveillaient dans les âmes des besoins nouveaux. La « sensibilité » naissait. On appelle de ce nom au xviiie siècle la réflexion de l’intelligence sur les émotions, réelles ou possibles, de la sensibilité : c’est moins le sentiment que la conscience et surtout la notion du sentiment. Une âme sensible est celle qui comprend les occasions où elle doit sentir, et qui produit avec le plus de vivacité possible toutes les actions extérieures qui répondent à ces occasions de sentir. De là cette promptitude, que nous constatons sans cesse, à s’émouvoir sur des faits hypothétiques, ou sur des idées abstraites.

On voit poindre cette sensibilité à la fin du xviie siècle : la transformation morale et religieuse de la société en favorise le développement. Quand toutes les pensées de l’homme se rabattent vers la terre, le plaisir prend une valeur infinie. Or dans une société énervée par l’excès de l’exercice intellectuel et la pratique de la politesse, le plaisir est dans le sentiment ; on ne sait plus agir. Mais, en même temps, dans cette société le sentiment est rare ; il n’en devient que plus précieux, et transfère sa valeur à l’idée du sentiment, qui est son substitut ordinaire. Voilà comment aux environs de 1700 on commence à trouver une singulière jouissance à épier en soi et autour de soi les manifestations sentimentales. C’est d’abord à propos de l’amour, de l’amitié, que ce goût s’exerce : puis la philosophie inonde les esprits ; à la place de l’amour de Dieu, elle met l’amour de l’humanité ; à la place de la nature corrompue, elle offre la nature toute bonne. L’humanité, la nature, tous les rapports sociaux, toutes les actions sociales deviennent pour les âmes des occasions de vibrer avec intensité, ou de s’amollir délicieusement. Mais alors l’observation psychologique disparaît : la sensibilité commande certaines façons de voir et d’expliquer l’homme.

Cette explication était nécessaire pour faire comprendre la naissance, le succès, la valeur des genres sérieux issus de la comédie, et qu’on a nommés comédie larmoyante et drame. Boursault, Destouches, Piron même avaient déjà mêlé quelques scènes attendries ou émouvantes dans leurs pièces [20]. Mais personne encore n’avait posé en principe que le rire peut être absolument éliminé de l’œuvre comique. La Chaussée [21] fit cette révolution. Dans le Préjugé à la mode (1735), il mêla encore quelques scènes comiques, assez mauvaises du reste, aux scènes pathétiques. Dans Mélanide (1741), le pathétique régna seul. La Chaussée eut un immense succès : les femmes surtout, plus avides de sentiment, se déclarèrent pour lui. Voltaire, si classique, et qui se moquait de La Chaussée et de son genre bâtard, se mit à faire des comédies larmoyantes [22] ; mais il exigeait, assez puérilement, qu’on maintînt le mélange du comique et du pathétique ; il ne voulait pas du drame purement larmoyant.

C’était pourtant ce drame purement larmoyant qui se justifiait le plus aisément, et à qui l’avenir appartenait. Car un fait curieux se produisit. Dans les vives polémiques qui s’engagèrent, les partisans du nouveau genre et ses ennemis ne le comparaient pas ordinairement à la comédie pure, mais à la tragédie : de La Chaussée à Beaumarchais, le grand argument qu’on fait valoir en sa faveur, c’est qu’il est plus vrai, et plus moral que la tragédie, parce qu’il peint des personnages pareils à nous, dans des situations pareilles à celles où nous nous trouvons tous les jours. Si bien que ce genre, qui se détache de la comédie, aspire à remplacer, non la comédie, mais la tragédie.

Les œuvres de La Chaussée, gâtées par le romanesque des intrigues, par la fausse sentimentalité des caractères, par la vague boursouflure du style, sont à peu près illisibles aujourd’hui. Mais elles signalent un moment considérable dans l’histoire de notre théâtre ; elles marquent le point de départ de la comédie contemporaine. Les faiblesses, les impuissances de l’exécution n’annulent point l’importance de l’idée première. Laissant la peinture du monde et des ridicules mondains, La Chaussée prend pour objet la vie intime, les douleurs domestiques : il développe les tragédies des existences privées, le mari libertin ramené à sa femme par la jalousie, le riche ou noble fils de famille épris d’une pauvre fille, le fils naturel en face de son père, etc. Il pose, dans ces cas émouvants, les thèses morales qu’impose à son attention le conflit actuel des préjugés sociaux et des instincts ou devoirs naturels. Prise dans ses situations caractéristiques, la comédie de La Chaussée a des affinités singulières avec la comédie d’Augier et de M. Dumas : elle en est l’origine, oubliée, mais authentique.

Le succès de La Chaussée encourage les imitateurs ; et, aux environs de 1750, le nouveau genre semble sérieusement établi. Mais il ne produit pas une œuvre où il y ait lieu de s’arrêter aujourd’hui. Les drames de Diderot, ce déclamatoire et insupportable Fils naturel, ce Père de famille [23] qui porte sa paternité comme un sacerdoce, ne sont soutenus que par le nom de leur auteur. Et qui saurait que Beaumarchais a fait Eugénie et les Deux Amis, s’il n’avait créé Figaro ? Le meilleur modèle du genre sérieux, c’est le Philosophe sans le savoir de Sedaine (1763) : ce n’est pas une œuvre supérieure [24] ; c’est une comédie sans profondeur et sans déclamation, d’un optimisme aimable sans niaiserie. Un plaidoyer pour le commerce contre la morgue nobiliaire, un plaidoyer contre le duel se dérobent adroitement sous une action vraisemblable et intéressante : c’est une situation touchante que celle de ce père qui, maudissant le préjugé de l’honneur, envoie son fils unique se battre ; et c’est un joli tableau de mœurs du xviiie siècle que cet intérieur d’un grand négociant, où éclatent les solides vertus et les douces affections de la famille bourgeoise.

Les théories sont plus intéressantes que les œuvres. Diderot s’empare de la nouveauté mise à la mode par La Chaussée, et il l’agrandit en s’y mêlant [25]. Il fait le procès à tout notre théâtre. S’inspirant des drames anglais, dont le pathétique intense et la violence d’action le frappaient [26], il professe que Molière et Racine, qu’il admire fort, ont pourtant laissé presque tout à faire. Il veut, une scène qui réalise la pièce. Il réclame plus de vérité : il demande la continuité de l’action et du mouvement scénique, la suppression des tirades, des mots d’auteur, le développement minutieux et progressif des sentiments, l’exactitude du décor, et le naturel de la déclamation. Il y a deux points où il insiste surtout : il veut des tableaux, non plus des coups de théâtre, et qu’on peigne les conditions, non plus les caractères. Sur ces deux points, les idées de Diderot ont été fort attaquées : on ne met pas en général assez en lumière les vérités qu’elles contiennent. Disposer l’action pour amener une suite de tableaux, où tous les personnages se fixent en attitudes expressives, évidemment cela est dangereux : on sent dans ce procédé de composition la tendance d’une poétique sentimentale, qui fausse la destination naturelle du genre dramatique. Selon cette conception, le drame, ce sont des Greuze mis en tableaux vivants. Mais songeons, pour être justes, aux acteurs campés devant le trou du souffleur, parlant au parterre sans regarder leur interlocuteur, ronronnant leurs tirades avec un rythme et des gestes convenus : nous comprendrons le progrès que représentait un Greuze mis à la scène. Diderot a l’idée d’un jeu plus vrai que n’était le jeu des comédiens français en son temps ; et c’est ce qu’il a traduit par sa théorie des tableaux. Dans son triste Père de famille, il note non seulement le décor et le costume, mais la position de chaque acteur en scène, ses changements de place, ses attitudes, ses jeux de physionomie. Il vise évidemment à nous donner l’illusion de l’action réelle.

Quant à remplacer les caractères par les conditions, il est facile de réfuter Diderot. Qu’est-ce que le juge en soi ? le père de famille eu soi ? le négociant en soi ? n’est-on pas obligé de donner à la profession le support d’un tempérament, d’un caractère ? Mais, au fond, Diderot ne le nie pas. Au lieu des « caractères » abstraits et généraux, il faut, dit-il, montrer des « conditions », c’est-à-dire des caractères encore, mais particularisés, localisés, modifiés par les circonstances de la vie réelle, dont la plus considérable est l’attache professionnelle. L’étude de l’homme universel est faite, et bien faite, par les tragédies et les comédies du siècle précèdent : il reste à appliquer les résultats de cette étude, à suivre les variations des types moraux dans les conditions où nous les rencontrons engagés : ce qui conduit encore à serrer de plus près la réalité extérieure. Et, par là, Diderot nous éloigne de Destouches ; mais il nous conduit surtout à Balzac et à Augier.

Diderot est indépendant, chercheur ; il n’est pas de parti pris ennemi du classique. Il n’en veut pas aux genres constitués : il les établit dans les définitions qui sont leur raison d’être. Mais il reconnaît autour d’eux d’autres genres dramatiques, et voilà la liste qu’il dresse : Comédie — Comédie sérieuse — Tragédie bourgeoise — Tragédie. Et il indique même des formes intermédiaires, et deux formes extrêmes : la farce bouffonne, et le drame philosophique. Il n’y a pas d’objection sérieuse à faire à cette liste. Chacun de ces genres se caractérise par des conditions d’imitation et une qualité d’impression particulières : ils sont donc tous légitimes. Ils ont même plus que le droit d’être : ils ont l’être. Ils sont tous représentés par des œuvres ; il convient seulement de remarquer qu’ils correspondent à des états d’esprit très divers, qui ne peuvent guère se rencontrer dans une seule race ou un seul siècle. Mais Diderot a raison de les reconnaître. Il a raison aussi d’insister sur la capacité philosophique du genre dramatique : plus la forme devient réaliste, plus il est nécessaire qu’une idée profonde, une conception générale des rapports naturels ou sociaux tirent hors de l’insignifiance pittoresque la représentation exacte des apparences. Il voit même la tragédie poétique, celle des Grecs.

Quel malheur que de tant d’idées originales et parfois remarquablement justes, Diderot n’ait su faire que deux pitoyables pièces ! Il ne faut pas en accuser seulement son manque de génie, et celui de tant d’auteurs qui ne réussirent pas mieux que lui. Les circonstances n’étaient pas favorables. L’esprit analytique du siècle était impropre à la création poétique, qui est un acte de synthèse. Mais surtout, sous peine de n’être qu’une tragédie plus grossière à l’usage du peuple [27] (ce que fut le mélodrame), pour être une espèce fixe et viable, le drame devait être un genre réaliste, d’un réalisme extérieur et sensible. Or nous verrons plus loin que ce réalisme-là ne put triompher au xviiie siècle des conditions littéraires et sociales qui lui faisaient échec.

Il semble qu’on en ait eu le sentiment : car, vers la fin du siècle, après les bruyants et multiples succès de la comédie larmoyante et du drame, on revient tout doucement à la comédie traditionnelle, à celle qui fait rire, ou y prétend. Ce qui semble rester, c’est un peu plus de largeur dans la conception du genre, et le droit de pousser l’impression jusqu’au sentiment et au pathétique ; ici encore on pourrait dire que Voltaire a exprimé la moyenne du goût de son temps. Nanine et l’Enfant prodigue peuvent servir à déterminer ce qui demeure incontestablement acquis dans les nouveautés qu’on a tentées. Mais, si l’on y regarde de plus près, il subsiste des idées, des exemples, des aptitudes, des germes : tout cela reparaîtra à son heure.


3. LES ITALIENS ET LA FOIRE.


La Comédie-Française était seule à jouer des tragédies : elle maintenait au besoin les auteurs dans la tradition. Mais, pour la comédie, elle avait des rivales, à qui elle ne put jamais imposer silence. Il y avait la Comédie-Italienne [28] ; et nous avons vu de quelle liberté y jouit Marivaux. Il y avait les théâtres de la Foire, où le public venait s’amuser sans souci des règles, des traditions et des convenances [29] : bourgeois, seigneurs, princes s’y récréaient dans l’ordure des parades, la bouffonnerie des farces, l’irrévérence des parodies. Jalousés par l’Opéra, la Comédie-Française et les Italiens, qui ne s’entendirent jamais que contre eux, les théâtres des Foires Saint-Germain et Saint-Laurent furent vexés de mille façons, condamnés à ne pas chanter, ou à ne pas parler, ou à ne pas dialoguer, parfois fermés ou démolis, toujours fréquentés ; ils eurent leurs auteurs attitrés, diversement et inégalement illustres, Regnard, Lesage, Piron, Dominique, Vadé, Favart [30].

Un genre s’y créa, l’opéra-comique, comédie à ariettes, très analogue à notre vaudeville à couplets. L’opéra-comique sacrifiait forcément à l’actualité. Aussi se modela-t-il sur la comédie larmoyante ; et il en emprunta la sentimentalité, la niaise psychologie, l’optimisme attendri. On conçoit que la peinture des mœurs mondaines lui échappe : il se complaît au contraire dans les sujets populaires. Il s’approprie la paysannerie, qu’il traite avec une naïveté de convention, exclusive de la franche et fruste nature. C’est sur ces scènes de la Foire, et précisément en raison de leur humilité qui les soustrait aux lois de la littérature, que paraissent les premiers indices d’un goût nouveau, les premiers essais d’une représentation plus exacte des « milieux », des formes extérieures et des instruments matériels de la vie : dans cette voie, la Comédie Française alla à la remorque de l’opéra-comique et des Italiens. Mme  Favart joua une paysanne en sabots et en jupe courte, avant que Mlle  Clairon supprimât les paniers d’Électre. Voyez ces indications scéniques d’une parodie de Vadé :

« Le théâtre change et représente une veillée ou encreigne ; une vieille est occupée à filer au rouet, et s’endort de temps en temps, pendant lequel (sic) deux jeunes personnes quittent leur ouvrage pour jouer au pied de bœuf, et le reprennent quand la vieille s’éveille… Une petite fileuse se détache du groupe, et danse une fileuse, tandis que les autres exécutent tout ce qui se pratique dans une veillée de village [31]. »

Cette mise en scène de la vie rustique n’est-elle pas caractéristique en sa minutie ? L’opéra-comique, à son heure, satisfit le goût du public pour la précision du décor et du costume ; eu le satisfaisant, il le fortifia et l’excita.

Quand l’Opéra-Comique fut réuni à la Comédie-Italienne, quand Duni, Grétry, Monsigny eurent transformé le genre en développant la partie musicale, quand il devint ce que nous l’avons vu en notre siècle, les théâtres des boulevards, qui avaient remplacé les scènes de la Foire, ressuscitèrent le primitif et populaire opéra-comique dans le vaudeville à couplets, qui demeura je n’ose dire un genre littéraire, mais enfin ne devint pas un genre musical.


4. COMÉDIE SATIRIQUE.


Revenons à la comédie sans épithète, au genre de Molière, de Lesage et de Dancourt. Comme il est naturel, la création de la comédie larmoyante, en séparant les éléments hétérogènes qui y étaient contenus antérieurement, la rétablit dans la pureté de sa définition. Destouches, qui avait fait le Glorieux, protesta que le rire était l’effet unique et nécessaire de la comédie. Piron maudit le genre sérieux en y revendiquant sa part de paternité : il écrivit sa Métromanie (1738), peinture trop chargée d’un travers trop spécial, et dont vraiment on a fort exagéré l’agrément.

Après Destouches, il ne faut plus parler de la comédie de caractère. La comédie plaisante se renferme dans la peinture des ridicules mondains : cette peinture est à l’ordinaire sans largeur et sans couleur, sèche, fine, spirituelle. C’est moins une représentation sensible de la vie, qu’une analyse piquée d’épigrammes. De là l’agrément et la froideur de ces pièces. La froideur domine dans les grandes comédies. Le Méchant même de Gresset [32] n’en est pas exempt : c’est une piquante satire d’un caractère mondain, de l’homme à bonnes fortunes du milieu du siècle, égoïste, persifleur, se faisant un jeu, par « noirceur », de diffamer et compromettre les femmes. Il ne manque à cet ouvrage finement écrit que la puissance dramatique.

L’agrément domine dans les petites comédies en un acte, qui sont souvent de vives esquisses des mœurs. Le Cercle de Poinsinet (1771) est le type le plus fameux du genre : on ne saurait mieux exprimer le vide absolu des cervelles mondaines, la puérilité des engouements, des caquetages, des vanités, toute l’insignifiance de cette vie extérieurement brillante et exquise.

Il y eut encore certaines tentatives intéressantes, sur lesquelles je ne m’arrêterai pas, parce qu’elles ont trop complètement avorté. Palissot [33], dans ses Courtisanes, essaya de restaurer la comédie de satire sociale, à laquelle Molière avait touché dans Tartufe. Dans ses Philosophes, comme Voltaire dans son Écossaise, il renouvela la comédie aristophanesque, âpre parodie des idées, satire virulente des personnes. Ce n’était plus comme dans la tragédie, des tirades générales, des allusions indirectes : la polémique s’établissait sur la scène même ; et les auteurs y faisaient descendre les hommes et les systèmes qu’ils voulaient honnir, à la fois désignés et reconnaissables sous leurs baroques déguisements.

Tous les genres que j’ai nommés, anciens et récents, déformations et créations, toutes les traditions et toutes les nouveautés, comédie larmoyante, comédie de caractère, comédie de mœurs, bouffonnerie, satire morale, sociale, philosophique, aristophanesque, tout cela se réunit dans l’œuvre supérieure que le théâtre comique nous présente à la fin du siècle, dans l’étincelant et complexe génie de Beaumarchais, qu’il nous faut réserver pour le faire apparaître à sa date [34].


CHAPITRE IV

LE ROMAN


Le développement du genre au xviiie siècle. — 1. Lesage ; son caractère. Le métier littéraire : accroissement de dignité, diminution d’art. Le Diable boiteux, Gil Blas : la question de Gil Blas est close. Originalité du livre. Réalisme pittoresque de la description. — 2. Marivaux romancier. Le roman psychologique et sensible. Le réalisme de Marivaux. L’abbé Prévost et Manon Lescaut. — 3. Le roman satirique et philosophique ; le roman érudit. Le roman à thèse : la Nouvelle Héloïse. Le roman à la fin du xviiie siècle.

Le roman est le seul genre d’art qui soit en progrès au xviiie siècle. Les grands classiques l’avaient négligé ; partant, il n’était ni usé, ni fixé. Abandonné à des écrivains amateurs, à des femmes, il se trouvait, au début du xviiie siècle, libre et souple, sans règles, à traditions multiples et flottantes, prêt à recevoir toutes les formes, â contenir toutes les pensées. Il passa au premier plan par la victoire du bel esprit français et mondain sur l’art antique : il fut naturel alors que le roman, qui avait toujours eu la faveur des gens du monde, devînt un des grands genres. L’élément proprement romanesque, la particularité des noms, des lieux, des faits flattaient la frivolité du public, et les besoins d’imagination et de sensibilité qui commençaient à s’y éveiller.

Le xviie siècle avait eu des romans nobles et héroïques, des récits burlesques et satiriques : entre les deux se trouvait le roman vrai. Partie du genre héroïque, Mme de la Fayette achemina le roman vers la vérité. Le goût des lecteurs y poussait : les médiocres romans historiques que donnent les imitatrices de Mme de la Fayette[35], les méchants mémoires apocryphes que fabrique Sandras de Courtilz[36], plaisent par l’apparence vraie, par la prétention d’être vrais, par la conformité des faits qu’ils racontent avec les faits communs de la vie réelle, et même avec les faits particuliers de l’histoire.

La Bruyère, par ses Caractères, développa chez les lecteurs la curiosité du détail extérieur, des signes par lesquels l’homme intime se révèle. La comédie essaya bien de se mettre d’accord avec cette disposition des esprits ; mais la difficulté de représenter matériellement les formes de la vie, lieux, meubles, costumes, toutes ces choses où les mœurs générales et les tempéraments individuels mettent leur empreinte, paralysait l’effort des auteurs, dans l’état où était encore l’art de la mise en scène ; et tout le siècle s’écoule sans arriver à créer la pièce réaliste. Le roman, qui n’avait pas à figurer les choses, mais à suggérer l’image des choses, n’était pas limité de ce côté dans sa puissance, et ce fut encore une raison de la prépondérance qu’il prit.

Ainsi se prépara le roman de mœurs dont Lesage fut le créateur.


1. LESAGE ET SON « GIL BLAS ».


Lesage[37] vécut pauvre, obscur et digne. Il n’eut pas d’ambition. Il ne ressemble guère aux gens de lettres du xviiie siècle, si remuants, si désireux de s’étaler, d’occuper le monde de leurs personnes. Il n’aime pas les beaux esprits de son temps, raisonneurs et critiques ; il ne manque guère une occasion d’égratigner Voltaire. Il n’a pas du tout l’humeur philosophique. Il n’en veut ni à la religion ni à la société ; il traite comme travers des personnes et des classes ce que les autres attaquent comme vices des institutions ; il fait le moraliste, et non le sociologue. Il n’a pas confiance dans la raison : il croit qu’elle n’est pas de force à régler la pratique. S’il n’est pas psychologue profond et original, il est du moins observateur attentif des effets réels de la vie morale ; par là il est homme du xviiie siècle plutôt que du xviiie. Il l’est aussi par la prédominance de l’instinct artistique : il ne vise qu’à rendre ce qu’il a vu ; il n’a pas d’intention polémique ni d’esprit de propagande.

Il n’est pas de son temps non plus par le choix de ses modèles, de ses sources et de ses sujets. Il tourne le dos à son siècle, qui regarde vers l’Angleterre : pour lui, c’est à l’Espagne qu’il s’adresse. En cela, il n’était même pas classique. On a beau signaler tout le long du règne de Louis XIV de nombreuses imitations et traductions d’œuvres espagnoles, il n’en est pas moins vrai que de 1660 à 1707 aucune grande œuvre n’accuse cette origine. L’art classique a rejeté les modèles espagnols à la basse littérature ; et l’on peut encore rapporter à la défaite du goût classique cette singularité, qu’un disciple de Molière et de La Bruyère se fait l’héritier des Chapelain et des Scarron par sa prédilection pour la littérature de l’Espagne. Il est vrai qu’il y trouvait un avantage : cette littérature était un inépuisable magasin de cadres, de formes, d’aventures, de figures, qui permettait à Lesage de travailler rapidement. C’était pour lui un grand point.

Car il apporte dans la vie littéraire un fait nouveau, considérable en ses conséquences. Jusqu’ici du moins, ce n’étaient que de pauvres diables d’écrivains, sans talent et sans gloire, qui avaient vécu aux gages des libraires. Lesage, par indépendance, par dignité d’homme, n’attend ni les pensions ni les cadeaux ni les sinécures que procure la faveur des grands. Il entend vivre de son travail. C’est d’une belle âme. Mais l’art y perd. Car la vie matérielle soumet à ses nécessités le travail littéraire ; le besoin d’argent règle la production. De là les œuvres bâclées, la copie diffuse, les volumes bourrés : chaque feuille d’écriture est un capital créé. La tentation est grande d’entasser volume sur volume, de délayer, de répéter ; il faudra beaucoup de force d’âme pour mûrir pendant dix ans un petit livre. L’ouvrage des écrivains perdra en densité ce qu’il gagnera en volume. Lesage est le premier exemple d’un grand écrivain qui se fait de son talent un moyen d’existence régulier. Aussi, parmi ses nombreux romans, n’y a-t-il que deux œuvres qui comptent : encore ne sont-elles pas sans bourre.

Le Diable boiteux, dont le cadre et le titre étaient pris à l’Espagnol Guevara, mais où l’invention devient plus personnelle à mesure que l’ouvrage se développe, gagnerait à être allégé de plusieurs nouvelles et de nombreux portraits. Tel qu’il est, il eut un immense succès ; et, en somme, il le mérite. C’est, sous une forme propre à caresser l’imagination, une répétition des Caractères de La Bruyère. Lesage fait défiler sous nos yeux un long cortège d’originaux, ridicules ou odieux. Cela n’ajoute pas grand chose, rien du tout même, à ce que les moralistes du siècle précédent nous ont dit des vices, des passions, des travers de l’homme. Mais, si ce n’est neuf, c’est vrai, c’est vif, c’est amusant. Ces vices, ces passions, ces travers, Lesage les habille curieusement, exactement ; habillés, il les fait mouvoir, agir ; il les explique par leurs effets. Nous voyons : là est le mérite original de Lesage. Un degré de moins de profondeur, quelques tons de plus de pittoresque, voilà le Diable boiteux, comparé aux Caractères.

Gil Blas est identique au Diable boiteux, avec la différence d’un vaste tableau à une légère esquisse. Il y a eu pendant plus d’un siècle une « question de Gil Blas », qui a exercé les savants de tous les pays ; cette question était : Lesage a-t-il, oui ou non, copié un original espagnol ? La question est résolue aujourd’hui, de telle façon qu’il n’y a pas à y revenir. L’original espagnol, qu’on prétend disparu, n’a jamais existé. Lesage a utilisé des sources que nous avons encore. L’idée première de son roman, la préface, le cadre, quelques aventures viennent du Marcos Obregon de Vicente Espinel. Ajoutons les autres romans picaresques, Guzman d’Alfarache, Estebanillo Gonzalez, etc., les innombrables comédies, toutes les richesses enfin de la littérature narrative et dramatique de l’Espagne : ajoutons le Voyage de Mme  d’Aulnoy, les Recherches historiques et généalogiques des Grands d’Espagne d’Imhof, l’État présent de l’Espagne de Vayrac, des mémoires politiques et des pamphlets relatifs aux règnes de Philippe III et Philippe IV, des cartes géographiques. Nous trouvons là l’explication de tout ce qu’il y a d’espagnol dans Gil Blas, exactitude topographique, vérité historique, connaissance des mœurs, couleur locale. Mais rien de tout cela, comme l’a fait remarquer, je crois, M. Brunetière, ne rend raison du succès de Gil Blas. Si Gil Blas est devenu une des pièces de ce qu’on peut appeler la littérature universelle, et si Marcos Obregon, et tous les autres romans picaresques, sont restés purement espagnols, c’est par ce que Lesage a mis dans son œuvre de français et d’humain. La meilleure partie de son livre lui appartient en propre.

On a peine à imaginer la bizarrerie extravagante des aventures que les romans picaresques des Espagnols nous offrent, la grossièreté répugnante des mœurs, l’âcre goût de terroir de la satire et de la plaisanterie. C’est de là que viennent dans Gil Blas toutes ces insipides histoires de voleurs, ces friponneries longuement machinées et minutieusement narrées, enfin tant d’ennuyeux chapitres qu’on feuillette avec dégoût. Mais partout où l’on aime à s’arrêter, partout où l’on trouve une fine satire des sottises humaines, de chaudes peintures des mœurs du temps, soyez sûr que les sources de Gil Blas doivent se chercher dans la littérature française, et dans la société française. Ces précieux, ces comédiens, ces gens de finance, auprès desquels Lesage nous introduit, ont existé chez nous. Dans l’exploitation de ses modèles, puisque modèles il y a, Lesage se laisse guider par sa connaissance de la réalité prochaine, de l’homme vu dans le Français.

La première partie du roman, publiée en 1715, a été écrite dans les derniers temps de Louis XIV : ce ne sont que des scènes de la vie privée. Le fils de l’écuyer et de la duègne part de la maison paternelle, chargé d’une science qui n’a rien de pratique, curieux et candide, gonflé d’espérances et ivre de liberté. La vie va former ce « niais », et rabattre son vol : un peu d’instinct, beaucoup de poltronnerie l’écartent de la grosse malhonnêteté ; il cède à l’occasion, ou à la nécessité, mais, tout compte fait, il aime mieux faire fortune sans risquer les galères ni l’infamie. Dans les compagnies étranges où le sort le jette, il apprend combien Gil Blas est peu de chose dans le monde, que le monde n’a pas pour principale affaire de contenter, d’admirer Gil Blas. Sa vanité lui attire de dures disgrâces : il comprend qu’elle est un piège où nous nous prenons nous-mêmes ; il s’instruit à la rendre intérieure. Il acquiert l’habitude de se méfier des autres et de lui. Le hasard d’une bonne action qu’il n’a pas méditée le fait intendant d’une riche maison, aimé de ses maîtres. Il y vivra paisiblement, grassement ; il pourra presque s’enrichir sans voler, et il mourra à peu près honnête homme.

Mais, en 1724, le troisième volume jette Gil Blas hors de la maison de don Alphonse, dans de nouvelles aventures, dans un monde plus relevé : le tableau de genre s’agrandit en tableau d’histoire. Gil Blas devient le favori du duc de Lerme ; et nous pénétrons à la cour, par la petite porte, il est vrai, et les couloirs dérobés. Nous voyons l’envers et les dessous de ces imposantes machines qu’on nomme ministère, administration, gouvernement, les égoïsmes éhontés, la basse corruption, les intérêts sordides, qui sont les ressorts des grandes affaires. Que s’est-il passé de 1714 à 1725 ? Lesage a-t-il mis la main sur des documents inconnus ? Non, il y a simplement que la Régence a passé, en son débraillé, dans sa cynique impudence, étalant ce que la majestueuse personne de Louis XIV cachait : il y a que Lesage a vu l’abbé Dubois gouverner le Régent, tandis que Philippe V avait Albéroni. Ces scandales s’éloignent : Fleury assoupit les affaires, les remet dans un train de moyenne honnêteté ou de silence discret. Lesage publie en 1733 la fin de son roman : il répète la vie politique de Gil Blas, et le présente avec Olivarès dans les mêmes rapports où il était avec Lerme. Mais tout est changé dans cette répétition ; le ministre est honnête, le favori est honnête ; on tâche de faire le mieux possible les affaires du roi et de l’État. L’égoïsme est réduit au minimum nécessaire à la vérité. Il est visible que l’auteur, depuis onze ans, a pris une meilleure idée du personnel qui gouverne.

La composition du roman est faible : il est difficile qu’il en soit autrement dans une œuvre publiée en trois fois, de dix ans en dix ans. Lesage a gardé le procédé de Mlle  de Scudéry, celui qui permet de développer un sujet en dix tomes. Chaque personnage raconte son histoire à un moment ou à l’autre ; et il y a bien des aventures où Gil Blas n’est jeté que pour donner occasion à quelqu’un de paraître et de narrer sa vie. On retrancherait la plupart de ces histoires sans dommage pour le roman. Il y a bien des aventures, aussi, dont Gil Blas est le vrai héros, et dont la suppression ne ferait rien perdre à l’ouvrage. Nous touchons ici au grand défaut de la conception de Lesage.

Il est d’usage de louer l’invention du caractère de Gil Blas : ce garçon qui est si peu héros de roman, bon enfant, sans malice, sans délicatesse, sans bravoure, mais admirablement résistant par e manque même de profondeur, qui ne prend jamais la vie au tragique, qui se relève et se console si vite de toutes ses disgrâces, toujours tourné vers l’avenir, jamais vers le passé, toujours en action, jamais rêveur ni contemplatif, que l’expérience mène rudement de la vanité puérile à l’égoïsme calculateur, et qui finit par s’élever assez tard à une solide encore qu’un peu grosse moralité ; ce personnage-là, dit-on, c’est notre moyenne humanité. Il me semble qu’il faut prendre garde de trop louer l’idée philosophique qui a déterminé le caractère de Gil Blas. Ce n’est, si je puis dire, qu’un caractère à tiroirs. Lesage l’a fait assez vaste pour contenir toutes les aventures, assez souple pour relier les plus diverses. Si Gil Blas a tant d’équilibre et de ressort, c’est qu’une fois l’aventure achevée, heureuse ou malheureuse, l’auteur a hâte de l’engager dans une autre. Le personnage s’éparpille dans cette multiplicité d’incidents et d’actions. Gil Blas n’a pas, ou n’a qu’à un degré insuffisant, les deux conditions essentielles d’un caractère, la personnalité et l’identité. À sa définition, il manque ce qu’on appelle la différence : il n’a que le nom d’individuel ; autrement, il est tout le monde. Par suite, rien n’avertit, sauf le nom, que ce soit le même homme qui est dans la caverne des voleurs et dans le palais d’Olivarès : aucune nécessité psychologique ne lie les diverses aventures du personnage. Comme on peut en retrancher, on pourrait en ajouter indéfiniment.

La grande affaire de Lesage est de peindre les mœurs : son roman est une galerie de tableaux, souvent charmants et vrais. Son originalité est de noter toutes les choses extérieures par lesquelles les hommes se révèlent ; ce sont d’abord leurs actes, et leurs paroles, puis leur geste, leur physionomie, toute leur apparence physique, puis leurs habits et leur train de maison, leur logement, leurs meubles, leurs repas ; c’est leur profession : Lesage, avant Diderot, n’oublie jamais de faire entrer la condition dans la composition du caractère. En un mot, Lesage est un réaliste, un des grands artistes que nous ayons en ce genre. Il est exquis de vérité pittoresque, en peignant le dîner d’un chanoine ou la figure d’une duègne. Il pousse plus avant dans la voie indiquée par La Bruyère : il recule les réalités intérieures et intelligibles, et il amène en pleine lumière les réalités sensibles. De là la médiocre profondeur de son observation psychologique : le réaliste qui s’attache à garder aux choses extérieures tous les accidents de leur individualité, est forcé de se tenir aux vérités moyennes de la vie de l’âme. Pour que ses peintures soient comprises, il faut qu’il soutienne la particularité physique par la généralité morale. Il se contente d’utiliser les vérités acquises, et qui sont du domaine commun.

Au réalisme de Lesage se rattache encore la médiocre élévation de son œuvre : il se dégage du livre une philosophie expérimentale, qui intéresse l’égoïsme dans la moralité, une sagesse terre à terre, d’autant plus vulgaire qu’elle est moins amère et plus riante. Lesage n’est pas de ceux que la vision du réel oppresse. Il voit nombre de coquins, de fripons, de demi-coquins surtout et de fripons mitigés, parmi lesquels surnagent quelques honnêtes gens : il voit partout des instincts brutaux ou des vices raffinés, l’intérêt et le plaisir se disputant le monde, et ne laissant guère de place au désintéressement et à la vertu. Il sait de quoi est fait ce qu’on appelle dans le monde un honnête homme, et il ne compose pas le sien d’éléments bien délicats. Et ainsi, jusque dans la conception morale que semble exprimer la dernière partie du roman, Lesage ne dépasse pas le possible et le réel : on ne saurait dire que Gil Blas soit un idéal ; il arrive à être à peu près la moyenne d’un honnête homme, après avoir été un peu au-dessous.

Une chose qu’il faut louer presque sans réserve chez Lesage, c’est le style, naturel jusqu’à la négligence, et pourtant plus travaillé qu’il ne semble d’abord, léger et fort tout à la fois, piquant, imprévu, abondant en traits, ayant le relief et le mordant du style dramatique. Ce style est d’un caractère à peu près constamment satirique : très rarement, il est tout à fait objectif. Mais la satire de Lesage est pittoresque ; elle est une peinture des hommes et de la vie ; et c’est par là que Lesage est au xviiie siècle le véritable héritier de Molière et de La Bruyère, à l’exclusion de tous ces auteurs de comédies qui ne savent que diriger des épigrammes pincées contre les mœurs sans les représenter au vif.


2. MARIVAUX ROMANCIER. L’ABBÉ PREVOST.


Le réalisme de Lesage était incomplet, limité précisément par le cadre qu’il avait choisi. Plaçant son action en Espagne, il s’obligeait à tout imaginer : rien de ce qui était exact n’était « d’après nature », puisque Lesage n’avait pas vu l’Espagne, et ce qui était « d’après nature » ne pouvait être exact, puisque les mœurs françaises ne pouvaient passer dans une action espagnole sans un certain arrangement. Avec Marivaux [38], le roman fait un grand progrès par cela seul que la Vie de Marianne et le Paysan parvenu se passent en France, à Paris.

Malgré la composition lâchée, et l’inachèvement des deux œuvres, il y a progrès aussi dans la conception et le développement des caractères principaux. Le nombre des aventures est réduit, et toutes les aventures aident le personnage à se caractériser. Ni la personnalité, ni l’identité ne font défaut à Marianne et à Jacob. Marianne est une petite personne, honnête d’instinct, fine d’esprit, sensible, vaniteuse, coquette : un type féminin, mais une femme. Et Jacob est un Champenois rusé sous des formes naïves, âpre au gain, sous sa ronde bonhomie, patient, énergique, sensé, d’une grosse probité sans délicatesse, exploitant sans scrupule les vices qu’il méprise. C’est un homme, lui aussi, ce n’est plus l’humanité.

Comme Gil Blas, Marianne et Jacob sont chargés de nous montrer les milieux qu’ils traversent, l’une d’enfant trouvée devenant demoiselle de boutique, mise au couvent, lancée dans le monde, s’acheminant à un riche mariage ; l’autre, de laquais s’élevant à la condition de fermier général. Ces deux existences, la dernière surtout, répondent mieux que celle de Gil Blas aux conditions de la vie réelle, et par conséquent à celles du roman réaliste.

La peinture de mœurs, chez Marivaux, est d’une précision très poussée. L’intérieur des demoiselles Habert, dans le Paysan parvenu, est un délicieux tableau, d’où se dégage une discrète ironie : il y a là des demi-teintes, un demi-jour assoupi, dont l’effet est exquis. Plus violente est, dans la Vie de Marianne, la peinture de la boutique de Mme  Dutour. Mme  Dutour, bruyante, indiscrète, sans tact, colère, foncièrement bonne et serviable, est un type populaire merveilleusement attrapé : sa dispute avec le fiacre est d’une intensité brutale, d’une vérité canaille qui n’ont pas été dépassées. Le réalisme de Marivaux est bien plus objectif que celui de Lesage : la satire s’y enveloppe jusqu’à disparaître dans l’expression impersonnelle.

Mais, tel que Marivaux nous est apparu dans son théâtre, il est aisé de deviner que la peinture des mœurs et des milieux ne l’occupera pas seule dans ses romans. Ce sont en effet des pièces d’analyse psychologique, des études de mécanisme mental d’une infinie délicatesse, où la minutie des relevés aboutit parfois, surtout dans la Vie de Marianne, à une prolixité fatigante. Pour se donner carrière avec vraisemblance, Marivaux a adopté la forme de l’autobiographie. Jacob est plus simple, aussi s’analyse-t-il moins : mais Marianne, dans sa petite personne, est infiniment compliquée. Elle nous explique par le menu, délicieusement, ce qu’il y a de rouerie native dans l’innocence d’une ingénue, et ce qui, dans une bonne nature, peut s’épanouir de férocité coquette : lisez la scène de la première messe où Marianne, en toilette, fixe l’admiration des hommes et la jalousie des femmes. Comme elle lit en elle-même, Marianne est fine à déchiffrer les autres : elle fait des portraits, qui feraient honneur à un psychologue ; il y a bien du cailletage féminin dans l’abondance de son développement, mais bien de la précision fine sous le cailletage. Marivaux, qui n’aime pas les dévots, démonte leurs manèges d’une main impitoyable : tout le patelinage de M. de Climal, ses ruses pour venir à bout de Marianne, ses précautions pour assurer et son honneur et sa conscience, tout cela est peint de main de maître. C’est peut-être depuis Tartufe le seul hypocrite qu’on ait réussi à mettre debout. Dans le Paysan parvenu, rien de plus, comiquement humain que la façon dont l’affection pour un beau garçon s’insinue chez une vieille fille dévote.

Le roman de Marivaux, dans ces analyses, reste toujours plus près de la réalité que son théâtre. Sans doute, la liberté des mœurs du xviiie siècle ne s’y représente pas expressément, et Marivaux — c’est du reste à son honneur — ne tient pas lieu de Crébillon fils ou de Laclos [39]. Cependant l’immoralité foncière du temps se trahit dans son roman par le même parfum de sensualité que nous avons senti dans son théâtre ; mais ici il est plus âcre et plus fort. Marianne est une jolie fille qui fera son chemin par sa figure, qui le sait, qui le veut. C’est pis encore pour Jacob : les femmes font la fortune de ce laquais. On ne sent pas une réserve de l’auteur sur ces moyens de parvenir.

Marivaux, dans l’ensemble de la littérature européenne, fait la transition d’Addison à Richardson. C’est bien l’homme qui a essayé d’acclimater en France le journal moral à l’imitation du Spectateur : Marianne et Jacob sont d’infatigables moralisateurs. Ils ne nous font pas grâce d’une des conclusions de leur expérience. D’autre part, Marivaux a été chez nous un des fondateurs de la sensibilité littéraire : la satire se retire devant l’attendrissement ; surtout dans la Vie de Marianne, le touchant, le pathétique abondent ; l’héroïne est un cœur sensible, et toutes les pages importantes de sa vie sont trempées de larmes. Seulement, chez Marivaux, ce n’est pas un jeu, une rhétorique : c’est la pente de sa nature et de son talent.

Manon Lescaut est une contemporaine de Marianne et de Jacob. L’histoire de Manon est la seule œuvre qui subsiste de l’abbé Prévost [40]. Inutile de raconter la vie décousue, inquiète, désordonnée de l’écrivain. Son œuvre, vaste et improvisée, sent la copie entassée pour vivre : ce sont des compilations historiques et géographiques, des romans romanesques, parfois sombres et mélodramatiques, toujours sentimentaux et moralisateurs à outrance. L’abbé Prévost fut un des plus actifs vulgarisateurs de la littérature anglaise. Dans son journal le Pour et le Contre, suivant l’exemple des journaux littéraires rédigés par les réfugiés de Hollande, il s’occupe beaucoup de l’Angleterre ; c’est lui qui plus tard met en français Paméla (1742) et Clarisse Harlowe (1751).

De toute cette production, malgré l’intérêt de certaines peintures de mœurs et de certaines parties de sentiment, il n’y a vraiment que Manon Lescaut qui compte. Ce petit chef-d’œuvre fut écrit en dehors de toute influence anglaise, plusieurs années avant que Richardson eût publié Paméla. C’est une œuvre de sincérité échappée à un faiseur, qui oublia ce jour-là ses habitudes de diffusion larmoyante et prêcheuse. Prévost a fait cette simple histoire avec quelques souvenirs de sa vie orageuse : il l’a contée rapidement, sans dissertations et sans gros effets, avec un naturel qui donne la sensation de la vie même.

Et pourtant cet ouvrage contient quelque chose de rare dans la vie, et que le roman avait rejeté depuis Mme  de la Fayette comme une pure idée de roman : il y a une grande passion, une passion qui absorbe deux êtres, dévorant leurs âmes et leurs existences. Mais les circonstances de cette passion, les actes des êtres qui en sont possédés, font de cette rare passion une réalité. La passion n’est pas ici quelque chose de mystérieux, de magique, qui élève l’homme au-dessus de l’humanité, qui l’affranchisse des conditions communes de l’existence : la passion, pure et souveraine, est aux prises avec les petitesses des caractères et les misères de la vie. Les nécessités intérieures et extérieures font qu’elle dégrade et Manon et Des Grieux, précisément par son irrésistible puissance. Leur dignité, leur honneur leur commandent de se séparer : ils s’aiment tant qu’ils s’avilissent par la persistance de leur amour. Des Grieux consent à tout, à tout ce qu’un homme devrait refuser, pour garder Manon. Manon est une petite fille sans instinct moral, qui ne sait qu’aimer son chevalier. Il n’y a qu’une chose qu’elle ne puisse faire pour lui : c’est d’être pauvre, mal vêtue. Tout le roman est dans les révoltes de l’honneur chez l’homme, dans l’effort de la femme pour accorder l’amour et la coquetterie.

Autour du couple, mettons les convoitises des hommes qui ont de l’argent, la cupidité brutale d’un soldat ivrogne, joueur, escroc, frère de Manon, qui s’en fait l’exploiteur : nous aurons ce roman réel plutôt que réaliste, pathétique sans déclamation, expressif sans dessein pittoresque, et qui, malgré le sujet, malgré les héros, malgré les milieux, reste chaste ; l’auteur n’a eu aucune pensée brutale ou polissonne : il n’a vu que la puissance de la passion qu’il voulait peindre. La lecture de Manon Lescaut est plus innocente que celle du Paysan parvenu.



3. LE ROMAN PHILOSOPHIQUE.


L’esprit philosophique ne manqua pas de s’emparer du roman et de le faire servir aux intérêts de sa propagande. Pour gagner les gens du monde, aucun genre ne convenait mieux.

La recette du roman philosophique est assez simple : deux ingrédients, l’esquisse satirique des mœurs, la description polissonne de la volupté sensuelle, servent à masquer la thèse philosophique. On peut dire que Montesquieu dans ses Lettres persanes a créé le genre. L’Orient, Turquie, Perse, Inde, Chine, deviendra de plus en plus à la mode ; et nombre d’écrivains y placeront leur action romanesque, on y trouve un double avantage : les mœurs orientales donnent toute liberté à l’imagination grivoise ; de plus, on est dispensé de peindre les mœurs avec exactitude.

Chaque philosophe met sur le roman l’empreinte de son tempérament comme de sa doctrine : Voltaire y porte son esprit mordant, sensé, léger, son ironie dissolvante et meurtrière, peu de sensibilité, peu de tirades ; il excelle à trouver les faits menus, secs et précis, qui font apparaître l’absurdité d’une opinion. Diderot pense, déclame, argumente, s’abandonne à son imagination fougueuse et cynique, verse pêle-mêle les vues ingénieuses, profondes, fécondes, sur la littérature, la société, la morale, les effusions ardentes d’une sensibilité lyrique, les impiétés énormes et les obscénités froidement dégoûtantes. Saurin, Duclos, Marmontel, une foule d’autres font passer leur esprit aiguisé ou leur philosophie ronflante dans des récits, dont quelques-uns ont fait grand bruit en leur temps, et nous paraissent les plus ennuyeux de tous aujourd’hui. A l’imitation des philosophes, un érudit, l’abbé Barthélémy, se sert du roman pour vulgariser la connaissance de l’antiquité hellénique ; par malheur, la faiblesse de l’invention littéraire fait tort à la solidité de l’érudition, à la probité des recherches, à l’intelligence des interprétations.

La Nouvelle Héloïse [41] est, avant tout, un roman philosophique : une foule de thèses sociales et morales sont posées, discutées, résolues dans des lettres particulières ; et le roman lui-même, dans l’ensemble de son développement, démontre une des thèses favorites de Jean-Jacques. Nous aurons à voir la place qu’il tient dans l’œuvre et le système du philosophe. Mais, au point de vue seulement du genre et de la forme d’art, la Nouvelle Héloïse est considérable. On a fait déjà des peintures de la vie intime et domestique : jamais on n’a représenté avec une gravité si sérieuse les occupations du ménage, les soins, les devoirs de la maîtresse de maison, les actes, les aspects de la vie du propriétaire. Il y a ici une intimité que le roman n’avait pas encore atteinte.

En second lieu, la nature fait ici son entrée. Lesage, Marivaux ont représenté des milieux : mais ils n’y ont cherché que l’homme, ils y ont relevé tous les indices caractéristiques d’une vie ou d’une société. Rousseau fait place à la nature pour elle-même : là il montre en face de l’homme, autour de l’homme, douce ou triste à ses sens ; il en fait le cadre et l’accompagnement des souffrances et des joies humaines, qui y ressortiront plus puissantes. [42].

La composition se serre, devient plus logique, partant plus vraie, puisque la liaison des phénomènes est un élément fondamental de notre croyance à la réalité des choses. Rousseau nous développe une vie. Lesage et Marivaux l’ont fait sans doute ; mais Lesage nous donnait une collection d’épisodes, Marivaux une suite d’aventures : Rousseau nous fait assister à l’évolution des consciences. Si peu psychologue qu’il soit, il dépasse ici le psychologue Marivaux. Enfin, parmi tant de romans philosophiques, la Nouvelle Héloïse a un caractère particulier : c’est la première fois qu’un romancier exerce à ce titre la fonction de directeur de consciences ; et par là Rousseau découvre à ses successeurs une puissance nouvelle du genre.

Sous l’influence de Rousseau, à qui on laissera comme toujours ce qu’il a de meilleur, le roman se fera sensible à outrance, et se remplira de bavardage humanitaire. Restif de la Bretonne [43] délaye les idées du maître dans des œuvres aussi vulgaires que nombreuses ; il n’appartient presque plus à la littérature, et je ne le nommerais pas sans le réalisme intime et sérieux de quelques parties de Monsieur Nicolas. Et tandis que Florian dévie vers la fade idylle [44] le goût des tableaux rustiques éveillé par Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre offre une nature inconnue et lointaine à la curiosité de ses contemporains : avec Paul et Virginie, nous le verrons, commence à s’opérer une révolution esthétique.

LIVRE III

LES TEMPÉRAMENTS ET LES IDÉES

CHAPITRE I

UN RETARDATAIRE : SAINT-SIMON

1. Vie, humeur, idées. Composition des Mémoires. — 2. L’artiste.

Un des contrastes les plus frappants que présente le xviiie siècle, c’est Saint-Simon contemporain de Voltaire et de Montesquieu : les Mémoires sont rédigés dans les années où paraissent les Lettres anglaises, où se forme l’Esprit des lois. Jamais homme ne fut moins de son siècle que le duc de Saint-Simon[45] : par ses idées, c’est un féodal ; par son tempérament, il est notre contemporain. Ce duc gothique est le plus moderne artiste de la littérature antérieure à la Révolution. Il fait penser à M. d’Epernon et à Michelet.

1. CARACTÈRE DE SAINT-SIMON.

Né en 1675, d’un père très vieux, qui devait sa fortune et son titre à Louis XIII, il grandit loin de la cour de Louis XIV, parmi les souvenirs de l’autre règne, dans une dévotion attendrie au feu roi, au « roi des gentilshommes », qui enveloppait une sourde aversion pour le roi des commis. Mousquetaire gris à dix-sept ans, mestre-de-camp de cavalerie, il est démissionnaire en 1702, de dépit de n’avoir pas passé brigadier : le roi, qui à cette date avait plus que jamais besoin d’officiers, et qui n’aimait pas les esprits si prompts à fixer leur droit, ne lui pardonna jamais d’avoir quitté l’armée. C’est une des caractéristiques de l’organisation sociale de ce temps, que cet homme mal vu du roi, et qui n’aimait pas le roi, ait vécu plus de quinze ans près du roi, sans songer à quitter sans qu’on songeât à le renvoyer, parce que, étant duc et pair, sa place était là. Même après sa lettre anonyme à Louis XIV, si éloquente et si dure, soupçonné et, dans l’esprit, du roi, convaincu de l’avoir écrite, il resta à la cour. Il fut de la cabale du duc de Bourgogne, et put fonder de hautes espérances de fortune sur le prochain règne : la mort du prince le fit désespérer du bonheur public et du sien. Mais le duc d’Orléans l’aimait et l’estimait : Saint-Simon fut appelé au conseil de Régence ; son rôle n’y fut important que dans les circonstances où ses rancunes servaient les idées ou les intérêts du gouvernement, dans la substitution des conseils aux ministres, dans la déchéance des princes légitimés. Le grand acte de la vie publique de Saint-Simon fut son ambassade de 1722 : mission tout honorifique qui consistait à demander au roi d’Espagne la main de l’infante pour Louis XV. Après la mort du Régent, Saint-Simon se retire : il vit jusqu’en 1755, dans son hôtel de la rue Saint-Dominique et dans son château de la Ferté-Vidame, écrivant avec une activité fiévreuse.

Ce qu’il écrivait, c’était le détail de ses idées et de ses affections : un parallèle des trois premiers rois Bourbons, où Louis XIII était le grand homme des trois, toute sorte de mémoires sur les duchés-pairies, sur leurs origines et leurs privilèges, toute sorte de mémoires historiques et politiques. Ayant eu entre les mains, vers 1730, le journal de Dangeau, il revit jour par jour la vie du grand roi et de la cour ; tous ses souvenirs, ses froissements, ses haines d’autrefois, remontèrent à sa mémoire, échauffèrent son imagination ; la sécheresse, la courtisanerie de Dangeau le dégoûtèrent ; et il se mit à l’annoter, mettant sous chaque fait, sous chaque nom, tout ce que sa lecture avait remué en lui d’anciennes impressions. Quand il eut annoté Dangeau, il se sentit seulement en haleine : il éprouva le besoin de rédiger, lui aussi, ses Mémoires ; il reprit les notes que, depuis l’âge de dix-huit ans, il avait entassées, et, gardant toujours une copie de Dangeau devant les yeux, pour lui donner le fil de l’exacte chronologie, il composa [46] cette œuvre volumineuse qui embrasse les vingt dernières années de Louis XIV, avec toute sorte de digressions sur les parties antérieures du règne, et l’époque de la Régence.

Saint-Simon pensa de bonne heure à être l’historien de son temps : à l’armée, à la cour, il a ramassé curieusement la plus ample information. Il a tâché de voir, ou de se faire instruire par ceux qui avaient vu. Il interrogeait sans cesse, âprement, avec une insistance de juge d’instruction, femmes, ministres, généraux, courtisans, diplomates, médecins, et même valets de chambre : de chacun il tirait une bribe du présent ou du passé. Il ne les lâchait que vidés. Il a donc eu d’abondants matériaux. Mais il n’en a pas fait la critique : il n’avait ni l’âme ni la méthode d’un savant. Il n’a pas contrôlé suffisamment les témoignages ; il a négligé les documents écrits qui auraient ruiné bien des on-dit qu’il a enregistrés ; il a cru à tout ce qui flattait son désir ou son aversion. Ses Mémoires fourmillent d’inexactitudes, d’erreurs, de mensonges même, de ces mensonges passionnés qui échappent aux honnêtes gens de petit esprit ; ils ne doivent être consultés qu’avec bien des précautions comme document historique.

Le marquis d’Argenson définissait notre duc et pair « un petit dévot sans génie et plein d’amour-propre ». Mettons à part le génie littéraire que d’Argenson ne pouvait soupçonner : la vie et les écrits de l’homme démontrent la justesse de ce jugement.

Saint-Simon est un très honnête homme, et très pieux, d’une ferveur qui le conduisait chaque année faire une retraite à la Trappe. Cependant il a la piété large et tolérante : ami des jansénistes, il ne s’engage pas dans la secte. Fidèle catholique, il n’a pas la haine du protestant, et condamne la Révocation de l’Édit de Nantes. Il a en horreur les querelles ecclésiastiques, les tracasseries, les persécutions. Cette façon d’entendre la religion est ce qu’il y a de plus intelligent en lui. Car il a du reste l’esprit médiocre, étréci, déformé par un amour-propre aussi mesquin que violent. Ce grand seigneur dont la noblesse était mince, est l’homme d’une idée : il est duc et pair. Tout l’univers se subordonne pour lui à la grandeur des ducs et pairs. C’est le principe de ses idées politiques, par lesquelles il se rapproche de Fénelon. Il hait Louis XIV et « ce long règne de vile bourgeoisie », il hait Richelieu et Mazarin, tous les ouvriers de la monarchie absolue. Il veut relever la noblesse : il fait un rêve féodal, il remonte jusqu’à Philippe le Bel, au temps où il s’imagine voir les « fiers légistes » aux pieds des nobles pairs qui composent le Parlement, la cour du roi. Voilà où il voudrait revenir. Comme au reste il est honnête homme, il serait patriote, ami du bien public, pitoyable au menu peuple : du moment que les petites gens se connaîtraient et ne « prétendraient » rien contre la hiérarchie, Saint-Simon gouvernerait en bon propriétaire et bon père de famille. Il est plein de bonne volonté patronale et nationale.

Le temps ne se prêtait guère à réaliser ses rêves ; et il ne s’en aperçut pas. Entre 1715 et 1720, pendant que Montesquieu écrivait ses Lettres persanes, il opinait pour la banqueroute, pour la convocation des États généraux, avec la tranquillité d’un contemporain du roi Jean. Rédigeant ses Mémoires au temps où le roi de Prusse cajolait Voltaire, il y notait l’envoi eu exil d’un certain « Arouet, fils, écrit-il, d’un notaire qui l’avait été de mon père, et de moi » ; il n’eût pas parlé de cette bagatelle, « si ce Arouet n’était devenu une sorte de personnage dans la république des lettres, et même une manière d’important dans un certain monde ». Ces deux lignes, aux environs de 1745, sont d’une belle force.

Son entêtement aux prises avec les circonstances eut un piteux résultat : ne pouvant faire que la noblesse eût un pouvoir réel, il se rabattit sur des apparences, des formes vides : il défendit les prérogatives extérieures, les privilèges de vanité, toutes les distinctions qui mettaient une barrière entre les nobles et les bourgeois, entre les nobles d’épée et les robins, entre les pairs et tout le monde. Il disputa, tracassa, plaida sur l’étiquette, les préséances, les titres, avec une passion puérile qui lassa jusqu’à Louis XIV. « M. de Saint-Simon, disait le roi, ne s’occupe que des rangs et de faire des procès à tout le monde. » C’était vrai : mais le grand roi avait tort de se plaindre. N’était-ce pas faire son jeu que de prendre au sérieux les distinctions dont il amusait l’inutilité de toute cette noblesse ramassée à la cour ?

Saint-Simon donna à plein dans le piège tendu par la royauté : trouvant les voies de l’ambition fermées, il se jeta furieusement dans celles de la vanité. Il s’y aigrit, s’y rapetissa dans les mesquines cabales, les pointilleries futiles. Il y perdit, s’il l’eut jamais, la capacité des grandes affaires ; il y devint incapable de jugement et de justice. Il enveloppa dans un mépris mêlé de jalousie tous les favoris, ministres, généraux, que leur naissance n’égalait pas à leur emploi, sans distinction de mérite, sans compensation de services. Il lui suffit, pour nier le talent de Villars, que sa noblesse soit courte et douteuse ; pour verser l’outrage sur Vendôme, que son origine royale soit illégitime. Ce pieux et vertueux seigneur a des haines folles contre tout ce qui blesse sa conception d’un État féodal où les ducs et pairs seraient la clef de voûte.

Ces idées sont d’un autre temps, surtout parce qu’elles revêtent la forme de théories surannées. Elles prennent aussi une couleur singulière par le tempérament, de l’homme qui les exprime. Mais prenons-y garde : il y a au xviiie siècle une foule de Saint-Simons au petit pied, toute une noblesse à l’esprit court, murée dans ses souvenirs et ses préventions, d’autant plus entêtée de ses vains privilèges que l’extérieur est tout ce qui lui reste ; courtisans, nobles de province, ce seront ceux-là qui se rendront insupportables au reste de la nation, exaspéreront les plus pacifiques, et nous condamneront par leur égoïsme inintelligent aux convulsions d’une révolution violente.


2. L’ARTISTE DANS SAINT-SIMON.


La nature avait mis en ce petit duc d’admirables facultés d’artiste, que son inaction forcée, ses passions rentrées ont développées. Borné du côté de l’intelligence, il a une sensibilité démesurément irritable et vibrante. Il est tout nerfs, toujours secoué de passion, bouillant et débordant. Mais la nature l’a fait curieux, elle lui a donné des yeux aigus, qui ramassent tous les ensembles et tous les détails, une mémoire étonnante pour rappeler les images dans toute la fraîcheur de la sensation première. Il n’est point écrivain à idées, et ne se soucie guère du monde intelligible. Il n’est ni philosophe, ni moraliste ; il est peintre. Il a le don de l’intuition psychologique. Plus pénétrant que La Bruyère et que Lesage, opérant sur la matière vivante, toujours en mouvement et qui se dérobe à chaque instant, il démonte les actions avec une sûreté magistrale, dissèque les sentiments, saisit les plus fugitives traces des forces qui composent la vie morale. Mais il est bien le contemporain de Lesage et de La Bruyère, par ce don de traiter toutes les apparences sensibles comme le chiffre qui contient l’homme intérieur.

Ses haines avivent sa curiosité, rendent ses yeux plus prompts « à voler partout en sondant les âmes » ; elles aveuglent son jugement, mais elles éclairent sa vision. Son cas est singulier : injuste et partial jusqu’à la férocité, il ne voit jamais trouble ; la passion donne à son regard une vigueur plus perçante. Rien ne prouve mieux qu’il y a en lui un artiste : la réalité le saisit, en dépit de ses préventions, de ses aversions, de ses théories ; et il lui est aussi impossible de ne pas la rendre que de ne pas la voir. De là vient que ses portraits sont si vivants, si vrais, quoique souvent si injustes. Son instinct d’artiste trompe ses sympathies d’honnête homme et jusqu’à ses opinions de duc et pair.

Voilà comment Saint-Simon, qui peut être redressé ou démenti presque à chaque page, reste pourtant le seul peintre qui nous rende la cour de Louis XIV. Ce qui est pour l’esprit est souvent faux : mais ce qui est pour la sensation est toujours réel. Il y a dans ces Mémoires une abondance, une variété de silhouettes, de croquis, de charges, de portraits en pied, de vastes tableaux, qui font vivre devant nous, comme réels et tangibles, les contemporains du grand roi, ses courtisans, sa famille et lui-même. En deux lignes, Saint-Simon vous campe le bonhomme sur ses jambes, dans son attitude favorite, avec son expression particulière de physionomie : ailleurs il le développe, le fouille, en dévide les entrailles, n’y laisse rien d’obscur ou d’inexpliqué. Il a le sentiment de la vie, c’est-à-dire du changement : il voit les hommes s’épanouir ou se dessécher, leur personnalité se fondre et se refaire ; il note ce travail insensible du temps, qui dégrade et renouvelle les figures. Ses impressions se modifient, il revient au modèle, il s’y attaque avec une nouvelle rage, pour le fixer dans son état actuel, qui bientôt ne sera plus. De là vient qu’il nous donne plusieurs portraits de Fénelon, de la duchesse de Bourgogne, de Mme  de Maintenon : et combien d’études du grand Roi !

Avec les individus, il regarde les masses. Tantôt il ramasse toute une scène en quelques traits, par un dessin large, hardiment simplifié ; tantôt il développe d’immenses tableaux, comme ceux de la mort de Monseigneur, et du lit de justice qui dégrade les enfants légitimés de Louis XIV. Son récit est grouillant de vie, et l’impression a cette netteté qu’un art supérieur peut seul donner. Une foule d’individus, de mouvements, d’actions se mêlent, se croisent, se succèdent ; chaque individu est analysé, chaque mouvement décomposé, chaque action détaillée. Rien ne s’embrouille pourtant et ne se confond ; à de certains moments, toutes les particularités reculent et s’effacent ; on ne voit plus que les ensembles, les mouvements généraux, les caractères saillants. Je ne sais où l’on pourrait trouver une pareille exactitude de vision, unie à une pareille ampleur.

Saint-Simon a égalé sa puissance d’expression à sa puissance de sensation : c’est tout dire. Il écrit d’un style heurté, fougueux, tout plein de contrastes, de disparates, de brusqueries, d’audaces, de négligences. « Je ne suis point un sujet académique, dit-il de lui-même ; je suis toujours emporté par la matière. » C’est en effet sa passion qui se dégage, sa sensation qui se réveille. Aucune intention littéraire n’intervient dans le choix de l’expression. La métaphore y pullule, mais la métaphore qui n’est pas un procédé de rhétorique, et qui enregistre la vibration intime de la personnalité au contact des choses. Nul scrupule de grammairien et de puriste, nulle préoccupation technique d’écrivain ne dirige ou n’arrête la plume de Saint-Simon : ce duc et pair n’est pas homme de lettres ; et les traditions, les règles, qui emmaillotent l’inspiration des pauvres diables faiseurs de livres, ne sont pas pour lui. Il écrit avec ses nerfs : il cherche les mots qui équivalent à son sentiment, mots à la mode, ou du vieux temps, mots de boutique ou de village, et mots de cour, vertes locutions, ou tours délicats. Il moule sa phrase sur sa pensée, l’étire, l’élargit, la courbe, la brise, selon son besoin, non selon la grammaire. Sa crainte, c’est toujours de dire moins qu’il ne sent : il surcharge, il emmêle d’immenses périodes confuses, touffues, d’où sortent des éclairs et des flammes : son style, enfin, rend le fourmillement de la vie, son mouvement immense et multiple, avec l’étrange agrandissement, l’éclairage violent d’une vision d’halluciné.

Saint-Simon nous parait, à le lire, en avance d’un siècle. Sans doute on trouve en ce temps-là, dans la noblesse de la Régence et de Louis XV, un goût du langage savoureux, cru, pittoresque, imagé, trivial, populaire, qui explique Saint-Simon. Lisez seulement le journal du marquis d’Argenson. [47] Mais d’Argenson n’est pas un écrivain, tandis que Saint-Simon exploite la langue française en artiste, et en artiste très moderne. Rien ne lui ressemble dans la littérature proprement dite du xviiie siècle : le Neveu de Rameau même n’en approche pas. Ce grand, seigneur bouscule règles, goût, bienséances, pour mettre son tempérament tout à fait à l’aise dans son style ; entre Voltaire et Montesquieu, il écrit comme il faut écrire pour être admiré au temps de Hugo et de Michelet. Quand la première édition de ses Mémoires parut en 1830, nos romantiques lui firent fête ; et c’était justice : le duc de Saint-Simon était des leurs.


CHAPITRE II

LA JEUNESSE DE VOLTAIRE

(1694-1755)
Les « années d’apprentissage » de Voltaire. — 1. Jeunesse ; prison, exil ; succès mondains et littéraires. Séjour en Angleterre. — 2. Voltaire à Cirey, à la cour, en Lorraine. — 3. Voltaire en Prusse : dernière expérience. Illusions et déceptions. Voltaire arrive au port : achat des Délices. — 4. Philosophie de Voltaire avant 1755 : irréligion, mollesse physique, sociabilité. Liberté de penser. Les Lettres anglaises. — 5. Voltaire historien. Le Siècle de Louis XIV. L’Essai sur les mœurs. Recherches et exactitude. Dessein philosophique : élimination de la Providence ; guerre à la religion : progrès de la raison, et enthousiasme de la civilisation.

Voltaire[48] commence à faire parler de lui en 1714 : il meurt dans une apothéose en 1778. Ainsi il remplit presque tout le xviiie siècle, du lendemain de la mort de Louis XIV à la veille de la Révolution. Il est impossible de prendre en bloc un tel homme. Cette souple nature s’est développée à travers trois quarts de siècle, recueillant toutes les influences, frémissant à tous les souffles ; les acquisitions, les transformations, les progrès de cet esprit sont exactement les acquisitions, les transformations, le progrès de l’esprit public ; et il n’a été si puissant que parce que son développement interne coïncidait avec le mouvement des idées de la nation : son rôle fut de lancer aux quatre coins du monde les pensées fraîchement écloses dans toutes les têtes. Il importe donc de soumettre à une exacte chronologie l’étude qu’on fait d’une si vaste et compréhensive personnalité.

Une grande division tout d’abord s’impose. Le xviiie siècle se coupe à peu près par le milieu : or il en est justement de même chez Voltaire. Son établissement aux Délices (1755) partage nettement sa vie et son œuvre en deux, et chacune des parties offre les caractères généraux des parties correspondantes du siècle. Avant 1755, la littérature pure tient une grande place dans la vie de Voltaire ; il est alors la gloire poétique de la France, l’auteur de la Henriade, de Zaïre et de Mérope. Dans une existence agitée, tumultueuse, à travers deux prisons, des fuites, des exils, des alertes, des triomphes de salon et des faveurs de cour, Voltaire fait son éducation de philosophe : son séjour auprès de Frédéric est la dernière expérience qui achève de le former. À son retour en France, il est mûr, il est armé. Retranché dans sa maison, il laisse venir à lui le monde : du fond de son cabinet, il le domine par l’omniprésence de son esprit. Le littérateur, le poète, s’effacent devant le philosophe, s’y subordonnent : il mène l’assaut général de l’Église et de l’ancien régime. Le Voltaire idolâtré des libres penseurs, abhorré des croyants, le maigre vieillard au masque grimaçant, à l’ironie diabolique, enfin le légendaire « patriarche », c’est le Voltaire de la seconde période.

Étudions donc ici d’abord ces quarante années à peu près de travail littéraire, qui sont en même temps les « années d’apprentissage » de Voltaire (1715-1755).


1. VOLTAIRE AVANT 1734.


M. de Voltaire [49] est de son nom François Arouet, fils de maître Arouet, ancien notaire au Châtelet et receveur des épices à la Chambre des comptes. Il fait ses études à Louis-le-Grand, chez les jésuites, où il a pour préfet des études l’abbé d’Olivet : on pourra juger de quelle prise la Société saisit les esprits, si l’on songe que Voltaire même gardera toujours des sentiments de respect et d’amitié pour ses anciens maîtres ; et jamais il ne se défera des principes littéraires qu’ils lui ont donnés, de leur goût étroit et pur.

Au sortir du collège, c’est un grand garçon maigre, dégingandé, à la physionomie vive, aux yeux pétillants d’esprit et de malice, dévoré du désir de jouir et du désir de parvenir, enfiévré de vanité, d’ambition, d’amour du luxe et du plaisir, enragé d’être un bourgeois, et se promettant bien de ne pas languir dans une étude et sur la procédure. Il a eu soin au collège de faire d’utiles amitiés ; il s’est lié avec des camarades de condition supérieure à la sienne, fils de magistrats, de courtisans, La Marche, Maisons d’Argental et son frère, les deux d’Argenson, Richelieu ; si quelques-uns, comme d’Argental, deviennent absolument dévoués à sa fortune, il retiendra les autres comme protecteurs à force de souplesse et de flatterie ; aucun dégoût, aucune trahison de cet ignoble duc de Richelieu ne le rebutera. Ce qu’il voulait d’abord, c’était vivre dans le grand monde et dans le « monde où l’on s’amuse », souper avec des gens titrés et des comédiennes.

Il avait un parrain, l’abbé de Châteauneuf, qui réalisa ses premiers rêves : par lui, tout enfant, Voltaire entrevit Ninon, qui s’intéressa, dit-on, à ce spirituel gamin et lui légua de quoi acheter des livres. Par lui, plus tard, le fils de Me  Arouet devint page d’un ambassadeur : c’était le marquis de Chàteauneuf, frère du parrain, qui représentait la France à la Haye. Par lui enfin, Voltaire fut introduit chez le grand prieur de Vendôme, dans cette libre société du Temple, où les mœurs et l’esprit étaient sans règle. Tandis que les Pères Porée et Tournemine avaient formé le goût du petit Arouet, Ninon, Châteauneuf, les libertins du Temple furent les vrais éducateurs de son esprit ; cela promettait un beau docteur d’irréligion.

Chez le grand prieur, Voltaire connut les Sully, les Villars ; on faisait fête à son esprit, il hantait les hôtels des grands seigneurs et leurs petites maisons. Ce fut une griserie : il lâcha la bride à sa malice. Deux pièces satiriques circulèrent sous son nom. Un exil très joyeux [50] à Sully, chez le duc, ne lui enseigna point la prudence. Mais un beau jour il se réveilla à la Bastille (1717), où il resta onze mois [51]. Dans ce séjour, il eut le loisir de penser. Il comprit qu’il fallait asseoir sa vie sur des fondements plus solides que des succès de conversation : il travailla à se placer aux côtés des grands hommes qu’il admirait alors docilement avec le monde : La Motte, J.-B. Rousseau, Crébillon. Il finit Œdipe, il commença la Henriade. En six ans (1718-1724), il va se faire reconnaître comme le plus grand poète tragique du temps, comme le seul poète épique de la France. Il excelle à préparer ses succès. Avant d’imprimer sa Henriade, il la porte de château en château, il en fait des lectures, il fouette la curiosité publique.

Cependant, après l’ombrageux despotisme, il éprouve la rassurante faiblesse du gouvernement. Le bonasse Régent, qui l’avait embastillé, s’était laissé tirer une pension par une dédicace ; et plus tard, au moment où le ministère venait de le contraindre à imprimer clandestinement à Rouen sa Henriade, dont les exemplaires entraient la nuit à Paris dans les fourgons de la marquise de Bernière, Voltaire poussait sa première pointe à la cour, il recevait une pension sur la cassette de Marie Leczinska ; cette petite dévote se laissait ensorceler par l’esprit du poète, à qui la tête tournait en s’entendant appeler familièrement par la reine : « mon pauvre Voltaire ».

Une bourgeoise hérédité de sens pratique l’empêcha pourtant de se repaître de fumée, et tourna ses pensées vers les solides acquisitions. Voulant traiter d’égal avec ce monde hors duquel il ne pouvait vivre, il comprit qu’il ne fallait pas se mettre à la discrétion des grands ni aux gages des libraires ; il voulut être riche pour ne dépendre que de soi. Utilisant ses relations avec les frères Paris, qui l’intéressèrent dans certaines entreprises, appliqué et entendu aux affaires d’argent, guettant les bons placements, il commença dès ce temps à se faire la plus grosse fortune qu’on eût encore vue aux mains d’un homme de lettres.

Ces heureux commencements furent interrompus par un fâcheux accident. Voltaire se laissait aller à croire qu’il était à sa place naturelle dans le monde aristocratique où l’on accueillait son esprit : il devenait familier, impertinent. Quand le grand seigneur était un sot — cela arrivait même en ce siècle — et ne valait rien aux assauts d’esprit, il ne pardonnait pas à ce petit Arouet d’avoir pris sa noblesse pour plastron. Un chevalier de Rohan, en 1725, lui fit donner des coups de bâton à la porte du duc de Sully, chez qui il soupait. Le duc de Sully n’en fit que rire. Voltaire appela le chevalier en duel. Cela parut outrecuidant ; et la famille de Rohan obtint qu’on mît le poète à la Bastille. Voilà encore une des expériences décisives qui fournirent à Voltaire ses idées sur le gouvernement de la France.

Au bout de cinq mois, on lui ouvrit la Bastille : mais à condition qu’il ne chercherait pas le chevalier de Rohan, et qu’il irait habiter l’Angleterre. Les trois années qu’il y passa furent une contre-expérience qui précisa toutes les notions déjà élaborées en lui. L’Angleterre n’a pas créé Voltaire : elle l’a instruit. Il aimait trop les lettres pour ne pas s’apercevoir qu’il y avait là une grande littérature : il découvrit Shakespeare, et Milton, et les comiques de la Restauration, Wycherley, Congreve. L’époque de la reine Anne était faite pour lui plaire : c’est le temps où l’ineffaçable originalité de l’esprit anglais se déguise le mieux sous le goût décent et la sévère ordonnance dont nos chefs-d’œuvre classiques donnaient le modèle. Ce que Dryden, Addison avaient de français, l’induisait à goûter dans une certaine mesure leurs qualités anglaises. Dryden lui donna l’idée d’un drame plus violent ; Addison, par son Caton, l’instruisit à moraliser la tragédie, à y poser nettement la thèse philosophique.

Mais il fut frappé plus encore du développement scientifique que de l’activité littéraire : sa curiosité vola de tous côtés, se portant de Newton à l’inoculation. Les sciences ne l’avaient guère préoccupé jusqu’ici : il y reconnut l’œuvre essentielle de la raison et son arme efficace. D’un philosophisme aventurier, à la Montaigne, tout en saillies et en ironies, il passa à la réflexion systématique, aux questions définies, aux recherches méthodiques, en lisant Bacon, Locke, Shaftesbury, Collins. Il n’avait eu que des instincts : il se bâtit une doctrine. Il admira dans l’Angleterre un pays où la liberté de penser était en apparence illimitée, où toutes les variétés du doute et de la négation se rencontraient : Swift satirique et sceptique, mais croyant ; Pope déiste ; Bolingbroke brillamment incrédule ; Woolston publiant des discours contre les miracles de Jésus-Christ, qu’un jury condamnait, mais où quantité de gentlemen applaudissaient. Derrière les aimables groupes des sceptiques mondains, il n’aperçut pas les masses compactes, inentamées, de l’Angleterre brutale, grave, puritaine : ce qu’il en entrevit, ce furent les contradictions et le fanatisme des sectes protestantes. Le fanatisme lui fit horreur, les contradictions l’amusèrent : le tout l’affermit dans son irréligion.

Tous ses instincts de luxe et de richesse furent séduits par l’Angleterre industrielle et commerçante. Son amour-propre d’écrivain fut flatté, avec d’amers retours sur ses aventures antérieures, à la vue de Newton enterré à Westminster, de Prior chargé de missions diplomatiques, d’Addison amené au ministère.

Quand le duc de Maurepas termina son exil en 1729, Voltaire revint en France tout plein de ce qu’il avait vu, armé, excité. Il déploie une activité étonnante : il fait des tragédies, imprime Charles XII, entame le Siècle de Louis XIV, écrit sa lettre à un Premier Commis, publie en anglais ses Lettres philosophiques, où étaient résumées les impressions de ses trois années de séjour en Angleterre. En 1734, des exemplaires français des Lettres pénétraient dans Paris : le libraire était mis à la Bastille, et Voltaire, contre qui un ordre d’arrestation avait été lancé, se sauvait en Lorraine, d’où il revenait au bout d’un mois, avec une permission tacite du ministère, s’installer à Cirey, chez Mme  du Châtelet.


2. VOLTAIRE À CIREY ET À LA COUR.


À Cirey, assez près de Paris pour participer à la vie du siècle, de la frontière pour être en sûreté à la moindre alerte, sous la garde despotique et prudente de la belle Émilie, Voltaire va résider pendant dix pleines années, et faire l’apprentissage de la vie qu’il mènera plus tard à Ferney : il va apprendre à se passer du monde, et à agir sur lui de loin.

Nous avons un témoin de l’existence qu’on menait à Cirey : cette « caillette » de Mme  de Graffigny, une femme de lettres assez malchanceuse, y séjourna quelque temps en 1738. Elle inventorie minutieusement l’intérieur de Voltaire, le luxe de sa chambre, ses porcelaines, ses tableaux, ses pendules, ses livres, ses machines de physique, l’élégance somptueuse de ses habits, sa vaisselle d’argent, le cérémonial superbe de sa table. Tous les soirs, à neuf heures, le souper, que la causerie prolonge jusqu’à minuit : Voltaire y est étincelant. Cirey a un théâtre : on y joue de tout, depuis les marionnettes où « la femme de Polichinelle fait mourir son mari en chantant Fagnana ! fagnana ! » jusqu’aux grandes comédies et tragédies. Tous les habitants du château sont requis de jouer : la fille de Mme  du Châtelet, âgée de douze ans, a des rôles ; à peine arrivée, Mme  de Graffigny en reçoit un. « En vingt-quatre heures on a joué et répété 33 actes, tragédies, opéras, comédies. » Un autre régal, c’est quand Voltaire lit ce qu’il compose : des morceaux du Siècle de Louis XIV, Mérope, des épitres, des Discours sur l’homme. Il est « furieusement auteur » : il ne supporte pas la critique, et démolit tous ses rivaux.

C’est le caractère le plus mobile et le plus extraordinaire qu’il y ait : sensible, brusque, plein d’humeur, boudant toute une soirée pour un verre de vin du Rhin que Mme  du Châtelet l’a empêché de boire parce que ce vin lui fait mal, se querellant sans cesse avec elle, déjà malade éternel, se droguant à sa fantaisie, se gorgeant de café, mourant et, l’instant d’après, vif et gaillard si un rien l’a mis en train : avec cela, travailleur acharné, infatigable. Mme  du Châtelet travaille de son côté. Elle aime les sciences, la physique, la philosophie : elle a un laboratoire, fait des expériences, étudie Newton. Elle oblige Voltaire à faire comme elle ; ils sont lauréats de l’Académie des sciences, elle pour le prix, lui avec la mention. Voltaire parfois se révolte : « Ma foi, dit-il, laissez là Newton, ce sont des rêveries, vivent les vers ! » Elle, au contraire, le persécute pour que ce poète ne fasse plus de vers.

C’est prudence plutôt qu’aversion : elle se souvient du Mondain, une apologie du luxe, irrespectueuse de la Bible, pour laquelle Voltaire a dû précipitamment aller voir la Hollande en 1736. Elle tient sous clef la Pucelle, arrête le Siècle de Louis XIV. En somme, cette influence est bienfaisante : elle « lui sauve beaucoup de folies » ; Mme  de Graffigny en témoigne : « S’il n’était retenu, dit-elle, il se ferait bien des mauvais partis ». Elle a soin de sa dignité aussi ; elle l’empêche de se perdre dans d’avilissantes polémiques contre les Desfontaines [52] et autres folliculaires.

Après dix ans d’absence, Voltaire reparaît à Paris ; et soudain une méchante comédie faite pour le mariage du Dauphin le met en faveur à la cour. Coup sur coup, le voilà académicien [53], historiographe du roi et gentilhomme de la chambre, poète officiel, rédacteur politique, négociateur secret : il va réaliser en France ce qui l’avait émerveillé en Angleterre. Des vivacités de langue, exploitées par des envieux, le brouillent avec Mme  de Pompadour. Il quitte la cour ; on le voit chez la duchesse du Maine, à Sceaux et à Anet, à Cirey de nouveau, à Lunéville chez le roi Stanislas, toujours travaillant, écrivant, jouant la comédie, mais déjà plus grand personnage, indépendant de tous, égal à tous, et ne se gênant pour personne.

Ce fut à Lunéville qu’il perdit Mme du Châtelet (septembre 1749). Il revient à Paris, s’y installe une maison, que Mme  Denis, une de ses nièces et veuve, est appelée à tenir. Il a chez lui un théâtre où il essaie ses pièces : c’est là qu’il découvre Lekain, le grand tragédien du temps. À cette date, Voltaire est formé. Le siècle l’avertit de se donner au combat philosophique, s’il veut rester maître de l’opinion. Mais, dès ses premières attaques [54], il sent que le séjour de Paris lui est impossible. Il accepte alors les offres du roi de Prusse, qui lui promet sûreté, faveur et liberté. C’était la dernière expérience qui lui restait à faire.


3. VOLTAIRE EN PRUSSE.


La première lettre du prince de Prusse à Voltaire date de 1736. Frédéric vivait à Rheinsberg, dans la disgrâce : son père, brutal, dévot, pratique, appliqué à mettre son domaine en valeur et à former de beaux régiments, ne lui pardonnait pas son esprit, sa flûte, son goût pour les vers et pour la pensée, ni surtout d’être l’héritier à qui il faudrait tout remettre.

En 1730, Voltaire est l’auteur de la Henriade, de Zaïre, des Lettres anglaises, un homme admiré du public, redouté et parfois persécuté par le gouvernement. Frédéric est un jeune homme, connu seulement par une escapade équivoque et la haine de son père : il est tout petit devant le grand homme, humblement enthousiaste et flatteusement enjôleur. Voltaire est touché : il n’a pas encore été rassasié de l’hommage des rois. La conversation s’engage entre eux : vers, théâtre, métaphysique, littérature, politique, il n’est rien qu’ils n’effleurent et parfois ne discutent à fond. Le prince, qui s’est fait traduire Wolf en français pour le lire, met volontiers la philosophie sur le tapis : il donne à Voltaire l’exemple de la libre pensée. Un besoin réel d’exercice intellectuel, une sincère admiration pour la belle intelligence de Voltaire animent Frédéric : mais c’est un homme pratique ; il « utilise » son illustre ami ; il fait corriger par lui son orthographe, ses solécismes, ses fautes de versification ; il a pour rien le meilleur maître de langue française qui existe. Voltaire, en quelques années, fera de ce Prussien un de nos bons écrivains ; on voit de jour en jour dans les lettres de Frédéric l’esprit s’alléger, le goût s’épurer, le Germain enfin se polir à la française.

En 1740, Frédéric-Guillaume laissa la place à son fils. Justement on imprimait en ce temps-là, par les soins de Voltaire, une réfutation de Machiavel que le prince avait composée : bien qu’il n’y eût pas là de quoi gêner le nouveau roi, il préféra arrêter la publication de l’ouvrage ; et Voltaire, un peu interloqué, s’y employa. Il prit son parti de trouver chez Frédéric moins de philosophie généreuse et plus d’activité intéressée qu’il n’avait cru et chanté : il se décida à rire du démenti violent que l’invasion de la Silésie donnait à la réfutation de Machiavel. Ce qui l’y aida, c’est que le roi continua à vivre avec lui dans les mêmes termes qu’avant. Au milieu des embarras d’un nouveau règne, un des premiers soins de Frédéric fut de voir Voltaire ; un de ses rêves les plus ardents d’ambition fut de l’avoir près de lui, à lui. Quand, en 1743, Voltaire vint à Berlin chargé d’une mission officieuse de la cour de France qui voulait faire reprendre les armes à son infidèle allié, il fut outrageusement berné comme envoyé de Louis XV, [55], délicieusement cajolé comme poète et philosophe, et ami personnel de Frédéric : par une de ces petites perfidies qui ne lui ont jamais coûté, le roi prodiguait caresses, offres, promesses pour décider Voltaire à rester, et sous main tâchait de le brouiller avec le ministère français pour lui rendre le retour impossible. N’ayant pas réussi, il renouvela ses avances, jusqu’au jour où Voltaire, sentant qu’il ne pouvait plus vivre à Paris, se décida à essayer de l’hospitalité du roi de Prusse. Il était content de faire voir au roi de France comment on le traitait ailleurs. Il n’y a pires sots que les gens d’esprit, quand la vanité s’y met.

Voltaire arriva à Potsdam le 10 juillet 1750. D’abord ce fut un enchantement. « Cent cinquante mille soldats victorieux, point de procureurs, opéra, comédie, philosophie, poésie, un héros philosophe et poète, grandeur et grâce, grenadiers et muses, trompettes et violons, repas de Platon, société et liberté ! Qui le croirait ? » Ajoutez Voltaire couché dans le lit du maréchal de Saxe, Voltaire chambellan du roi, ayant la croix de son ordre, et 20 000 livres de pension. Au bruit des tambours et des trompettes, pendant que le roi fait parader ses régiments, Voltaire travaille dans un coin. Pour se délasser, il a ces délicieux soupers, où Algarotti, Maupertuis, d’Argens, La Mettrie, le roi faisaient éclater les plus étranges ou impudents paradoxes, où rien n’était sacré à la raillerie sceptique, où Voltaire apprit, mieux qu’il n’aurait pu faire ailleurs, de quel pas il fallait marcher pour rester à la tête du siècle. Il y avait aussi la comédie, où l’on jouait les pièces de Voltaire ; et les acteurs étaient les frères, les sœurs du roi.

À travers cet éblouissement, comment remarquer une ombre qui passe ? Un moment Voltaire sent la piqûre d’un mot du roi, qui dans une ode l’a traité de soleil couchant : et le petit Baculard d’Arnaud était le soleil levant ! Mais d’Arnaud fut renvoyé : et Voltaire s’abandonna à son bonheur. Hélas ! la lune de miel fut courte : en novembre, de secrètes angoisses le travaillent ; en décembre, il écrit à sa nièce « à côté d’un poêle, la tête pesante et le cœur triste » ; il se demande : « Pourquoi suis-je donc dans ce palais ? » il dit : « Comment partir ? » et il tire la morale de son aventure : « J’ai besoin de plus d’une consolation ; ce ne sont point les rois, ce sont les belles-lettres qui les donnent. » La désillusion était complète ; la brouille n’était plus qu’une question de temps [56].

Voltaire, tracassier et chipoteur en affaires, eut avec le juif Hirschel des démêlés bruyants qui indisposèrent Frédéric contre lui. Puis on rapporta au roi des mots un peu libres de Voltaire. Frédéric n’était pas en reste, et l’on avertit Voltaire que le roi avait dit à son sujet : « On presse l’orange, et on la jette quand on a avalé le jus ». Il y eut ainsi pendant quelque temps entre le roi et Voltaire une sourde guerre de mots aigres, toujours colportés et envenimés par des amis communs.

L’affaire de Maupertuis fit éclater la rupture : Maupertuis, orgueilleux et têtu, avait fait exclure de l’Académie de Berlin, comme faussaire, un mathématicien du nom de Kœnig. Voltaire, jaloux de Maupertuis à qui le roi témoignait beaucoup de faveur, prit parti pour Kœnig, et voulut faire chasser Maupertuis. Ayant trouvé de la résistance, il se piqua au jeu, et lâcha la fameuse Diatribe du docteur Akakia. Le roi se fâcha qu’on ridiculisât le Président de son Académie : il fit brûler l’insolent libelle. Et, de plus, il y répondit de sa propre plume, sans ménagements pour Voltaire, qui se vit traité de menteur effronté.

Aussi le 1er janvier 1753 [57], Voltaire renvoya-t-il au roi la clef de chambellan et la croix de son ordre. Le roi ne pouvait se décider à le lâcher. Une réconciliation fut tentée. Mais, cette fois, Voltaire fut imprenable : il n’avait plus rien à apprendre. Il obtint permission de partir le 26 mars. Il traversa l’Allemagne, on sait avec quelles aventures héroï-comiques : arrêté à Francfort, il eut de la peine à se tirer des mains d’un agent prussien qui réclamait un volume de poésies du roi son maître. Enfin il atteignit l’Alsace. Il passa quelques mois cruels, fuyant la Prusse, exclu de Paris, osant à peine se risquer en France. Il erra en Alsace, en Lorraine, fit une saison à Plombières, alla travailler à Senones près de dom Calmet, descendit vers Lyon. Là il découvrit la Suisse ; il espéra y trouver sécurité, tranquillité et liberté. Il acheta une maison près de Genève, qu’il nomma les Délices, une autre à Monrion, près de Lausanne (1755). « Il faut, dit-il alors, que les philosophes aient deux ou trois trous sous terre contre les chiens qui courent après eux. » La leçon lui a profité. Il n’ira plus chez les rois ; et les rois viendront chez lui. Mais il ne s’enfonce pas dans la retraite pour disparaître ; c’est au contraire pour agir plus, pour parler plus haut et plus clair. Ici commence le règne du philosophe et l’apothéose du « patriarche ».


4. LES IDÉES DE VOLTAIRE AVANT 1755.


Jusqu’à son établissement aux Délices, Voltaire est un poète qui a des sentiments de philosophe. Les traits caractéristiques de sa philosophie, qui correspondent aux instincts les plus déterminés de son tempérament, apparaissent déjà épars dans la riche variété de son œuvre littéraire : elle est déjà, avant tout, et hors de toute doctrine positive, une terrible école d’irrespect et d’incroyance.

Le fond de Voltaire, c’est l’irréligion. Dès Œdipe (1718), il dit :

Les prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense ;
Notre crédulité fait toute leur science.

Le poème de la Ligue (1723) étale les misères causées par la religion. Dans Zaïre (1732) la religion est l’obstacle au bonheur préparé par la nature. Mahomet (1742) est la manifestation capitale de cet état d’esprit : la grande scène de la pièce, c’est Mahomet remettant un poignard à Séide pour assassiner Zopire ; de la fiction tragique se dégage l’idée générale que la religion — toute religion — est fondée sur la fourberie des uns et l’imbécillité des autres. Il était hardi de faire Mahomet, plus hardi de le dédier au pape, un fin compère qui prit la chose comme il faut. Pour la nouveauté, elle était médiocre : Voltaire ne fait que traduire avec une netteté plus âpre l’idée si agréablement enveloppée dans l’Histoire des oracles de Fontenelle.

Mais l’irréligion de Voltaire n’est pas fondée exclusivement — ni même primitivement — comme chez Fontenelle sur la foi dans la raison et sur le principe de la science. Elle procède de sa nature avide de jouir, et que toutes les défenses de jouir révoltent. Voltaire est d’abord l’héritier de la tradition épicurienne, qui, depuis le xvie siècle, et à travers le xviie, défend l’instinct et la volupté contre le christianisme. Une religion qui gêne la nature, qui attache du péché au désir et au plaisir, lui fait l’effet d’un monstrueux non-sens. Voilà comment le catholicisme des jésuites si confortable, si élégant, si complaisant aux raffinements, aux plaisirs, parfois aux faiblesses de l’esprit mondain, l’effarouche moins que le jansénisme, cette religion des hautes intelligences, si profonde en ses obscurités pour une raison non prévenue, mais si ascétique, si irréconciliable à toutes les délicatesses, à tous les péchés mignons de la vie riche et voluptueuse. L’avilissement du jansénisme au temps des convulsionnaires et des billets de confession, la bigoterie étroite de la secte amusent Voltaire : il se réjouit de voir se décrier les défenseurs de la morale austère. L’ennemi pour lui, c’est la morale de l’Évangile, que le jansénisme montre dans sa dureté : c’est Pascal, dont la forte logique l’impose avec le dogme. Aussi le premier dessein philosophique de Voltaire sera-t-il de prendre Pascal corps à corps, et de ruiner le raisonnement janséniste par la raison laïque.

Voltaire, l’éternel moribond, est, par sa débile organisation, condamné à n’être qu’un assez piètre débauché. Donc, ne pouvant mieux, il convertit la sensualité en indécence de langage. Il la dérive aussi vers l’amour du comfort, du bien-être, du luxe ; et les tendances aristocratiques de sa vanité s’unissent à la délicatesse de son tempérament pour lui faire estimer à très haut prix tous les raffinements de la civilisation. Enfin il a des besoins d’esprit, qui lui font mettre les plaisirs sociaux et littéraires parmi les nécessités premières de la vie. Il est aussi peu que possible l’homme de la nature : sa nature à lui, c’est d’être au plus haut degré l’homme de la société. Aussi sa philosophie sera-t-elle matérialiste, pratique, mondaine : elle se résumera, à ce point de vue, dans le Mondain (1736), cri de satisfaction optimiste de l’homme riche, bien vêtu, bien nourri, bien servi, flatté dans tous ses sens par les multiples commodités de la vie civilisée.

O l’heureux temps que ce siècle de fer !

Il admirera chez les Anglais l’entente de la vie matérielle. Il s’indignera qu’on ne respecte pas les agents et les producteurs des plaisirs : l’excommunication des comédiens, les préjugés mondains sur leur profession seront pour lui des monstruosités. De là son éloquente protestation sur la mort de Mlle  Lecouvreur : il louera l’Angleterre autant pour avoir enterré Mrs  Oddfields à Westminster que pour y avoir mis Newton. Toujours au même ordre d’idées appartiendront ces préoccupations de Voltaire, si neuves alors et si originales chez un homme de lettres, sur des questions de voirie, d’administration, de financés, de commerce : il se passionne pour les Embellissements de Paris [58]. Entre 1740 et 1750 se dessine nettement l’idée qui tiendra tant de place dans la polémique voltairienne : l’idée que le devoir essentiel d’un gouvernement, c’est de procurer le bien-être matériel, le plus de bien-être possible, et que l’humanité a plutôt affaire de sage administration que de glorieuse politique.

Un des besoins impérieux de Voltaire, et qui tient aux racines mêmes de son génie, c’est le besoin de dire tout ce qu’il pense. Il n’y a pas pour lui moyen de vivre sans cela. Si disposé qu’il soit par sa vanité à être un plat courtisan, jamais il n’a pu tenir sa langue ni sa plume. Le gouvernement français se chargea de transformer cette inclination naturelle en un principe réfléchi de philosophie politique. Quand on songe que ni la Henriade, ni les premiers chapitres du Siècle de Louis XIV, ni même l’innocent Charles XII n’ont eu permission de paraître en France, que ce pouvoir, qui n’a rien empêché, a tout prohibé, on comprend que Voltaire, depuis la Lettre à un premier commis jusqu’au Siècle de Louis XIV, ait réclamé la liberté de penser et d’écrire.

Il semble bien que ce soit l’Angleterre qui lui ait révélé la science et le parti qu’on en pouvait tirer. Il l’embrassa surtout comme un moyen d’atteindre la religion et comme un moyen d’accroître le bien-être. Par ce dernier côté, il rattache sa curiosité scientifique à ses tendances épicuriennes ; et c’est encore un aspect très original, très moderne de ce complexe génie. Il comprit, avec son clair génie, les principes de la science et l'esprit de la méthode expérimentale. Mais il ne devint pas, il n’a jamais été véritablement homme de science, en dépit de ses essais et de ses travaux. Il était ennemi de la religion : et pourvu qu’une explication fût rationnelle, il l’acceptait aisément pour vraie, avec plus de fantaisie que de méthode. D’autre part, il était prompt à repousser sans vérification les expériences ou les théories qui choquaient ses multiples préjugés. Au reste, l’activité scientifique de Voltaire ne fut qu’un court épisode dans sa vie ; et l’ascendant de Mme  du Châtelet fut pour beaucoup dans la peine qu’il prit de vulgariser Newton. Ce n’est pas là qu’il faut chercher le libre, le naturel, le vrai Voltaire.

Il est, au contraire, authentique et complet dans ses « Lettres philosophiques, politiques, critiques, poétiques, hérétiques et diaboliques », comme il les appelait lui-même. L’Angleterre n’a pas fait Voltaire ; elle l’a, pour ainsi dire, allumé, et fait partir pour la première fois d’un seul coup en un prodigieux « bouquet ». Dans ces fameuses lettres se mêlent tous les éléments divers dont le voltairianisme se compose : revendication de la liberté de penser et d’écrire, souci de la prospérité matérielle et des commodités de la vie, curiosité littéraire, irréligion hardie, philosophie rationaliste, critique historique ou théologique, ironie qui exalte ici les vertus singulières d’une secte hérétique pour faire une niche à l’orthodoxie, et là crible indifféremment hérétiques et orthodoxes de traits meurtriers. Parmi les hardiesses des lettres philosophiques, on ne croirait guère aujourd’hui qu’une des plus remarquées, et qui fit le plus de scandale, ait été la révélation du système de Locke : l’abbé de Rothelin, censeur royal, déclara à Voltaire qu’ « il donnerait son approbation à toutes les lettres, excepté seulement à celle sur M. Locke ». Voltaire, en effet, avait trouvé dans le sensualisme de Locke, si clair et si superficiel, la doctrine qui satisfaisait ses instincts. Par elle, il écartait le spiritualisme cartésien, il menaçait le spiritualisme chrétien : n’étant pas de force à manier l’arme bien autrement terrible qu’avait forgée Spinoza, il s’emparait de celle-là, plus légère et suffisamment tranchante ; et il s’empressait de s’en escrimer.

Ces Lettres philosophiques, qui étaient une attaque directe contre le despotisme inintelligent et contre le catholicisme, furent un accident unique dans la carrière de Voltaire avant 1750. Ayant retourné son sac, il l’avait vidé d’un coup. Après, il se repose, contenu par Mme  du Châtelet, diverti par ses travaux littéraires ou par ses ambitions de politique et de courtisan. Il ne donne plus que des manifestations partielles de son esprit : c’est son newtonianisme, pendant les trois ou quatre premières années de son séjour à Cirey ; c’est surtout Mahomet. De Mahomet au départ pour Berlin, rien : M. de Voltaire est à Versailles ou à Sceaux. Les premiers romans qu’il écrit, pour amuser la duchesse du Maine, Zadig, ou Memnon [59], sont d’un moraliste plutôt que d’un philosophe, et d’une ironie assez inoffensive. Je sais bien qu’au fond ces étonnantes liaisons de phénomènes qu’il nous présente, ces ricochets fantastiques d’effets et de causes, ces leçons de résignation fataliste, cette raillerie de la présomption humaine qui se croit assurée d’elle-même ou des choses, enveloppent une assez forte négation de la Providence : mais la moralité terre à terre dérobe l’audacieuse métaphysique. Vers le même temps, Voltaire donnait Nanine (1749) : le public y applaudissait, dans la mésalliance généreuse d’un seigneur, une satire des privilèges sociaux, une apologie de l’égalité naturelle et du mérite personnel ; mais il n’y a vraiment rien là de bien méchant, et ce n’est pas la peine d’être Voltaire pour faire Nanine.

Le séjour en Prusse donna l’essor au voltairianisme de Voltaire. De petites pièces, courtes, malignes, dissolvantes, commencent à s’envoler par le monde, ou détachées en brochures, ou insinuées au milieu de quelque tome d’œuvres complètes, dans les éditions qui s’impriment incessamment en France ou en Allemagne. C’est, de 1750 à 1752, la Voix du sage et du peuple contre les immunités du clergé ; ce sont des Dialogues entre un philosophe et un contrôleur des finances, entre Marc Aurèle et un recollet, entre un plaideur et un avocat ; ce sont des Pensées sur le gouvernement : c’est le roman de Micromégas. Avec l’irréligion domine le souci des réformes administratives. Mais tout cela est négligeable, au prix de deux grandes œuvres, que Voltaire acheva en Prusse, et qui sont les expressions éclatantes de sa philosophie à cette date : je veux parler du Siècle de Louis XIV (1751) et de l’Abrégé de l’Histoire Universelle (1753).


5. VOLTAIRE HISTORIEN PHILOSOPHE.


L’Histoire de Charles XII, que Voltaire publie en 1731, ne procède d’aucune pensé philosophique [60]. Bien au contraire, l’intérêt de l’auteur s’est éveillé sur son héros d’une façon assez frivole ; la singularité des aventures, le cliquetis des batailles, l’énormité des desseins, le romanesque d’une vie tapageuse et stérile, voilà ce qui a séduit Voltaire dans l’histoire de Charles XII. En revanche, l’ouvrage a été solidement préparé, à l’aide des documents originaux. Voltaire débrouille lestement les faits, et nous donne un récit qui court, léger et lumineux, rejetant le détail oiseux, et dégageant les actions caractéristiques. C’est la première histoire (qui ne soit qu’histoire) qui compte dans notre littérature : pour la première fois, l’érudition et l’art, la méthode et le style concourent, et nous sortons enfin des compilations sans valeur, des romans sans autorité, et des dissertations doctement illisibles.

Les mêmes qualités se retrouveront dans le Siècle de Louis XIV. Voltaire a utilisé toutes ses relations pour acquérir une ample et exacte information. Il avait vu les dernières années du grand roi ; sa vie accidentée le mit à même de consulter nombre de personnes qui avaient touché aux affaires, hanté la cour, ou que leurs pères avaient instruits de toute sorte de détails originaux et authentiques. Il me suffira d’énumérer les d’Argenson, Richelieu, les Châteauneuf, Vendôme, La Fare, Caumartin, l’abbé Servien, la duchesse du Maine, Villeroi, Villars, le marquis de Fénelon, des parents de Fouquet, de Mme  de Maintenon, Bolingbroke, la duchesse de Marlborough, lord Peterborough : ces noms suffisent pour Faire apprécier la valeur de l’information orale que Voltaire sut se procurer. Il eut entre les mains les mémoires encore manuscrits de Torcy et de Villars, ceux de Dangeau et de Saint-Simon : le maréchal de Noailles lui communiqua les mémoires de Louis XIV. Il lut deux cents volumes de mémoires imprimés. Enfin sa charge d’historiographe lui ouvrit les archives d’État. Il faisait avec soin la critique de ses sources, établissait le plus exactement qu’il pouvait l’authenticité, la valeur, la signification de chaque document. En somme, il a préparé son ouvrage de façon à contenter les historiens de nos jours.

D’autre part, dans ce sujet infiniment vaste, il nous fait admirer l’incroyable netteté de son esprit. Il se dirige avec aisance à travers le chaos des faits, débrouille, déblaye, noie le détail, fait saillir l’essentiel, lie les effets aux causes, note les conséquences, définit les rôles, analyse les caractères : chaque chapitre est un chef-d’œuvre de lucidité, de rapidité et d’intelligence.

Il manque cependant quelque chose au Siècle de Louis XIV pour nous satisfaire pleinement. Il y manque, d’abord, ce que Saint-Simon, bien moins intelligent, a mis surabondamment dans ses Mémoires : la vie. Voltaire est sec. Il abstrait, il analyse, il condense ; dans cette manipulation, le réel, le sensible, la couleur s’évanouissent ; ce n’est pas seulement le dramatique qui fait défaut à cette histoire [61], malgré la prétention de Voltaire ; c’est cette sorte de résurrection du passé qui seule peut le faire connaître. Nous cherchons des sensations où Voltaire ne nous donne guère que des notions. Il épingle sur chaque fait, sur chaque personnage une petite note, précise, topique, substantielle, qui les explique ou les caractérise : il en fait des vérités intelligibles, jamais des réalités prochaines. Puis, l’effronté Voltaire s’enveloppe ici de décence, de mesure, de discrétion : il décolore l’histoire par un parti pris aristocratique et littéraire ; il en atténue la trop fréquente brutalité. Il a fallu Saint-Simon pour lever tous les voiles sous lesquels Voltaire avait coulé son vif regard et qu’il avait ensuite pudiquement ramenés.

On s’accorde à trouver la composition de l’ouvrage défectueuse : Voltaire nous donne vingt-quatre chapitres d’histoire politique et militaire, quatre chapitres d’anecdotes de la cour et de la vie privée du roi, deux chapitres du gouvernement intérieur, quatre des sciences, lettres et arts, quatre des affaires ecclésiastiques, et il termine par un chapitre saugrenu des disputes sur les cérémonies chinoises. Ce plan a l’inconvénient d’obscurcir le sujet à force de le morceler. On lit la guerre de Hollande au chapitre 10, et il faut attendre le chapitre 29 pour connaître la politique commerciale de Colbert, qui fut une des causes principales de la guerre. Dans cet excès de division apparaît une des impuissances capitales du xviiie siècle et de Voltaire : une analyse impitoyable sépare tous les éléments de la réalité ; et même un esprit comme celui de Voltaire échoue à rassembler ces fragments, à reconstruire le tissu, l’organisation des choses naturelles, à en remonter le jeu. Toutes les pièces du règne de Louis XIV sont dans les tiroirs de l’historien : il ouvre chaque tiroir à son tour, et nous en détaille le contenu.

Une autre raison, plus profonde peut-être et plus décisive, rend compte du plan du Siècle de Louis XIV : c’est l’intention philosophique de l’auteur. La première édition du livre a paru à Berlin en 1751 : la première pensée en apparaît dans une lettre de 1732. Dans ces vingt ans, Voltaire a prodigieusement acquis, il a essayé bien des directions. Chacun de ses progrès a laissé une trace dans la conception générale du Siècle de Louis XIV. La base première du livre doit être cherchée dans la sincère passion de Voltaire pour les lettres, les sciences, les arts, pour l’œuvre intellectuelle de l’humanité. La grandeur de la littérature française sous Louis XIV l’attache à ce règne, et l’emplit d’admiration. Mais l’art n’est pas tout pour Voltaire, il ne croit pas que tout aille bien, parce que quelques beaux vers ont été écrits. Il y a en lui un bourgeois très positif : ce bourgeois-là s’intéresse au commerce, à l’industrie ; il est partisan d’une administration exacte, qui donne au travail de la sécurité, et qui accroisse le bien-être général. Colbert et Louis XIV, les intendants, la « vile bourgeoisie » par laquelle le grand roi gouverne, lui offrent tout cela.

Ainsi se forme une première idée générale qui sert de base au Siècle de Louis XIV. « Je suis las des histoires où il n’est question que des aventures d’un roi, comme s’il existait seul ou que rien n’existât que par rapport à lui : en un mot, c’est encore plus d’un grand siècle que d’un grand roi que j’écris l’histoire. — Ce n’est point simplement les annales de son règne, c’est plutôt l’histoire de l’esprit humain puisée dans le siècle le plus glorieux à l’esprit humain [62]. » Faire l’histoire de l’esprit humain au temps de Louis XIV, exposer le progrès de la civilisation générale, depuis les poèmes et les tableaux, jusqu’aux canaux et aux manufactures, il n’y avait pas de conception de l’histoire qui fût plus juste, plus large et philosophique.

Cette conception se précisa dans l’esprit de Voltaire sous l’influence des mêmes circonstances qui firent éclater les Lettres anglaises. L’Angleterre et la France de Louis XIV lui servirent à faire honte à la France de Louis XV. Comme Newton enterré à Westminster, Molière, Racine, protégés de Louis XIV, feraient voir au public de quelle façon devaient être traités les penseurs, les poètes qui sont l’honneur d’une nation : ce passé jugerait le présent. Voltaire y songea d’autant mieux que depuis quinze ans il assistait à une réaction contre ce grand règne. Malgré ses aristocratiques relations, il ne s’était jamais associé à cette réaction : la splendeur des lettres et des arts compensait tout à ses yeux. Mais, de plus, il ne haïssait pas le despotisme. Ses idées de bonne administration l’inclinent même plutôt à aimer le despotisme, dès que le despote est vigilant, laborieux, dévoué à la grandeur de l’État. Ainsi se compléta le dessein primitif du Siècle de Louis XIV, par l’accession de deux pensées : une pensée satirique fut peut-être l’occasion réelle du livre, et, à coup sûr, dut en être la conclusion secrètement, sourdement insinuée. L’autre pensée s’ajouta à la philosophie du livre : dans le progrès de l’esprit humain, que Voltaire se proposait de peindre, il voyait et voulait montrer comme agent principal un homme, le despote éclairé. Le siècle de Louis XIV était une des grandes époques de l’esprit humain, et ce grand siècle était essentiellement l’œuvre personnelle de Louis XIV : c’est le sens de la fameuse lettre à Milord Hervey.

Voilà sous l’empire de quelles idées, en 1735, en 1737, en 1738, Voltaire travaillait fiévreusement. L’ouvrage s’organisait de façon à manifester l’intention philosophique de l’auteur : vingt chapitres esquissaient l’histoire générale de l’Europe. Un chapitre montrait Louis XIV dans sa vie privée. Quatre chapitres représentaient le gouvernement intérieur, commerce, finances, affaires ecclésiastiques. Enfin, cinq ou six chapitres, étalant la grandeur de l’esprit humain dans les lettres et les arts, couronnaient magnifiquement l’ouvrage. Il y avait une trentaine de chapitres à peu près achevés en 1739 : ils forment le premier état du Siècle de Louis XIV. C’est alors que l’Introduction et le Premier Chapitre, glissés dans un Recueil de pièces fugitives, furent condamnés par arrêt du conseil. Voltaire laissa dormir le Siècle de Louis XIV ; il n’y revint sérieusement qu’en 1750, à Berlin, et bientôt il le mit en état de paraître (1751).

Ce n’était plus du tout l’ouvrage de 1739 : au lieu d’une trentaine de chapitres, il y en avait trente-neuf ; et surtout l’ordre en était modifié ; de cinq à six, les chapitres des lettres, sciences et arts étaient réduits à quatre, et transposés devant les chapitres des affaires ecclésiastiques, qui étaient développées en quatre chapitres au lieu de deux, précédant le nouveau et bizarre chapitre des cérémonies chinoises. Ces remaniements correspondent à une grave et déjà ancienne modification de la pensée philosophique de Voltaire.

Mme  du Châtelet n’aimait pas l’histoire : pour vaincre son aversion, Voltaire entreprit de la lui montrer comme une science expliquant les phénomènes de la vie collective de l’humanité ; il commença de lui esquisser à grands traits la suite des événements de l’histoire universelle. C’est le point de départ de l’ouvrage qui devint l’Essai sur les mœurs : plusieurs des parties rédigées pour Mme  du Châtelet parurent dans le Mercure en 1745 et 1744. Du moment qu’il entamait une Histoire universelle, Voltaire rencontrait devant lui le fameux discours de Bossuet. Bossuet soumettait l’histoire à la conduite de la Providence ; le premier soin de Voltaire fut d’éliminer la Providence. Faire éclater l’absence d’une intelligence divine dans le tissu des événements humains, expliquer les faits par des liaisons mécaniques et fatales, mettre en lumière la puissance des petites causes, la souveraineté du hasard, voilà le dessein de Voltaire. Cependant il croit au progrès ; il aime la civilisation : la marche inégale, hésitante, de l’humanité sera le résultat de deux contraires, l’ignorance superstitieuse, fanatique, stupide, et la raison éclairée, bienfaisante. Les ouvriers du progrès seront les grands hommes, par qui les lumières et le bien-être se répandent ; et les grands siècles de l’esprit humain seront ceux où les circonstances serviront les grands hommes, c’est-à-dire où ils auront l’autorité pour eux, et non contre eux, quand les despotes seront de grands hommes, serviteurs ou protecteurs de la raison.

Cette thèse, qu’il dégageait de ses études sur l’Histoire universelle, modifia profondément le Siècle de Louis XIV. Faire du christianisme l’obstacle au progrès de la raison, au bonheur de l’humanité, c’était une idée qui devait plaire à Frédéric autant qu’à Mme  du Châtelet. De ce point de vue, le Siècle de Louis XIV apparaissait comme un grand siècle incomplet : Louis XIV avait un confesseur, il ne pouvait être « philosophe ». Il avait des parties du bon despote : il ne le réalisait pas entièrement, honneur réservé à l’incroyant Frédéric. Le xviiie siècle, dans son ensemble, était trop religieux. Voltaire ramena donc le Siècle de Louis XIV à son dessein général : l’histoire universelle étant une suite lamentable de folies, erreurs, « butorderies », qu’interrompent de loin en loin quelques glorieuses époques, ce beau siècle eut son dessous et son revers de sottises. Ces sottises, c’est la part des « prêtres remuants et fourbes qui ont gâté le siècle de Louis XIV » ; c’est la religion et l’histoire ecclésiastique. Voilà pourquoi Voltaire développe et rejette cette partie à la fin de son livre. La rançon, la contrepartie de la splendeur du règne, se trouvent dans les querelles du protestantisme, du jansénisme, du quiétisme ; ainsi s’amène la conclusion enveloppée dans le dernier chapitre, et pourtant bien claire, si l’on veut y réfléchir un instant : Voltaire y conte comment un sage empereur expulsa de Chine les missionnaires chrétiens, colporteurs de sottises mensongères et fauteurs de funestes séditions. Culte de la raison, haine de la religion, voilà le sens essentiel du Siècle de Louis XIV.

Ainsi établi dans sa forme définitive, il n’eut pas de peine à prendre place en 1756 dans l’Essai sur l’Histoire générale, et sur les mœurs et l’esprit des nations depuis Charlemagne jusqu’à nos jours. Après avoir achevé son Siècle de Louis XIV, Voltaire avait repris ses esquisses d’histoire universelle, et poussé vigoureusement son travail pendant l’année 1752. En 1753 et 1754 parurent les trois volumes de l’Abrégé de l’Histoire universelle. J’en ai dit le caractère ; et l’on voit quel en sera le vice rédhibitoire : il est impossible de se faire l’historien du moyen âge, si l’on est de parti pris, par une détermination rationnelle, l’irréconciliable ennemi du christianisme. La sympathie pour les hommes dont il fait l’histoire lui fait défaut : il les raille dans leurs erreurs, dans leurs sottises, dans leurs misères. Il ne voit pas leur effort vers la vérité, vers le bien ; il ne les comprend pas, parce qu’ils sont autres que lui. À cet égard, par l’impossibilité de sortir de soi et de son siècle, Voltaire n’a pas le sens historique [63].

Il faut pourtant rendre justice à cet essai d’Histoire universelle. Une vive curiosité y éclate à chaque page. Voltaire pousse des pointes en tout sens, reconnaît des régions inexplorées : sur l’Arabie, sur l’Inde, sur la Chine, il apporte des études bien incomplètes encore, mais singulièrement neuves pour le temps. Il traite son sujet avec la même largeur que dans le Siècle de Louis XIV ; il note les grandes découvertes qui vont révolutionner la civilisation plus volontiers que les batailles et les mariages des princes. Il essaie réellement de faire l’histoire générale de l’esprit humain.

Comme toujours aussi, il travaille sur les documents originaux, ou du moins sur les meilleurs ouvrages qui les ont utilisés, il s’enquiert des sources, critique les témoignages. Il tient toute cette manipulation éloignée des yeux du public ; mais il la fait. Il condense toute son information en récits courts, clairs, saisissants, qui parfois ont forcé l’admiration de Michelet. Avec un peu de sympathie, il aurait fait un chef-d’œuvre et une œuvre définitive : il n’a fait, malgré sa conscience de travailleur et son génie lucide d’écrivain, qu’une œuvre de parti, fausse et dure.

[Pourtant il est vrai qu’il a eu le sentiment du devoir de l’historien, et l’intelligence des conditions ou des méthodes principales de la critique historique. Il est vrai qu’il a le premier réalisé la conception moderne de l’histoire, d’une histoire qui est l’explication et le tableau du mouvement de la civilisation.]


CHAPITRE III

MONTESQUIEU


1. Les Lettres persanes. Peinture superficielle des mœurs : réflexions graves sur le gouvernement. — 2. Les Considérations : Montesquieu et Bossuet. Défauts du livre : sa portée philosophique. — 3. L’Esprit des lois : collection et chaos d’études, de recherches, d’idées. Éléments et accroissements de la pensée de Montesquieu. Contradiction du point de vue physique et de la théorie politique. Témérité des déterminations et des généralisations. Hardiesse philosophique et politique du livre. Influence de Montesquieu.

Au moment où Voltaire se fixe aux Délices, et va commencer une nouvelle vie, Montesquieu disparaît (1755). Il n’avait pas fait autant de tapage que Voltaire, il s’était moins agité : mais il avait fait plus de besogne, au point de vue de la philosophie du siècle. Rien à cette date, dans l’œuvre de Voltaire, ne saurait contre-peser les Lettres persanes, les Considérations sur les Romains, et l’Esprit des Lois : il y a là une raison qui sait démolir et construire, un esprit qui peut guider son siècle, quand Voltaire en est encore à faire des niches au gouvernement, et à faire partir des fusées pour l’amusement des badauds.

1. LES « LETTRES PERSANES ».

Les Lettres persanes[64] parurent en 1721, avec le succès que pouvaient avoir, sous la Régence, de vives satires entrecoupées des descriptions voluptueuses. Lorsqu’on sut que l’auteur était un président à mortier du parlement de Bordeaux, la légèreté du livre parut plus amusante encore par le contraste qu’elle faisait avec la gravité de la profession du magistrat. Le fin Gascon n’était pas sans avoir prévu la chose.

L’Asie était à la mode à la fin du xviie siècle. On avait lu avec curiosité les récits de Bernier, de Chardin, de Tavernier. La traduction des Mille et une Nuits, que Galland donna en 1708, avait déposé dans les esprits toute sorte d’images des mœurs et des coutumes orientales. L’opposition de ce monde au nôtre sautait aux yeux : de là à choisir un Oriental pour critique de nos travers et de nos préjugés, il n’y avait qu’un pas ; et Du Fresny donna, en 1707, les Amusements sérieux et comiques d’un Siamois. Telle est l’origine de la fiction du livre de Montesquieu. Il suppose deux Persans, Usbek et Rica, qui viennent en Europe, à Paris, dans les dernières années de Louis XIV. Mais ils reçoivent des nouvelles de leurs pays, de leurs familles ; et l’on conçoit comment peut là-dessus s’exercer l’imagination d’un jeune Français sous la Régence, avec quelle curiosité libertine il mettra en scène la vie oisive et voluptueuse du sérail, des femmes très blanches surveillées par des eunuques très noirs, des passions ardentes, des jalousies féroces, des désirs enragés. Mais ce n’est là qu’un ornement. L’essentiel, dans le livre, ce sont les impressions des deux Orientaux jetés au travers de notre civilisation. Tout les étonnera, les choquera : je dis tout, sans distinction, pêle-mêle ; et la confusion innée à l’esprit de l’auteur y trouvera son compte. Les plus superficielles peintures s’entremêleront aux plus graves études.

Le superficiel, c’est la critique des mœurs. La Bruyère était moins profond que Molière, Lesage moins profond que La Bruyère : Montesquieu est plus loin de Lesage que Lesage ne l’est de Molière.

C’est un peintre de mœurs charmant, délicat, ingénieux ; c’est un maître écrivain, qui excelle à mettre en scène, comiquement, un travers, un préjugé : mais son observation a la portée du Français à Londres de Boissy, et du Cercle de Poinsinet. Montesquieu est tout juste apte à railler la curiosité frivole des badauds parisiens, la brillante banalité des conversations mondaines, à noter que les femmes sont coquettes, et les diverses formes de fatuité qui se rencontrent dans le monde. Il n’y a pas ombre de pénétration psychologique dans les Lettres persanes.

Mais elles ont des parties graves : Montesquieu a l’habitude de se mettre tout entier dans chacun de ses livres ; il ne sait pas réserver une partie de sa pensée. Aussi trouvera-t-on dans ce léger pamphlet des réflexions qui contiennent en puissance l’Esprit des Lois. Quand la satire sociale se substitue à la satire des mœurs mondaines, le ton se fait plus âpre ; Montesquieu développe, et cette fois avec la supériorité de son génie, ce qui était seulement en germe dans quelques parties du livre de La Bruyère. Il est vrai qu’il a reçu l’instruction des événements : il a vu s’achever le long et lourd règne de Louis XIV, il écrit dans le fort de la réaction qui suivit la mort du grand roi ; et il y aide, pour son compte, de tout son cœur. Il fait le procès à tout le régime. Il a des mots écrasants pour les financiers, dont le corps, fait-il dire à son Persan, se recrute parmi celui des laquais. Il signale l’abus des privilèges de la noblesse ; il flétrit l’avidité insatiable des courtisans. Il dit son mot sur les affaires actuelles, sur le système de Law, dont il fait la critique. Mais il s’attaque surtout au despotisme de Louis XIV, qu’il hait autant que Saint-Simon ; il expose comment la monarchie dégénère en république ou en despotisme ; il esquisse déjà sa fameuse théorie des pouvoirs intermédiaires. Il remonte, pour nous instruire, jusqu’à l’origine des sociétés ; et, suivant sa fantaisie, il nous développe une sorte de mythe à la façon de Platon, qui est comme le rêve d’une intelligence raisonnable et optimiste. Il conte l’histoire des Troglodytes, qui se sont détruits en s’abandonnant aux instincts naturels. Deux familles avaient échappé : elles fondent un nouveau peuple dont la prospérité sera assise sur les vertus domestiques et militaires, et sur la religion.

Ce mot de religion ne doit pas nous tromper sur la pensée de Montesquieu. Elle est pour lui une institution comme les autres ; c’est une partie de la police. Il est foncièrement irréligieux ; il ne comprend pas plus le christianisme que l’islamisme. Le principe intérieur de la religion lui échappe, comme au reste le principe de l’art et de la poésie.


2. LES « CONSIDÉRATIONS SUR LES ROMAINS ».


Montesquieu donna en 1734 ses Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains. Le contraste est grand avec les Lettres persanes. Ici tout est grave ; et le style affecte une sévère concision, une simplicité nue, une plénitude substantielle. La phrase est sentencieuse ; elle a le relief d’une belle médaille ; parfois une image saisissante, une comparaison imprévue y jettent leur clarté. D’admirables portraits enlèvent l’aridité qui pourrait se trouver dans ces dissertations abstraites sur les faits de l’histoire.

Cette tenue du style nous révèle une des faces de l’esprit de Montesquieu. Ce Gascon pétillant a eu la passion de l’antiquité. C’est le legs, en lui, du xviie siècle. Il a été idolâtre de la grandeur romaine, de l’éloquence romaine, de la vertu romaine : il a lu Tite-Live et Tacite avec enivrement, il les a longuement médités. Il a admiré les exemples d’énergie, de fierté qu’ont donnés les stoïciens de Rome sous les mauvais empereurs. Réfractaire à la séduction de l’idéal chrétien, la hauteur de la vertu païenne le saisissait. De là est sortie, au milieu de la lente et laborieuse préparation de l’Esprit des Lois, cette analyse profonde et subtile du génie politique de Rome, et de son évolution historique. Montesquieu n’a pas, comme on dit, détaché un chapitre de son grand ouvrage pour en donner communication par avance au public. Mais, rencontrant souvent Rome sur son chemin, il n’a pas su résister à la tentation : il s’est détourné pour un temps de son œuvre capitale, pour se donner le plaisir d’embrasser d’une seule vue toute la suite de l’histoire romaine.

Quelqu’un s’était donné ce spectacle avant lui : c’était Bossuet ; et Montesquieu, qui du reste n’a rien de commun avec ce grand chrétien, ne pourra nier de l’avoir eu pour maître. Toute une partie des Considérations atteste une lecture attentive du Discours sur l’Histoire universelle ; c’est celle où Montesquieu énumère les causes de la grandeur romaine. Il développe avec toute sa science et sa pénétration les rapides indications de Bossuet, quand il nous expose le fond de l’âme romaine, cet amour de la liberté, du travail et de la patrie, la force des institutions militaires, et de la discipline ; l’ardeur des luttes intestines, qui tiennent les esprits toujours actifs, toujours en haleine, et qui s’effacent toujours dans les occasions de danger extérieur ; la constance de la nation dans les revers, et cette maxime de ne faire jamais la paix que vainqueurs ; enfin l’habileté du sénat, dont la substance se réduit à trois principes : soutenir les peuples contre les rois, laisser aux vaincus leurs mœurs, et ne prendre qu’un ennemi à la fois. Jamais Montesquieu n’a été plus érudit, plus ingénieux, plus profond que dans ce chapitre VI, où il nous explique le jeu de la politique extérieure des Romains.

Bossuet n’avait presque rien dit de la décadence de l’empire romain : ici Montesquieu marche seul ; et c’est une partie très neuve, très étudiée, et très originale. La grandeur de l’État romain qui a pour effet de substituer les guerres civiles aux dissensions du Forum, les guerres lointaines où périt le patriotisme du soldat, l’extension du droit de cité à toutes les nations, le luxe qui corrompt les mœurs, les proscriptions, qui, depuis Sylla jusqu’à Auguste, brisent par la peur le ressort des âmes et les dressent à la servitude, la suite des mauvais empereurs, le partage de l’empire, la destruction de l’empire d’Occident par les invasions barbares, et la lente agonie de l’empire d’Orient, voilà les principales étapes de la décadence du peuple romain.

Le livre de Montesquieu est loin d’être complet et sans défauts. D’abord la critique y est insuffisante. Montesquieu accepte les dires des historiens anciens ; il ne contrôle pas leurs assertions ; il ne s’embarrasse pas de leurs contradictions. Il ne se doute même pas des conjectures de Saint-Évremond ; il ne soupçonne pas la possibilité de la tâche que s’est donnée en ce moment même un érudit de Hollande : quatre ans après les Considérations, paraîtra la Dissertation de Beaufort sur l’incertitude des cinq premiers siècles de l’histoire romaine. Montesquieu raisonne sur Numa aussi intrépidement que sur Auguste. Il ne fait commencer sa tâche qu’à l’interprétation des textes. Il les commente en juriste, qui n’a pas à les infirmer, à les corriger, à les rectifier ; il les tient pour établis, authentiques, véridiques ; il se borne à en définir le sens et marquer les conséquences.

On pourrait signaler aussi de graves lacunes dans l’ouvrage de Montesquieu : l’absence complète de l’étude financière et économique, l’oubli constant de la religion romaine. Or les Romains étaient à la fois le plus pratique, le plus intéressé des peuples, et le plus religieux. Pour ne parler que de la religion, la Cité antique a fait éclater l’insuffisance de l’œuvre de Montesquieu.

C’est encore un défaut des Considérations — et une fâcheuse tendance du génie de l’auteur — que cet amour des généralisations qui conduit à ériger témérairement en lois des phénomènes aperçus une fois dans l’histoire. Ainsi Montesquieu pose ces étranges maximes : qu’un État déchiré par la guerre civile menace la liberté des autres ; et qu’il se forme toujours de grands hommes dans les guerres civiles. Vérités de fait et d’occasion, mais non pas constantes et universelles, ni surtout nécessaires : les propositions contradictoires sont aussi vraies et aussi souvent vérifiées.

Jamais Montesquieu n’a su composer : sa pensée procède par saillies, non par développement continu. Cela se reconnaît dans la médiocre composition de son livre. Les chapitres y sont des cadres artificiels, des formes, où il réunit autour d’une idée centrale une collection de traits éclatants ou de pensées profondes.

Les Considérations sont une œuvre considérable. Cette étude de l’histoire romaine est une œuvre de philosophie rationnelle et laïque : elle n’a devant elle que l’œuvre de Bossuet, toute théologique. Pour la première fois, la doctrine de la Providence directrice est rejetée de l’histoire, et la raison des faits est cherchée dans les faits mêmes, dans le rapport des antécédents et des conséquents. L’histoire est traitée par la méthode des sciences physiques : aucune intelligence n’est supposée conduire le peuple romain vers un but, et pourtant les choses ne vont pas au hasard ; le développement de la puissance romaine, sa décadence ensuite se font nécessairement, logiquement, chaque état passager contenant l’état suivant, que le jeu naturel des circonstances se charge de dégager. Quelques faits constants et généraux, ou intérieurs, tels que l’âme du peuple et ses instincts primordiaux, ou extérieurs, tels que des institutions et des constitutions, donnent les directions et les formes principales de l’évolution historique [65].

Les Considérations de Montesquieu élargissent notablement le domaine de la littérature. Tout à l’heure Fontenelle offrait de l’astronomie aux dames : aujourd’hui Montesquieu leur fait goûter des réflexions sur l’histoire. Il ne s’agit encore que de l’histoire romaine, sujet classique, lieu commun de l’éloquence et de la tragédie du siècle précédent : mais la forme est loin d’être oratoire ou dramatique. C’est le plus ardu et le moins captivant de l’histoire que Montesquieu présente d’emblée : l’explication scientifique des faits, la philosophie. Et par la gravité de ses Considérations il fraye la voie aux plus sévères études de l’Esprit, des Lois.


3. L’ « ESPRIT DES LOIS ».


L’Esprit des Lois fut publié en 1758. Ce qui s’offre à nous sous ce titre, c’est tout Montesquieu, toutes ses connaissances et toutes ses idées, historiques, économiques, politiques, religieuses, sociales, à propos d’une étude comparative de toutes les législations. L’Esprit des Lois est pour Montesquieu ce que les Essais sont pour Montaigne : toute la différence est que l’étude de Montaigne, c’est l’homme moral et les ressorts spirituels, celle de Montesquieu, l’homme social et la mécanique législative. Chacun cause à perte de vue sur son sujet. « Ce grand livre, dit M. Faguet, est moins un livre qu’une existence… Il va là non seulement vingt ans de travail, mais véritablement une vie intellectuelle tout entière… » Ce que la lecture de l’Esprit des Lois permettait à M. Faguet de deviner, la publication des Œuvres inédites de Montesquieu en fournira la démonstration. Les principaux passages des opuscules que l’on vient d’imprimer pour la première fois sont allés se fondre dans le grand ouvrage, et y former ici un alinéa, ailleurs un chapitre. L’auteur a utilisé pour son Esprit des Lois toutes les études partielles qu’il avait en portefeuille.

Montesquieu est un esprit actif qui a toujours étudié, qui, par suite, s’est élargi, enrichi, mais aussi modifié, qui a découvert des points de vue nouveaux, changé son orientation : sa vie intellectuelle comprend plusieurs périodes distinctes. Chacune de ces périodes a laissé son dépôt dans l’Esprit des Lois ; des pensées hétérogènes, qui appartiennent à des états d’esprit différents, y forment comme des couches superposées, et d’autres fois se pénètrent, s’enchevêtrent, s’amalgament. De là la peine qu’on éprouve toujours à prendre une vue d’ensemble de l’Esprit des Lois.

[La difficulté est accrue par la division de l’ouvrage, par cet extrême morcellement qui multiplie les chapitres dans les livres, les alinéas dans les chapitres : dans cette composition, établie pour soulager l’esprit du lecteur mondain par la fréquence des pauses et des reposoirs, se révèle aussi la brusquerie pétulante et nerveuse de l’esprit de l’auteur, sautant d’idée en idée, et supprimant, à la fois par théorie et par tempérament, les idées intermédiaires. Le résultat est que le livre est presque impossible à dominer.

Ce n’est pas qu’on n’y trouve un ordre. J’en ai désespéré jadis ; et je l’ai dit dans les dix premières éditions de cet ouvrage. Cependant M. Barckhausen et moi-même, de deux points de vue différents[66], nous sommes arrivés à dessiner à peu près de la même façon le plan du livre. Montesquieu part des idées simples ; il pose d’abord des définitions a priori ; il étudie les diverses formes de gouvernement dans l’abstrait et les fonctions fondamentales du gouvernement dans leur essence, abstraction faite du temps et du lieu ; puis il introduit la notion de l’espace, et il analyse les effets que la position dans l’espace peut avoir pour les sociétés (climat, terrain, commerce, religion, etc.). Puis il pose la notion du temps, et dans les derniers livres, il développe quelques exemples de la variation des lois, de leur évolution historique dans un même pays. Il y a aussi, à la fin de l’ouvrage, un livre destiné à éclairer l’application, le passage de la théorie à la pratique.

Incontestablement, il y a du désordre et du décousu dans l’Esprit des Lois : les derniers livres, de l’aveu de l’auteur, ont été ajoutés après coup à l’ouvrage. Cependant l’ensemble est construit sur un plan méthodique et rationnel. Dans chaque livre, une fois les principes posés, les divers chapitres sont comme des théorèmes où des cas et des problèmes soûl ramenés aux vérités précédemment établies.

J’inclinerais d’ailleurs à croire que la méthode déductive a été surtout pour Muntesquieu une méthode d’exposition et un procédé de vérification et de confirmation. Il me parait avoir, dans ses recherches, employé surtout la méthode d’observation : il a étudié les cas particuliers, puis généralisé ; sa pensée induit d’abord tout ce qui dans son livre est déduit.

Quoi qu’il en soit, que j’aie raison ou tort de trouver avec M. Barckhausen, dans l’Esprit des Lois, un ordre que jadis avec beaucoup d’autres je n’apercevais pas], le meilleur moyen de simplifier et d’éclaircir sera de dissoudre l’unité de l’ouvrage, de refaire en sens inverse le travail de Montesquieu, et de prendre l’une après l’autre les diverses tendances, et les périodes successives de son activité intellectuelle, selon qu’elles affleurent ou s’étaient dans l’Esprit des Lois. Cette détermination ne pourra se faire complètement que lorsque toutes les œuvres inédites auront paru. Mais on peut déjà l’esquisser.

Prenons Charles de Secondât de la Brède en 1716, au moment où son oncle le baron de Montesquieu lui transmet avec son nom sa charge de président à mortier au parlement de Bordeaux.

Les excellents Oratoriens qui l’ont instruit à Juilly lui ont découvert la riche source d’énergie morale qui jaillit pendant toute la durée des antiquités grecque et romaine ; les grands ouvrages de l’esprit, les coups d’héroïsme dans l’action politique ont ravi l’imagination du jeune Gascon, dont le bon sens aiguisé goûte ce qu’il y a toujours de pratique et de mesuré dans les traits les plus étonnants de l’antiquité. Ses propres études, une fois qu’il aura échappé au collège, l’affermiront dans sa passion pour l’histoire ancienne, et particulièrement pour l’histoire romaine : car, peu touché de l’art, c’est des mœurs, des caractères, des actions, de l’histoire par conséquent, qu’il s’éprend. La forme antique, qui lui plaît et qu’il essaie d’imiter ; c’est une forme révélatrice d’un caractère antique, de la gravité simple et de la sublimité habituelle. Ce Montesquieu-là n’a pas grand chose à voir dans l’Esprit des Lois [67] : après s’être répandu en plusieurs opuscules, il s’est épuisé dans les Considérations.

De la nature, le jeune magistrat tenait une certaine sensualité que les mœurs contemporaines développèrent en polissonnerie intellectuelle. Après s’être donné toute liberté dans les scènes orientales des Lettres persanes, Montesquieu sera calmé par l’âge, la gravité professionnelle, le soin de sa considération. Mais il aimera toujours à disserter, sans rire, avec érudition sur des matières scabreuses ; il aura plaisir, dans l’Esprit des Lois, à noter les lois et les coutumes qui blessent le plus nos idées de la morale et de la pudeur, à relever toutes les convenances physiques ou politiques qui peuvent les justifier. Ce n’est presque rien dans l’ampleur du livre : et pour nous c’est moins que rien. Mais en ce temps-là, cela faisait lire l’ouvrage.

J’en dirai autant du bel esprit de Montesquieu. Jamais il ne dépouilla tout à fait l’académicien de province, qui excelle à parer des lieux communs d’intentions fines ou malignes. Et il y avait aussi en lui un causeur brillant, coquet, ne voulant pas en société lâcher un mot qui ne fût une saillie ou une pensée. Ainsi l’habitude de penser par épigrammes ou par sentences passe chez lui en nature. De là ce style à facettes, brillanté, enjolivé, que Buffon blâmait : de là ces comparaisons cherchées, ces pointes imprévues, qui faisaient dire à Mme  du Deffand que cet Esprit des Lois était de l’esprit sur les lois. Cela encore était un appât pour le commun des courtisans et des femmes.

Mais venons aux origines des parties essentielles et solides de l’ouvrage. Pendant les dix ans qu’il garda son office de magistrat, Montesquieu se dégoûta du métier de juge, et s’intéressa à la science du droit. La procédure et les formes, les procès particuliers l’ennuyèrent : les principes généraux et les sources historiques du droit captivèrent son attention. L’idée première des recherches qui occupèrent une bonne partie de sa vie vint de là, et la forme définitive de son esprit en resta déterminée : Montesquieu sera toujours un juriste ; toutes ses idées historiques, ses vues politiques, ses conceptions philosophiques revêtiront des formes juridiques. L’Esprit des Lois se terminera par cinq livres qui sont une œuvre rigoureusement technique d’érudition juridique ; ce sont, dit le titre, « des recherches nouvelles sur les lois romaines touchant les successions, sur les lois françaises et sur les lois féodales », qui sont comme le fragment et le début d’une étude d’ensemble sur les origines de la législation française. Nous quittons ici tout à fait le point de vue politique et philosophique ; et nous n’avons plus devant nous qu’un professeur de droit.

En 1716 et dans les années suivantes, Montesquieu se laisse gagner au goût des sciences physiques et naturelles. On savait qu’il avait communiqué à l’Académie des sciences, lettres et arts de Bordeaux des recherches sur la cause de l’écho, et sur l’usage des glandes rénales. Mais, sans la récente publication de quelques opuscules inédits, on ne verrait pas bien l’importance réelle de cette période scientifique de la vie de Montesquieu ; on ne se douterait pas de l’absolue domination possédée pendant un temps sur son intelligence, par l’esprit et les principes des sciences physiques et qu’une sorte de déterminisme naturaliste a précédé chez lui le mécanisme sociologique. Qu’on lise en effet les Réflexions sur la politique : le dessein en est moral, et nous révèle ainsi la jeunesse de l’auteur. Il veut dégoûter les grands et les hommes d’État de se mettre au-dessus de la simple morale : comment les y décider ? Par la raison que leurs crimes, leurs injustices, le mal qu’ils justifient par l’utilité et le bien public, que tout cela ne sert à rien : leurs agitations sont vaines et ne changeront rien à l’action toute-puissante de causes éternelles. Ce qui arrive est « l’effet d’une chaîne de causes infinies, qui se multiplient et se combinent de siècle en siècle ». Il n’y a pas d’individu qui puisse contrepeser cette force énorme. À quoi bon dès lors s’agiter ? Agissons, puisqu’il faut agir, mais croyons que le résultat sera le même, de quelque façon que nous agissions : et par conséquent agissons selon les lois de la commune morale, puisqu’il ne servirait à rien de les violer. La théorie développée dans ce curieux opuscule a laissé des traces dans l’Esprit des Lois, mais des traces éparses et confuses, recouvertes sans cesse par un système différent, dont le fond est cette idée chère à Montesquieu que de la construction de la machine législative dépend la destinée des peuples, et qu’un rouage ôté ou placé à propos sauve ou perd tout : or qu’y a-t-il de plus contraire au fatalisme politique que la superstition sociologique, la foi aux artifices constitutionnels [68] ?

Au même moment appartient un intéressant Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères. Montesquieu y étudie les influences qui déterminent les tempéraments des individus et des peuples. Il compose avec infiniment de sagacité et d’originalité les deux milieux, dont les pressions, agissant tantôt dans le même sens et plus souvent en sens contraire, produisent les humeurs, les volontés, les actes : le milieu moral, éducation, société, profession, et le milieu physique, où Montesquieu distingue comme facteur principal le climat. Le climat ne peut influer sur les âmes que s’il influe d’abord sur les corps, et si les corps transmettent toutes les influences aux âmes : donc la théorie des climats suppose une liaison nécessaire des faits physiques et des faits moraux, et conduit à mettre la pure psychologie des penseurs classiques sous la dépendance de la physiologie. C’est ce que fait Montesquieu, et par certaines réflexions il indique des voies toutes nouvelles à la littérature. Il y introduit l’étude des tempéraments à la place de l’analyse des faits spirituels ; il met les nerfs à la place des passions de l’âme ; il baigne les individus dans les milieux qui les forment et les déforment.

La théorie des climats, formulée par Fontenelle et Fénelon, reprise et étendue par l’abbé Dubos, prend entre les mains de Montesquieu une ampleur, une précision, une portée singulières. Elle ne passera dans l’Esprit des Lois que mutilée, rétrécie, presque faussée : car Montesquieu, supprimant à peu près les intermédiaires réels et vivants, l’homme, son âme, son corps, relie les lois humaines aux causes naturelles par un rapport direct et en quelque sorte artificiel ; il ne s’attache qu’à présenter abstraitement le tableau des dépendances réciproques et des variations simultanées qu’il a constatées entre les climats et les institutions. Cependant cette théorie avait en soi tant de force, que, même glissée d’une manière un peu factice, et fâcheusement tronquée, elle constitua une des plus efficaces parties de l’Esprit des Lois. En effet, elle faisait faire un grand pas à l’explication rationnelle des faits historiques ; elle écartait les hypothèses de législateurs fabuleux ou d’une Providence divine, et commençait à faire apparaître, dans le chaos des institutions humaines et la confusion des mouvements sociaux, le net déterminisme des sciences naturelles. Ainsi la théorie des climats est donc encore un résultat de l’activité scientifique de Montesquieu.

Mais on le voit dans les Lettres persanes se tourner vers l’étude des gouvernements et des constitutions. [Il avait fait pour l’Académie de Bordeaux un Dialogue de Sylla el d’Eucrate, où l’on voit d’une pari le philosophe politique s’affranchir du moraliste psychologue que l’éducation du collège et des livres avait formé, et d’autre part s’affirmer la puissance de l’homme aux larges vues, créateur d’un ordre politique qui détermine l’histoire.] Quand il vient à Paris, il ne dut pas seulement faire briller son esprit dans les salons de Mme  de Lambert et de Mme  de Tencin : s’il est très douteux qu’il ait jamais été admis au Club de l’Entresol, cette société privée qui finit par donner de l’ombrage au Cardinal Fleury et qui dut se dissoudre, il est difficile de croire qu’il n’ait jamais causé avec quelques-uns de ces patriotes éclairés et sérieux qui appelaient de leurs vœux une réforme de la monarchie et croyaient à la possibilité d’un gouvernement rationnel. Travail interne ou influence du dehors, toujours est-il qu’à un certain moment, son point de vue changea. Il crût alors à l’efficacité de intervention humaine, individuelle, dans le cours des événements historiques. Il y crut si bien qu’il demanda en 1728 à entrer dans la diplomatie : c’est sans doute qu’il se flattait de pouvoir manier les chaînes infinies des causes et des effets naturels. Il se persuada donc que les institutions artificielles étaient aussi efficaces que les combinaisons naturelles, et qu’une loi bien trouvée pouvait suspendre ou détruire les fatalités historiques. Il arriva enfin à ce qui est le fond, et la chimère [69], de l’Esprit des Lois.

On sait la définition, juste autant que vaste, que Montesquieu a donnée de la loi. Les lois sont les rapports nécessaires qui résultent de la nature des choses. Ainsi les lois d’un peuple ne sont ni le produit logique de la raison pure, ni l’institution arbitraire d’un législateur : elles sont le résultat d’une foule de conditions physiques, météorologiques, sociales, historiques. De là, la variété infinie, le chaos contradictoire des lois aux différents siècles, chez les différents peuples. Chaque peuple a ses lois qui lui conviennent. Tout ce début date de la période scientifique que nous avons reconnue tout à l’heure. Montesquieu pouvait à ce commencement attacher une suite d’études positives où chaque ordre de causes naturelles aurait été mis en rapport avec les lois des diverses nations. Il a préféré procéder par la voie de l’analyse cartésienne, et enchaîner par des déductions les vérités qu’il avait trouvées.

Embrassant d’une vue l’histoire universelle, il réduit toutes les formes de gouvernement à trois ; république, monarchie, despotisme. Il assigne à chaque gouvernement son principe, qui le fait durer tant que lui-même dure : la vertu, principe de la république, l’honneur, principe de la monarchie, la crainte, principe du despotisme. Dès lors, en possession des définitions nécessaires, Montesquieu va faire une construction d’une hardiesse singulière : il va monter pièce à pièce ces trois grandes machines politiques, république, monarchie, despotisme, chacune en son type idéal ; il va montrer comment toutes les lois particulières sont en rapport avec le principe fondamental de la constitution, faisant sortir le bonheur et le malheur, le progrès et la ruine des États du plus ou moins de cohésion et de concordance de toutes les institutions, exposant comment, par le manque ou la dis convenance de telle pièce, tel peuple s’est détruit, comment, par l’invention ou le remaniement de telle disposition législative, tel autre se serait arrêté sur la pente de sa décadence.

Ce n’est pas qu’au milieu de tous ces calculs de mécanique constitutionnelle, le physicien ne reparaisse souvent ; lisez au livre XI l’admirable résumé de la constitution anglaise : Montesquieu l’engendre tout entière par le jeu des causes physiques et historiques. Cependant, dans l’ensemble de l’ouvrage, domine le dogmatisme du théoricien politique qui pense lier les événements par des chartes. Montesquieu, qui se souvient parfois des causes physiques, semble ignorer absolument que la matière sur laquelle travaillent les législateurs, l’humanité vivante, contient en puissance une infinité d’énergie, qu’elle n’est pas seulement le champ de bataille que la loi dispute à la nature, qu’elle peut trancher à chaque instant le différend par ses forces, ses tendances intérieures, et qu’enfin c’est elle, et elle seule, qui fait la loi puissante ou inefficace. Pour Montesquieu, la loi n’est pas par elle-même une forme vide : c’est un ressort, qui, dès qu’il est placé, produit, la sorte et la quantité de travail que le constructeur voulait obtenir. Il fait abstraction de l’homme, et le traite comme une matière inerte et passive : si bien que, dans son idée, un système de lois bien conçu ne peut manquer de mener n’importe quel peuple, en quelque sorte sans qu’il s’en mêle, à son maximum de puissance et de prospérité. Dès le début de son livre, avant la naissance des sociétés, il essaie de se représenter l’homme de la nature. Ce n’est plus le loup déchaîné de Hobbes et de Bossuet : c’est un sauvage doux et timide, un être neutre, quantité négligeable dans les calculs sociologiques. Aussi le néglige-t-il tout à fait par la suite, et rien ne donne plus à son ouvrage le caractère d’un système abstrait, qu’aucune réalité vivante ne soutient.

Les ingénieuses constructions de Montesquieu sont fondées sur deux sophismes généraux, que voici : tout ce qui est, devait être ; et, tout ce qui est, pouvait ne pas être. Il y a sophisme à dire que ce qui est devait être, quand on prétend expliquer ce qui est : car c’est dire que l’on a trouvé la somme des causes égale à la somme des effets. Or il est impossible d’affirmer que les causes définies et connues sont les véritables causes, nécessaires et suffisantes, des effets, plutôt qu’un inconnu, qu’on néglige ; et par suite on se trompe quand on dit que, ces causes étant données, ces effets devaient suivre ; car ils pouvaient ne pas suivre, si le résidu inaperçu, inexpliqué, n’y avait été joint. On se trompe bien plus dangereusement quand on dit que, ces causes étant de nouveau données, les mêmes effets suivront : car ils suivront ou ne suivront pas, selon qu’à ces causes sera joint ou non le même inconnu. Il y a sophisme aussi à dire qu’une loi, un acte humain aurait nécessairement, dans des circonstances données, changé le cours des choses. C’est possible ; cela n’est pas sûr. Il est impossible, dans l’infinie complexité des choses humaines qu’une infinité de forces concourent à produire, quand les causes physiques et les causes morales se perdent dans les obscures profondeurs de notre organisme et de notre conscience, quand on ne démêle encore — et au temps de Montesquieu on était loin d’être aussi avancé que nous sommes — quand on ne démêle que les plus superficielles réactions et les plus grossiers enchaînements de phénomènes, il est impossible de déterminer ce qu’il aurait fallu ôter ou retrancher d’énergie humaine ou de travail législatif pour détourner ou barrer le cours des événements. Montesquieu ne s’embarrasse pas de cette double difficulté. Son imagination pèse et mesure ce qui ne peut se peser ni se mesurer.

Il met la méthode expérimentale au service de ses idées préconçues, et généralise — témérairement, excessivement — tous les faits que ses recherches ont mis en évidence. Il a une ample information : il a lu, il a voyagé ; depuis les anciens Grecs jusqu’aux Suisses de son temps, depuis les sages Chinois jusqu’aux plus grossiers sauvages, tous les peuples fournissent des documents à son enquête. Et d’abord on saisit deux défauts à cette méthode d’information. Pas plus que dans les Considérations, il ne fait la critique de ses sources : il utilise tout ce qui est imprimé, comme d’égale valeur. Ensuite il met tous les faits au même plan ; il raisonne indifféremment sur une coutume de Bornéo et sur les lois anglaises, sur un règlement de Berne et sur une institution de Rome. Il prend tous les cas particuliers comme équivalents et également significatifs. C’est ainsi qu’il égalera Berne à Rome, et verra dans ce canton suisse une menace pour les libertés de l’Europe, parce que Berne se trouve répéter Rome dans une particularité de son organisation militaire [70].

Pour parler du gouvernement républicain, Montesquieu a étudié Rome, les cités grecques ; il a sous les yeux les cantons suisses, Venise, Raguse. La conquête du monde a tué la république à Rome : Montesquieu prononcera que la forme républicaine est incompatible avec la vaste étendue du territoire. Il ne soupçonne pas la possibilité d’une démocratie de trente-cinq ou de soixante millions d’hommes. Pour définir le despotisme, il a la Turquie, et sur la Turquie des relations de voyageurs plus ou moins complètes ou exactes. Le sérail et la bastonnade, voilà les caractères saillants de la société turque, telle qu’il l’aperçoit. Il ne voit que la crainte qui puisse être le ressort du despotisme : faute d’avoir eu l’occasion d’étudier la Russie, il ne s’est pas avisé qu’on pouvait aussi bien lui donner l’amour pour principe, et même plus logiquement, si le despotisme est une forme de gouvernement essentiellement patronale, patriarcale, image agrandie de la famille.

Montesquieu, par un usage imprudent de l’induction scientifique, estime avoir le droit de généraliser sur une seule observation : il en résulte qu’il fait entrer dans la formule de ses lois toute sorte d’accidents et de localisations. Il eût mieux fait de présenter chaque observation dans sa particularité, et de n’affirmer ce qu’il voyait en Turquie que de la Turquie, ce qu’il remarquait à Rome que de Rome. Mais il a voulu à toute force trouver des lois et des types. « Montesquieu, dit M. Sorel, peint la République et la Monarchie comme Molière a peint l’Avare et le Misanthrope. » Il y trouve des avantages : d’abord il utilisait ainsi l’histoire selon son goût et selon le goût de ses contemporains. Il offrait des vérités générales, par là toutes préparées pour l’application et la pratique. On n’aime pas alors l’histoire pour elle-même ; et il n’est personne, dans ces études, qui ne recherche les remèdes des maux dont souffre la monarchie française. Par les généralisations aussi, Montesquieu donnait du piquant à son ouvrage : il se ménageait la liberté des allusions, la possibilité de faire entrer dans ses types autant d’accidents caractéristiques qu’il fallait pour faire deviner l’individu qui en avait fourni le modèle ; il échappait aux sévérités du pouvoir, et donnait au lecteur le plaisir d’entendre à demi-mot.

Car il y avait dans la doctrine de l’Esprit des Lois de quoi inquiéter toutes les puissances. Au point de vue politique, Montesquieu se montre fort admirateur de la constitution anglaise, où il voit un chef-d’œuvre d’agencement. Il expose comment toutes les lois de l’Angleterre ont pour objet la protection de la liberté politique des sujets, et comment cette liberté est assurée par le mécanisme de trois pouvoirs qui se complètent, se contiennent, s’équilibrent et marchent ensemble, le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif. Il rêverait quelque chose de pareil en France. Il voudrait y détruire le despotisme, y restaurer la monarchie, l’entourer d’une noblesse, d’une magistrature et d’un clergé, qu’on renforcerait et qui serviraient de contrepoids à l’autorité royale : dans les Parlements, il trouverait le pouvoir judiciaire ; de là réunion des trois ordres il dégagerait le pouvoir législatif ; la royauté ne détiendrait plus que l’exécutif. Ces vues n’étaient pas pour être agréées de ceux qui exerçaient le pouvoir au nom du roi. Le despotisme de Louis XV était peu redoutable, mais dans la perte de sa force oppressive, la royauté s’attachait désespérément à toutes les formes agaçantes, inquiétantes, d’une autorité qui ne pouvait plus être que tracassière.

Au point de vue religieux, Montesquieu tirait poliment son coup de chapeau au christianisme. Il ne soufflait mot des Juifs, et le peuple de Dieu avec ses lois révélées tenait moins de place dans son ouvrage que les sauvages de l’Amérique ou de l’Océanie. Il parlait des jésuites avec des ménagements étudiés, d’un ton moitié figue, moitié raisin. Enfin, et surtout, la religion — toutes les religions — apparaissait manifestement dans son système comme un rouage politique, créé ou manié comme tous les autres par le législateur. Montesquieu est un esprit absolument fermé au sens du divin. De là la sincérité profonde avec laquelle il se prononce contre les persécutions religieuses, et se fait l’avocat de la tolérance. Aussi son livre fut-il attaqué tout à la fois par les jansénistes et par les jésuites[71] : il fit ce miracle de mettre une fois d’accord les Nouvelles ecclésiastiques et le Journal de Trévoux.

Cependant la forme de l’ouvrage était assez modérée pour ne pas soulever de trop gros orages. Montesquieu réussit du moins à isoler les théologiens, à s’assurer la neutralité du pouvoir monarchique. Il obtint la faveur du public. L’Esprit des Lois répondait exactement au besoin des intelligences. C’était une œuvre de raison et d’humanité. Une voix grave, modérée et forte, dénonçait les abus de la monarchie française, les taches de la civilisation : elle indiquait un idéal, qui apparaissait comme absolument pratique, de gouvernement libéral et bienfaisant ; elle traduisait le sentiment de tous les cœurs en protestant contre les autodafés et contre l’esclavage des nègres. La politesse et l’esprit enveloppaient toute l’œuvre sans lui ôter de sa force.

Dans la suite du XVIIIe siècle, Montesquieu a semblé perdre du terrain ; d’autres l’ont dépassé, ont étouffé sa voix. Cependant, en 1789, c’est la doctrine de Montesquieu qui la première a été mise à l’épreuve, et l’Esprit des Lois a fourni avant le Contrat Social le modèle de la France nouvelle. L’expérience alors fut courte et malheureuse : mais Montesquieu prit sa revanche de 1815 à 1848. Notre monarchie parlementaire fut une réalisation de la théorie des trois pouvoirs ; et Montesquieu aurait pu dire, s’il était revenu, que les accidents qui, par deux fois, ont fait éclater la machine, sont venus de ce que les rouages en avaient été faussés, et l’équilibre des forces violemment rompu. Depuis, toutes les tentatives d’organisation parlementaire qui ont été faites ont reposé sur les principes essentiels de sa doctrine.

De nos jours, cependant, la réputation de Montesquieu décline : ou plutôt il reste un nom, il cesse d’être un maître. Une partie de son livre est devenue banale, en s’inscrivant dans les faits. Une autre est devenue fausse, démentie par les faits. Au point de vue scientifique, l’insuffisance de son observation, les fantaisies de sa méthode éclatent. Au point de vue politique, notre démocratie échappe de plus en plus à ses cadres et à ses formules, et le réduit à n’être que le théoricien d’un passé médiocrement aimé. Et notre réalisme [72] ne peut s’empêcher d’en vouloir à Montesquieu d’avoir créé l’illusion de tous ces faiseurs de constitutions, qui croient changer le monde par des articles de loi.

LIVRE IV

LES TEMPÉRAMENTS ET LES IDÉES (SUITE)

CHAPITRE I

LA LUTTE PHILOSOPHIQUE

1. Les défenseurs de la tradition et du passé. Rollin. Daguesseau. Faiblesse de la résistance. Diffusion de l’esprit philosophique. Le marquis de Mirabeau. Vauvenargues. — 2. La grande bataille de la seconde moitié du siècle. L’Encyclopédie. — 3. Efforts individuels. D’Alembert, Marmontel, d’Holbach, Condillac, Turgot, Condorcet.

La lutte philosophique prend, dans la seconde moitié du xviiie siècle, une intensité, une âpreté soudaines. Vers 1750, les espérances d’une restauration rationnelle de la société, qu’on avait cru toucher, se reculent indéfiniment ; à ce même moment entre en scène une nouvelle génération de penseurs impatients, audacieux, dévoués à ce qu’ils appellent la vérité, et prêts à renverser tout ce qui y fait obstacle : l’art, l’éloquence, la littérature ne sont pour eux que des instruments de propagande. Ils vont faire de la philosophie la matière de tous les livres, la préoccupation de tous les esprits. Diderot, Rousseau, Condillac, Buffon paraissent ; Voltaire, un Voltaire épanoui et libéré, revient de Prusse. Tous, directement ou indirectement, par de violentes attaques ou de sereines spéculations, concourent à jeter l’ancien édifice à bas.

1. FORCE ET DIFFUSION DE LA PHILOSOPHIE.

La défense est faible : on peut trouver aux philosophes bien des faiblesses, et leurs personnes comme leurs doctrines sont loin d’être inattaquables ; mais il suffit pour les grandir de les comparer à leurs adversaires. Encore, au début du siècle, avait-on Rollin[73] et Daguesseau [74].

C’est un piètre historien que Rollin, et c’est un médiocre orateur que Daguesseau. Mais au moins ce sont des caractères, ce sont deux grands honnêtes gens, avec leur esprit étroit et obstiné ; ils savent souffrir pour le bien. Ils forceront l’estime du parti philosophique : d’autant qu’ils sont trop justes, trop modérés, trop scrupuleux pour être dangereux. Et, contre leur vouloir, tous les deux servent les causes qu’ils abhorrent. Daguesseau, gallican, janséniste, parlementaire, respectueux de la souveraineté royale, fait éclater par sa longue disgrâce, par son exil, l’inutilité de la modération : la moralité de cette noble vie, c’est qu’il n’y a plus de milieu entre la révolte et la servitude, et que le despotisme ombrageux des ministres ne tolère même pas la simple indépendance. Pour Rollin, dans ces histoires anciennes qu’il conte à la jeunesse, il y a du moins une chose que ce vieux martyr du jansénisme, ce doux révolté qui se fit chasser de son collège, casser du rectorat, exclure des assemblées de l’Université plutôt que d’accepter l’abominable bulle, il y a une chose qu’il voit dans l’antiquité, et il la fait voir, sans se douter combien elle est subversive de l’ordre établi : c’est la raide énergie des âmes, le sacrifice volontaire et répété des intérêts, des affections, des existences à une idée de patrie, de liberté ou de vertu. Le cours d’histoire du bon Rollin, avec sa candide inintelligence du passé et son absence de critique, est un cours de morale républicaine ; il insinue dans les âmes des sentiments, un besoin d’action libre et généreuse, qui à la longue leur rendront l’ordre social insupportable. L’honnête Université, offrant Plutarque et Tite-Live à l’admiration des jeunes gens destinés à vivre dans une monarchie absolue, a cultivé en toute simplicité de cœur les ferments révolutionnaires dont la puissance apparaîtra après 1789.

Quand Rollin et Daguesseau ont disparu, je cherche ce qui pourra opposer une résistance aux philosophes : je ne trouve rien. Tout ce qui a l’esprit ouvert et généreux est entamé par leurs doctrines, séduit au moins par quelque portion de leur idéal. Des hommes tels que le ministre d’Argenson [75], le magistrat La Chalotais, ne sont pas des philosophes : ils travaillent à côté d’eux et dans le même sens. Regardez cet original et puissant marquis de Mirabeau [76] : je le nomme d’autant plus volontiers qu’il a des parties de grand écrivain, dans son style âpre, tourmenté, obscur, débordant d’imagination et de passion. Ce gentilhomme qui abhorre les « philosophicailleries modernes », qui l’ait de la religion la base de la société, qui sollicite du despotisme royal des lettres de cachet contre fils, femmes et filles, cet homme de vieille roche, ce dur, cet intraitable féodal est l’ennemi des prêtres, des commis, des financiers, des courtisans, fait des avances à Jean-Jacques, bénit Quesnay, ne rêve que progrès, améliorations sociales, bonheur du peuple, et se fait mettre à Vincennes pour le libéralisme de sa théorie de l’impôt.

Un autre témoin des tendances de l’esprit public nous instruit combien dès la première moitié du siècle la philosophie avait de prise sur les nobles âmes : c’est Vauvenargues, mort en 1747 [77].

Le marquis de Vauvenargues était capitaine au régiment du roi. Il fit la rude campagne de Bohême, qui ruina sa santé, et donna sa démission en 1743 [78]. Il n’avait pas assez de naissance pour se passer de protecteurs, de fortune ou d’intrigue : et ces trois moyens de parvenir lui faisaient défaut. L’ambition, pourtant, le dévorait, une ambition héroïque, née du sentiment de sa valeur et du désir de la faire servir au bien public. Il renonça à l’espoir de devenir un jour capitaine de grenadiers, et sollicita un poste diplomatique. Mais il n’avait pas la platitude banale du solliciteur : il demandait de façon à honorer le ministre qui l’eût nommé. Le ministre ne le nomma pas. N’ayant plus d’espoir d’être employé, réduit bientôt après à l’inaction par la maladie, alors l’ambition qui bout en lui prend un autre cours, et tend à la gloire par d’autres efforts. Les lettres apparaissent à Vauvenargues non seulement comme une consolation de son impuissance, mais comme une promesse d’immortalité. Il mourut trop tôt pour avoir eu le temps d’être autre chose qu’un amateur, ne laissant que quelques écrits d’un talent inégal et peu mûr, des Discours, des Caractères, des Réflexions, que complète son émouvante correspondance avec le marquis de Mirabeau et Fauris de Saint-Vincent.

Vauvenargues n’est pas un moraliste détaché qui observe les hommes pour les peindre. Jusqu’à la fin, l’action fut son but. Il n’écrit que pour occuper son loisir, tromper son impatience ; et quand il doit se dire qu’il n’y a pas de rôle pour lui en ce monde, il écrit le rôle qu’il ne jouera pas : c’est un rêve d’action que toute sa littérature développe. Il regarde le monde et la vie, comme un capitaine étudie son terrain. Ce qui remplit ses ouvrages, ce sont ses désirs, ses aspirations, ses inclinations, ses dégoûts, ses haines, ses idées de gloire et de combat ; ce sont des confidences échappées dans la fièvre de l’ennui ou le désespoir de l’impuissance. Cette âme tendre, fière, ferme, généreuse, ambitieuse, n’a jamais parlé que d’elle-même, ou des autres par rapport à elle-même, et pour déterminer l’action qui lui donnerait prise sur eux.

Vauvenargues fut un homme de son temps : il eut pour Voltaire une admiration qui toucha profondément le philosophé, étonné d’abord d’avoir fait la conquête, d’un capitaine d’infanterie, saisi bientôt de ce qu’il y avait d’intelligence, d’activité, d’énergie dans ce jeune homme, et découvrant peu à peu toute la noblesse de cette âme. Plus jeune que Voltaire de vingt ans, Vauvenargues lui imposa le respect. En revanche, son hommage fut pour Voltaire la première aurore de cette popularité qui aboutit à l’apothéose de 1778 : il n’allait pas seulement au poète, il allait au philosophe, au précepteur et au bienfaiteur de l’humanité.

Irréligieux sans tapage et sans raillerie, déiste avec gravité, Vauvenargues ne connaît d’immortalité que celle de la gloire, et comme il l’a dit, les hommes, la vie présente sont l’unique fin de ses actions. Optimiste malgré les déboires de sa vie, il croit à la bonté de la nature ; il estime qu’au total l’effort de l’humanité tend au bien. Agir est la fin de l’homme, et le prix de bien agir est donné par l’estime des hommes et de la postérité. Mais l’idée originale de Vauvenargues, où se résume toute sa philosophie, c’est le respect des passions. Lui qui a l’air d’un stoïcien, il n’y a pas de doctrine qu’il combatte plus énergiquement, que l’ataraxie stoïcienne. Il ne se contente pas d’aimer la nature dans ses instincts, qui sont les guides de l’action : il l’aime dans ses passions, où il voit les agents, les ressorts de l’action. Il ne cesse de répéter que les passions qui sont en nous donnent la mesure de notre énergie morale, et que tout le secret de la vertu est de savoir utiliser, diriger, canaliser ces forces naturelles.

Vauvenargues n’a pas eu d’action sur ses contemporains, dont trois ou quatre seulement, Mirabeau, Voltaire, Marmontel, l’ont connu [79]. Mais, tel que ses écrits nous le montrent, nous pouvons l’employer à remplir l’espace qui sépare Jean-Jacques de Fénelon. C’est lui, en effet, et lui seul, dans la première moitié du xviiie siècle, qui, par la nature tendre et passionnée de son âme, par le rôle qu’il assigne dans la vie au sentiment, à la passion, semble continuer Fénelon et annoncer Rousseau ; et l’on pourrait dire que son rôle a été de déchristianiser les idées, les tendances de Fénelon. Cependant il faut bien entendre que je n’établis pas là une transmission d’influences, mais seulement des affinités de nature.


2. LA LUTTE PHILOSOPHIQUE.


Deux journaux firent une guerre acharnée à la philosophie : les Nouvelles ecclésiastiques parlaient au nom du Jansénisme ; le Journal de Trévoux était l’organe des Jésuites. C’était des deux côtés, sous des formes plus âpres ou plus doucereuses, même étroitesse d’esprit, même inintelligence des besoins intellectuels du temps, même indigence de talent et d’éloquence, que ne compensaient pas suffisamment la violence et la malignité. Les évêques intervenaient de leur personne, et par leurs mandements tâchaient de barrer la route aux mauvaises doctrines : mais l’épiscopat n’avait plus de Bossuet ni même de Massillon ; et Le Franc de Pompignan, l’honnête évêque du Puy, Montazet, l’académique archevêque de Lyon, Beaumont, l’intempérant archevêque de Paris, ajoutez-y tous les Boyer, les Languet, les Montillet, ne pesaient pas, à eux tous, le poids des seuls Voltaire et Rousseau.

Le Parlement n’avait guère plus de force conservatrice que l’épiscopat : le zèle aveugle de ses magistrats le discréditait sans sauver la religion ni la société ; les Gilbert de Voisins, les Omer de Fleury, les Séguier, toujours prêts à requérir contre les Lettres anglaises, l’Encyclopédie, le Bélisaire, l’Emile, comme contre l’inoculation, le jésuitisme et l’ultramontanisme, avilirent leur compagnie par le ridicule qui s’attache aux violences impuissantes ; ils décuplèrent la puissance des œuvres qu’ils faisaient brûler au pied du grand escalier de leur palais. Il y avait aussi les ministres et le roi : des lettres de cachet envoyaient à la Bastille, à Vincennes, au For-l’Évêque, Voltaire, Diderot, Marmontel, Morellet, Beaumarchais : douces et commodes prisons qui donnaient à peu de frais la gloire du martyre ! L’autorité se détruisait par ses inconséquences : on cajolait aujourd’hui celui qu’hier on emprisonnait.

Enfin toutes les forces qui devaient concourir à la défense de l’ordre religieux et politique étaient divisées : les Jansénistes tiraient sur les Jésuites, le Parlement faisait échec à la royauté ; dans ces discordes, il était rare que les philosophes n’eussent pas quelqu’un avec eux. Voltaire avait la joie de voir des Actes du clergé, qui le prenaient à partie, brûlés par arrêt du Parlement (1764) : ces actes choquaient aussi le jansénisme de nos magistrats. Choiseul flattait les philosophes en s’appuyant sur les Parlements, et liguait pour un moment l’irréligion rationaliste avec le fanatisme janséniste contre les jésuites. Un peu plus tard, les Parlements trouvaient Voltaire contre eux du côté du ministère. Nombre de prélats grands seigneurs se désintéressaient de la défense de l’Église, coquetaient avec ses ennemis, dont l’esprit amusait leur esprit, tandis que d’autres ne songeaient qu’à jouir de la liberté du siècle. Souvent, d’autre part, les intentions oppressives du pouvoir civil étaient neutralisées par la politesse des agents, qui semblaient s’excuser de faire leur devoir par la façon dont ils le faisaient : des lieutenants de police, des commis de ministère, des censeurs royaux, des intendants, des avocats généraux, des conseillers de Parlement étaient gagnés aux idées des philosophes, se faisaient protecteurs de leurs personnes, atténuaient le danger de leurs publications. Un Malesherbes à la direction de la librairie, c’était la liberté de la presse[80].

Autour des organes officiels et des corps constitués, une foule d’individus faisaient la guerre de partisans : en général, ils déployèrent plus d’animosité que de talent. D’inoffensifs savants, Larcher, Foncemagne, Guénée, purent avoir raison sur des points particuliers, sans avoir d’influence sur le mouvement général des esprits. Desfontaines, dans ses Observations, Fréron, dans son Année littéraire, s’accrochèrent presque au seul Voltaire, y usèrent ce qu’ils avaient d’esprit, de sens, d’honnêteté même, sans autre résultat que de l’amener à s’avilir un peu dans des polémiques injurieuses. Le Président Hénault, homme de confiance de la dévote reine, ménageait les philosophes sans les aimer, et ils le ménageaient en s’en défiant. L’excellent Pompignan, le poète, ne réussit qu’à se faire donner un ridicule immortel, universel. Celui qui eut le plus de talent, qui marqua inexorablement toutes les petitesses des philosophes dans ses acres satires, Gilbert, obtint la faveur de la cour, des pensions, un nom littéraire qui n’est pas encore oublié : il n’eut aucune prise sur l’esprit public. Palissot, médiocre auteur et assez plat personnage, fit plus de bruit, ayant agi par le théâtre : instrument d’une pieuse coterie, il fit jouer en mai 1760 ses Philosophes, où Diderot, Rousseau, Mme  Geoffrin étaient personnellement ridiculisés, où Helvétius, Duclos étaient attaqués dans leurs œuvres. Ce fut une grande clameur dans le camp philosophique : mais Palissot avait eu l’adresse de cajoler Voltaire, qui vit avec indulgence les coups qui pleuvoir à côté de lui, sur ses amis et leurs doctrines. Il leur offrit seulement la consolation de se venger sur Fréron, et d’applaudir dans l’Écossaise des personnalités plus grossièrement injurieuses que celles dé Palissot.

L’année 1760, avec ses deux grandes journées théâtrales, marque le moment où la lutte est le plus envenimée. Le parti philosophique s’est organisé, discipliné ; il a ses chefs, ses mots d’ordre, il manœuvre d’ensemble, docilement ; opposant intolérance à intolérance, fanatisme à fanatisme, exclusif, étroit, violent, comme les adversaires qu’il combat, il a pris pied à l’Académie française avec Dalembert, qui peu à peu l’y installe, et la lui asservit. Enfin la grande machine qui devait faire triompher la raison, l’Encyclopédie, se construisait [81]. Suspendue pendant dix-huit mois après l’apparition des deux premiers volumes, puis reprise et menée avec ardeur, la publication de l’Encyclopédie venait d’être arrêtée de nouveau par le Parlement (1757) : l’un des deux directeurs de l’entreprise, Dalembert, ami de son repos, s’effrayait, se retirait ; ni Diderot ni Voltaire ne pouvaient le faire revenir sur sa décision. Diderot s’entêtait : il forçait au bout de huit ans les résistances de l’autorité (1765), remettait l’édition en bon train avec une permission tacite, intéressait à l’entreprise Mme  de Pompadour, Richelieu, Bernis, Choiseul, Malesherbes, Turgot, atténuait l’effet fâcheux de la désertion de son collaborateur, abattait à lui seul une effrayante besogne, écrivait, commandait, arrachait les articles nécessaires, et finissait par vaincre. Le dernier volume de l’Encyclopédie paraissait en 1772 : les tables et les additions étaient achevées en 1780. En peu de temps l’édition était enlevée en France et contrefaite à l’étranger.

L’idée première, comme le succès final, était due à Diderot. Des libraires avaient pensé à une publication sur le modèle de l’Encyclopédie anglaise de Chambers : mais ce fut Diderot qui conçut l’efficacité philosophique de l’entreprise. Il marqua dans son prospectus, qu’ « en réduisant sous la forme de dictionnaire tout ce qui concerne les sciences et les arts, il s’agissait de faire sentir les secours mutuels qu’ils se prêtent, d’user dé ces secours pour en rendre les principes plus sûrs et leurs conséquences plus claires ; d’indiquer les liaisons éloignées ou prochaines des êtres qui composent la nature, et qui ont occupé les hommes,… de former un tableau général des efforts de l’esprit humain dans tous les genres et dans tous les siècles ». Il croyait que « la vraie philosophie » était assez développée pour mener à bien cette vaste entreprise.

N’ayant point encore une grande notoriété, il s’associa un mathématicien déjà illustre, membre de l’Académie des sciences, Dalembert, qui, dans une Préface fameuse, en somme, donna une classification des sciences, avec une vue d’ensemble de leur genèse successive et de leurs principaux progrès. Mais deux hommes ne suffisaient pas encore : Diderot fit appel à toutes les bonnes volontés, à toutes les compétences : Voltaire, Montesquieu, Buffon, Condillac, Duclos, Marmontel, Helvétius, Raynal, Turgot, Necker, des magistrats, des officiers, des ingénieurs, des médecins, des gens du monde, tout le ban et l’arrière-ban des écrivains, des philosophes, des savants, des économistes, gens à talent et sans talent, envoyèrent des articles. Ce fut un incroyable fatras, une Babel, disait Voltaire ; il y eut d’excellentes choses à côté de dégoûtantes platitudes. Des jésuites, des jansénistes essayèrent d’insinuer les contrepoisons au milieu des poisons. Diderot veilla à tout : il maintint l’unité générale de l’intention philosophique à travers la diversité des sujets particuliers, l’incohérence des opinions individuelles. Par lui, l’Encyclopédie resta ce qu’il l’avait destinée à être : un tableau de toutes les connaissances humaines, qui mit en lumière la puissance et les progrès de la raison ; une apothéose de la civilisation, et des sciences, arts, industries, qui améliorent la condition intellectuelle et matérielle de l’humanité, ce fut une irrésistible machine dressée contre l’esprit, les croyances, les institutions du passé. Au fond, l’avocat général Omer de Fleury ne se trompait pas tant quand il dénonçait au Parlement les Encyclopédistes comme « une société formée pour soutenir le matérialisme, pour détruire la religion, pour inspirer l’indépendance, et nourrir la corruption des mœurs ».

Transposons ces termes violents en langage impartial : il est très vrai que l’Encyclopédie fit des philosophes un parti, et des idées individuelles un corps de doctrine. Elle fut la Somme de la philosophie rationnelle, et elle la vulgarisa en la rassemblant. Elle fournit d’opinions, de solutions, de plans, d’espérances sur tous les objets de la pensée, sur toutes les parties de la société, les hommes qui adhéraient seulement à ce principe général, que la raison est toute-puissante et doit être souveraine.


3. QUELQUES PHILOSOPHES.


L’Encyclopédie s’ajouta aux efforts individuels et leur donna plus d’efficacité. Mais tandis que plus ou moins péniblement, à intervalles plus ou moins longs, ses lourds in-4o s’abattaient sur l’ignorance et les préjugés, les principaux collaborateurs suivaient chacun leur direction, manifestaient leur tempérament, combattaient, instruisaient dans leurs œuvres personnelles.

Nous devrons nous arrêtera Diderot, à Voltaire, à Buffon. Il y a quelques-uns de leurs contemporains qui eurent leur heure de gloire ou de tapage. Leurs personnes presque toujours sont plus intéressantes, plus représentatives, que leurs écrits ; et l’historien de la société a plutôt affaire à eux qu’à l’historien de la littérature. C’est le cas de Dalembert [82] mathématicien illustre, esprit indépendant, au-dessus de l’ambition et de l’intérêt, ami de son repos jusqu’à l’égoïsme, et jusqu’à renoncer à l’expression publique de ses idées, excitant les autres sous main à se compromettre, et gardant lui-même un silence prudent : critique étroit, fermé à l’art, à la poésie, philosophe intolérant, affolé de haine contre la religion et les prêtres ; écrivain lourd et pâteux, sans tact, d’une inélégance innée, et d’une sécheresse qui se dissimule mal par l’emphase et la fausse noblesse. Son œuvre littéraire paraît mince aujourd’hui, et ira, je crois, s’amoindrissant de jour en jour.

C’est le cas aussi de l’universel et médiocre Marmontel [83], l’auteur de Bélisaire et des Incas, deux insipides romans qui, en attirant sur lui les rigueurs de la Sorbonne et du Parlement, en firent un moment le représentant de la philosophie. Il fut le principal rédacteur des articles littéraires de l’Encyclopédie ; ni les connaissances ni le goût ne lui manquaient ; et le recueil de ces articles, qui forme les Éléments de littérature, est l’expression la meilleure que nous ayons du goût moyen du xviiie siècle. L’absence de génie est ici une garantie d’exactitude. Mais il n’y a en somme qu’une œuvre de Marmontel qui appartienne aujourd’hui à ce que j’appellerais la littérature vivante : ce sont ces Mémoires si naïfs, où il nous décrit sa carrière de beau gars limousin lancé à travers la plus libre société qui fût jamais, où il promène avec un si parfait contentement de soi-même sa robuste médiocrité parmi les cercles les plus distingués de ce siècle intelligent : corps, esprit, moralité, tout est solide, massif, insuffisamment raffiné chez ce paysan parvenu de la littérature.

Les livres d’Helvétius [84] et de l’abbé Raynal [85] sont des œuvres mortes : ils n’eurent jamais qu’une valeur extrinsèque, qu’ils empruntèrent aux passions de parti. Helvétius, très honnête homme et très bienfaisant, réduisait toute la morale à l’intérêt bien entendu. Il faisait dépendre tout le progrès de l’humanité, tout le développement de la civilisation de la conformation de nos organes ; et par une inconséquence singulière il croyait à la toute-puissance de l’éducation : il estimait que tous les esprits sont à peu près égaux, et que toutes les différences intellectuelles résultent de l’inégalité de culture ; or, si l’on ramène tout au physique, c’est le contraire qui est vrai ; il n’y a pas d’éleveur qui croie que, pour avoir un bon étalon, il suffit de bien nourrir n’importe quel poulain. Raynal est au-dessous d’Helvétius : il a fait un livre à tiroirs, d’où s’échappent à tous propos toutes sortes de déclamations contre Dieu, la religion et le gouvernement ; il invitait ses amis à lui en apporter, et Diderot s’est fait son fournisseur.

D’Holbach [86] vaut mieux. Ce baron allemand qui traitait les philosophes, peut n’être qu’un écho : c’est un écho intelligent. Il a compris les idées qui s’échangeaient à sa table ; la façon dont il les réduit en système le prouve. Négation de la métaphysique, souveraineté des lois physiques, déterminisme, évolution, progrès, nécessité et efficacité de l’expérience, réduction de la conscience morale à une disposition organique héréditaire que modifient les habitudes et les sensations, en théorie poursuite de la jouissance, en pratique accomplissement du bien : voilà les principales idées que met en lumière la forte unité du fameux livre de d’Holbach.

Condillac [87] est le philosophe des philosophes. C’est un grand et lucide esprit qui ne prit point de part aux polémiques violentes du temps. Son œuvre, comme celle de Descartes au xviie siècle, est l’expression philosophique du même esprit qui a produit la littérature du temps. Il évite, comme Voltaire, les négations extrêmes : il ne professe ni athéisme ni matérialisme. Il fait seulement dériver toutes les idées des sensations, sur lesquelles l’esprit travaille, qu’il clarifie, compare, abstrait, simplifie, généralise, dont il extrait à la longue des séries infinies de raisonnements rigoureux et limpides. On saisit dans sa méthode à la fois la force et la faiblesse de l’esprit du xviiie siècle, encore trop adonné à l’analyse. Condillac n’enseigne point à observer les faits, base de la science ; il n’indique pas les moyens de les vérifier, de les interpréter. Il n’opère que sur les idées, quelles qu’elles soient, et de quelque façon qu’elles aient pénétré dans l’esprit de l’homme. Et c’est précisément le défaut général de tous les penseurs du temps, de ne point assurer suffisamment les principes de leurs raisonnements, d’ignorer, de mépriser, de mal voir les faits, de supposer constamment la réalité adéquate à leur idée. En revanche, ce sont d’incomparables raisonneurs ; et le fort de Condillac est justement l’art de raisonner. Avant tout il est logicien. Il nous enseigne à nous faire du monde extérieur des idées claires, précises, ordonnées. Il nous fait suivre la genèse naturelle des idées, le développement parallèle des signes, et nous montre dans le langage « un merveilleux instrument d’analyse », qui, par ses termes abstraits où se rassemblent des collections d’idées, par son mécanisme où s’expriment des séries de rapports, facilite de plus en plus la tâche de l’esprit [88]. Les opérations de la pensée sont une algèbre, dont les mots sont les signes. Les jugements sont des équations, et les termes qu’on assemble sont des objets abstraits, idéaux : nulle part on n’aperçoit mieux que chez Condillac pourquoi l’esprit français au xviiie siècle élimine de sa pensée toute réalité concrète, les formes par conséquent de la vie et la matière de l’art, et pourquoi la poésie ne peut plus être qu’un jeu intellectuel, réglé par des conventions arbitraires.

Le parti encyclopédiste était assez vaste pour englober les tendances individuelles les plus inconciliables, Mably par exemple et Turgot. L’abbé de Mably, frère de Condillac, eut une influence limitée, mais sérieuse et durable : il s’était attaché aux sciences sociales et politiques ; dépassant Rousseau qu’il avait devancé, il développe hardiment des théories communistes. Rien n’était plus contraire aux doctrines libérales et individualistes du groupe économiste, auquel appartenait Turgot [89].

Les misères et l’oppression du peuple, à la fin du règne de Louis XIV, avaient excité des patriotes tels que Vauban et Boisguilbert à chercher, en dehors de toute doctrine politique et de toute intention révolutionnaire, les moyens d’améliorer l’état matériel du royaume. Ces études faisaient encore l’objet principal du Club de l’Entresol, où l’on rencontre l’abbé de Saint-Pierre et le marquis d’Argenson. Quesnay, ce médecin de Louis XV dont la hauteur de pensée imposait le respect même au roi, s’y appliqua ensuite, et fut le fondateur de l’école économique, à laquelle se rattachent des esprits aussi divers que le marquis de Mirabeau et Turgot. J’ai parlé de l’Ami des hommes, qui avait voué un culte à Quesnay. Turgot [90] fut un des plus nobles esprits du temps. Il renonça à l’assurance d’une grande fortune ecclésiastique, pour ne point se condamner toute sa vie à porter un masque sur le visage. Il ne devint pas pourtant ennemi du christianisme. Il prenait cette position, originale en son temps, de respecter le christianisme en n’obéissant qu’à la raison. Il estimait que toutes les religions ont droit à la tolérance pourvu qu’elles ne choquent point la morale. Il ne poussa point à démolir la société : il se contenta de travailler à l’améliorer. Il avait embrassé toutes les parties du gouvernement et de la vie nationale : administration, finances, industrie, commerce, éducation, il avait tout étudié avec un esprit philosophique, sans rechercher la nouveauté ni respecter la tradition, uniquement mû par l’amour de l’humanité et réglé par la considération du possible.

Si l’Encyclopédie pouvait contenir à la fois des athées et des déistes, des révolutionnaires et des modérés, des communistes et des individualistes, c’était au nom de son principe : la souveraineté de la raison. Tout ce qui la reconnaissait était de la maison. Nous pouvons donc négliger toutes les divergences de doctrine et les incompatibilités d’humeur : ce qui lie le parti, et caractérise le mouvement philosophique, c’est la foi dans la raison. En ce sens, l’œuvre où aboutit toute la pensée du siècle, c’est la fameuse Esquisse de Condorcet [91]. Proscrit, Condorcet gardait toute sa sérénité, toutes ses espérances ; il traçait rapidement le tableau des progrès de la raison, retardés en vain par les tyrans et les prêtres, et donnait un aperçu des belles destinées que sa victoire promettait à l’homme, indéfiniment perfectible. [S’il y a bien de la candeur et de la chimère dans cet optimisme, l’ouvrage est une esquisse vigoureuse de l’histoire de la culture humaine ; le parti pris n’exclut pas l’intelligence. Condorcet est un grand esprit].

On aimerait à s’arrêter sur d’Holbach, Condillac, Turgot, Condorcet : nous sortons d’eux autant que de Voltaire, de Diderot, de Rousseau, de Buffon. Mais leur mérite littéraire est loin d’être toujours égal à la valeur de leurs idées. Il me faut laisser tous ces représentants de la philosophie du dernier siècle, pour regarder seulement les grands littérateurs, ainsi replacés dans leur milieu.


CHAPITRE II

DIDEROT


1. L’homme. — 2. Les idées de Diderot : son retour à la nature. Athéisme ; instinct ; science. — 3. L’art de Diderot. Impressionnisme. Lyrisme. Substitution d’idéal : le caractère, au lieu de la beauté. — 4. Les Salons, et leur importance littéraire.
1. CARACTÈRE DE DIDEROT.

« La tête d’un Langrois est sur ses épaules comme un coq au haut d’un clocher : elle n’est jamais fixe dans un point ; et si elle revient à celui qu’elle a quitté, ce n’est pas pour s’y arrêter. Avec une rapidité surprenante dans les mouvements, dans les désirs, dans les projets, dans les fantaisies, dans les idées, ils ont le parler lent. Pour moi, je suis de mon pays ; seulement le séjour de la capitale et l’application assidue m’ont un peu corrigé. » Denis Diderot[92], Langrois devenu Parisien, s’était corrigé en effet, mais non pas de la façon qu’il croyait. Son esprit avait gardé la promptitude à virer : mais il avait égalé l’impétuosité de son élocution à la rapidité de sa pensée. Il est bavard, conteur, conseilleur, raisonneur. Ce fils d’un petit coutelier de Langres n’a jamais été du monde : il a étalé dans les salons que sa renommée lui ouvrait, des façons débraillées, vulgaires ; mais de toutes les convenances mondaines, s’il y en a une qu’il a bien foulée aux pieds, c’est celle qui bride la langue. Gros mangeur, gourmand, il ne nous fait pas grâce de ses indigestions : il est plein de son sujet, il faut qu’il parle. Il a la gaieté du peuple, énorme, ordurière ; où qu’il soit, devant n’importe qui, il faut qu’il lâche les sottises qui bouillonnent dans sa tête : il faut qu’il parle. Il a la franchisé du peuple, celle de l’Auvergnat de Labiche plutôt que de l’Alceste de Molière : il jette au nez des gens leurs vérités ; il les pense, elles jaillissent : il faut qu’il parle. Il a des amis, qu’il voit agir, faire des projets, arranger leur vie : il se jette à travers leur existence, à travers leurs plus intimes sentiments, conseillant, disposant, indiscret, impérieux ; c’est la corneille qui abat des noix ; et voilà comment il se brouille avec Rousseau : il veut le retenir à Paris, l’envoyer à Genève ; il décide, il dirige ; il faut qu’il parle.

Bonhomme au reste, obligeant, généreux, tout plein de bons sentiments, bon fils, bon frère, bon père, bon mari même, à la fidélité près, bon ami, chaud de cœur, enthousiaste, toujours prêt à se donner et se dévouer : à condition seulement qu’il puisse s’épancher librement, toujours heureux de se mettre en avant, d’être d’une négociation, d’une affaire où il y ait à brûler de l’activité, à évaporer de la pensée en paroles. C’est le moins égoïste, le plus désintéressé des hommes, pourvu qu’il se dépense. Il a traversé son siècle, constamment dans la fièvre, emballé, débordant, jamais las, grisé de l’incessante fermentation de son cerveau ; et plus il disait, plus il avait à dire.

Sa robuste organisation fournissait à toutes les dépenses. C’était un étourdissant causeur ; sa conversation était un feu d’artifice, où l’on voyait passer avec une vertigineuse rapidité images, idées, polissonneries, sciences, contes, métaphysique, rêves fous, hypothèses fécondes, divinations étonnantes. Au coin du feu dans son logis de la rue Taranne, au café de la Régence, à la Chevrette chez Mme  d’Épinay, au Grandval chez le baron d’Holbach, Diderot était toujours prêt, toujours chauffant, partant sur un mot, sur un signe. Et quand il avait bien conté, disputé, crié, il lui restait du surplus qui ne s’était pas donné passage : il prenait la plume, et continuait la conversation tantôt avec le même interlocuteur, tantôt avec un autre ; il écrivait à Falconet ou à Mlle  Volland. Et ces causeries et ces lettres, ce n’était que son trop-plein qui s’écoulait. J’aurais dit que cela le délassait de ses livres, si ses livres l’avaient lassé.

Mais il a écrit, comme il parlait, facilement, gaiement, sans fatigue et sans relâche : cela purgeait son esprit, comme eût dit Aristote. Aussi ne peut-on parler ici de labeur artistique, de lente élaboration, de composition savante et réfléchie : toutes ces simagrées ne sont pas sa manière. Écrire, ou parler, est une fonction naturelle pour lui ; il n’y fait pas de façon, il se soulage, et il y a de l’impudeur vraiment dans son naturel étalé, dans son improvisation à bride abattue ; tous les endroits lui sont bons, et toutes les occasions. Il s’est attelé à l’Encyclopédie, et comme il veut la mener à bon port, il baisse le ton. Rien ne nous permet mieux de mesurer l’énergie déployée par Diderot dans cette affaire, que ce miracle opéré en lui par le désir de réussir : il a tâché d’être décent, de ne rien lâcher sur le gouvernement ou la religion qui fît par trop scandale. Mais aussi comme la langue lui démangeait pendant qu’il travaillait si sagement ! comme cette besogne l’excitait ! Tout ce qu’il n’avait pas pu dire dans ses articles, il le jetait dans d’autres ouvrages ; ce n’était pas pour la gloire, ni pour le gain qu’il écrivait : c’était pour lui, pour évacuer sa pensée. Il publiait ses Pensées sur l’Interprétation de la nature, son Entretien d’un philosophe avec la maréchale de ***, etc. : mais son Rêve de Dalembert, son Supplément aux voyages de Bougainville, son Paradoxe sur le Comédien, sa Religieuse, son Jacques le Fataliste, son Neveu de Rameau, c’est-à-dire le meilleur et le pire, le plus caractéristique en tout cas de son œuvre, tout cela est resté enfoui dans ses papiers. C’était écrit ; il n’en fallait pas plus à Diderot, il avait tiré de son œuvre le plaisir qu’il en attendait. Avec la même indifférence, il semait de ses pages dans les livres de ses amis : an traité de clavecin de Bemetzrieder, une histoire de l’abbé Raynal, une gazette de Grimm, tout lui était bon ; l’essentiel, pour lui, c’était d’écrire ; y mettre son nom n’aurait rien ajouté à son plaisir ! Et, au bout de trente ans de cette effusion sans relâche, je ne garantis pas que Diderot ne soit pas mort avec le regret d’avoir gardé quelque chose d’inexprimé dans son esprit.

Cette intense restitution de pensée était le résultat d’une active absorption ; sa puissante machine toujours sous pression et qui produisait un travail incessant devait être largement alimentée. Diderot n’est point un génie créateur, apte à tirer un monde de soi ; il est loin de Descartes, loin même de Rousseau. Cela l’oblige d’être un savant et un curieux. M. Faguet l’a très bien dit, il est au courant d’une foule de choses dont la connaissance n’était pas commune en son temps. Quand on s’en tient aux faciles raisonnements de Locke, quand nos gens qui ne s’effraient guère veulent devant Spinoza, non pas devant la hardiesse, mais devant la profondeur de sa doctrine, et craignent de s’y casser la tête, Diderot, sans façon, sans fracas, s’assimile le dur, le grand système de Leibniz : et il n’y a pas d’autre raison, je le crois bien, qui lui ait donné en France la réputation d’être une tête allemande. Il a fait des mathématiques, il a fait de la physique, il a fait de l’histoire naturelle, il connaît les plus récentes hypothèses, les expériences les plus suggestives des sciences qui actuellement se constituent et s’étendent. Il connaît la peinture, la musique : je ne dis pas qu’il n’en raisonne un peu à tort et à travers ; mais jamais le défaut de connaissances précises ou techniques n’est la source de ses déviations de jugement. En littérature, il a la plus vaste lecture, il regarde l’étranger, et il sait le xviie siècle. Il sait aussi beaucoup sur l’antiquité, et ce ne sont pas de vagues impressions d’une lecture rapide ; il voit le détail, il cherche l’exactitude ; s’il lit Horace, il le lit en philologue, en poète, en historien ; s’il lit Pline, il le lit toujours en philologue, mais en peintre, en archéologue, en chimiste ; il prend chaque ouvrage du côté dont un homme de métier le prendrait, avant d’y appuyer ses rêveries personnelles.

Ainsi procède Diderot : sa fécondité n’est pas spontanée. Il a besoin qu’un choc du dehors mette en mouvement les tourbillons de sa pensée, il ne peut donner lui-même la chiquenaude. Mais vienne la chiquenaude : voilà tout en branle ; la machine siffle, fume, crache, craque ; on est stupéfait de la disproportion de son action vertigineuse et de son infernal tapage avec le simple geste qui leur a donné naissance. Ainsi Diderot trouve dans Sterne une demi-page qui l’amuse : il part là-dessus, et déroule les trois cents pages de Jacques le Fataliste. Je ne sais s’il a jamais rien fait qui ne soit à l’occasion de quelque chose, et comme une immense réaction de son être contre une impression extérieure. Mais, dira-t-on, n’en est-il pas toujours ainsi ? Non : car d’abord, chez Diderot, le choc n’est pas une émotion quelconque, un fait de son expérience, c’est le choc d’une pensée qui a essayé de se traduire par la parole ou l’art ; puis le détachement de la cause extérieure et de sa pensée interne ne se fait pas ; son œuvre, si vaste qu’elle soit, reste, si je puis dire, épinglée en marge du livre d’autrui ; Diderot est un étourdissant commentateur, plus intéressant souvent que son texte. Il excelle à refaire les livres d’autrui : il est incapable de les juger. Pendant qu’il a l’air d’écouter, il a pris le point de départ ou l’a placé l’auteur, et il voyage pour son compte : quand vous avez fini, il vous dit le livre qu’il aurait fait à votre place, et c’est sa façon d’entendre la critique. Dans la conversation, il est le même : de tout ce que vous lui dites en deux heures, il entend une chose, une seule ; il la prend, la travaille, la grandit ; votre toute petite pensée devient un gros système, et qui vous révolte parfois, ou vous épouvante. Voilà le mécanisme mental de Diderot : spontanéité médiocre, réactions prodigieuses.


2. LES IDÉES DE DIDEROT.


Encyclopédie à part, Diderot n’est guère moins considérable dans le xviiie siècle que Voltaire et Rousseau. Avant Rousseau, et quand Voltaire était encore tout ligotté de préjugés, de vanités, d’ambitions mondaines, Diderot s’était franchement déclaré l’homme de la nature. Et voici ce que la nature était pour lui.

Elle était — elle fut du moins de bonne heure — l’athéisme. Dieu n’est pas dans la nature. Il ne saurait y être, et on n’y a que faire de lui. Le monde est un vaste billard, où une infinité de billes roulent, se croisent, se choquent, formant un inextricable réseau de mouvements nécessaires, qui ne s’épuisent jamais. Mais la morale ? Elle n’en souffrira pas. « Ne pensez-vous pas qu’on peut être si heureusement né qu’on trouve un grand plaisir à faire le bien ? — Je le pense. — Qu’on peut avoir reçu une excellente éducation, qui fortifie le penchant naturel à la bienfaisance ? — Assurément. — Et que, dans un âge plus avancé, l’expérience nous ait convaincus qu’à tout prendre, il vaut mieux, pour son bonheur dans ce monde, être un honnête homme qu’un coquin [93] ? » Instinct, éducation, expérience : voilà qui suffit pour la morale. Être vertueux pour aller en paradis, c’est prêter à Dieu à la petite semaine ; et le malheur est que le prêteur donne des crocodiles empaillés, non de bonnes espèces ; car la vertu des sacristies, c’est d’aller à la messe, de ne point toucher aux vases sacrés ; l’amour du prochain vient après. La religion, qui punit le sacrilège plus que l’adultère, est immorale ; elle laisse, pour des pratiques, subsister toute la corruption du monde. Elle est source de crimes, fanatisme, guerres, supplices, etc. : c’est acheter trop cher un fondement de la morale, qui ne fonde rien du tout. Dieu existe ou n’existe pas ; s’il existe, il n’existe pas dans la nature ; nous n’avons pas à en tenir compte. Il n’existe pas pour nous ; si nous disons un peu imprudemment qu’il n’existe pas du tout, il n’y a pas grand mal à cela. Si, un beau jour, hors de la vie, nous nous trouvons face à face avec lui, dans son monde, eh bien, Dieu n’est pas assez mauvais diable pour nous en vouloir de l’avoir nié, quand nous n’avions aucune raison de l’affirmer.

La nature, en second lieu, pour Diderot, c’est le contraire de la société. Tous les maux, tous les vices de l’homme, viennent de la société, qui a inventé la religion, les puissances, les distinctions, la hiérarchie, la richesse, c’est-à-dire l’oppression des uns, la tyrannie des autres, de la corruption et de la misère pour tous, — qui a inventé surtout la morale. Car voilà la caractéristique de Diderot : hardiment, crûment, tantôt cynique et souvent profond, il s’attaque à la morale. Elle n’est qu’une institution sociale, d’autant plus haïssable que sa contrainte hypocrite s’exerce par le dedans : sous le nom de morale, on instruit les enfants à s’interdire quelques plaisirs légitimes qui résultent des fonctions naturelles.

C’est le naturalisme de Rabelais, celui de Panurge et de frère Jean, qui reparait dans Diderot, dans ces êtres qu’il a choisis et faits conformes à son idéal, dans le Neveu de Rameau et dans Jacques le Fataliste. Il supprime toutes les vertus, chrétiennes, stoïciennes, mondaines même, qui n’ont rapport qu’à l’individu, et sont fondées sur le respect de soi-même. Chasteté, pudeur, sobriété, réserve, dignité, sincérité : sottises que tout cela, préjugés et gênes de la société. Le scrupule, la délicatesse sur les moyens sont des grimaces absurdes, quand on est assuré de son intention, et qu’on la sait bonne : voyez le curieux dialogue, Est-il bon ? est-il méchant ? un des chefs-d’œuvre de Diderot. Qu’est-ce donc que la vertu ? Elle tient en un mot : c’est la bienfaisance. Tout ce qui est utile à l’humanité est bien ; tout qui est nuisible à l’humanité est mal ; ce qui ne fait ni bien ni mal à personne est indifférent ; que je mente, que je me grise, ou pis, qu’importe, si ces actes sont sans effets, sans prolongements funestes au dehors ? et si, de mon mensonge, ou de mon ivrognerie, il sort un bien pour quelqu’un, j’ai bien fait d’être menteur ou ivrogne. La nature de Diderot l’a sauvé des vices qui avilissent ; pauvre, indépendant généreux, sans convoitise et sans platitude, il est assez honnête homme pour arriver à faire une sorte de morale avec son instinct. Il s’appuie sur le respect, le culte de la nature, c’est-à-dire des phénomènes, car elle n’en est que la collection. Aussi ne peut-il s’empêcher d’admirer, presque d’aimer ce superbe jaillissement d’énergies naturelles, d’appétits, qu’offre le neveu de Rameau : il tombe d’accord avec lui que « le point important est que vous et moi nous soyons, et que nous soyons vous et moi : que tout aille d’ailleurs comme il pourra [94] ».

La nature, enfin, pour Diderot, c’est la science. Il en a conçu la méthode, les directions, les résultats. Mais ce mot de nature se détermine pour Diderot dans un sens bien moderne. Il n’y aperçoit plus cette nature intérieure que le xviie siècle étudiait surtout, dont Descartes croyait l’existence plus assurée et la connaissance plus facile que de la nature extérieure. Toutes ses impulsions, à lui, lui viennent du dehors ; sa philosophie, et celle de son temps, lui dit que toutes ses idées lui sont venues par ses sens : il est naturel que la nature extérieure, et les sciences qui s’y appliquent, soient l’objet de son étude. Dès le milieu du siècle, il annonce, bien témérairement, que le règne des mathématiques est fini : mais il annonce, par une sûre divination, que le règne des sciences naturelles va commencer. Physiologie, physique, c’est de ce côté-là qu’il appelle les jeunes gens, non sans emphase ; mais son geste de charlatan souligne des idées de savant. Avec Diderot, le rapport de la philosophie et des sciences semble se renverser : la philosophie renonce à leur imposer ses systèmes, et elle attend leurs découvertes pour en extraire une conception générale de l’univers. La philosophie de Diderot, dans ses parties caractéristiques, est vraiment une philosophie de la nature : ce qu’il tire de Leibniz, ce sont ces principes de raison suffisante, de moindre action, de continuité, que l’étude scientifique du monde organisé et inorganique suppose et vérifie constamment ; et c’est lui d’abord qui, avant Helvétius, avant d’Holbach, remet l’homme dans la nature, et réduit les sciences morales aux sciences naturelles.


3. L’ART DE DIDEROT.


Son art est en harmonie avec son tempérament et avec sa philosophie. Je ne parle pas de l’exécution, souvent lâchée, précipitée ; la perfection du travail ne se rencontre guère chez lui. J’entends par son art les intentions d’art qu’il exprime.

Donc, il y aura d’abord chez Diderot un art naturaliste, expressif de la vie telle qu’elle est, des êtres tels qu’on les voit. Sollicité comme il était par la nature extérieure, il la reçoit, et la rend, comme mécaniquement, avec une merveilleuse sûreté. Lisez la Correspondance, et voyez tous ces tableaux, toutes ces anecdotes dont elle est semée. Lisez le Neveu de Rameau, le chef-d’œuvre le plus égal que Diderot ait composé. Cette excentrique et puissante figure s’enlève avec un relief, une netteté incroyables : profil, accent, gestes, grimaces, changements instantanés de ton, de posture, l’identité foncière et toutes les formes mobiles qui la déguisent, tout est noté dans l’étourdissant dialogue de Diderot. Il y a mis beaucoup du sien, sans doute, et il a prêté de ses idées au personnage ; je ne pense pas que le vrai Rameau fut un bohème aussi profond. Mais, avec un instinct étonnant d’art objectif, tout ce qui était sien s’est incorporé à la substance du personnage original dont la vision intérieure guidait sa plume. Dès qu’il conte, il voit ; figures, mouvements, locaux et accessoires, tout est dans son œil, vient sous sa plume ; et son conte est une suite d’estampes.

Mais les estampes ont des légendes ; et la légende est romantique : tout au moins Diderot tend au romantisme. De la nature, il respecte surtout sa nature ; et pourvu qu’il soit, et qu’il soit lui, il ne lui chaut du reste. Le Neveu de Rameau est un heureux accident : ailleurs le subjectif se mêle à l’objectif ; aux impressions de la nature extérieure se superposent, s’enchevêtrent, s’accrochent, les élans, les enthousiasmes, les indignations de Denis Diderot, toute une individualité effrénée, bruyante, encombrante. Déjà il porte en lui les germes du lyrisme romantique. En voici la preuve dans deux phrases :

« Le pinson, l’alouette, la linotte, le serin, jasent et babillent tant que le jour dure. Le soleil couché, ils fourrent leur tête sous l’aile, et les voilà endormis. C’est alors que le génie prend sa lampe et l’allume, et que l’oiseau solitaire, sauvage, inapprivoisable, brun et triste de plumage, ouvre son gosier, commence son chant, fait retentir le bocage et rompt mélodieusement le silence et les ténèbres de la nuit [95]. » Ne voilà-t-il pas déjà du Chateaubriand ?

« Le premier serment que se firent deux êtres de chair, ce fut au pied d’un rocher qui tombait en poussière ; ils attestèrent de leur constance un ciel qui n’est pas un instant le même ; tout passait en eux, autour d’eux, et ils croyaient leurs cœurs affranchis de vicissitudes. Ô enfants ! toujours enfants ! » Et ce sont textuellement deux strophes de Musset. Mais le plus curieux, c’est d’aller chercher ce jet de lyrisme où il s’est produit, dans Jacques le Fataliste. Au milieu de la réaliste histoire de Mme  de la Pommeraye, tout d’un coup une déchirure se fait dans l’écorce du récit ; une poussée de sentiment jette ces cinq lignes brûlantes, dont nul personnage, ni l’auteur même n’endosse la responsabilité ; aussitôt tout se calme ; et deux minutes après nous buttons sur une énorme polissonnerie. Voilà l’incohérence de Diderot. Il y a de tout dans son style : analyse, synthèse, idée, sensation, hallucination, réalisme, romantisme ; c’est un monde grouillant, qui n’a pas toujours la beauté, qui du moins a souvent la vie.

Cela nous mène à une autre considération : c’est la substitution chez Diderot d’un idéal nouveau à l’idéal classique. Et elle se fait encore, parce qu’il est l’homme de la nature. La nature n’a cure de la beauté, de ce que les hommes conviennent d’appeler ainsi. La nature n’a souci que de la vie : voilà ce qui est beau, naturellement beau. Les formes de la vie, et l’activité de la vie, c’est cela que l’artiste doit s’attacher à rendre : plus ces formes auront de particularité, plus cette activité sera intense, et plus il y aura de beauté dans l’être. Le caractère (et non la régularité, la noblesse, la généralité, éléments classiques de la beauté) doit être l’objet de l’imitation, de l’expression littéraires. C’était l’orientation que déjà Lesage, Marivaux, Prévost avaient donnée au roman : mais jamais cette nouvelle esthétique ne s’était aussi puissamment dégagée que dans le Neveu de Rameau.


4. LES SALONS DE DIDEROT.


Il faut dire un mot des fameux Salons de Diderot (1705, 1766, 1767). Cette critique d’art ne nous satisfait plus aujourd’hui. Elle est trop littéraire. Elle saisit trop volontiers le sujet, l’idée, pour en donner un développement qui substitue le travail de l’écrivain au travail du peintre ou du sculpteur. Là, comme ailleurs, la méthode de Diderot consiste à suspendre sa pensée à la pensée d’autrui, en digressions à perte d’haleine ; les tableaux, les statues offrent un débouché de plus au bouillonnement interne de sentimentalité, de réflexion, d’imagination qui fermente en lui.

Cependant ne soyons pas trop sévères pour Diderot. Aucune vérité, d’abord, n’est vraie de ce diable d’homme, que la vérité contraire ne soit un peu vraie aussi. Avec ce vif sentiment de la réalité que nous avons déjà vu en lui, il voit le tableau, et le fait voir : Avant de déclamer, et tout en déclamant, il nous met sous les yeux la peinture ou il accroche ses réflexions ou ses effusions : en cinq lignes, en une demi-page, il nous en donne la sensation. Ce n’est pas un mince talent pour un critique d’art. Il a, de plus, celui de sentir, de signaler le caractère, la justesse expressive des physionomies, des gestes, des attitudes ; ses critiques et ses remarques sont d’un goût original ; on reconnaît l’homme qui voyait naturellement dans leur particularité et dans leurs rapports respectifs les formes extérieures de la vie. Mais il a encore une qualité plus précieuse : c’est de juger, en somme, de la peinture en peintre, de s’intéresser à la lumière, à la couleur, de jouir de leurs combinaisons délicates ou puissantes. Si sa critique n’est pas plus technique, n’est-ce pas que le public ne l’aurait pas suivi ? Et n’est-ce pas aussi que les tableaux, les statues dont il parlait ne le comportaient pas ? Ces œuvres étaient toutes pleines d’intentions littéraires ; elles voulaient agir sur le public par les sujets et par les idées que les sujets suggéraient, idées polissonnes chez Boucher ou Fragonard, idées voluptueuses ou morales chez Greuze, idées philosophiques chez Bouchardon. Les moyens de la peinture et de la statuaire étaient un langage par lequel on s’adressait à l’intelligence. Dans la composition même, c’était encore la littérature qui prévalait : le théâtre fournissait des modèles d’arrangement et un principe de coordination des objets naturels. Diderot eut le tort, sans doute, de pousser dans ce sens. S’il malmena Boucher, il applaudissait à Greuze, il lui criait : « Fais-nous de la morale, mon ami ! » Et Greuze peignait en effet des drames édifiants et ennuyeux comme le Père de famille.

Il reste que les Salons de Diderot sont en leur temps une œuvre considérable. On a le droit de dire qu’il a fondé — sinon la critique d’art — du moins le journalisme d’art. C’est la première fois que nous rencontrons une œuvre littéraire qui compte, et qui ait pour objet les beaux-arts. Diderot fait des tableaux, des statues un objet de littérature, alors qu’antérieurement les arts et la littérature étaient deux mondes fermés, sans communication, et qui n’existaient pas l’un pour l’autre. De même les artistes et les écrivains vivaient à part, chacun de leur côté : Mme  Geoffrin avait son dîner des artistes et son dîner des écrivains, qui n’avaient pas beaucoup de convives communs. Diderot renverse toutes ces barrières. Littérateur, il hante les ateliers, il cause, il dispute ; il frotte ses idées contre leurs théories, son esthétique poétique contre leur esthétique pittoresque ou plastique. Au public enfermé jusqu’ici dans le goût littéraire, il ouvre des fenêtres sur l’art ; à travers toutes ses expansions sentimentales et ses dissertations de penseur, il fait l’éducation des sens de ses lecteurs ; il leur apprend à voir et à jouir, à saisir la vérité d’une attitude, la délicatesse d’un ton. Tout cela se retrouvera plus tard ; et cette communication établie entre l’art et la littérature ne sera pas sans contribuer à la révolution romantique.


CHAPITRE III

BUFFON

Caractère de l’homme, et valeur littéraire de l’œuvre.

Buffon[96] fait avec Diderot le plus parfait contraste. Quand on lit ses lettres, on est saisi de cette sérénité imperturbable, de cette indifférence aux polémiques et aux passions du temps, de cette régularité laborieuse, de cet esprit d’ordre, qui permirent à Buffon de mener à bonne fin le grand ouvrage qu’il avait conçu. Majestueux dans sa figure, dans ses attitudes, dans son style, il l’était aussi dans son caractère : il avait une vraie noblesse d’âme, beaucoup de bon sens, de solidité, d’honnêteté, point de vanité, aucun sentiment bas ou mesquin. Sa dignité, en un siècle de laisser aller et de débraillé, avait sa source dans l’élévation naturelle de son âme ; il n’affectait rien ; et nous devons nous défier de la légende qui s’est attachée à son nom. Indépendant, paisible, il s’est fait de l’exclusion des passions, de la vie intellectuelle et contemplative une philosophie, une morale, un bonheur : sa carrière nous offre l’unité d’une belle existence de savant, tout dévoué à la science et à son œuvre. Il trouve sa voie en 1739, après qu’il a été nommé Intendant du jardin du roi : il se tourne vers l’histoire naturelle ; il prépare ses matériaux. Ses deux premiers volumes paraissent en 1749 : préparer les volumes suivants, sera l’unique affaire des trente-neuf années qui lui restent à vivre. Il fuit Paris dès qu’il peut, et se rend à Montbard : là il se lève à cinq heures, il s’enferme dans son cabinet, et dicte jusqu’à neuf heures. à neuf heures, il déjeune, se fait raser et coiffer. À neuf heures et demie, il se remet au travail jusqu’à deux heures ; à deux heures, il dine. Et c’est ainsi tous les jours, jusqu’à la fin.

Le fond de l’œuvre de Buffon n’est pas de notre ressort. Cependant il faut en marquer le caractère. Comme des anecdotes légendaires sur l’homme, il faut se défier des épigrammes banales sur l’œuvre. On peut en croire Cuvier : Buffon est un grand esprit de savant. Il a la netteté et la précision de l’esprit scientifique : il hait les abstractions, les classifications, les causes finales, trois sources inépuisables d’erreur. Il regarde la nature, elle lui montre des individus ; et elle lui présente des effets, jamais des intentions. Quoi qu’on ait dit, il la regarde souvent, et de près : il observe, expérimente, avec une méthode rigoureuse. Il produit les espèces comme il les trouve dans la nature, dans la même confusion, dans le même isolement : comme il faut un ordre, il prend la première division venue, animaux sauvages, animaux domestiques, les gros d’abord, les petits ensuite. Il n’attache pas d’importance à la chose. Cette indifférence est un tort peut-être, et toutes les sciences expérimentales ont pour fin les définitions et les classifications : mais au temps de Buffon on n’en était encore qu’au commencement, et il fallait bien se tenir en garde contre les êtres de raison et les systèmes a priori ; c’étaient les obstacles qui depuis longtemps retardaient le progrès de la vérité.

Toute la partie descriptive de l’histoire naturelle a ennuyé Buffon ; il a eu le tort de le dire. Les grands animaux, cheval, lion, tigre, l’intéressaient encore : mais le chacal, l’hyène, la civette, le pécari, le tamanoir, etc., toute l’interminable file des petits quadrupèdes le désespérait. Il la coupait de discours sur la nature : « Nous retournerons ensuite, disait-il, à nos détails avec plus de courage ». C’est que Buffon est avant tout un philosophe : les faits particuliers ne l’intéressent que par le sens qu’ils contiennent, par la lumière qu’ils apportent dans un essai d’explication générale de l’univers. Buffon n’est à l’aise que dans les grandes vues d’ensemble, les hypothèses sur la structure du monde, sur l’organisation graduelle et les transformations successives de la matière inanimée ou vivante. Le premier, il a ramassé, interprété une multitude de faits, il les a complétés par ses hypothèses ; et le premier, il a offert une représentation précise, détaillée, scientifique de l’histoire de l’univers ; il nous a fait assister aux grandes perturbations géologiques, au développement de la vie, aux humbles commencements, aux étonnants progrès de l’homme. Il y a bien des erreurs, parait-il, bien des lacunes, bien des affirmations téméraires dans son essai d’explication : il y a bien des vérités aussi, bien des idées neuves et profondes, bien des pressentiments hardis et féconds. Il a entrevu la doctrine du transformisme : après avoir hésité, il s’était arrêté à l’hypothèse de la variabilité des espèces vivantes. Songeons que Lamarck. Geoffroy Saint-Hilaire ont été les disciples, les continuateurs de Buffon, et que le grand précurseur français de Darwin, c’est Lamarck.

Les vastes théories de Buffon, erronées ou non, ont été obtenues par des procédés uniquement scientifiques. Il peut abuser des faits, mal raisonner sur eux : c’est d’eux qu’il part, et par eux qu’il se guide. Sa théorie des périodes géologiques, il la cherche dans l’observation de l’état actuel de la terre, où sont épars quelques vestiges des états antérieurs. Il ne fait intervenir dans la science aucune influence étrangère. Aucune influence religieuse d’abord : Dieu n’est nulle part dans son œuvre ; il n’en a pas besoin. Il ne cherche pas à s’expliquer l’origine des choses ; il écarte cet insoluble problème. Il lui suffit qu’il y ait eu à un moment donné de la matière : quels changements relient à l’état actuel le plus ancien état où puissent remonter l’observation et l’hypothèse, voilà l’objet des recherches de Buffon. Il écarte le miracle, l’intervention divine, il affirme le déterminisme des phénomènes : cela, paisiblement, sans tapage, sans violence. Il n’est pas irréligieux : il est indifférent. La religion n’est pas de son ressort. Il ne fait pas de son œuvre une machine pour battre en brèche la religion et l’Église ; il expose l’histoire naturelle pour elle-même, non pour démontrer ceci ou démolir cela. Il demande à la nature ce qu’elle est, comment elle est, non si Dieu est, et si elle le connaît. Les philosophes lui en voulurent : ils ne lui pardonnèrent pas de ne vouloir être que savant dans une œuvre de science.

Buffon n’écrivait pas davantage pour saper les institutions sociales ou les croyances morales. Tandis que d’autres réduisaient l’homme à l’animalité, il se faisait, lui, une haute idée de l’homme ; il le mettait à part dans la nature, au-dessus de tous les êtres vivants ; il l’élevait, grandissait sa puissance et sa noblesse. Il le montrait seul capable de progrès, ayant seul le privilège du génie individuel qui est l’agent actif du progrès, seul fait pour la moralité, et pour trouver le bonheur dans l’exercice continu de ses facultés intellectuelles. Ce n’était pas là le retour à la nature que prêchaient les philosophes. Il croyait avec eux au progrès ; mais il n’y croyait pas comme eux. Son esprit de savant accoutumé à considérer l’immensité des périodes géologiques et la lenteur des transformations de l’univers n’avait pas la fièvre, l’impatience, les révoltes, les illusions puériles, les faciles espérances qui échauffaient les esprits de ses contemporains : il ne croyait pas aux brusques renversements qui renouvellent le monde, il ne croyait pas surtout toucher de la main l’ère de la raison universelle et du bonheur parfait. Il se représentait le progrès de l’humanité comme un gain certain, mais insensible, dont le calcul ne peut se faire que de loin en loin.

Il rendit deux grands services à la science et à la littérature : à la science, le service de la dégager des aventures irréligieuses, immorales, où les philosophes la compromettaient ; à la littérature, le service de lui donner l’histoire naturelle comme une nouvelle province. C’était le plus bel agrandissement qu’elle eût obtenu depuis longtemps.

La science était à la mode déjà : mais Buffon fit aimer une science sérieuse, de première main et d’incontestable valeur ; nous sommes loin avec lui de la physique amusante et des expériences d’amateur, qui, depuis Fontenelle, faisaient partie des divertissements de la vie mondaine. Mais, pour faire goûter son œuvre sévère et impartiale, Buffon eut besoin d’un talent d’écrivain de premier ordre. J’abandonne ses descriptions : elles sont décidément pompeuses ou coquettes, frelatées surtout, et enveloppant la vérité scientifique de lieux communs littéraires, de formes nobles ou d’idées morales ; les animaux reçoivent des sentiments généreux ou vicieux, tout comme dans les Fables de La Fontaine. Mais une bonne partie de ces morceaux, les plus enjolivés et les plus prétentieux, sont dus aux collaborateurs de Buffon : Guéneau de Montbéliard est responsable du paon et du rossignol ; le dévoué abbé Bexon a lissé les plumes du cygne. Ce n’est pas là qu’il faut chercher Buffon : c’est dans la Théorie de la terre et dans les Époques de la nature. Ici il est simple, parce que l’idée est grande et contente son imagination. Sa phrase, large, grave, va d’un mouvement régulier et majestueux, sans faux ornements, ni prétention, ni pompe. Il nous offre alors cette éloquence didactique, ordonnée, lumineuse, animée, dont il a donné la formule dans son discours de réception à l’Académie française.

M. Faguet fait justement observer que Buffon est, avec Rousseau, le plus grand poète du siècle. En un sens, il est plus grand, plus haut que Rousseau. Il a retrouvé la poésie de Lucrèce ; et ses Époques de la nature ont la beauté du cinquième livre du De natura rerum. D’autres ont pu peindre quelques apparences de la nature ; ils ont offert à nos sensations quelques formes particulières, éparses dans l’immensité de l’espace et de la durée, et qui s’assortissaient à la qualité de leur âme. Mais Buffon seul a donné au sentiment de la nature toute sa profondeur ; il en a fait une émotion philosophique où l’impression des apparences s’accompagne d’une intuition de la force invisible, éternelle, qui s’y manifeste selon des lois immuables, où le spectacle de l’ordre actuel évoque par un mélancolique retour les vagues et troublantes images des époques lointaines dont le débris et la ruine ont été la condition de notre existence. Par Buffon, la description de la nature, qui n’était qu’un thème pittoresque, pourra devenir un thème lyrique.

Et cependant, cet homme qui voyait d’une si puissante imagination les transformations anciennes de l’univers, retombait étrangement dans les idées et dans les regards de son siècle, quand il regardait l’état actuel de la nature. Il faisait de l’utilité sociale, du goût contemporain, la mesure de tout bien et de toute beauté. Tout ce qui ne servait pas aux commodités de l’homme lui répugnait : il ne voyait que laideur où la nature s’étalait en sa primitive et sauvage simplicité. Il préférait le champ à la savane et le jardin à la forêt. Le châtelain de Montbard n’aimait pas la terre improductive, qui ne donne pas de revenu, ni la vie désordonnée, dont l’épanouissement n’est pas réglé par la géométrie de l’esprit humain : il avait, je l’ai dit, la passion de l’ordre. Peut-être est-il mieux qu’il ait été ainsi : autre, son siècle l’eût moins goûté.


CHAPITRE IV

LE PATRIARCHE DE FERNEY


Voltaire en sûreté. — 1. Voltaire et les Encyclopédistes. Hardiesse de la critique religieuse de Voltaire. Guerre à l’intolérance. Doctrine et méthode pratiques. Propagande effrénée et limitée. Affaires Calas, Sirven, La Barre, etc. Réformes dans la justice et l’administration. Voltaire journaliste : l’art de lancer les idées et de remuer l’opinion publique. — 2. Les haines et les ennemis de Voltaire. — 3. Les relations de Voltaire ; la Correspondance. Les visiteurs de Ferney ; Voltaire chez lui. Idolâtrie et apothéose. — 4. Jugement d’ensemble sur Voltaire : caractère, esprit ; style ; l’ironie voltairienne ; l’art de conter. Irrespect fondamental et universel. Ce qu’il y a eu de durable dans son œuvre.

Nous avons laissé[97] Voltaire s’installant aux Délices (1755). Il y est à peine depuis quelques mois que sa Pucelle s’imprime et court le monde. Voltaire s’effare, écrit à tous ses amis, à l’Académie française : mais rien ne menace même son repos, il se rassure ; et cette alerte lui fait comprendre tous les avantages de la position. Dans quelques années (1762), il n’hésitera pas à imprimer lui-même, à Genève, sous ses yeux, en y mettant son nom, cette scandaleuse et dangereuse Pucelle, tenue sous cent clefs par Mme du Châtelet. En attendant, il lâche son Essai sur les mœurs complété, renforcé, définitif (1756), et ses discours sur la Religion naturelle (1756) ; deux autres coups droits atteignaient la Providence chrétienne, à travers l’optimisme de Leibniz : le poème du Désastre de Lisbonne (1756), et le roman de Candide (1759).

Il se sentait gardé du côté de la France. Mais l’orage vint de Genève. Genève était restée la ville de la Réforme ; le maintien de l’austérité morale y était affaire de gouvernement. Voltaire établi aux portes de la cité de Calvin, conviant les citoyens à s’amuser chez lui, leur jouant la comédie, la leur faisant jouer, quand Genève ne tolérait pas encore de théâtre : il y avait là de quoi scandaliser les rigides calvinistes. Quelques tracasseries décidèrent Voltaire à compléter son système de défense. Il acquit sur la frontière française, et en France, les deux terres de Tournay et de Ferney : il y établit son domicile habituel en 1760. Cette fois, il était absolument indépendant, insaisissable, inviolable : narguant, à leur nez, les Messieurs du Magnifique Conseil, et hors de la prise du gouvernement français, qui, à la première menace, l’aurait vu installé en terre étrangère.


1. ACTIVITÉ PHILOSOPHIQUE DE VOLTAIRE.


Alors, n’ayant plus rien à ménager puisqu’il n’avait plus rien à craindre, sentant la nécessité de ne pas se laisser distancer par les jeunes, Voltaire s’épanouit, plus fort, plus actif, plus jeune à soixante ans passés qu’il n’avait jamais été. Il ouvre toutes ses écluses et lâche toute sa pensée. L’extrême vieillesse est pour lui le temps de la pleine fécondité.

La littérature passe au second plan. Deux tragédies [98], le dur commentaire sur Corneille, un violent réquisitoire contre Shakespeare, voilà la part du poète. Le « vieux Suisse » des Délices, le patriarche de Ferney est avant tout un philosophe. Il se dit « le garçon de boutique » de l’Encyclopédie : mais à son âge, avec son nom, sa fortune, son indépendance, offrir ses services, c’était se déclarer chef. Tout le monde le comprit ainsi, et les « frères » saluèrent avec-joie le maître qui leur venait. À vrai dire, soldats et chefs n’allaient pas toujours du même pas ; le chef était le plus indiscipliné, tiraillant à sa fantaisie, et parfois sur ceux de son armée qui s’avançaient trop à son gré. Il prit très mal la profession d’athéisme que fit d’Holbach [99] ; et Diderot trouvait que le vénéré patriarche radotait un peu avec son Dieu rémunérateur et vengeur dont il ne voulait pas démordre. À l’ordinaire, on faisait bon ménage ; on s’entendait au moins sur les négations, sur les haines, et Voltaire, mettant son esprit endiablé au service de la cause, avait dans tous les « frères » des prôneurs ardents de ses louanges ; il donnait de l’agrément à leurs idées, ils faisaient de la réclame à ses écrits.

Le point capital de la philosophie de Voltaire est toujours la guerre à la religion chrétienne. Mais la tactique change, les attaques deviennent plus directes et plus hardies. Le Sermon des Cinquante (1762) inaugure cette nouvelle manière : dans toute une suite d’ouvrages importants [100], Voltaire ne met plus en cause les prêtres ou les croyants, mais la religion elle-même, la Bible, l’Évangile. Utilisant avec son esprit aigu une érudition superficielle, mais étendue, il discute l’authenticité, la véracité des écrits révélés, l’exactitude des vulgates orthodoxes ; il fait de la philologie, de l’histoire ; et sa conclusion est que, quand les livres saints ne seraient ni apocryphes, ni menteurs, ni falsifiés, ils devraient être rejetés comme immoraux et absurdes : la révélation est écartée, attendu que de pareilles fables répugnent à l’idée que la saine raison doit se faire de Dieu. C’est là par excellence la polémique voltairienne ; c’est à celle-là, non sans raison, que les générations suivantes, comme les contemporains, ont attaché le nom de l’homme ; c’est par elle qu’il a fait école, ou qu’il a été haï ; et c’est elle qui a été mise hors d’usage par une critique plus scientifique, plus impartiale, qu’elle avait rendue possible.

Voltaire ne renonce pas, du reste, à juger la religion par ses effets, dont le plus odieux est l’intolérance [101]. Il poursuit l’intolérance soit dans le passé, quand il signale la rigueur absurde du dogme qui damne les meilleurs des païens, soit dans le présent, quand il dénonce les sottises, les cruautés qui s’autorisent du nom de la religion : excommunication des comédiens, condamnations de protestants, etc. Il fait des tragédies — fort mauvaises — mais qui mettent sous les yeux les conséquences du fanatisme.

La philosophie de Voltaire est toute pratique, il poursuit la politique des résultats, il vise à convertir. Son objet est, non l’exposition seule, mais la prédication des vérités utiles à l’humanité. Les sciences ne l’occupent plus guère : on ne trouve, en plus de vingt ans, qu’un seul écrit dont elles fournissent le fond [102]. La métaphysique ne tient pas davantage de place dans son œuvre : l’affirmation de Dieu, la négation de la Providence et du miracle, voilà toute la métaphysique de Voltaire ; ajoutez-y ce fameux dada que de longue date il a emprunté à Locke, que Dieu, tout-puissant, a bien pu attribuer à la matière la faculté de penser. Mais cette métaphysique est diffuse dans une infinité d’écrits, elle les soutient ou s’y implique. Pareillement Voltaire n’explique pas sa politique par principes généraux ni raisonnements complets. Il ne procède pas par volumineux ouvrages, savants et méthodiques, qu’on ouvre à dessein de s’instruire. Il attaque la distraction des courtisans, la légèreté des femmes : à tout ce monde intelligent qui aimerait tant à penser, à savoir, s’il n’avait pas tant peur de s’appliquer et de s’ennuyer, il offre de petits livrets édifiants, clairs, vifs, amusants, qui ne fatiguent point, qui retiennent, et qui déposent leur idée substantielle chez les plus frivoles. De Ferney viennent des catéchismes portatifs, aux titres caractéristiques : Dictionnaire philosophique ou la Raison par alphabet (1764), Évangile de la Raison (1764), Recueil nécessaire (1768), puis, de 1770 à 1772, les neuf volumes de Questions sur l’Encyclopédie, qui ramassent dans toute l’œuvre philosophique de Voltaire les pages les plus efficaces sur toutes les matières.

Une sorte d’impatience l’a saisi : d’autres se contentent encore de publier leur pensée, il veut réaliser la sienne, et voilà pourquoi il fait une propagande effrénée. Voilà pourquoi aussi il limite si nettement, et si modérément au fond, son effort. Sauf la religion qu’il combat à outrance, parce qu’il ne voit pas de compromis possible entre l’Église et la raison, il ne prétend pas changer les bases actuelles de la société. Bourgeois anobli, propriétaire, capitaliste, il est très conservateur [103] ; ni la royauté absolue, ni l’inégalité sociale ne lui semblent incompatibles avec le progrès. Au lieu de tout jeter à bas pour tout réédifier, il ne touche qu’à certaines parties de l’édifice, aux unes d’abord, puis aux autres ; et c’est en ramassant chaque fois toute sa verve, toute sa popularité sur un détail de l’organisation sociale, sur un cas particulier d’injustice ou d’oppression, qu’il rend son action efficace.

Sa défiance des systèmes, ses tendances aristocratiques, son bon sens, tout concourt à lui faire adopter une politique opportuniste comme nous dirions, et réaliste. Voyons les choses dont les petits livrets envolés de Ferney entretiennent le public : ce sont les événements du jour, ceux où apparaît quelque abus, quelque vice social, quelque effet des vieux préjugés et de la tradition oppressive ou fanatique. Voltaire s’en empare, non pour en raisonner ; il crée un mouvement d’opinion pour produire un résultat, pour faire triompher la raison dans le règlement définitif de l’affaire, et, s’il se peut, par une mesure générale qui réponde de l’avenir. Un habitant du pays de Gex a procès contre son curé : Voltaire dit son mot. On condamne un méchant mémoire d’avocat qui réclamait contre l’excommunication des Comédiens : Voltaire lance une satire contre le féroce préjugé (1761). Calas, à Toulouse, est roué comme assassin de son fils, qui s’est pendu : des juges catholiques ont cru sans preuve que ce calviniste avait mieux aimé tuer son propre enfant que de le laisser convertir. Voltaire ramasse un faisceau de pièces originales, d’où l’innocence de la victime ressort (1762) ; il reçoit chez lui les restes de la malheureuse famille ; il fait reviser le jugement ; pendant trois ans c’est sa principale affaire, et il finit par arracher la réhabilitation de Calas. C’est l’occasion pour lui d’écrire un Traité sur la Tolérance (1763) : mais ce livre même n’est qu’un moyen de frapper l’opinion et les juges. Cependant un autre protestant, Sirven, est accusé aussi d’avoir fait périr sa fille, une faible d’esprit, qui, elle aussi, s’était tuée : Calas réhabilité, Voltaire s’occupe de Sirven (1765).

Ces affaires lui ont révélé les vices de la procédure judiciaire, l’abus absurde et féroce de la question [104] : elles le mènent à réclamer la réforme de l’administration de la justice, et il écrit (1766) le commentaire du livre des Délits et des peines que l’Italien Beccaria avait publié. Le chevalier de la Barre est roué à Arras en 1766 pour avoir chanté des chansons impies et mutilé un crucifix : Voltaire élève la voix en 1768 ; en 1775 il recueille un des camarades de La Barre, le jeune d’Etallonde ; il le fait instruire, recevoir au service du roi de Prusse, et travaille à le faire réhabiliter. Puis ce sera la veuve Montbailli (1770), le comte de Morangiès (1773), deux victimes de la justice inégalement intéressantes. Enfin ce sera Lalli, pour la mémoire duquel il écrira ses Fragments sur l’Inde : il donnera son appui au fils de la victime, et l’un des derniers billets qu’il écrira sera pour se réjouir de l’arrêt qui réhabilite le malheureux général. Par la bruyante publicité qu’il donnait à toutes les erreurs de la justice, Voltaire contribua plus que personne à la réforme de la procédure ; il fit éclater à tous les yeux les vices du système, il les rendit intolérables. À ses vieux griefs contre les Parlements jansénistes s’ajoutait une haine humanitaire contre les traditions surannées de ces corps, contre leur légèreté, leur présomption, contre leur égoïste indifférence, et la préférence qu’ils donnaient à leurs intérêts collectifs sur l’intérêt de la justice ou des particuliers : aussi applaudit-il des deux mains au coup d’État de Maupeou, à l’institution des nouveaux Conseils qui promettaient une justice plus rapide, plus sûre, plus humaine. Il fit une tragédie, les Lois de Minos (1773), sur la suppression des Parlements.

Cependant il écrivait dans son roman de l’Ingénu (1767) contre les lettres de cachet, question actuelle, s’il en fut, d’un bout à l’autre du siècle. Il attaquait dans l’Homme aux quarante écus (1768) les chimères d’un économiste ; mais il en prenait occasion d’indiquer l’abus des dîmes, de réclamer la suppression des couvents. Il plaidait pour ses voisins les serfs des chanoines de Saint-Claude (1770). Il appuyait les réformes de Turgot ; il applaudissait au libre commerce des blés. Il sollicitait, obtenait la suppression des douanes qui affamaient son petit pays de Gex (1776).

Voltaire est un journaliste de génie : agir sur l’opinion qui agit sur le pouvoir, dans un pays où le pouvoir est faible et l’opinion forte, c’est tout le système du journalisme contemporain ; et c’est Voltaire qui l’a créé. Il a l’opinion en main ; il en joue, il lui fait rendre tous les effets qu’il veut. Il tient les hommes de son temps par le charme de son esprit, par la surprise aussi ; il tient leur intelligence, leur curiosité toujours en éveil, toujours dans l’attente, de ce qui peut venir du côté de Ferney. Et il en vient toujours du nouveau, toujours de l’imprévu.

Voltaire excelle à mettre en scène ses idées, à les habiller d’un costume qui plaise, qui amuse, qui attire l’attention. C’est le naïf Candide et la tendre Cunégonde, flanqués du docteur Pangloss et du philosophe Martin, qui viennent jeter à bas l’optimisme et la Providence : une série de petits faits, secs, nets, coupants, choisis et présentés avec une terrible sûreté de coup d’œil, anéantissent insensiblement dans l’esprit du lecteur la croyance qui console du mal. Ou bien c’est un Huron que le caprice du patriarche jette au travers de notre société, et qui, se heurtant à nos institutions et à nos mœurs, cahoté, tiraillé, ahuri, baptisé, emprisonné, aimé, trompé, nous insinue l’impression qu’il n’y a pas grand chose chez nous qui aille selon la raison. Un autre jour, le philosophe se souvient qu’il est l’héritier de Racine : il dresse ses tréteaux, habille ses marionnettes, et lance des Grecs, des Guèbres, des Crétois à l’assaut de l’Église et des Parlements ; ou bien il arrange en farce indécente sa critique biblique : Saül et David détruisent l’idée d’une révélation. Mais le théâtre et le roman, ce sont de trop grands genres, des ouvrages de temps et de patience : il faudra bien six jours pour faire Olympie.

Les moyens ordinaires de Voltaire, c’est ce qu’il appelle les rogatons, les petits pâtés, les brochures de quelques pages. Aujourd’hui s’abat sur Paris une Conversation de l’Intendant des menus avec l’abbé Grizel ; demain, un Rescrit de l’empereur de la Chine. Toute sorte de prédicateurs hétéroclites viennent prêcher la bonne doctrine : ce sont les Cinquante d’une grande ville du nord, et le rabbin Akib, et le révérendissime père en Dieu Alexis, archevêque de Novgorod la Grande. Des morts sortent du tombeau : le licencié Dominico Zapata, rôti à Valladodid l’an de grâce 1631, pose aux docteurs de l’Église soixante-sept questions subversives de la foi. Nous assistons à un dîner du comte de Boulainvilliers ; nous entendons un gardien des capucins de Raguse donner ses instructions au frère Pediculoso qui part pour la Terre Sainte. Nous lisons des lettres « déistes » de Memmius à Cicéron. C’est un étrange défilé de gens de toute nation, de tout costume, de toute couleur, qui viennent déposer en faveur de la raison.

Paris, l’Europe sont inondés de petits livrets signés de noms connus ou inconnus, réels ou fantastiques : Dumarsais, Bolingbroke, Hume, Tamponet, docteur de Sorbonne, l’abbé Bigex, l’abbé Bazin et son neveu, les aumôniers du roi de Prusse, je ne sais combien d’auteurs inattendus, tous différents d’âge et de condition, encore que beaucoup soient d’Église, tous semblables de doctrine et d’esprit. Les malins, à certaines marques, ont vite fait de reconnaître « la fabrique de Ferney » : Voltaire nie comme un beau diable ; cela ne trompe personne, et amuse tout le monde. La brochure souvent est brûlée ; Voltaire est bien tranquille. Il sait que le gouvernement, qui ne peut rien contre lui et ne tient pas à pouvoir quelque chose, lui demande pour toute concession de ne pas s’avouer l’auteur des plus meurtrières brochures.


2. LES ENNEMIS DE VOLTAIRE.


Voltaire mit souvent ce génie et cette puissance au service de ses passions personnelles. En faisant la guerre au profit de la raison et de l’humanité, il fit le pirate pour son compte. Chargé de tant d’affaires, il trouva toujours le temps de se colleter avec Pierre et Paul, grands ou petits, bons ou mauvais, gens à talent ou sans talent, qui avaient eu le malheur de choquer sa vanité ou d’éveiller sa jalousie. Ses démêlés avec le président de Brosses [105], propriétaire de Tournay, qui d’ailleurs l’avait « roulé » dans la transaction, sont une comédie ; Voltaire s’est entêté à ne pas payer quelques voies de bois qu’il a prises ; et il veut que le président les paie. Ils échangèrent des lettres impertinentes, aigres, injurieuses ; le président dit avec esprit de dures vérités à Voltaire. Aussi ne fut-il plus qu’ « un misérable » ; et pour n’avoir pas voulu payer le bois dont son locataire s’était chauffé, il lui en coûta un fauteuil académique ; la rancune tenace du philosophe ameuta contre lui la secte encyclopédique.

Cette comédie se passait à huis clos ; mais en voici d’autres qui réjouirent dès ce temps-là le public. La satire du Pauvre Diable (1738) distribua impartialement de larges volées de bois vert sur les épaules de tous les ennemis du « vieux Suisse », ennemis philosophiques, poétiques, personnels ; jansénistes, jésuites, parlementaires, comique larmoyant, Gresset, Trublet, Pompignan, Desfontaines, Fréron, Chaumeix : que sais-je ? toute la kyrielle défilait dans un mouvement endiablé et des attitudes drolatiques. C’était encore de la littérature, et de la meilleure : Voltaire se gâtera plus tard, par l’excès d’injure et de violence. Il fit pleuvoir sur la tête de l’honnête Pompignan une grêle de facéties, il l’inonda de ridicule : le crime du pauvre homme était de ne pas aimer la philosophie que Voltaire aimait. Pendant vingt ans, c’est son délassement, sa joie, son remède, de prendre par les oreilles, et de fustiger publiquement ou Pompignan, ou Fréron, ou Nonotte, ou Patouillet. Un coupable lui rappelle les autres ; et sur chaque grief nouveau il repasse toutes ses vieilles rancunes. « En vérité, disait Grimm après lecture des Honnêtetés littéraires, M. de Voltaire est bien bon de se chamailler avec un tas de polissons et de maroufles que personne ne connaît. »

Le pis pour Voltaire, c’est que ces « polissons » et ces « maroufles » n’étaient pas les seuls objets de sa colérique humeur. Elle ne respectait pas les plus vraies gloires du siècle, elle les démolissait à coups d’ironies et d’épigrammes : Voltaire eut la petitesse d’être gêné par la grandeur de Montesquieu. L’écrivain était mort, l’œuvre restait. Voltaire s’y cassa les dents. Un beau jour circulèrent des dialogues « traduits de l’anglais [106] », qui démontraient que l’Esprit des Lois est un « labyrinthe sans fil, un recueil de saillies », un livre plein de fausses citations, où l’auteur prenait « presque toujours son imagination pour sa mémoire ». Une autre fois [107], le pauvre chevalier de Chastellux se voyait élevé au-dessus de Montesquieu ; il fallait que Condorcet agacé avertit charitablement Voltaire du ridicule de cette comparaison, et qu’il y avait des réputations auxquelles on ne pouvait toucher.

Voltaire n’eut pas plus de bonheur avec Buffon. Ses petits mots perfides n’amoindrirent pas l’Histoire naturelle, et il ne parut pas à son avantage quand il entreprit une lutte ouverte : il essaya de contredire une des plus belles hypothèses de Buffon, qui voyait dans les coquillages et les poissons trouvés au haut des Alpes une preuve du séjour des eaux de la mer en des temps reculés ; il s’entêta à soutenir un propos qu’il avait lâché étourdiment avant les travaux de Buffon. Il avait supposé que les coquillages étaient tombés des chapeaux des pèlerins qui revenaient de la Terre Sainte, et que les arêtes de poissons étaient les restes de leur déjeuner. Il ne se rencontra pas, par malheur, dans le siècle un autre Voltaire pour faire sur cette grotesque invention une autre Diatribe du docteur Akakia.

Avec Jean-Jacques Rousseau, les premières relations furent cordiales : Jean-Jacques s’inclinait devant Voltaire, et Voltaire cajolait Jean-Jacques. Mais l’un avait trop de vanité, l’autre trop d’orgueil. Rousseau réservait jalousement son indépendance, alors qu’il avait à se faire pardonner son talent. Il écrivit contre les idées de Voltaire : il réfuta dans une lettre le Poème sur le désastre de Lisbonne. Il écrivit contre Dalembert qui voulait qu’on ouvrît un théâtre à Genève, et son ouvrage eut le malheur d’exciter l’austérité genevoise : il fut pour quelque chose dans les tracasseries qui forcèrent Voltaire de transporter à Ferney son théâtre et son domicile. Puis Jean-Jacques se brouilla avec Diderot, avec les Encyclopédistes. Mais ce qui fit déborder la coupe, c’est qu’il se permit quelque part [108] d’écrire que Voltaire était l’auteur du Sermon des Cinquante. Voltaire éclata comme si Rousseau eût amassé des fagots pour le brûler. Il riposta en accusant Rousseau d’avoir mis ses enfants à l’hôpital [109]. Et dès lors il n’y eut pas de mépris, d’injure, de diffamation qu’il ne versât sur Rousseau. Il fit contre lui tout un poème héroï-comique, la Guerre civile de Genève [110] ; il excita sous main les Genevois contre lui. En même temps il se chamaillait avec les ennemis qui poursuivaient Rousseau, le professeur Claparède, le pasteur Jacob Vernet, l’archevêque d’Auch Montillet : tant leurs causes étaient liées, indépendamment de leurs différends personnels.

Voltaire perdit plus qu’il ne gagna dans ces polémiques ; une certaine mésestime s’insinua dans l’admiration qu’il inspirait et il donna lieu, même à des gens qui tenaient de lui toutes leurs idées, de mépriser sa personne absolument.


3. LE CULTE DE VOLTAIRE.


Les écrits imprimés de Voltaire ne nous donnent qu’un des aspects, un des moyens de sa prodigieuse influence : par eux s’exerce sa souveraineté sur le public. Mais il agit aussi par sa correspondance. La dernière édition complète de ses œuvres contient plus de 10 000 lettres, dont les trois quarts appartiennent aux vingt-cinq dernières années de sa vie. Cette vaste correspondance est le chef-d’œuvre de Voltaire ; si l’on veut l’avoir tout entier, et toujours le plus pur et le meilleur, il faut le chercher là, et non ailleurs. C’est un charme de l’entendre causer librement, avec son infatigable curiosité, son universelle intelligence, avec son esprit pétillant, ce don étonnant qu’il a de saisir des rapports inattendus, ingénieux ou cocasses, avec ses passions aussi toujours bouillonnantes et débordantes, qui ne laissent pas un instant refroidir les choses sous sa plume. La correspondance de Voltaire est un des plus immenses répertoires d’idées que jamais homme ait constitués : elle est en cela l’image de son œuvre ; il n’est pas une branche de la culture humaine, pas un ordre d’activité, qui n’ait fourni matière aux rapides investigations de sa pensée. À chacun de ses correspondants, il parlait des choses de son état, de sa condition, de son ressort.

Or la liste des correspondants de Voltaire, c’est le monde en raccourci. Anglais, Espagnols, Italiens, Suisses, Allemands, Russes, rois, impératrices, ministres, maréchaux, grands seigneurs, magistrats, poètes, mathématiciens, négociants, ministres protestants, prêtres catholiques, cardinaux, femmes du monde, comédiennes : quel est l’échantillon de l’humanité qui manque à la collection ? il n’y manque même pas un pape. En se faisant tout à tous, Voltaire n’oublie pas ses fins essentielles : il fait servir à la propagation de sa doctrine les relations qui flattent sa vanité. Il cajole, caresse, endoctrine, échauffe tous ses correspondants ; il leur inocule la philosophie. Il donne à la France le spectacle de la faveur dont il jouit à l’étranger : il a repris dès 1757 une correspondance amicale avec le roi de Prusse ; à partir de 1763, il échange des lettres avec Catherine II ; il n’importe que les deux souverains se servent un peu de lui en politiques, pour mettre par son moyen l’opinion de leur côté ; le public qui croit voir Voltaire traiter d’égal avec les deux grandes puissances du temps, juge la petitesse du ministère français, qui le tient en exil loin de Paris ; il en prend du mépris pour le gouvernement, et du respect pour la philosophie.

Enfin le défilé incessant des voyageurs qui portent leurs hommages à Ferney, achève de consacrer la gloire et la souveraineté de Voltaire. On en sort amusé, étourdi, et ravi. Sa personne et sa maison offrent tous les contrastes. On le voit mourant, enveloppé dans sa robe de chambre, coiffé de son bonnet de nuit, l’instant d’après se démenant, criant, se disputant avec sa nièce la grosse Mme  Denis, s’emportant contre Jean-Jacques ou le président de Brosses qu’un maladroit a nommés, se moquant du Père Adam, un Jésuite qu’il a recueilli, disant des douceurs aux dames, à condition qu’elles soient parées et spirituelles, toujours capricieux et inégal comme un enfant, toujours plein d’humeur et de saillies, causant avec cet esprit étincelant qui enivrait le prince de Ligne. Il aimait à faire sentir sa grande fortune, il recevait magnifiquement ; il donnait des fêtes, il avait un théâtre, où il jouait très mal et très passionnément, où les gens de sa maison, souvent les visiteurs jouaient ; il le démolit, puis il le rétablit par politesse pour Mlle  Clairon qui venait à Ferney.

Il faisait avec plaisir le seigneur de village ; il tenait aux privilèges, aux droits de ses fiefs. Comte de Tournay, seigneur de Ferney, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, il avait la manie des titres officiels. N’ayant pu avoir celui de directeur des haras dans sa province, il obtint d’être père temporel des capucins du pays de Gex. Il fallait le voir quand il allait à la messe escorté de deux gardes-chasse qui portaient des fusils, quand il faisait ses Pâques solennellement dans l’église bâtie par lui, quand il haranguait ses paroissiens au milieu de l’office, à propos d’un vol commis pendant la semaine au village : le curé enrageait, et l’évêque lançait des mandements indignés. Il donnait à rire par ses airs seigneuriaux. Mais on l’admirait, quand on voyait autour de lui tant de gens qui ne vivaient que par lui, et qui ne lui en étaient pas toujours reconnaissants ; il élevait Mlle  Corneille, une arrière-petite-nièce du poète, la dotait avec le commentaire sur l’oncle, la mariait, se brouillait avec elle ; alors il prenait Mlle  de Varicourt, à qui il trouvait aussi une dot et un mari. On pouvait railler ses prétentions de propriétaire, la fierté avec laquelle il montrait son haras, son troupeau, ses taureaux, ses charrues : mais on était saisi de son ardeur de réformes, de sa fièvre d’améliorations, de sa bienfaisance épandue largement. On voyait les manufactures d’étoffes, les fabriques de montres qu’il avait créées, et dont il employait sa popularité européenne à placer les produits. On voyait l’air de prospérité de ce village de Ferney, qui comptait 50 habitants à son arrivée, et 1200 à sa mort. On avait le sentiment que tout ce pays n’existait que par lui : avec ses petitesses, ses travers, ses vices même, il pouvait dire qu’il y avait un petit coin de la France où il avait été un autre Turgot.

Voilà le spectacle qu’il donnait à ses visiteurs ; et ceux-ci offraient un autre spectacle, qui n’était pas moins curieux. Tout ce qui pensait ou se piquait de penser, passait à Ferney : c’est la même bigarrure de nations et d’états que dans la correspondance. Aujourd’hui Mme  d’Epinay, demain le prince de Ligne ; un autre jour le fils de l’avocat général qui requérait contre l’Encyclopédie et les brochures de Voltaire : des princes souverains, des rois venaient en pèlerinage chez M. de Voltaire, décidément sacré dans sa royauté intellectuelle. Ce lui fut une cuisante blessure d’amour-propre, quand le comte de Falkenstein (Joseph II) passa près de chez lui sans daigner s’arrêter.

Dans les dernières années, cette gloire de Voltaire tourna en idolâtrie sentimentale ; l’enthousiasme attendri était la mode du jour, la caractéristique de cette fin du siècle et de la monarchie. Mme  Suard vint à Ferney en 1775. On n’imagine pas la dévotion avec laquelle cette jeune femme de vingt ans approcha de Voltaire : « Jamais, dit-elle, les transports de sainte Thérèse n’ont pu surpasser ceux que m’a fait éprouver la vue de ce grand homme ». De tout son maintien, de ses regards, de ses paroles s’échappe une ardeur d’adoration qui chatouille agréablement la vanité du patriarche : c’est une fidèle devant son Dieu. Avant de partir, elle lui demande sa bénédiction. Là comme toujours, l’amour, la foi transfigurent leur objet : ce grand rieur qui passa sa vie à se moquer de tout le monde, devient sous la plume de Mme  Suard un apôtre attendri, doux et bénin : c’est un Voltaire idéalisé, le Voltaire des âmes sensibles, à mettre en face de Rousseau sur une console.

Tel apparut aussi Voltaire aux Parisiens en 1778. La mort de Louis XV avait levé la défense qui l’éloignait de Paris. Il arriva le 10 février 1778, et logea chez le marquis de Villette : les députations de l’Académie, de la Comédie-Française, nombre de grands seigneurs, des princes du sang vinrent lui rendre hommage. Franklin lui mena son petit-fils, qui fut béni par le vieillard. Le 16 mars, Voltaire assista à la sixième représentation de son Irène : ce fut une apothéose. Pendant trois mois, Voltaire se rassasia de sa gloire : c’était trop pour son âge ; l’émotion, la fatigue, le travail le brisèrent ; il mourut dans la nuit du 30 au 31 mai.


4. L’ESPRIT ET L’ŒUVRE DE VOLTAIRE.


Rien n’est plus difficile que de porter un jugement d’ensemble sur Voltaire. Il est tout pétri d’amour-propre ; il en a de toutes les sortes : entêtement de ses idées, vanité d’auteur, vanité de bourgeois enrichi et anobli. Il est tout nerfs, irritable, bilieux, rancunier, vindicatif, intéressé, menteur, flagorneur de toutes les puissances, à la fois impudent et servile, familier et plat. Mais ce même homme a aimé ses amis, même ceux qui le trahissaient, qui le volaient, comme ce parasite de Thieriot. La moitié de ses ennemis étaient ses obligés, ses ingrats. Intéressé comme il s’est montré souvent, il abandonnait sans cesse à ses amis, à ses libraires, à ses comédiens, à quelque pauvre hère, le produit de ses œuvres. Jamais gueux de lettres ne trouva sa bourse fermée. Il se fit le défenseur de toutes les causes justes, de tous les innocents que les institutions ou les hommes opprimaient. Amour du bruit, réclame de journaliste, je le veux bien : horreur physique du sang et de la souffrance, je le veux bien encore : mais il a aussi un vif sentiment de la justice, un réel instinct d’humanité, de bienfaisance, de générosité. Au fond, il y eut toujours en Voltaire un terrible gamin ; il eut infiniment de légèreté, de malice. Il manqua de gravité, de décence, de respect d’autrui et de soi-même : qui donc en ce siècle avait souci d’embellir son être intérieur ? qui donc n’était pas prêt à absoudre les actes qui ne font de mal à personne, et font du bien à quelqu’un, mensonges ou autres ? Rousseau peut-être ; et nul autre.

Il eut des lacunes aussi dans l’esprit. On a pu l’appeler la perfection des idées communes. Certaines grandes choses, les plus grandes peut-être, ont été hors de sa portée. Il n’eut pas la tête métaphysique [111] ; et le plus mauvais tour qu’on puisse lui jouer est d’exposer sa philosophie transcendentale. Il n’avait pas le sens de la religion, le sens du mystère ou de l’infini. Il n’avait pas le sens de l’histoire, le don de vivre dans le passé et d’être en sympathie avec les générations lointaines [112]. De là la misérable étroitesse de sa critique religieuse : il ne sut comprendre ni l’essence du christianisme, ni son rôle consolateur et civilisateur. Il n’avait pas l’imagination scientifique, l’ouverture de pensée qui forme ou qui embrasse les hypothèses fécondes, le détachement de soi qui fait accepter au savant tous les démentis, toutes les surprises des faits, et les plus incroyables résultats de l’expérience ; il n’a pas senti suffisamment l’infinité de ses ignorances, et il a témérairement fixé les limites du possible. Il n’a pas eu le grand goût, le sens profond de l’art, de la poésie : il a eu des timidités d’écolier, des répugnances de petite-maîtresse, devant la vraie nature et devant les maîtres qui l’ont rendue. Il n’a cru qu’à la raison : mais il a trop cru que ses habitudes, ses préjugés, ses partis pris étaient la forme universelle, éternelle de la raison.

Mais il a eu pourtant l’intelligence la plus alerte, la plus curieuse : une intelligence toujours en éveil, débrouillarde, lucide, merveilleux filtre d’idées ; personne n’a possédé plus que cet homme-là le don de réduire un gros système à une courte phrase, et de choisir le petit échantillon sur lequel on peut juger d’une vaste doctrine. Il n’a pas eu de grandes vues politiques ; il n’a pas approfondi l’origine des sociétés, la théorie des pouvoirs publics, les principes du droit et des lois. Mais qui sait si son aversion pour de telles recherches est faiblesse ou droiture d’esprit ? Il a pris la société telle quelle, et il a voulu y loger tout le monde le mieux possible. Il y voulait plus de justice, parce que son esprit était choqué d’un manque de justice comme d’un manque de logique. Il avait le sens de la vie matérielle et des affaires, du commode et du pratique : ses idées sur la mise en valeur d’un État par la bonne administration étaient très modernes ; il voulait partout plus d’aisance, plus de bien-être, plus de cette activité qui fait la prospérité de l’État en enrichissant les particuliers. Il méprisait les hommes en masse, le peuple, et il a eu des phrases révoltantes sur ce bétail humain que les propriétaires, les rois, doivent engraisser dans leur propre intérêt : il n’estimait pas l’humanité capable de faire elle-même son bien ; il ne croyait qu’aux réformes venues d’en haut, et le despote bienfaisant était son idéal [113].

Enfin, le don éminent de Voltaire, ce qui enveloppe tout le reste, c’est l’activité. Cette nature complexe, riche de bien et de mal, mêlée de tant de contraires, dispersée en tous sens, a tendu avec une énergie inépuisable vers tous les objets que ses passions ou sa raison lui ont proposés. Elle a aspiré à exercer tous les modes de l’action, comme d’autres ont recherché tous les modes de la sensation. Telle qu’elle est, c’est un des exemplaires, je ne dis pas les plus nobles, mais les plus complets et les plus curieux des qualités et des défauts de la race française, de ces Welches dont il a dit tant de mal, et qui se sont aimés en lui.

Si l’on voulait se représenter ce que notre vieille littérature, purement française, aurait pu donner sans la Renaissance, à quelle perfection originale elle aurait pu parvenir sans le secours et les modèles de l’art antique, je crois que le xviiie siècle peut nous le montrer, et, dans le xviiie siècle, Voltaire. Son style est exactement à la mesure de son intelligence, un style analytique, précis, limpide, qui résout ou fond toutes les difficultés, tout en lumière avec très peu de chaleur, merveilleusement adapté à l’expression des idées, c’est-à-dire de la nature dépouillée de ses formes concrètes et rendue intelligible par l’abstraction. Ce style manque d’éloquence, de poésie, de pittoresque. Voltaire a peu de sens : du moins il ne fait pas attention aux sensations que lui fournissent les choses extérieures ; il les emploie à vivre, à penser ; il ne les prend pas elles-mêmes pour matière d’art. Voltaire est tout nerfs, et toujours agité de passion : mais il écoute ses nerfs ou sa passion comme chacun de nous ; il ne fait pas des impressions de ses nerfs, des vibrations de sa passion l’objet immédiat d’un travail d’art. En un mot, il n’a pas l’imagination qui utilise les formes sensibles en vue du plaisir esthétique. Son style n’est nullement artiste [114]. Il voit toutes choses du point de vue de la raison : l’idée du vrai est comme la catégorie de son esprit, hors de laquelle il ne peut rien concevoir. Il n’y a pour lui au monde que des sottises, des erreurs, ou des vérités. Toutes les injustices, toutes les oppressions, tous les crimes sont perçus par lui comme effets de jugements infirmes. Ainsi le fondement de l’ironie voltairienne, de ce ricanement fameux, est identique à celui du comique moliéresque ; cette façon de prendre les choses par la raison plutôt que par le sentiment est éminemment française.

Si l’on essaie d’analyser l’ironie voltairienne, on s’aperçoit qu’elle a un caractère rigoureusement mathématique. Elle consiste surtout en deux opérations : 1° la réduction de l’inconnu au connu ; 2° la démonstration par l’absurde. Mais tandis que le mathématicien convertit ses formules sous nos yeux, et nous conduit à sa conclusion par une suite de propositions constamment évidentes, Voltaire supprime les intermédiaires ; il substitue brusquement la vérité connue à la proposition non démontrée, l’absurdité sensible à la proposition non réfutée ; et il nous laisse le soin de saisir l’équivalence des termes de chaque couple. L’esprit est brusquement heurté par tant d’évidence de vérité ou d’erreur qu’il trouve à la place de l’obscurité qu’il attendait, et il s’égaie de trouver réduites à des jugements de M. de la Palisse les idées où il croyait se casser la tête. Dans les matières moins ardues, c’est toujours par des substitutions d’idées et des suppressions d’intermédiaires, par des réductions imprévues à l’évidence ou à l’absurde, que l’ironie de Voltaire fait son effet.

Pour la même raison, et par le même procédé, Voltaire est un charmant conteur. À lui aboutit toute cette lignée de conteurs facétieux ou satiriques qui depuis les origines de notre littérature ont si alertement traduit les conceptions bourgeoises de la vie et de la morale : Voltaire a élevé à la perfection leurs qualités de malice, de netteté, de rapidité. Il porte dans ses récits le sens qu’il avait de l’action ; il extrait de la confusion des détails le petit fait unique qui contient l’essence de l’acte ou le motif de l’acteur ; et les séries de petits faits s’ordonnent vivement, dessinant avec précision la ligne sinueuse de l’action générale. Ses contes et ses romans sont comme des problèmes de mécanique dont ses descriptions seraient les figures : de la réalité copieuse et substantielle, Voltaire ne tire en quelque sorte que des forces abstraites et des mobiles idéaux. Toujours son intelligence se révèle curieuse avant tout du vrai, du vrai rationnel : il juge toutes les actions de ses personnages ; il ne les a prises même que pour les juger, comme exemplaires de tous les préjugés ou sottises qu’il combat. Ainsi l’ironie enveloppera le récit : il ne sera jamais impersonnel, objectif, et toujours le substitut évident ou absurde remplacera ou complétera l’expression immédiate et simple du fait. La même ironie apparaîtra dans le choix des faits : chacun d’eux est comme une expérience bien combinée qui dégage instantanément le contenu de vérité ou d’erreur qu’une théorie abstraite dissimule. Voilà par où Voltaire est le maître du conte moral ou philosophique : ses chefs-d’œuvre sont construits, dans leur plan et dans leur style, avec une rigueur mathématique ; tout y fait démonstration.

La littérature, à mesure que Voltaire avançait en âge, n’a de plus en plus été pour lui qu’un moyen. Il faut donc nous demander en quoi a consisté son action, quelle est sa part dans l’œuvre de démolition de l’ancien régime, dans la reconstruction de la société moderne.

S’il fallait résumer d’un mot, je dirais que la marque voltairienne, c’est l’irrespect. D’autres ont été plus révolutionnaires que lui : ils n’ont pas autant enseigné le mépris de l’autorité, l’interprétation malveillante et sceptique des actes du pouvoir. Personne n’a plus contribué que Voltaire à mettre au cœur des particuliers l’incurable défiance du gouvernement, à leur donner l’esprit de critique et d’opposition quand même. Il n’a pas fait la démocratie révolutionnaire ; il a fait la bourgeoisie ingouvernable. Il n’a pas jeté à bas l’ancien régime, il l’a livré à ceux qui l’ont jeté à bas. Il en a ruiné les défenses, et séché le zèle des défenseurs. Il a été un grand docteur d’individualisme, et il a désagrégé la société.

D’autres ont cru aussi peu à la religion, moins à Dieu : personne n’a été plus foncièrement irréligieux. Il a enseigné à ne pas croire, mais surtout à traiter la croyance comme une sottise, et le croyant comme un imbécile. Son Dieu philosophique était un postulat que son esprit acceptait, et qui n’intéressait pas son cœur[115]. De là son manque de gravité dans la critique religieuse. Il ne saisissait pas le rapport de l’idée métaphysique de Dieu au Dieu réel et sensible des humbles d’esprit, qui ne raisonnent guère, mais qui aiment et qui espèrent.

En fait, sa philosophie est absolument matérialiste ; sa morale, sa politique, son économie politique, tous ses désirs de réformes et d’améliorations sociales sont d’un homme qui borne ses pensées à la vie présente. Aussi est-il le philosophe qui peut-être a le plus fait pour préparer la forme actuelle de la civilisation ; il eût applaudi aux merveilleux progrès de notre siècle utilitaire et pratique, aux inventions de toute sorte qui ont rendu la vie plus facile, plus douce, et plus active, plus intense en même temps. Le code civil, les machines, les chemins de fer, le télégraphe électrique, les grands magasins l’eussent ravi. Il est le philosophe qu’il faut à un monde de bureaucrates, d’ingénieurs et de producteurs. C’est là surtout qu’il faut chercher l’action et l’esprit de Voltaire.

Dans le mouvement intellectuel, la trace principale de Voltaire est la diffusion de l’incrédulité du haut en bas de la société française. La noblesse a été ramenée par les événements à la foi. Mais la bourgeoisie dans l’ensemble est restée voltairienne, et le peuple l’est devenu. C’est bien Voltaire qui a tué chez nous la religion : il a révélé à la masse des esprits moyens qu’ils n’avaient pas besoin de croire, qu’ils ne croyaient que mécaniquement, par préjugé, habitude et tradition : et c’était vrai. Ce rationalisme des âmes médiocres et fermées aux grandes conceptions comme aux grandes inquiétudes parait aujourd’hui à beaucoup de gens, même libres penseurs, bien étroit et bien inintelligent. Une critique plus large, plus profonde, plus juste, qui comprend les religions en dissolvant les dogmes, qui admire la fonction, l’efficacité, la beauté des croyances auxquelles elle retire la réalité de leur objet, une critique non moins rationnelle, plus scientifique et plus savante, plus respectueuse et plus bienveillante précisément à cause de cela, a remplacé la critique voltairienne. Mais il faut dire deux choses à la décharge de Voltaire : d’abord qu’il attaquait, non pas la religion idéale, mais l’Église de son temps ; et il est excusable de n’avoir pas compris celle-là en regardant celle-ci. Ensuite, que, sans Voltaire, Renan était impossible. Il a fallu nier avec colère avant de pouvoir nier avec sympathie. Il fallait que le pouvoir de l’Église fût détruit, pour qu’on pût rendre justice à la religion sans y croire. Il nous est facile d’honorer, parce que notre incroyance ne nous met plus en danger. Par ses indécences, ses injures, ses calomnies, son inintelligence, Voltaire nous a donné notre liberté, et a préparé notre justice.


CHAPITRE V

JEAN-JACQUES ROUSSEAU


Rousseau philosophe et ennemi des philosophes. — 1. Vie de Rousseau. — 2. Unité de son œuvre. Enchaînement de ses divers écrits. — 3. L’individualisme de Rousseau. Origines personnelles des idées de Rousseau. Le fond genevois et protestant. Rousseau religieux et moral. Restauration de la vie intérieure et sentimentale. — 4. Diverses objections aux doctrines de Rousseau : ce qu’il y a de vrai, d’efficace, d’actuel encore dans son œuvre. Le problème de l’inégalité. La Nouvelle Héloïse. L’Emile. — 5. Influence de Jean-Jacques Rousseau. Réveil du sentiment. Caractère littéraire de son œuvre. Éloquence et lyrisme. Les Confessions. Ce qu’il y a de réalisme dans Rousseau. Le sentiment de la nature. La littérature orientée de nouveau vers l’art.

La philosophie du xviiie siècle n’avait trouvé en face d’elle que des adversaires médiocres et méprisables. Un garçon qui faisait des articles sur la musique dans l’Encyclopédie se leva contre la secte encyclopédique : Rousseau le musicien[116] se fit l’avocat de la conscience, le champion de la morale, de la vie future et de la Providence. Il était pourtant philosophe aussi ; il alla tout simplement plus avant que les autres, et fit sortir la négation de leurs principes du développement de ces principes mêmes : il fut plus indépendant, plus ennemi que personne de la tradition, de la discipline, de la règle ; il fut carrément, outrément individualiste, jusqu’à renverser les dernières barrières qu’on eût respectées, les deux règles élevées sur la ruine de toutes les règles, la raison et le savoir-vivre. Ainsi il contredit les philosophes en les dépassant. Mais la différence essentielle, la voici : parmi tous les intellectuels qui l’entourent, Rousseau est un sensitif. Au milieu de gens occupés à penser, il s’occupe à jouir et à souffrir. D’autres étaient arrivés par l’analyse à l’idée du sentiment : Rousseau, par son tempérament, a la réalité du sentiment ; ceux-là dissertent, il vit ; toute son œuvre découle de là. Aussi, tandis que la leur apparaît surtout comme analytique, critique, négative, destructive, la sienne fait l’effet d’être synthétique, poétique, positive, constructive. Il y a chez eux plus de haine et d’ironie, chez lui plus d’enthousiasme et de ravissement.

Lorsqu’on essaie de définir Rousseau par opposition aux philosophes de son temps, un homme nous gêne : c’est Diderot, cet adorateur de la nature, cette machine à sensations, cette source d’enthousiasme. Dès qu’on parle en termes généraux, il semble qu’il recouvre Rousseau, qu’il le double, et souvent se confonde avec lui. Il y eut en effet entre ces deux hommes de grandes affinités de nature. Mais Diderot s’est trouvé être un petit bourgeois français condamné à perpétuité au labeur de bureau, à l’écrivasserie : la société l’a nourri, élevé, absorbé. Rousseau eut ce bonheur de vivre hors de la société jusqu’à quarante ans, ou à peu prés. L’homme de la nature, le sauvage, il l’a été, il l’a vécu, avant de le décrire : il a quêté les plaisirs naturels, physiques ou sentimentaux, tout à la joie de la quête et de la possession, n’ayant pas une arrière-pensée de convertir les émotions de son cœur en copie pour l’imprimeur. Encore ici, il a l’être, le sentiment effectif et présent : Diderot n’a que l’idée, la velléité, et plutôt le dégoût du réel auquel il ne peut échapper. Il faut donc voir Rousseau vivre avant de l’écouter parler.


1. VIE DE J.-J. ROUSSEAU.


Fils d’un horloger de Genève, orphelin de sa mère que deux bonnes tantes remplacent mal, Jean-Jacques [117] est élevé par un père léger, qui le grise de romans, où tous les deux passent les nuits jusqu’à ce que les premiers cris des hirondelles leur rappellent d’aller se coucher ; il se grise ensuite d’héroïsme, en lisant Plutarque. Le père, pour une méchante affaire, est obligé de quitter Genève (1722) : il laisse son fils, dont il ne s’occupera plus guère, à l’oncle Bernard, homme de plaisir, à la tante Bernard, dévote austère, qui mettent l’enfant en pension chez le pasteur Lambercier à Bossey, près de Genève, au pied du Salève. Là se marquent les premiers traits du caractère de Rousseau, l’amour des arbres, de la campagne, de la nature. Ramené à Genève, il est placé chez un greffier qui n’en peut rien faire, puis chez un graveur qui le bat, à qui il vole ses asperges, ses pommes : il est alors enragé de lecture, il se farcit la tête de tout le cabinet de lecture voisin, malgré son maître qui brûle tous les livres qu’il attrape. Jean-Jacques se trouvait misérable : une occasion l’affranchit ; un jour qu’il a polissonné dans la campagne, il trouve les portes de Genève fermées. Il accepte l’arrêt que semble lui signifier la Providence : il décide de ne plus rentrer chez son graveur, ni chez son oncle.

Le voilà vagabondant en Savoie (1728) : un curé qui l’héberge une nuit l’adresse à Mme  de Warens, une dame qui s’occupait de conversions, échappée elle-même de la Suisse et du calvinisme ; elle habitait Annecy. Elle fait bon accueil au jeune huguenot, que sa charmante figure recommande ; elle l’envoie à l’hospice de Turin, où il se laisse facilement convertir. Après quoi, on le met dehors, avec une vingtaine de francs en poche ; notre catéchumène flâne dans Turin, entend la messe du roi, où ses sens s’éveillent à la musique ; et comme il faut vivre, il se fait laquais. Dans sa première place, il vole un ruban, et accuse une servante qu’il fait chasser ; dans la seconde, son intelligence, son érudition ramassée au hasard le font remarquer ; son maître s’intéresse à lui. Mais il s’ennuie dans la vie régulière : il s’associe avec Bâcle, un aventurier pire que lui ; les deux drôles courent le monde en montrant la curiosité. Annecy et Mme  de Warens attirent Rousseau, et il lâche son compagnon : il est reçu cordialement, et l’on essaie de lui ouvrir une carrière. On pense d’abord à le faire prêtre, et il entre au séminaire : puis on le tourne vers la musique, dont il donnera des leçons avant de la savoir. Son inquiétude le promène à Lyon, à Lausanne, à Neuchâtel, à Paris ; et toujours quand son imprudence ou sa légèreté l’ont mis sur le pavé, sa pensée se retourne vers la « maman », qui a transporté son domicile à Chambéry : les grands chemins pourtant, les longues marches, les libres horizons, les gîtes incertains, les soupers de rencontre, les nuits à la belle étoile le ravissent, l’enivrent, emplissent son âme d’ineffaçables sensations. Mais il faut vivre : la prévoyante « maman » fait de son vagabond un employé au cadastre ; cela ne dure guère : il sera musicien, il aura des élèves. Tout cela entremêlé encore d’absences et de voyages.

Jean-Jacques faisait bon ménage avec le jardinier Claude Anet, qui partageait avec lui la protection de Mme  de Warens ; mais Claude Anet meurt, et une sorte de majordome, le Suisse Wintzenried, le remplace. Jean-Jacques ne s’entend pas avec le camarade ; et c’est au moment où le refroidissement commence entre Mme  de Warens et lui, qu’il fait aux Charmettes ce délicieux séjour de trois étés (1738-1740), où il est presque toujours seul, quoi qu’il ait dit, où il refait son éducation, lisant toutes sortes de livres, philosophes, historiens, théologiens, poètes : il en sortira armé et prêt à la lutte. Son tour d’esprit est arrêté : un gentilhomme du voisinage, M. de Conzié, qui le vit souvent vers 1738 ou 1739, nous signale en lui un « goût décidé pour la solitude,… un mépris inné pour les hommes, un penchant déterminé à blâmer leurs défauts, leurs faibles,… une défiance constante en leur probité ». C’est aux Charmettes que Rousseau écrit ses premiers essais. Avant le dernier été qu’il y passa, il fut quelques mois précepteur des enfants du grand prévôt de Lyon, M. de Mably, dont il ne se faisait pas scrupule de « chiper » le bon vin : il n’était pas encore tout à fait assis dans sa moralité.

Enfin il part pour Paris (1741). C’est la rupture définitive avec Mme  de Warens, dont les affaires se dérangeaient de plus en plus ; désormais dans leurs rares relations les rôles seront intervertis, et Jean-Jacques enverra quelques petits secours à l’amie qui a tant fait pour lui. La pauvre femme, toujours en dettes, en procès, en projets, mourra en 1762 : c’était une détraquée, brouillonne, dévote, un peu aventurière, dont la réputation n’aurait pas eu de trop grave accroc, si Jean-Jacques n’avait eu l’idée de confesser ses fautes, avec toutes celles des gens qu’il avait connus.

À Paris, Rousseau apportait quinze louis, une comédie de Narcisse, et un système nouveau de notation musicale qui devait lui donner gloire et fortune. Il fallut vite en rabattre, et l’inventeur se trouva heureux d’aller à Venise comme secrétaire de M. de Montaigu, ambassadeur de France, avec lequel il se brouilla bientôt bruyamment. Rousseau se retrouve sur le pavé de Paris, sans fortune et sans emploi. Il se met à copier de la musique pour vivre. Mais dès son précédent séjour il s’est fait des amis, des amies : il a trente ans, l’œil ardent, la figure intéressante ; il aura beau dire plus tard, les sympathies vont à lui. Diderot lui donne à faire des articles de musique pour l’Encyclopédie. Il connaît Fontenelle, Marivaux, il se lie avec Condillac. Il retape pour la cour une pièce de Voltaire, un opéra de Rameau ; il fait jouer de sa musique chez un fermier général, chez le magnifique M. de la Popelinière. Enfin il devient secrétaire de Mme  Dupin, dont le fils, M. de Francueil, fermier général, veut le prendre pour caissier ; c’était la fortune. Rousseau a la réelle délicatesse de refuser des fonctions auxquelles il n’était pas disposé à se donner. Il eut toujours un solide et fier mépris de l’argent : ne traitons pas trop facilement d’orgueil une assez rare vertu. Mais voici le contraste : c’est vers ce temps qu’il dépose les enfants de Thérèse Levasseur, malgré elle, aux Enfants-Trouvés.

En 1749, l’Académie de Dijon met au concours la fameuse question : Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou épurer les mœurs. Rousseau choisit le paradoxe qui fait le succès de son discours. Inconnu la veille, en un jour il est célèbre. Le Discours sur l’inégalité, qui vint après, fit plus d’effet encore. En deux pas, Rousseau a rattrapé Voltaire. Mais voici le danger pour cette nature immensément orgueilleuse, et fanfaronne de sincérité : du jour où il a pris position par un livre devant le public, il croit son honneur en jeu s’il n’est pas l’homme de sa théorie ; il commence à se singulariser à outrance. Il en a pris le parti du reste, dès qu’il s’est trouvé introduit dans les salons. Il ne sait pas vivre, il n’a pas le ton, les manières du monde ; il souffre dans son amour-propre, et il essaie d’échapper au ridicule par un déploiement volontaire de rudesse et de sauvagerie. Puis il était toujours resté le vagabond à qui il fallait le grand air et le ciel libre, les courses à l’aventure, et les surprises d’un coin de bois ou d’un coucher de soleil. Aussi prit-il, en pleine gloire, la résolution de quitter ce noir, fiévreux, assourdissant et asservissant Paris : ses amis les philosophes, qui n’avaient pas le tempérament bucolique et vivaient aux bougies comme le poisson dans l’eau, ne comprirent rien à cette lubie, essayèrent de le retenir, et n’arrivèrent qu’à le froisser.

La femme d’un fermier général, Mme  d’Épinay, qui possédait le château de la Chevrote, mit à la disposition de Jean-Jacques un pavillon de cinq ou six pièces avec un potager et une source vive, qu’elle avait au bout de son parc. Rousseau y transporta ses livres, son épinette, Thérèse et la mère Levasseur ; l’installation eut lieu le 6 avril 1756, aux premières fleurs du printemps. Ce fut un ravissement : derrière l’Ermitage, c’était la forêt de Montmorency, ses sentiers, ses clairières, ses épaisseurs et ses échappées, des arbres, des bruyères, des abeilles, des oiseaux, tout un monde de merveilles enchanteresses. Mais…, mais Mme d’Épinay aimait son philosophe, son ours ; elle le dérangeait, quand il aurait aimé à rester chez lui, elle le faisait venir à la Chevrette, quand il aurait voulu errer seul au fond des bois. Mais elle alla à Genève se faire soigner par Tronchin, et l’indiscret Diderot somma Rousseau de partir avec elle. Mais elle avait un autre ami plus ami, toujours présent, toujours dévoué, de bon secours et de bon conseil, M. de Grimm : et Rousseau, qui n’aurait pas voulu prendre la place de Grimm, était jaloux de Grimm. Mais elle avait une belle-sœur, Mme d’Houdetot, avec qui Rousseau ébaucha d’innocentes et troublantes amours. Il résulta de tout cela un enchevêtrement de griefs, d’explications, des tiraillements, des tracasseries : enfin Rousseau se brouilla avec Diderot, avec Grimm, avec Mme d’Épinay, et déménagea de l’Ermitage.

Il n’alla pas loin : il se logea (déc. 1757) à Montmorency dans une petite maison qu’on nommait Montlouis. Pendant qu’on réparait sa maison, il se laissa installer au château, chez le maréchal et la maréchale de Luxembourg. Mais cette fois il avait fait ses conditions : qu’on ne le dérangerait pas, qu’il verrait les maîtres du château quand il voudrait, les fuirait quand il voudrait. M. et Mme de Luxembourg acceptèrent avec mansuétude tous les articles du pacte proposé par cet affamé d’indépendance, qui ne voulait pas sentir le lien même des bienfaits qu’il acceptait. À Montmorency, Rousseau passe quelques calmes années : il travaille ; il achève sa Nouvelle Héloise, il fait sa Lettre sur les spectacles, son Contrat social, son Émile. Malgré la bienveillance de M. de Malesherbes, directeur de la librairie, qui avait l’esprit très large, l’Émile détruisit la tranquillité de l’écrivain. La Sorbonne censura l’ouvrage ; le Parlement le fit brûler : Jean-Jacques fut décrété de prise de corps. M. de Luxembourg le fit partir ; et, s’en allant sur les quatre heures du soir, il fut salué dans son cabriolet par les huissiers qui venaient l’arrêter (1762).

L’Émile était partout poursuivi, partout condamné, à Berne, en Hollande, à Genève même, dans cette patrie qui avait tant fêté son glorieux enfant quelques années plus tôt (1754), où il avait repris sa qualité de citoyen avec la religion de ses pères. Rousseau alla demander asile au roi de Prusse, souverain de Neuchâtel, et s’installa à Motiers-Travers dans une maison que Mme Boy de La Tour mit à sa disposition. Le paysage le ravit ; le gouverneur lui plut : c’était l’aimable Milord Maréchal, qui lui envoyait de de son vin, et le remerciait de l’avoir accepté. Comme toujours, après le rêve de bonheur, le désenchantement : un pasteur intolérant tracassa Jean-Jacques, ameuta les paysans contre lui. Des cailloux furent lancés contre ses vitres : l’imagination du philosophe lui représenta toute une foule ardente à le lapider. Il quitta Motiers, et s’en alla dans l’île Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne. Un décret du sénat de Berne l’en chassa.

Il traversa Paris (1765), et passa en Angleterre, où l’historien David Hume lui procura un asile à Wootton, dans le comté de Derby. Dans ce vallon frais et boisé, Jean-Jacques passa treize mois, herborisant, faisant de la musique, et rédigeant les mémoires de sa vie. Mais il se brouilla avec Hume : c’est le dernier coup, qui déchaîne toutes ses méfiances et ses soupçons. Les germes qu’apercevait M. de Conzié dès 1738, se développent dans sa pauvre tête ; et une vraie folie l’envahit. Il croit à une vaste conspiration ourdie par Diderot, Hume, Grimm, avec la complicité de tout le genre humain, pour l’humilier, le déshonorer, le calomnier, lui imposer des bienfaits outrageants, ou lui attribuer des ouvrages infamants. Il fuit l’Angleterre, séjourne un an à Trie chez le prince de Conti sous un faux nom, puis, comme traqué, se réfugie en Dauphiné, à Bourgoin, à Monquin. En 1770, il revient à Paris, et se loge rue Plâtrière. Il copie toujours de la musique, pour vivre ; les gens qui veulent le voir se déguisent en clients pour forcer sa porte. Il éconduit brutalement les curieux, les admirateurs, les protecteurs qui s’offrent. Il vit solitaire, farouche, flatté malgré tout de la curiosité publique, de l’admiration qu’il sent l’envelopper, mais incurablement ombrageux et persécuté. Les fruitières lui vendent leurs légumes au rabais pour l’humilier d’une aumône ; les carrosses se détournent pour l’écraser, ou l’éclabousser ; on lui vend de l’encre toute blanche, pour qu’il n’écrive pas à sa justification : partout il est espionné, surveillé, même au théâtre. Voilà les misérables visions dont son esprit est hanté : il les consigne dans ses étonnants Dialogues, œuvre prodigieuse d’éloquence et de folie, qu’il veut déposer sur le maître autel de Notre-Dame. Il distribue dans les rues une circulaire à tout Français aimant la justice.

Il va pourtant en ce temps-là lire ses Confessions chez la comtesse d’Egmont ; mais ses bons jours, clairs et riants comme ceux de sa jeunesse, ce sont ses longues promenades, ses herborisations dans la banlieue, au bois de Boulogne. Enfin, il accepte en 1777 l’hospitalité du marquis de Girardin à Ermenonville ; et c’est là qu’il meurt le 2 juillet 1778. Il n’est pas probable qu’il se soit tué.

Voilà cette vie d’un grand écrivain, où la littérature tient si peu de place : les chefs-d’œuvre s’entassent en une douzaine d’années, de 1742 à 1762 : dans les trente-sept années précédentes, rien ou à peu près ; dans les seize dernières, les Confessions avec leur complément des Rêveries, qui sont moins un livre d’auteur qu’une vision de vieillard revivant avec délices sa vie inégale et mêlée. De cette vie lame de l’homme se dégage : une âme candide et cynique, intimement bonne et immensément orgueilleuse, romanesque incurablement, déformant toutes choses pour les embellir ou les empoisonner, enthousiaste, affectueuse, optimiste de premier mouvement, et par réflexion pessimiste, irritable, mélancolique, malade, et déséquilibrée finalement jusqu’à la folie ; une âme délicate et vibrante, épanouie ou flétrie d’un souffle, et dont un rayon ou une ombre changeait instantanément tout l’accord, d’une puissance enfin d’émotion, d’une capacité de souffrance, qui ont été bien rarement données à un homme.


2. UNITÉ DE L’ŒUVRE DE ROUSSEAU.


Maintenant regardons l’œuvre : Rousseau va nous en donner lui-même une vue d’ensemble ; voici comment le Français des Dialogues résume les écrits de Jean-Jacques, et en manifeste l’unité :

Suivant de mon mieux le fil de ses méditations, j’y vis partout le développement de son grand principe, que la nature a fait l’homme heureux et bon, mais que la société le déprave et le rend misérable. L’Émile, en particulier ; ce livre tant lu, si peu entendu et si mal apprécié, n’est qu’un traité de la bonté originelle de l’homme destiné à montrer comment le vice et l’erreur, étrangers à sa constitution, s’y introduisent du dehors, et l’altèrent insensiblement. Dans ses premiers écrits, il s’attache davantage à détruire ce prestige d’illusion qui nous donne une admiration stupide pour les instruments de nos misères, et à corriger cette estimation trompeuse qui nous fait honorer des talents pernicieux et mépriser des vertus utiles. Partout il nous fait voir l’espèce humaine meilleure, plus sage et plus heureuse dans sa constitution primitive ; aveugle, misérable et méchante, à mesure qu’elle s’en éloigne ; son but est de redresser l’erreur de nos jugements, pour retarder le progrès de nos vices, et de nous montrer que, là où nous cherchons la gloire et l’éclat, nous ne trouvons en effet qu’erreurs et misères.

Mais la nature humaine ne rétrograde pas, et jamais on ne remonte vers les temps d’innocence et d’égalité, quand une fois on s’en est éloigné ; c’est encore un des principes sur lesquels il a le plus insisté. Ainsi son objet ne pouvait être de ramener les peuples nombreux, ni les grands États, à leur première simplicité, mais seulement d’arrêter, s’il était possible, le progrès de ceux dont la petitesse et la situation les ont préservés d’une marche aussi rapide vers la perfection de la société, et vers la détérioration de l’espèce. Ces distinctions méritaient d’être faites, et ne l’ont point été. On s’est obstiné à l’accuser de vouloir détruire les sciences, les arts, les théâtres, les académies, et replonger l’univers dans sa première barbarie ; et il a toujours insisté, au contraire, sur la conservation des institutions existantes, soutenant que leur destruction ne ferait qu’ôter les palliatifs en laissant les vices, et substituer le brigandage à la corruption ; il avait travaillé pour sa patrie et pour les petits États constitués comme elle. Si sa doctrine pouvait être aux autres de quelque utilité, c’est en changeant les objets de leur estime et retardant peut-être ainsi leur décadence qu’ils accélèrent par leurs fausses appréciations. Mais, malgré ces distinctions si souvent et si fortement répétées, la mauvaise foi des gens de lettres, et la sottise de l’amour-propre, qui persuade à chacun que c’est toujours de lui qu’on s’occupe, lors même qu’on n’y pense pas, ont fait que les grandes nations ont pris pour elles ce qui n’avait pour objet que les petites républiques ; et l’on s’est obstiné à voir un promoteur de bouleversements et de troubles dans l’homme du monde qui porte un plus vrai respect aux lois et aux constitutions nationales, et qui a le plus d’aversion pour les révolutions et pour les ligueurs de toute espèce, qui la lui rendent bien.

En saisissant peu à peu ce système par toutes ses branches dans une lecture plus réfléchie, je m’arrêtai pourtant moins d’abord à l’examen direct de cette doctrine, qu’à son rapport avec le caractère de celui dont elle portait le nom, et sur le portrait que vous m’aviez fait de lui, ce rapport me parut si frappant, que je ne pus refuser mon assentiment à son évidence. D’où l e peintre et l’apologiste de la nature, aujourd’hui si défigurée et si calomniée, peut-il avoir tiré son modèle, si ce n’est de son propre cœur ? Il l’a décrite comme il se sentait lui-même. Les préjugés dont il n’était pas subjugué, les passions factices dont il n’était pas la proie n’offusquaient point à ses yeux, comme à ceux des autres, ces premiers traits si généralement oubliés ou méconnus… En un mot il fallait qu’un homme se fût peint lui-même, pour nous montrer ainsi l’homme primitif, et, si l’auteur n’eût été tout aussi singulier que ses livres, jamais il ne les eût écrits… Si vous ne m’eussiez dépeint votre Jean-Jacques, j’aurais cru que l’homme naturel n’existait plus.


Cette page illumine l’œuvre de Rousseau et lève les difficultés qu’on a parfois trouvées dans la liaison des divers écrits qui la composent [118].

La nature avait fait l’homme bon, et la société l’a fait méchant : la nature avait fait l’homme libre, et la société l’a fait esclave ; la nature a fait l’homme heureux, et la société l’a fait misérable. Trois propositions liées, qui sont des expressions différentes de la même vérité : la société est à la nature ce que le mal est au bien. Là-dessus se fonde tout le système.

Dans l’état de nature, l’homme est bon : comment serait-il mauvais, puisque ni la moralité ni la loi n’existent ? il ne pèche pas contre la règle, puisqu’il n’y a pas de règle. Il est égoïste : il suit l’instinct qui lui dicte de conserver son être. Il est innocent comme l’animal. Il satisfait son besoin : il ne veut le mal de personne ; au delà de son besoin, il ne prend rien. Il a même un instinct de sympathie, de pitié, qui le porte vers les êtres de son espèce, qui le fait, quand son être est sauf et pourvu, aider spontanément au salut, à la satisfaction des autres. Il a des sensations agréables ou pénibles qui éveillent son activité, et avertissent son instinct. La corruption commence le jour où sur la sensation s’applique la réflexion, où la raison se superpose à l’instinct. Car alors l’égoïsme naturel, légitime et charmant, fait place à l’intérêt, injuste et odieux ; la lutte et la misère naissent de la multiplication des besoins, par l’invention artificielle de plaisirs d’opinion, par la prévoyance contre nature des utilités futures. Réflexion, raison, intérêt, extension des appétits personnels au delà des limites du nécessaire et du présent, atrophie du sens de la pitié, toute cette déformation de l’homme naturel s’est faite, s’est accrue dans et par la société.

Le vice essentiel de la société, c’est l’inégalité. Il y a de l’inégalité dans la nature, mais elle n’empêche personne de satisfaire son appétit, elle ne dispense personne de travailler à le satisfaire : elle laisse tout le monde bon, libre, heureux. L’inégalité sociale crée des privilégiés ; elle dit à quelques-uns : Tu auras tout sans rien faire ; à la masse : Peine, non pour toi, mais pour eux. Elle fait des oppresseurs et des esclaves, des méchants et des malheureux. L’origine du mal social, c’est la propriété, clef de voûte de la société. Puissance, noblesse, honneurs, tout peut se ramener à l’inégalité des biens, à la propriété. Et ainsi le mal social peut se définir par l’antithèse de la richesse et de la pauvreté : voilà comment se pose le problème, dans le Discours sur l’inégalité.

Si la société est mauvaise en son principe, et si tout son progrès a été de devenir plus mauvaise, il suit de là que le signe de l’état social le plus avancé est un indice de corruption plus complète. Or n’est-ce pas à l’éclat des lettres et des arts que se mesure la civilisation d’une société ? Donc ces créations de l’humanité intelligente attestent la perversion de l’humanité : elles sont nées du mal et l’augmentent. Ne voit-on pas partout les arts et les lettres en relation étroite avec le luxe, avoir besoin du luxe ? Et le luxe, c’est la richesse de quelques-uns par la misère de tous. De là sort tout le discours qui répond à la question de l’Académie de Dijon.

Mais dans la littérature, le genre lié au plus haut degré de civilisation, c’est le théâtre. Le plaisir dramatique est un plaisir social et sociable. Le poème dramatique est imitation des mœurs sociales, et enseignement des qualités sociables. Donc aucun genre ne favorise les erreurs, les vices, les maux institués par la société, plus que le genre dramatique. Et voilà le point d’attache de Lettre sur les spectacles : établir à Genève un théâtre, c’est inoculer d’un coup à une simple population toute la corruption sociale.

La conclusion des deux discours, c’est qu’il faut revenir à la nature, mais — et c’est l’idée qu’il faut bien apercevoir pour ne pas attribuer à Rousseau une inconséquence qu’il n’a pas commise — mais « la nature humaine ne rétrograde pas » ; il y a trop loin de l’état civil à l’état naturel pour qu’on puisse repasser de celui-ci à celui-là. Si on le pouvait, on nous rendrait plus malheureux : car « l’homme sauvage et l’homme policé diffèrent tellement par le fond du cœur et des inclinations que ce qui fait le bonheur de l’un réduirait l’autre au désespoir [119] ». On nous rendrait plus malheureux : mais, de plus, on nous dégraderait. Car l’homme civil, d’un certain point de vue, est supérieur à l’homme de la nature. « Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme [120]. »

Rousseau se garde donc bien de nous inviter à restaurer en nous l’orang-outang, primitif exemplaire de notre humanité. Mais, conservant l’agrandissement de l’être intellectuel, l’ennoblissement de l’être moral, il nous propose de rendre à cet être perfectionné la bonté, la liberté, le bonheur qui furent les attributs naturels de l’homme primitif : voilà en quel sens nous pouvons refaire en nous l’homme de la nature.

Cette œuvre de restauration comprend deux parties : la restauration de l’individu, la restauration de la société.

La restauration de l’individu se fera, d’abord, par l’éducation [121]. La nature est bonne et la société mauvaise ; laissons faire la nature, et écartons la société : tâchons de soustraire l’enfant à son influence. La nature a fait le sauvage : faisons de notre élève un sauvage ; fortifions son corps, développons ses sens. Exerçons l’instinct ; aidons la réflexion à se dégager des sensations ; attendons, sans la prévenir, que la raison apparaisse. L’humanité s’est instruite par le besoin, par l’expérience : faisons sentir le besoin, apprêtons de l’expérience à l’enfant. La forme éminente de la corruption sociale, c’est actuellement la littérature : supprimons les livres, même les Fables de La Fontaine, ce délicieux catéchisme de la dépravation autorisée. Ne faisons lire notre élève qu’à l’âge où sa raison saura rejeter le vice et saisir la beauté. La nature ne connaît que Dieu : les dogmes des religions sont des inventions de la société ; ne montrons à notre élève que Dieu, et attendons pour le lui montrer qu’il puisse le voir, dans la pureté et l’infinité de son essence. Émile sera fort, adroit, bon, franc, intelligent, raisonnable, religieux, heureux : l’homme naturel, développé en lui, et non dévié, aura saisi tous les avantages, sans les vices, de l’homme civil.

Mais chacun de nous, dans la vie même, peut refaire en lui l’homme naturel. C’est le sens de la Nouvelle Héloïse. Rien de plus innocent selon la nature que les amours de Julie et de Saint-Preux : mais ils ont oublié que la vie selon la nature est actuellement impossible. La société n’autorise pas leurs amours, elle les sépare ; elle marie Julie à un homme qu’elle n’aime pas, quand elle aime un autre homme ; elle pousse doucement Julie à l’adultère. Le mensonge, en effet, est un produit social ; la nature est franche. Julie, éclairée par la religion, par le sentiment de l’omniprésence de Dieu, conçoit l’idée d’une vie absolument franche. Elle exclut l’adultère, auquel la société est si indulgente. Par la franchise égale de son procédé, M. de Wolmar l’aide, la soutient, la dirige. Tous les deux font régner la vérité dans leur commerce : avec la vérité, la liberté, la vertu, le bonheur. Par une vie de devoirs chéris, d’affections saines, où le premier amour même conserve sa place légitime, Julie réalise la restauration des rapports naturels dans la forme que comporte l’état civil.

Deux moyens aussi s’offrent pour rapprocher la société de la nature : le premier nous est fourni encore par la Nouvelle Héloise. Julie ne refait pas seulement son individu, elle rétablit la famille ; et la famille est « la plus ancienne des sociétés », « le premier modèle des sociétés politiques [122] ». Sur l’exclusion du mensonge et du servage, au milieu d’une civilisation avancée, s’édifie la famille naturelle où les intelligences s’épanouissent sans que les cœurs se corrompent.

Mais surtout la société se rétablira en revenant à son principe, à sa raison d’être : et c’est l’objet du Contrat social [123]. Il faut se représenter le contrat constitutif de toute société. Tous les hommes, antérieurement égaux et libres, renoncent également à leur liberté : ils soumettent tous leur volonté individuelle, antérieurement souveraine pour elle-même, à la volonté de tous, qui devient l’unique souverain. Pourquoi ? pour que la volonté de tous procure le bien de tous. Ainsi, selon le contrat primitif, tous les hommes restent égaux dans la société ; ils cessent d’être libres ; car s’ils sont souverains collectivement, ils sont individuellement sujets. Mais ils sont libres pourtant, car être libre, c’est être soumis à sa volonté propre ; or la volonté constante de l’homme civil, c’est que la volonté générale soit obéie de tous, et de lui-même. Ainsi l’individu s’aliène tout entier et n’est pas esclave. Il n’a pas un droit qu’il ne tienne de la société, et il n’est pas opprimé : car l’oppression, c’est l’exploitation de tous par quelques-uns, c’est l’inégalité. Le magistrat n’est pas souverain, il est agent du souverain. Voilà les principes naturels de l’état social ; et tout l’effort doit tendre, non pas à détruire les sociétés actuellement existantes, mais à les réduire au type idéal ; tous les abus, toutes les misères, toute l’oppression disparaîtraient dans cette réduction, et l’organisation politique, avec les mœurs qui en découlent, ne pervertirait plus l’homme naturel.

Est-ce là tout le système ? Non, il y manque encore une pièce considérable : Dieu. On s’est souvent étonné de cette affirmation hardie : l’homme est bon, dans l’état primitif, tel que la nature l’a fait. Qui le prouve ? dit-on. Dieu, qui n’a pu faire l’homme mauvais. Mais si l’homme s’est rendu mauvais, comment peut-il redevenir bon ? Par Dieu, présent en lui, source d’énergie morale, appui de la volonté, garant et témoin des engagements intérieurs. Sans Dieu, tout s’écroule : et de là l’admirable lettre de Julie sur la célébration religieuse de son mariage ; de là l’ample Profession de foi du vicaire savoyard.

On voit comment les chefs-d’œuvre de Rousseau s’attachent entre eux et dans leurs diverses parties : mais ils s’attachent aussi fortement à la personne de leur auteur. On ne s’attendrait pas que cette œuvre si une, si logique, si ramassée en un petit nombre de principes, fût la transcription d’une vie si éparse, si aventureuse, si agitée ; et cela est pourtant. Rousseau nous l’a dit : l’homme naturel, c’est lui. La société l’a détruit ailleurs, en lui seulement opprimé : de sorte que le modèle d’après lequel l’homme civil et l’état civil doivent être restaurés, c’est Jean-Jacques Rousseau lui-même. Ainsi s’ajoute un dernier chef-d’œuvre à la liste déjà offerte : les Confessions, où l’homme de la nature s’expose en sa réalité, meilleur que tous par la vertu de la nature, plus malheureux que tous par le vice de la société. Il n’a qu’à se raconter, et il condamne la société, il venge la nature : il fait croire surtout à la possibilité de refaire l’homme naturel dans l’homme civil : il est possible, puisqu’il est.


3. LES SOURCES DES IDÉES DE ROUSSEAU.


L’œuvre de Jean-Jacques est éminemment individualiste. Toute sa doctrine sort de la constitution particulière de son moi, et des conditions où ce moi a pris le contact de la société. L’homme que la nature l’avait fait s’est trouvé impropre à la vie sociale telle que ce siècle l’entendait, par conséquent froissé, révolté : il s’est replié sur lui-même, et il a trouvé la raison des choses. Son homme de la nature, c’est l’être d’instinct qu’il a été, sensuel, égoïste, pitoyable, incapable de suivre une autre loi que l’impulsion présente de son cœur : c’est l’ancien bohème, ignorant du savoir-vivre, gauche, timide, dépaysé dans le monde, dupe des formes qui adoucissent le frottement des égoïsmes, et y attachant à contresens une monstrueuse hypocrisie. La société selon la nature, c’est celle que peut rêver un homme de peuple, ennemi du luxe et des aises dont il se passe, heureux dans sa vie simple, mais humilié par l’opinion qui en fait une vie inférieure : un homme du peuple qui a pâti, a vu pâtir autour de lui, jalousement égalitaire pour ces deux causes, et réduisant tout à l’antithèse de la richesse et de la pauvreté. Un immense orgueil enfle ses théories : amour-propre de sensitif, suffisance d’autodidacte, vanité de timide, fierté aussi d’une conscience qui s’est faite péniblement, et de chute en chute s’est élevée toute seule à la moralité.

Les événements de sa vie lui ont fourni les formes où la doctrine s’est coulée. Il a vu lever le soleil au Monte en face de Turin, en 1728 ; et l’abbé Gaime qui l’y a mené, lui a fourni, avec l’abbé Gàtier, le professeur du séminaire d’Annecy, les traits du Vicaire savoyard ; de sa passion profonde pour Mme  d’Houdeto est sortie la Nouvelle Héloïse [124] : les amours de Julie et de Saint Preux, ce sont les leurs, brutalement tranchés dans la réalité, délicieusement achevés par le rêve ardent de son désir ; les paysages où s’encadrent ces amours, ce sont les bords du lac de Genève, de son lac ; et les sensations de ses personnages dans cette charmante nature, ce sont les siennes, ses profondes émotions d’enfance.

Assurément on peut saisir hors de Jean-Jacques, dans la société et la littérature, des influences qui se sont imposées à lui, qui ont déterminé les formes de sa pensée. Diderot, dans leurs premières relations, a pu l’aider à extraire de son tempérament, sa théorie ; la guerre à la société, le retour à la nature, c’est le mot d’ordre de Diderot. De Condillac, et du temps où ils dînaient ensemble au cabaret, Rousseau a pu retenir le point de départ de l’Émile, le principe de la méthode : partir toujours de faits sensibles, aller du concret à l’abstrait, faire découvrir à l’enfant toutes les idées au lieu de les lui enseigner. A Buffon, qu’il admira toujours profondément, il a demandé les notions capables de préciser, de soutenir son hypothèse de l’homme naturel, et l’idée de la lente évolution par laquelle l’univers et les êtres qu’il porte se transforment. Montesquieu lui offrait son sauvage timide et innocent, et lui montrait l’inégalité s’établissant avec la société : de lui aussi, et de Bossuet, et de Hobbes, Rousseau emportait la doctrine que tous les droits ont leur origine, leur fondement dans la société, que l’homme les tient tous de son consentement, et n’en a point d’antérieurs ou de supérieurs. Il n’est pas jusqu’à Pascal à qui Rousseau ne pût être redevable : une de ses plus saisissantes pensées n’est-elle pas la condamnation de la propriété ? n’en fait-il pas une usurpation ? Et avec les livres des grands esprits, c’étaient les idées de tout le monde, les lieux communs de l’esprit public qui pouvaient instruire Rousseau ; depuis longtemps, depuis Montaigne même, flottaient dans les esprits, circulaient dans les livres, l’antithèse du civilisé et du sauvage, et le paradoxe qui met du côté de celui-ci la supériorité de raison et de vertu : ces idées ne s’étaient-elles pas produites jusque sur la scène de la Comédie Italienne, avec l’Arlequin sauvage de Delisle, et l’âne de son Timon ? N’y avait-il pas vingt ans que la société tournait à la sensibilité ? le succès de La Chaussée en est la preuve. La mode française l’encouragea à étaler toute sa nature, si profondément sentimentale. Enfin l’idée de progrès, la grande idée du siècle, anime toute l’œuvre de Jean-Jacques ; il ne semble en nier la réalité que pour en proclamer plus hautement la possibilité, plus impérieusement la nécessité.

Rousseau s’adaptait donc à son temps, et en ramassait les tendances éparses. Cependant le caractère et la puissance de son œuvre viennent de lui-même : elle n’a pas été façonnée du dehors, elle s’est organisée intérieurement, absorbant ce qui pouvait la nourrir. Elle à ses origines dans le tempérament, je l’ai dit : mais des origines plus lointaines encore, et visibles pourtant, dans certains facteurs du tempérament, dans le sang et dans le milieu, dans l’hérédité et l’éducation.

Rousseau est Genevois, d’une famille française établie depuis cent cinquante ans dans la ville. Ainsi il a échappé à l’éducation française, aux conventions mondaines, aux règles littéraires qui falsifient chez nous les tempéraments dès l’enfance ; il y a échappé non en lui seulement, mais en ses ascendants : le fond français qu’ils lui ont transmis, c’est celui qui n’avait pas été travaillé encore par la culture classique. Il sera donc libre absolument de tous les préjugés que notre xvie siècle était apte à créer.

En revanche, les dépôts que cent cinquante ans de la vie genevoise auront laissés dans une suite de générations, se retrouveront dans Rousseau ; toute cette lignée de bourgeois de Genève qui se termine à lui, le rendra apte à concevoir la liberté politique, l’activité municipale, un peuple de citoyens égaux exerçant réellement la souveraineté et s’administrant par des magistrats élus. Il en aura conscience lui-même : les théories de son Contrat social seront calquées sur la constitution de Genève, non sur l’état actuel de corruption, mais sur la pureté de l’organisation primitive, ou sur l’idéal plus ou moins représenté par la réalité. Des souvenirs d’antiquité, au hasard de ses lectures, imprégneront ses réminiscences patriotiques, et la bourgeoisie genevoise prendra dans son esprit la couleur des démocraties antiques. Mais, toujours Genevois dans l’âme, il gardera de son origine une indéracinable sympathie pour les petits États, où la vie nationale se réduit aux proportions de la vie municipale. Et son vrai maître de droit politique, autant que Montesquieu, ce sera le professeur de Genève Burlamaqui, qui enseignait la liberté et l’égalité naturelles.

Mais Genève, c’est le calvinisme : il est l’âme de la cité et des citoyens ; la Réforme a été le modificateur essentiel de ce fond français que le premier des Rousseau de Genève transmettait à ses descendants. Jean-Jacques est l’héritier de cent cinquante ans de calvinisme. Il n’importe qu’il se soit fait catholique, qu’il ait été dévot à un moment, qu’il ait cru aux miracles : tout cela est superficiel. Il a l’âme foncièrement protestante. Sa doctrine politique n’exprime pas seulement la république de Genève : elle représente les positions prises par les docteurs de la Réforme contre les théologiens catholiques qui s’appuyaient sur le pouvoir temporel. La réfutation du Contrat social est dans les Avertissements de Bossuet, dans les écrits politiques de Fénelon : c’est que le pasteur Jurieu avait développé la théorie de la souveraineté du peuple, pour légitimer les révoltes des protestants du xvie siècle.

Le protestantisme intime de Jean-Jacques s’affirme surtout dans sa philosophie morale et religieuse. Si elle « sonne » si différente de celle de Voltaire ou de Diderot, c’est uniquement parce que Rousseau vient de l’Église Réformée. Cette différence d’origine diversifie étrangement des doctrines qui, abstraitement, sont à peu près identiques. Voltaire réimprimait dans un de ses catéchismes la profession de foi du Vicaire savoyard : il y reconnaissait l’idée de sa religion ; et cela n’empêche pas qu’en fait, entre la religion de Voltaire et celle de Rousseau, il y a un monde. D’abord, Rousseau, protestant, n’a jamais pu pousser le cri de guerre : Écrasez l’infâme. Le protestant ne saurait être anticlérical absolument, sans réserve, et contre sa propre Église. Chez les catholiques, le dogme étroitement défini, maintenu par une autorité souveraine, oblige celui qui ne croit plus tout à fait selon l’orthodoxie, à devenir ennemi radical et irréconciliable. Le protestant qui cesse de croire peut se chamailler avec quelques ministres, il ne se heurte point au même dogme compact, à la même autorité intraitable : il n’est pas mis hors de son Église ; il fait un parti avancé, il peut faire une nouvelle Église, en restant membre de la grande et multiple Église chrétienne. Nous voyons tous les jours le libre penseur catholique en vouloir à mort aux prêtres et aux dévots catholiques ; le libre penseur protestant, sauf exception, garde le respect de Calvin et des sympathies étroites pour l’Église de Calvin. Rousseau, déiste, en guerre avec les pasteurs, incrédule à la révélation, est tout simplement un protestant libéral.

De là résulte, ensuite, la façon très différente dont Dieu se présente chez Voltaire et chez Rousseau. Pour le premier, Dieu est une idée, produit du raisonnement philosophique, ou suggestion de l’utilité sociale : pour Rousseau, Dieu est. Voltaire démontre Dieu, et Rousseau croit en Dieu. Il n’y a chez les catholiques que les prêtres, qui, cessant de croire, puissent garder le sens religieux : mais, a-t-on dit, tout protestant est prêtre, et Rousseau plus qu’aucun autre. Sa philosophie n’est pas renoncement à la foi, mais élargissement de la foi. En rejetant les dogmes, la révélation, tout l’irrationnel embarrassant et insoutenable des livres saints et des églises, il garde tout le positif, tout le consolant, toute l’essence religieuse du christianisme ; pour lui, pour son âme protestante, le mot de religion naturelle n’est pas le déguisement d’une froide philosophie. Il a la foi ; avec la foi, l’amour, l’espérance. Son Dieu est Providence, et ; comme tel, j’ai dit quel rôle actif Rousseau lui attribuait dans son système. Il n’est pas excessif de dire, avec M. Brunetière, que la philosophie de Jean-Jacques est une philosophie de la Providence. Cela est vrai de lui autant que de Bossuet. Jean-Jacques raisonne tout comme Bossuet, quand de l’inégale répartition des biens et des maux, de l’injustice et du mal qui sont sur terre, il tire la nécessité de l’âme immortelle, et la certitude d’une vie future.

Je reconnais encore le protestant dans la puissance du sens moral chez Jean-Jacques. Il n’y a pas à nier que les nations protestantes ne soient morales : cela ne veut pas dire qu’il y ait plus de vertu chez elles que chez les catholiques ; mais l’autonomie morale y est plus grande ; avec l’indépendance croît la responsabilité, avec la responsabilité l’énergie. Nulle autorité, nulle direction ne viennent de l’extérieur entraver l’action du principe intérieur. Voilà pourquoi je dis de Rousseau que la puissance de son sens moral révèle ses hérédités protestantes.

On l’a nié, ce sens moral de Jean-Jacques : et l’on a eu beau jeu à le nier. Ni les fautes, ni les hontes, ni le crime même n’ont manqué à cette vie. M. Faguet a pu dire qu’il s’était élevé sur le tard à la moralité. Mais qui donc l’y a élevé ? Ce n’est pas l’éducation paternelle. Serait-ce Mme  de Warens ? Seraient-ce les catéchistes de métier de l’hospice de Turin ? Ils baptisaient, et ne s’inquiétaient pas de régénérer. À quelle influence Rousseau a-t-il été soumis, qui l’ait tiré de ses turpitudes, qui lui ait donné la conscience, qui l’ait élevé enfin à la moralité ? On n’en voit pas. Il s’est refait lui-même et tout seul.

Ainsi voilà un homme qui, contre le train ordinaire des choses, se soustrait à la tyrannie du fait, de l’habitude, que la vie a poussé dans l’immoralité et qui aboutit à la moralité, qui devrait être perdu sans ressource, s’engager à fond dans le mal, et qui se sauve au contraire, et s’améliore. Cette création de la moralité, en soi et par soi, ne saurait s’expliquer que par la puissance de l’instinct moral intérieur, faussé d’abord ou amorti, et que les fautes mêmes, au lieu de l’oblitérer davantage, réveillent avec intensité. Il y a bien de l’orgueil dans le mot fameux : « Qu’un seul dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là ». Il y a du vrai pourtant aussi : il a fallu que Rousseau fût supérieurement moral, pour n’avoir pas mal fini, après ses commencements. Il avait le droit, après ses propres expériences, de chanter ses hymnes à la conscience et à la liberté, par lesquelles il s’était relevé.

Tandis que toute la morale se réduisait pour les autres aux vertus de bienfaisance et d’humanité, Jean-Jacques eut le sentiment profond de la perfection ou de la dégradation intime de l’être : il prêcha les vertus personnelles, l’âpre poursuite de la pureté, de la bonté, de la beauté intérieures, indépendamment du service et de l’utilité d’autrui. Ainsi est restaurée la vie intérieure avec ses durs efforts et ses austères joies ? C’est là qu’est l’originalité et la grandeur dé sa morale. Et voilà ce qui la différencie de la morale philosophique, ce qui lui donne un caractère hautement religieux. La cause et la fin de ce travail par lequel l’être s’embellit au dedans, c’est Dieu, le Dieu qui juge et récompense. Ce Dieu devient le ressort de la moralité : Julie, mariée à l’homme qu’elle n’aime pas, humiliée, désespérée, commence l’œuvre de son renouvellement en présence de Dieu, devant « l’œil éternel qui voit tout ».

Enfin la moralité et la religiosité des nations protestantes font encore sentir leur action dans la façon dont Rousseau a peint la vie de famille, les occupations domestiques. Il a répandu sur les vulgaires détails du ménage une gravité, une beauté, une dignité qui nous saisissent. L’ardente intensité de la vie intérieure ne laisse rien d’indifférent : l’âme sérieuse se verse tout entière dans les moindres de ses actions, les relève par une haute pensée de devoir ou d’affection. Elle n’oublie jamais qu’elle agit devant « l’œil éternel qui voit tout ». Ajoutons à cette disposition la sensibilité débordante de Rousseau : pour elle, tout prend un sens, tout acquiert de la valeur ; toutes les bagatelles ou les vulgarités de la vie domestique et des rapports familiers deviennent la représentation symbolique du drame pathétique qui se joue en son cœur. Et ainsi un jupon de flanelle que lui envoie Mme  d’Epinay devient un événement dans sa vie, par le retentissement de ce petit fait jusqu’aux profondeurs de son être moral.

Nous tenons donc les causes déterminantes de la doctrine de Rousseau, du caractère surtout et des propriétés de cette doctrine : elles se résument dans le tempérament sentimental et dans l’indélébile protestantisme de l’homme. Essayons maintenant de juger sommairement cette doctrine.


4. PORTÉE DE LA DOCTRINE.


On dit communément que cette doctrine est fondée sur des postulats non nécessaires, qu’elle est souvent sophistique en ses enchaînements, outrée ou fausse en ses conséquences. Et l’on a, si l’on veut, raison de le dire. Il n’est pas difficile de demander de quel droit Rousseau affirme la bonté originelle de l’homme dans l’état de nature : cependant, à bien prendre les choses, cette bonté dont il parle est à peu près celle de l’orang, qui ne capitalise pas des revenus, qui ne fait pas travailler d’autres orangs, ne les affame pas, et ne leur fait pas communément la guerre.

Permis aussi de discuter, si tout le mal qui est dans le monde est imputable à la société. La société n’est-elle pas un fait naturel, donc bonne si la nature est bonne ? et la société n’a-t-elle pas été fondée pour remédier à des maux déjà existants ? Mais Rousseau ne contredirait pas ces objections.

L’aliénation totale de l’individu par le contrat social est dure à accorder, et nous aimons mieux nous représenter que l’individu aliène le moins possible de sa liberté, et ce qu’il faut seulement pour que la société fasse sa fonction. Ce n’est pas un axiome non plus que la propriété soit la pierre angulaire de la société, et la cause de tout le mal : ni la vérité théorique, ni l’efficacité pratique du socialisme ou du communisme, ne sont incontestables.

À prendre le premier discours à la lettre, il parait douteux que les lettres et les arts soient des agents de corruption ; et la lettre à Dalembert provoque bien des objections, soit dans ses conclusions générales, soit dans ses jugements particuliers, comme lorsque Molière est convaincu d’avoir rendu la vertu ridicule par le personnage d’Alceste. Et si Rousseau a été dans l’ensemble un éloquent défenseur de la morale, on peut trouver que, dans la Nouvelle Héloïse, et dans les Confessions, il décerne parfois bien singulièrement des brevets de vertu, ou qu’il appelle de ce nom des actes que nous appellerions de noms contraires.

Pour l’Emile, enfin, on sait que d’objections il a soulevées, et l’on n’a qu’à lire les lettres très suggestives du spirituel abbé Galiani pour se faire une idée des obstacles où se heurte la théorie de Jean-Jacques : si l’innocence originelle n’est pas une vérité, l’éducation négative est une absurdité. Le refus d’employer les livres, la suppression de l’autorité paternelle et de l’idée du devoir, la conservation de l’ignorance jusqu’aux douze ans de l’élève, comme si l’intelligence pouvait se fortifier sans s’exercer, et comme si elle ne se remplissait pas d’erreurs lorsqu’on n’y fait pas entrer la vérité : tout cela choquait Galiani, et peut choquer encore de bons esprits. Mais surtout, disait Galiani, l’Emile est faux parce qu’il ne prépare pas à la vie : qu’est-ce que la vie ? effort et ennui. Peiner au lieu de jouir, et peiner, non à son heure, mais à l’heure qu’il plaît à autrui, ou au hasard, voilà la vie. L’éducation doit donc nous habituer à faire ce qui nous ennuie, au moment où il nous ennuie le plus. Il y a bien du vrai dans cette piquante contradiction. Nous pourrions y ajouter la considération de l’hérédité : réelle peut-être à l’origine, l’innocence naturelle est disparue aujourd’hui ; la corruption des pères se prolonge dans les enfants ; et l’éducation doit être positive, par la substitution de motifs moraux aux instincts dépravés, et par la création d’habitudes vertueuses qui contre-balancent les impulsions vicieuses.

Tout cela, et bien d’autres choses, peut être dit à Rousseau. Je suis pourtant plus frappé de tout ce qu’il y a d’excellent, de profond, de vrai dans son œuvre, de ce qu’elle garde surtout de vivant, d’actuel, qui intéresse nos âmes jusqu’au fond. Voltaire nous touche moins à fond : il regarde le passé, qu’il combat, et nous avons à faire effort pour lui rendre la justice qu’il mérite [125]. Rousseau est de notre temps ; et il est probable que bien des générations encore auront de lui le même sentiment.

Je ne m’arrête guère à l’objection souvent répétée que les théories de Rousseau n’ont jamais été réalisées et ne sont pas réalisables. Il le sait, et il l’a dit souvent : qu’il ne prétend pas représenter ce qui est ou a été, mais, d’une part, ce qui a pu être et seul explique ce qui est, d’autre part, ce qui doit être. En un mot, il se tient dans la spéculation, et il construit un idéal absolu. Il n’y a pas à s’étonner que cet idéal n’ait jamais passé et ne puisse encore passer tel quel dans le monde des réalités. L’essentiel est que cet idéal jamais atteint contienne assez de vérité et de vertu pour améliorer notre pauvre présent.

Je ne ferai pas honneur à Jean-Jacques de ses idées évolutionnistes. Ces réflexions saisissantes « sur la manière dont le laps de temps compense le peu de vraisemblance des événements, sur la puissance surprenante de causes très légères, lorsqu’elles agissent sans relâche [126] », il faut en rendre l’honneur à Buffon, lu intelligemment. Mais Rousseau a hardiment, fermement appliqué le principe évolutionniste à l’histoire des sociétés. Il a cru au progrès ; mais il a dissocié ces deux idées de progrès et de changement, trop souvent liées par ses contemporains : il a en somme travaillé pour substituer à la foi au progrès continu la notion de révolution continue, pouvant éloigner l’humanité de son idéal pendant d’immenses périodes de durée, pouvant ensuite l’orienter vers lui par l’entrée en jeu d’une force nouvelle antérieurement inactive. Il a hardiment fait sortir l’humanité de l’animalité par une lente évolution : c’est lui, non pas Darwin, qu’on peut accuser d’avoir fait descendre l’homme du singe ; et quand on saisit sa vraie pensée, on s’aperçoit qu’il n’exclut pas du tout de notre histoire « l’homme loup pour l’homme », la brute féroce et avide de Hobbes ; mais il n’y voit pas l’homme primitif : c’est l’homme déjà homme, apte et condamné à la société. Son homme de la nature se perd dans un lointain plus obscur : c’est le pur animal, tout à l’instinct, qui n’est pas féroce quand il est repu. La moralité est une acquisition de l’humanité éloignée déjà de ses origines animales, et hors d’état d’y retourner : idée purement évolutionniste. Dans toutes ces hypothèses, jadis paradoxales, il y a pour nous plus à réfléchir qu’à mépriser.

Il n’y a, quoi qu’on en dise, rien de sophistique à faire sortir le socialisme de l’individualisme, et il n’y a aucune contradiction entre le Contrat social et le tempérament de Rousseau. Au contraire, historiquement et logiquement, l’enchaînement est réel et nécessaire. La dissolution des groupes naturels ou artificiels qui, contenant l’individu et se contenant les uns les autres, sont enfin contenus dans l’État, est le triomphe de l’individualisme, et du même coup, replaçant l’individu dans la situation hypothétique d’où sort le Contrat social, ne lui laisse d’autre ressource que le despotisme de tous sur chacun, le socialisme d’État.

Si Rousseau a été inconséquent, ce n’a pas été, individualiste, d’attaquer la propriété individuelle, et d’écraser l’individu sous l’omnipotence de la communauté. L’inconséquence, c’est de pousser l’individualisme en deux sens aussi différents que le sont la Nouvelle Héloïse et le Contrat. Car, en premier lieu, le don absolu que les citoyens font d’eux-mêmes à l’État semble être incompatible avec la forte constitution de la vie morale intérieure ; jamais la conscience de Wolmar ou de Julie ne saura donner à la volonté générale, à la loi, un droit absolu de lui prescrire et de la régler : les dogmes de la religion civile ou l’oppriment, s’ils parient autrement qu’elle, ou n’existent pas, s’ils parlent comme elle. En second lieu, la famille restaurée sur la vérité par les belles âmes de Julie et de Wolmar forme un groupe qui s’interpose entre l’État et l’individu, et la doctrine du Contrat ne subsiste plus dans sa pureté. Et enfin, le type de société auquel appartient la famille restaurée de Wolmar et Julie, c’est le régime patronal, essentiellement différent du socialisme égalitaire du Contrat. Cependant il ne faudrait point trop presser cette contradiction [127]. Dans le détail de son système, dans la pratique, Rousseau nous fournit de quoi la lever. « Le droit que le pacte social donne aux souverains sur les sujets ne passe point les bornes de l’utilité publique[128]. » Cette sage restriction lève bien des difficultés, si l’on prend dans un sens très étroit et très haut le mot d’utilité.

Le principe du Contrat, en lui-même, est excellent. Rousseau a raison : quand jamais un contrat de ce genre n’aurait été fait entre les hommes, il resterait vrai que ce contrat idéal régit toute société sans exception. La société, les sociétés sont des associations pour la conservation et la protection des membres qui les composent : d’où il suit que jamais gouvernement n’est légitime, s’il ne prend le bien public pour sa fonction et sa fin uniques.

Ainsi tout despotisme, toute tyrannie, toute oppression sont exclues ; aucune forme de gouvernement n’est condamnée, mais seulement des procédés de gouvernement. Et en ce sens, la doctrine de la souveraineté du peuple est une vérité incontestable, comme condamnant et supprimant l’exploitation de tous par quelques-uns ou par fin seul.

Je ne puis m’empêcher aussi d’estimer neuve et féconde la façon dont Rousseau a posé la question sociale : luxe et privation, richesse et misère, jouissance égoïste et travail pour autrui, tout cela dépendant d’un fait général, la propriété, voilà les deux termes du problème où Rousseau nous ramène constamment. Je cherche, parmi les philosophes du xviiie siècle, quel est celui qui a posé aussi nettement, aussi crûment la question. La plupart de nos Français s’attardent dans la guerre aux privilèges, où ces bourgeois réduisent l’inégalité ; à Rousseau appartient d’avoir crié : le luxe, la richesse, la jouissance sans travail, la propriété, voilà les vrais privilèges, ou plutôt le privilège fondamental. Et le temps lui a donné raison : car il a vu bien au delà de notre bourgeoise révolution, qui, à cet égard, n’a été qu’une consolidation de la propriété. De quelque façon que la question doive se résoudre, il reste qu’actuellement le problème de l’inégalité n’est plus politique mais social, et tout entier contenu dans le régime de la propriété.

Rousseau a vu aussi de quels éléments psychologiques se compliquait le problème : d’un côté, mépris, insolence, élégance, supériorité intellectuelle ; de l’autre, envie, amertume, grossièreté, dégradation intellectuelle. Et ici apparaît la vérité profonde enfermée dans le paradoxe qu’il soutient contre les arts et les lettres. Les arts et les lettres, s’ils ne sont pas des agents de corruption, sont des facteurs importants de l’inégalité [129]. Ils mettent entre les deux portions de l’humanité une telle différence de culture, que les uns et les autres ne se sentent plus de la même nature. Leur influence va de pair avec celle des habitudes extérieures, des manières, des façons de vivre ; elle est pire encore, parce qu’elle crée chez les uns une réelle supériorité d’intelligence. Rousseau a raison : toutes les inégalités politiques et sociales sont peu sensibles, tant que l’égalité des mœurs et des esprits subsiste. Là où le noble, le chef vivent de la même vie, ont les mêmes idées, la même âme que le vilain ou le sujet, le problème de l’inégalité ne se pose pas.

Mais il nous faut passer rapidement. J’effleurerai donc seulement la Nouvelle Héloïse, et, négligeant tant de thèses suggestives, j’indiquerai seulement les vérités capitales du livre. Rien de plus profond, au point de vue de la vérité, de plus efficace, au point de vue de la moralité, que l’idée du renouvellement intégral de l’être moral, sur laquelle pivote toute l’action du roman. Dans une crise douloureuse de sa conscience, Julie se relève de sa faute, purifie son âme, et la crée à nouveau : elle sort de l’église, où on la mène malgré elle, avec une volonté prête à l’effort moral. Dans la profondeur de son sens religieux, Rousseau a trouvé cette fois le sens psychologique, qu’il n’avait guère à l’ordinaire. À cette crise tient toute la vérité du caractère de Julie, si solide sous la phraséologie du temps : ses luttes, son progrès, ses rechutes, sa quiétude endolorie, font une admirable histoire d’âme. L’autre vérité du livre, c’est la guerre déclarée au mensonge social : notre société vieillie vit d’une vie factice, elle s’est fait des sentiments, des jouissances, un honneur, une morale hors de la vérité ; ses préjugés autorisent le mépris de la vertu plutôt que des convenances. Et le pis est qu’après avoir demandé à l’homme le sacrifice de sa conscience, de sa pureté, de sa droiture, elle ne lui tient pas la promesse de bonheur par où elle l’a séduit. C’était une pensée originale et haute d’essayer de fonder les relations de deux êtres unis par la société sur la franchise absolue de tous les deux, à l’égard de l’autre, et à l’égard de soi-même.

L’Émile, avec toutes les corrections de détail qu’il nécessite, est le plus beau, le plus complet, le plus suggestif traité d’éducation qu’on ait écrit. Nous devrons y revenir, toutes les fois que nous voudrons organiser l’ensemble ou réformer une partie de l’éducation. La forme seule est raide, mécanique, artificielle : elle semble diviser l’âme et la vie en compartiments symétriques par des cloisons étanches qui ne laissent point de pénétration réciproque. Mais il ne faut pas s’arrêter à l’aspect du livre. L’idée première en est rigoureusement scientifique : si le développement de l’individu répète sommairement l’évolution de l’espèce, l’éducation de l’enfant doit reproduire largement le mouvement général de l’humanité. Et ainsi l’âge de la sensation précédera l’âge de la réflexion ; l’éducation physique précédera l’éducation intellectuelle ; d’abord on fortifiera le corps, on aiguisera les sens, et l’on n’exercera l’esprit qu’au service des sens et du corps : Émile sera un petit sauvage, robuste, adroit, rusé. L’intelligence aura son tour : mais on ne peut rien faire de mieux pour elle que de lui préparer d’abord de bons organes, qui puissent lui fournir toutes les impressions, exécuter toutes les actions dont elle aura besoin.

On a coutume de critiquer les scènes machinées par le précepteur pour l’acquisition des idées morales et la formation de la raison ; on trouve un peu puérils les moyens sensibles par où Émile est conduit aux idées abstraites et aux notions scientifiques. Cependant de là encore on peut tirer d’excellentes vérités. Rousseau fait ici une très ingénieuse et, je crois, très juste application de la logique de Condillac : on peut le chicaner sur ses exemples, mais il serait à souhaiter souvent que nous prissions modèle sur lui. Ne pas se contenter de montrer l’objet, mais conduire l’enfant de la sensation brute à la notion réfléchie, à la connaissance abstraite ; l’exercer à débrouiller, analyser, interpréter ses impressions, il n’y a pas de meilleure méthode pour former de bons esprits. Quant aux expériences machinées, ici encore regardons plutôt le mécanisme en lui-même que les applications fournies par le tour d’esprit romanesque de Rousseau. L’expérience a été le grand maître de l’humanité ; et si l’enfant doit parcourir seul toutes les étapes de l’humanité, il faut l’abandonner aux leçons de l’expérience. Mais parmi les lenteurs, les incohérences, les maladresses du hasard, il vivrait toute sa vie avant de s’être instruit. S’il est légitime de le faire bénéficier des expériences des hommes qui l’ont précédé, n’est-il pas légitime aussi de régler, de diriger son expérience à lui, de l’aider à dégager des résultats plus rapides et plus certains ? Dans l’éducation comme dans la science, et dans la morale comme dans la médecine, la substitution de l’expérimentation à l’empirisme est un immense progrès. Il n’importe que l’enfant sache l’expérience combinée par le maître : si elle est simple, sérieuse, claire, concluante, l’enfant se laissera saisir par la vérité des choses mises sous ses yeux, et en tirera de bon cœur la conclusion pratique.

Enfin je suis tout à fait de l’avis de M. Faguet, qu’à de certains moments, dans les civilisations avancées, riches de chefs-d’œuvre littéraires, la meilleure maxime de pédagogie qu’on puisse donner, c’est d’écarter les livres. Fatalement l’acquisition du « savoir » tend à prendre dans l’éducation la place que doit tenir la formation du jugement et du caractère : il est bon qu’un Montaigne et un Rousseau nous remettent sous les yeux les fins essentielles de l’éducation. Nous finissons par oublier d’habituer l’enfant à penser, à force d’étaler devant lui les pensées des autres ; nous l’écœurons de littérature, et nous n’en faisons même pas un lettré.

La Profession de foi du vicaire savoyard est une partie intégrante de l’Émile. Il a paru bien bizarre que Rousseau attendit si tard pour parler de Dieu à son élève, tout à la fin de l’éducation. Et dans la forme absolue de son système, ce parti pris est injustifiable. Mais regardons la réalité des choses : ne faut-il pas attendre que l’enfant soit un homme, qu’il sache et comprenne déjà bien des choses, pour poser devant lui la question de croire et de ne pas croire ? Alors seulement il pourra se faire librement sa croyance ou son incrédulité. Jusque-là il ira dans le sens de ses impressions d’enfance, de ses traditions de famille. Sans doute, pour le croyant des anciennes églises, la question est inutile, ou dangereuse. Mais, de plus en plus, pour notre âme nourrie de science, et à qui la science aura dit loyalement ses limites, il n’y aura pas de culture complète, si une fois au moins en la vie n’a été posé et résolu le problème religieux : et ce sera en effet l’acte final de l’éducation.


5. INFLUENCE DE ROUSSEAU.


Il nous reste à nous rendre compte de l’influence que Rousseau a exercée. Il a agi sur son siècle à la fois par ses idées et par son tempérament, et il a déterminé des mouvements considérables, soit dans la société, soit dans la littérature.

Nous avons vu déjà quelle trace profonde ont laissée ses doctrines politiques et sociales. À mesure que la Révolution usait les systèmes, dépassait Montesquieu et Voltaire, Rousseau émergeait. Il a gouverné avec Robespierre. Depuis un siècle, tous les progrès de la démocratie, égalité, suffrage universel, écrasement des minorités, revendications des partis extrêmes qui seront peut-être la société de demain, la guerre à la richesse, à la propriété, toutes les conquêtes, toutes les agitations de la masse qui travaille et qui souffre ont été dans le sens de son œuvre.

Et ce même homme a été le vrai restaurateur de la religion : hier encore on pouvait s’en étonner ; mais nous savons aujourd’hui qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre le socialisme et l’idée chrétienne. Le théisme de Robespierre, le culte de l’ « Être Suprême », la reconnaissance légale de l’immortalité de l’âme, c’est le Contrat social tout pur. Mais c’était chimère d’espérer faire vivre la religion civile. Le réveil du sentiment religieux ne pouvait se faire qu’au profit d’une religion traditionnelle.

Jean-Jacques nous apparaît aussi comme le restaurateur de la morale. Il a très bien senti qu’il était prématuré d’essayer de fonder une morale indépendante de l’idée de Dieu ; et il a repris son point d’appui sur la religion. Il a rendu aux hommes le respect d’eux-mêmes, le souci de la perfection intérieure. Mais, de plus, il a tenté une réforme sociale de la plus grande conséquence. La famille se dissolvait : il a travaillé à la resserrer. Il a prêché la sainteté du mariage le devoir réciproque des époux. On riait de l’adultère, il a osé en faire une grosse affaire. Les enfants étaient élevés hors de la présence des parents, sans affection, sans soin, sans surveillance. Il a rappris aux mères à aimer, à se donner : il en a fait des nourrices. Il a dicté aux pères comme aux mères leur devoir : il leur a proposé l’éducation des êtres qui leur devaient la vie et en qui reposait la destinée de l’humanité future comme une matière de graves soucis et de constante attention. Il a mis le bonheur dans la vie de famille, sérieuse et tendre. Les autres philosophes prenaient aisément leur parti de toutes les atteintes que la mode et les mœurs donnaient à l’éternelle morale : c’est l’honneur de Jean-Jacques d’avoir jeté les hauts cris.

Rousseau s’est défié de la raison, il a donné cours à son sentiment. Il a fondé toute sa politique, toute sa religion, toute sa morale sur l’instinct et l’émotion. Et ce qu’il était, il a aidé le public à le devenir. Il a aidé les âmes de nos Français à opérer une conversion dont ils avaient le besoin et qu’ils n’arrivaient pas à faire : rassasiés de raisonnement, d’abstraction et d’analyse, desséchés, vidés par un excès de vie intellectuelle, ils ont senti revivre leur cœur au contact du cœur de Rousseau ; ils ont demandé au sentiment les certitudes et les jouissances, que l’intelligence n’était pas capable de leur donner.

Avec Jean-Jacques, notre littérature refait en sens inverse le chemin qu’elle avait parcouru depuis le xvie siècle : du lyrisme elle avait passé à l’éloquence, et de l’éloquence à l’abstraction scientifique. Rousseau la ramène à l’éloquence, et dans l’éloquence même il fait éclore des germes de lyrisme.

C’est un merveilleux orateur, comme il n’y en a pas eu depuis Bossuet. Il a la logique serrée, impérieuse, qui pousse le raisonnement aux dernières et plus surprenantes conséquences, et nous impose les conclusions qui nous révoltent. Mais cette logique n’a pas la froideur de l’argumentation scientifique. Les objets auxquels elle s’applique ne sont pas, d’abord, susceptibles de preuve rigoureuse ; les faits y échappent à la vérification, les principes à la démonstration. Et puis, ils sont objets de foi et d’amour. De là l’émotion, la passion ; elle enveloppe le raisonnement, elle est le véhicule de la persuasion. Cette flamme, cette fougue font la puissance de Jean-Jacques : il est notre grand, notre unique sermonnaire du xviiie siècle. Il a la phrase oratoire, ample, résonante qu’il faut lire ou entendre lire à haute voix ; et voilà la première fois que nous avons à faire cette remarque sur un écrivain du xviiie siècle. Notre goût fait aujourd’hui quelques réserves : il y a trop de tension, trop d’élan, trop d’effusion ; l’émotion est trop complaisamment projetée au dehors, filée ou soufflée. C’est la mode du siècle, et Rousseau n’y a pas échappé. Cependant, dans l’ensemble, son éloquence est sincère et chaude ; son style est d’une matière solide et d’un beau timbre. Rousseau n’est pas un improvisateur ; les phrases s’arrangent lentement dans sa tête : il travaille, corrige, polit avec un soin d’artiste qui achève de le mettre à part parmi ses contemporains.

Mais cette éloquence n’a tant de prise sur les âmes que par ce qu’elle enveloppe et communique d’émotion lyrique. Si la caractéristique du romantisme est d’être lyrique, et si l’essence du lyrisme est l’individualisme, nous voyons du même coup d’où sort le lyrisme de Rousseau, et comment le romantisme y a en quelque sorte sa source. Ce grand orateur, au lieu de chercher dans la raison universelle les matières de son raisonnement, les extrait de son moi le plus intime et le plus singulier : il transpose en arguments, en systèmes toutes les passions, toutes les vibrations de son cœur. Il serait facile de dégager des écrits de Rousseau les thèmes éternels du lyrisme : à l’occasion de sa vie, il agite tous les problèmes de la destinée humaine, il ressent toutes les inquiétudes métaphysiques que les hasards de l’existence font surgir au fond des cœurs. En laïcisant la religion, il laïcise du même coup l’inspiration lyrique, jusque-là presque enfermée chez nous dans la méditation religieuse. Son roman de la Nouvelle Héloïse est tout à fait lyrique de conception et d’exécution. Julie et Saint-Preux, c’est Mme  d’Houdetot et Jean-Jacques ; mais c’est aussi une jeune fille, un jeune homme quelconque, ce sont moins des caractères, que des états d’âme très généraux. « Un jeune homme d’une figure ordinaire, rien de distingué ; seulement une physionomie sensible et intéressante », une jeune fille « blonde ; une physionomie douce, tendre, modeste, enchanteresse », voilà les figures, et voilà les caractères. Et leurs amours se développent en émotions poétiques plutôt qu’en analyses psychologiques : rien de plus édifiant à cet égard que la promenade à la retraite de la Meilleraie [130] ; les impressions des deux amants sur ce lac, parmi ces rochers qui ont été témoins de leur passion maintenant assagie, épuisée, toujours délicieuse, cette joie mêlée d’un sentiment mélancolique de l’irréparable écoulement des choses et de l’être, c’est le thème, et plus que le thème, du Lac de Lamartine. Diderot nous offrait quelques saillies : mais ici dans cette lettre, Rousseau a écrit d’un bout à l’autre l’un des plus émouvants poèmes d’amour que nous ayons en notre langue, le poème des souvenirs et des regrets.

Rousseau, on le sait, fut incurablement romanesque. Mais cette forme romanesque de son âme, c’est un subjectivisme, effréné, qui le rend incapable de s’asservir à aucune réalité, de la regarder de sang-froid pour la rendre telle quelle. Rousseau s’assimile tout le monde extérieur, il voit tout selon son humeur du moment, et il ne cherche pas à saisir l’objet à travers sa sensation : il ne peut présenter que cette sensation même. Il a noté que la nature changeait avec lui, c’est-à-dire que, restant la même, elle lui apparaissait différente lorsqu’il n’était plus le même : et ainsi il a été un grand docteur de relativité. Mais cette tyrannie de la sensation personnelle fait une nature de poète ; et les Confessions où Rousseau a prétendu faire l’histoire de sa vie sont un pur poème, par la perpétuelle transfiguration du réel. Lamartine n’a pas été plus impuissant à se raconter exactement que Rousseau ne l’est dans les Confessions. On l’y surprend à chaque page en flagrant délit de mensonge, je dis de mensonge et non pas d’erreur ; et le livre, à tout prendre, est d’une brûlante sincérité. C’est que cette sincérité ne tient pas aux faits, elle est dans l’émotion même qui les altère ou les suppose : avec des débris incomplets de réalité, des traces confuses de sentiments, Rousseau reconstruit le poème de son existence. Jamais âme n’a plus superbement joui d’elle-même, par une étrange et illimitée puissance d’objectiver toutes les représentations qu’elle excitait tumultueusement en elle. D’un bout à l’autre de ce livre écrit en prose, la « préparation » ou, si je puis dire, la « manutention » des réalités extérieures ou mentales est précisément la même que nous retrouverons chez les lyriques de notre siècle.

Comment se fait-il donc qu’un art réaliste puisse se réclamer aussi de Jean-Jacques, même de sa Nouvelle Héloïse, et surtout de ses Confessions ?

Il est certain qu’il y a dans certaines parties de son œuvre une poésie domestique, telle que peut l’aimer un réalisme non pas « cruel », comme le nôtre s’est trop souvent piqué de l’être, mais sympathique au contraire à l’homme, comme l’ont été plus que nous les étrangers. Anglais, Russes, Norvégiens. Il a certainement passé quelque chose de Rousseau dans George Eliot. Rousseau peint avec attendrissement la simplicité de la vie de famille dans les classes moyennes, tout le tracas vulgaire et charmant du ménage, les tâches journalières de la maîtresse de maison et de son monde, la propreté, l’ordre, l’aisance large et hospitalière d’une maison bourgeoise[131], la gaieté des vendanges, l’intimité des veillées. Cet intérieur de Julie, cette maison champêtre, avec son pressoir, sa laiterie, ses noyers, sa basse-cour, toute cette vie bruyante et joyeuse, les coqs qui chantent, les bœufs qui mugissent, les chariots qu’on attelle, les ouvriers qui rentrent, voilà du réel, que Rousseau détaille complaisamment dans sa pittoresque familiarité. Une bonne partie des sujets d’estampes qu’il a indiqués pour l’illustration du roman, sont des scènes de la vie bourgeoise, curieusement exactes bien que sentimentales. Il a souvent rêvé d’une « petite maison blanche aux contrevents verts », avec des vaches, un potager, une source : voilà où son âme respirerait avec délices. Son séjour à l’Ermitage est une idylle réaliste, et les Confessions abondent en petites scènes du même goût, un dîner chez un paysan, le passage d’un gué, une cueillette de cerises : ce sont les faits les plus insignifiants de l’ordre commun, dont le sentiment de Rousseau fait des tableaux exquis.

Mais Jean-Jacques a été surtout un grand peintre de la nature. Il en a rendu certains aspects avec puissance. Il avait en face d’elle la plus délicate sensiblité, et d’elle il a tiré les plus vives, les plus pures joies de son âme. Aussi l’a-t-il mise dans son œuvre à la place d’honneur ; et, dans le sens particulier où nous prenons ici le mot, on peut dire qu’il a ramené son siècle à la nature. Il lui a dit la splendeur des levers du soleil, la sérénité pénétrante des nuits d’été, la volupté des grasses prairies, le mystère des grands bois silencieux et sombres, toute cette fête des yeux et des oreilles pour laquelle s’associent la lumière, les feuillages, les fleurs, les oiseaux, les insectes, les souffles de l’air. Il a trouvé, pour peindre les paysages qu’il avait vus, une précision de termes qui est d’un artiste amoureux de la réalité des choses.

Il a découvert à nos Français la Suisse et les Alpes, les profondes vallées et les hautes montagnes ; tantôt il a peint les vastes perspectives, tantôt les paysages limités. Il ne s’est pas élevé jusqu’aux glaciers : il a l’âme tendre et douce : il aime la belle, non l’effrayante nature, il aime surtout la nature que son âme peut absorber ou contenir, celle qui la réjouit et ne l’écrase pas.

Avant Rousseau la nature n’avait guère tenu de place dans la littérature. Il l’y établit en souveraine : elle y devient objet d’étude et d’expression [132]. C’est l’indice d’un grave changement : c’est fini de la littérature psychologique. Tant que l’homme seul était la matière du livre, on le prenait par le dedans : maintenant la nature partage avec lui l’attention de l’écrivain, et il s’ensuit que, le prenant avec la nature, on le prend dans la nature, c’est-à-dire par le dehors. La littérature sera donc pittoresque désormais plutôt que psychologique : même pour décrire l’âme, elle regardera le corps. Rousseau voit Julie blonde, et Claire brune ; qu’on change la couleur des cheveux de ces femmes, toute la conception du roman est brouillée. Cette forme de vision artistique est étroitement dépendante du sentiment de la nature : car celui qui s’arrête à noter les formes des choses extérieures, les fines impressions qu’elles apportent à l’âme, est un homme en qui la sensation prévaut sur l’intelligence, un homme au moins qui n’estime pas l’activité des sens inférieure en dignité à celle de l’esprit. Ainsi la représentation du monde sensible devient la fin immédiate du travail littéraire, de préférence au monde intelligible, qui s’exprimera lui-même à travers le premier, et en relation avec lui.

L’imagination de Rousseau, qui déforme tout, n’a point, en somme, déformé la nature. Il a romancé les faits de sa vie, les sentiments de son cœur, il a romancé sa vision de la société : il a représenté fidèlement la nature. C’est qu’elle le satisfaisait pleinement : elle n’avait besoin que d’être, pour lui donner des jouissances : ici, par conséquent, sa sensation coïncidait toujours avec l’objet, et la diversité de ses sensations successives ne faisait l’effet que d’un changement d’éclairage.

Par le lyrisme et par le pittoresque, Rousseau rétablit l’art dans notre littérature : ces émotions qu’il rend, ces tableaux qu’il peint, cela n’est plus soumis à la loi du vrai ; tout cela doit s’ordonner selon la loi du beau, du caractère esthétique. Les moyens s’approprient à la fin ; le style algébrique n’est plus de mise, il faut que par-dessus les valeurs intelligibles il recharge les valeurs sensibles : on s’achemine ainsi à une révolution dans la langue [133].

Tout se mêle encore dans Rousseau, le moi et la nature, l’abstraction et la sensation, la logique et la passion, l’éloquence, le roman, la poésie, la philosophie, la peinture. Il nous prend par toutes nos facultés : en politique, en morale, dans la poésie, dans le roman, on le trouve partout, à l’entrée de toutes les avenues du temps présent.


CHAPITRE VI

« LE MARIAGE DE FIGARO »


1. Diffusion de l’esprit philosophique : salons, gens du monde et femmes. Mélanges de doctrines et de tendances. Indices de l’opinion publique : le coup d’État Maupeou ; le Mariage de Figaro. — 2. Beaumarchais : l’homme : les Mémoires contre Goëzman. — 3. Le Barbier de Séville ; banalité du sujet, originalité de la pièce. L’esprit de Beaumarchais : verve et réflexion. Impertinence provocante. — 4. Le Mariage : développement des types du Barbier. Valeur et sens politique de la pièce : image de l’état d’esprit de la société française après la prédication philosophique. Importance littéraire de la forme de Beaumarchais.
1. DIFFUSION DE L’ESPRIT PHILOSOPHIQUE.

La diffusion des doctrines philosophiques à travers la société française se fait avec une prodigieuse puissance. Nous n’avons qu’à jeter un regard sur la société, pour constater le progrès des idées nouvelles.

La maréchale de Luxembourg donne le ton au grand monde : elle protège Rousseau. Mme du Deffand[134] a un salon très aristocratique ; surtout depuis 1763, où Mlle  de Lespinasse emmène Dalembert et les autres philosophes, elle hait la secte encyclopédique. Sa grande amie, la délicieuse duchesse de Choiseul, vit à la cour, et ne fait pas des gens de lettres sa société. Ces femmes, pourtant, sont « philosophes » : elles se passent de Dieu avec sérénité. Le xviiie siècle a créé le type de la femme absolument, paisiblement irréligieuse.

Mme  Geoffrin [135] donne de petits soupers aux duchesses : elle a un dîner pour les artistes, un dîner pour les littérateurs. Ceux-ci avaient parfois d’inquiétantes conversations ; elle y coupait court d’un sec « Voilà qui est bien ». Mais cette bonne bourgeoise, esclave de la mode, s’estimait obligée d’ouvrir son salon à la philosophie : tant la philosophie était puissante alors.

Il y avait plusieurs maisons où elle se trouvait chez elle : chez Mme  d’Épinay [136], chez le baron d’Holbach, qui encourageaient toutes les hardiesses, chez Mme  Necker [137], une bonne et intelligente femme sous son air un peu gourmé d’institutrice protestante, chez Mme  Suard, la dévote de Voltaire. Mais le plus célèbre et le plus influent des salons philosophiques fut celui de Mlle  de Lespinasse [138], l’ancienne lectrice de Mme  du Deffand. Après leur brouille en 1763, elle se retira dans son petit appartement de la rue de Bellechasse, où elle donnait à causer tous les jours. Dalembert, Turgot, Condillac, Condorcet, Suard, le duc de la Rochefoucauld, étaient ses amis particuliers et assidus. Une foule de grands seigneurs, tous les étrangers illustres la visitaient : mais il fallait, pour être accueilli, être homme de progrès, détester le despotisme, adorer l’Angleterre et la liberté.

Dans les salons, cela se conçoit, domine l’influence encyclopédique et voltairienne ; Mme  du Deffand écrit à Voltaire : « Il n’y a que votre esprit qui me satisfasse » ; et Mme  de Choiseul le pense. Elles ne voient dans Rousseau qu’un charlatan et un rhéteur. Cependant Rousseau pénètre dans les âmes, en dépit de l’obstacle que lui oppose l’incurable esprit du monde. La plupart des esprits mêlent confusément, sans distinguer, Diderot, Voltaire, Rousseau, et se font un amalgame d’idées hétérogènes, dont l’unité réside dans la commune propriété de dissoudre l’état présent de la société. Dans ce mélange, la part de Rousseau est belle. Il a eu l’estime du marquis de Mirabeau : il sera le maître de son fils, qu’il enivrera de ses principes et de son éloquence. Le premier acte d’écrivain et de penseur que fit Mme  de Staël fut un hommage à Rousseau (1788). De son vivant même, Rousseau dirige des consciences ; ses lettres en font foi. Un abbé, une actrice de l’Opéra, une bourgeoise de province le consultent sur la façon et les moyens de régler leur vie. Des mères emmènent leurs poupons à l’Opéra, et s’étalent dans leur fonction grave de nourrices.

De Jean-Jacques surtout procède cet enthousiasme, cet attendrissement universels qui embellissent les derniers jours de l’ancien régime, et semblent fondre toutes les haines, tous les égoïsmes dans une commune ardeur de réforme et de philanthropie ; la vie mondaine devient plus intime, moins cérémonieuse, élimine la représentation au profit du plaisir [139]. Le siècle tournera à l’idylle : notre beau monde traduira en sentiments et en pittoresque d’opéra-comique le goût de l’innocence rustique et de la belle nature que lui aura inoculé Rousseau. Ce ne seront plus, au lieu de nos sévères jardins français, que parcs à l’anglaise, pelouses, perspectives adroitement ménagées, ponts rustiques, grottes artificielles, lacs et rivières d’ornement, montagnes en miniature couronnées de temples grecs dédiés à l’amour ou à l’amitié, propres bosquets dans l’ombre desquels se dérobe une statue sentimentale ou quelque autel symbolique. Marie-Antoinette, dans son cher Trianon, en robe de linon, en fichu de bergère, vaque aux travaux de sa laiterie, de sa bergerie. Une fraîcheur réelle de sentiment s’épanouit à travers toutes les niaiseries de ce rococo.

Mais à mesure que l’on sort du grand monde, et que l’on descend vers le peuple, les choses deviennent plus sérieuses. On ne joue plus avec le sentiment : il emplit l’âme, il la brûle. Là-haut les idées sont le divertissement des esprits : ici, elles en sont la nourriture, l’espérance ; elles donnent une raison de vivre ; ici, Voltaire perd, et Rousseau.-gagne. C’est Rousseau qui est le consolateur de toutes les âmes fières du Tiers État que l’inégalité a froissées : d’un Barnave, qui se souvient d’un affront fait à sa mère au théâtre par un gentilhomme, du temps qu’il était tout enfant, d’un Marat qui réfute Helvétius et Condillac, et qui commente le Contrat social dans les promenades publiques devant des auditeurs enthousiastes. Nous avons un témoin de cette prodigieuse pénétration de Rousseau jusqu’aux dernières limites de la bourgeoisie : la fille d’un maître graveur pour bijoux, Mlle  Phlipon, celle qui sera Mme  Roland [140], s’en va rue Plâtrière avec sa bonne pour essayer de voir l’écrivain éloquent qu’elle adore, et se fait éconduire rudement par Thérèse Levasseur. Une amie lui fait cadeau des œuvres complètes de Jean-Jacques : elle passe la nuit à relire ces chefs-d’œuvre qu’elle connaît si bien, et se retrouve au matin dans son fauteuil, baignée de larmes délicieuses. Et, toute sa vie, Mme  Roland sera la femme selon Jean-Jacques, aussi bien dans sa façon de faire la lessive ou la vendange, que dans ses plans de réforme et de gouvernement. Mirabeau, Mme  de Staël, Marat, Mme  Roland, ces quatre noms nous font mesurer l’action effective de Rousseau.

Quelques événements indiquent à quel ton les esprits sont montés. Le « coup d’État Maupeou », qui supprime les Parlements, nous découvre jusque dans les cercles les plus aristocratiques une singulière exaltation de libéralisme politique. Nous avons des lettres de Mme  d’Épinay, de la comtesse d’Egmont et de Mme  Feydeau de Mesmes, qui respirent la haine du despotisme, et presque de la royauté. Le mépris de Louis XV et de ses tristes enfants est plus profond chez de grandes dames comme Mmes  d’Egmont et de Boufflers qui écrivent à un roi, que chez la petite bourgeoise, Mlle  Phlipon. Mais il y a un jour où se ramassent dans une explosion unique tous les sentiments de toute nature, moraux, politiques, sociaux, que l’œuvre des philosophes avait développés dans les cœurs, joie de vivre, avidité de jouir, intense excitation de l’intelligence, haine et mépris du présent, des abus, des traditions, espoir et besoin d’autre chose : ce jour de folie intellectuelle où toute la société de l’ancien régime applaudit aux idées dont elle va périr, c’est la première représentation du Mariage de Figaro (27 avril 1784).


2. BEAUMARCHAIS.


L’auteur de la pièce [141] est lui-même une des plus extraordinaires expressions du siècle. Dans un monde assujetti à la hiérarchie, où tous les compartiments sociaux subsistent encore, Beaumarchais nous fait assister au puissant et drolatique jaillissement de son individualité, qui passe par-dessus toutes les barrières et s’ouvre tous les mondes. Il part d’une boutique de la rue Saint-Denis ; et le voilà tour à tour horloger, musicien, officier de la maison du roi, gentilhomme, agent demi-policier, demi-politique, homme de finance, négociant, homme de lettres : égal à toutes les affaires par son esprit, à toutes les conditions par son impertinence, emprisonné, calomnié, déshonoré, réhabilité, applaudi, populaire, illustré, envié, plaint, jamais sérieusement respecté, ni simplement considéré. C’est une nature complexe, agissante, sensible, joyeuse, courageuse, tapageuse, un mélange inimaginable de polissonnerie et de fierté, de rouerie et de générosité, de puffisme et de candeur, de bouffonnerie et d’enthousiasme, l’original authentique de Figaro, mais un original plus intéressant, plus riche, plus sympathique enfin que la copie et plus estimable. Car Beaumarchais, en vrai fils de son siècle, trouva le secret d’unir l’excellence du cœur à l’immoralité foncière. Il eut la vraie bonté, la vraie sensibilité, celle qui ne s’évapore pas en phrases et en larmes, qui est dans le cœur, arme le bras, délie la bourse : il fut le meilleur des fils, des frères, des pères. Il donnait son argent comme il le gagnait. Ce maître intrigant, ce hardi brasseur d’affaires, peu scrupuleux sur les moyens, fut mêlé dans bien des scandales, et n’y parut jamais que comme dupe : c’est cela qui le relève ; et il le savait bien, le drôle, il avait assez d’esprit pour cela.


Dans cette vertigineuse existence, les succès littéraires sont de courts épisodes. Le hasard d’un procès, un incident ridicule révèlent au public le génie de Beaumarchais, que ses médiocres drames n’avaient pas fait percer. L’affaire La Blache venait en appel devant le Parlement Maupeou (1773) : le rapporteur était le conseiller Goëzman, mari d’une assez jolie femme qui aimait les cadeaux. Beaumarchais donna donc 100 louis, une montre enrichie de diamants, et il ajouta quinze louis qu’on lui demandait pour le secrétaire. Malgré ces raisons, Goëzman conclut contre lui : la dame alors restitua les 100 louis et la montre, mais, par une fantaisie bizarre, elle s’obstina à retenir les quinze louis du secrétaire, à qui elle ne les avait pas remis. Beaumarchais réclame ; Mme  Goëzman nie d’avoir reçu les quinze louis. Beaumarchais se fâche ; le conseiller apprend l’affaire, essaie de faire mettre le plaignant à la Bastille par lettre de cachet, et, n’y ayant pu réussir, lui intente un procès en tentative de corruption et calomnie.

Beaumarchais est alors dans une situation critique : il sort à peine du For-l’Évéque ; l’arrêt d’appel dans l’affaire La Blache l’a condamné ; ce n’est pas la ruine, c’est l’infamie, puisqu’il ne peut perdre son procès sans être reconnu pour faussaire. Il semblait un homme fini : il se relève par quatre merveilleux Mémoires, qui sont des chefs-d’œuvre d’adresse et d’audace, de dialectique, d’ironie, de toutes les sortes d’esprit. Je ne veux pas écraser cette jolie chose sous le souvenir des Provinciales : la disproportion es trop forte, et la gaieté des Mémoires a plus de mousse que de corps ; ils manquent par trop d’intérêt universel et humain. Beaumarchais a pris le public par son faible, par l’amour des personnalités, de la satire anecdotique et individuelle. C’est là, mieux que dans ses deux larmoyants drames, que son génie dramatique se révèle. Il invente des dialogues qui sont d’un excellent style de comédie. Surtout quand il raconte ses confrontations avec Mme  Goëzman, une jolie petite sotte, étourdie, impudente, menteuse, frivole au point de ne pas se douter de l’importance morale de l’escroquerie qu’elle s’est permise, se fâchant dès que son adversaire lui rive son clou ou la force à se couper, soudain radoucie par un madrigal dont elle ne sent pas la secrète impertinence : ces scènes sont charmantes, et d’une irrésistible drôlerie. D’autre part, il n’y a pas de satire plus ingénieuse, plus cinglante que la prière à l’ « Être des êtres », lorsque le malheureux plaideur lui demande précisément les plats et maladroits adversaires que sa Providence lui a donnés. L’effet des Mémoires fut immense. Collé, qui n’a pas le tempérament admiratif, fait de l’auteur à la fois un Horace, un Juvénal, un Fénelon, un Démosthène. Beaumarchais fut blâmé par le tribunal, c’est-à-dire dégradé de ses droits civils : mais l’opinion publique lui fit un véritable triomphe. Il avait eu la chance devenir à point : on lui savait un gré infini d’avoir été si amusant contre les juges du chancelier Maupeou, et les nouveaux Conseils en restèrent absolument déconsidérés.


3. « LE BARBIER DE SÉVILLE ».


Quand éclata l’affaire Goëzman, Beaumarchais avait une pièce reçue à la Comédie Française : c’était le Barbier de Séville, parade écrite pour la société d’Étioles, puis opéra-comique, et enfin comédie en quatre actes. Dans le succès de ses Mémoires, enivré d’être l’homme qui occupe tout Paris, il étire sa pièce en cinq actes, il y verse toute sorte d’épigrammes et de bouffonneries ; il en met tant, que la pièce tombe, le 27 février 1775 : rapidement il retranche toute cette végétation parasite, et la pièce, ramenée à ses quatre actes, se relève. Il avait pris un vieux sujet, le sujet pour ainsi dire essentiel et primitif de la Comédie Italienne : le tuteur faisant office à la fois de père et de rival, la pupille, l’amoureux, le valet. Il était remonté jusqu’à Scarron, et il avait recueilli de Molière à Sedaiue une foule de traits, de mots, d’effets appartenant à ce thème excellent et banal. Il avait fait une pièce charmante et originale. Enfonçant dans la voie indiquée par l’École des femmes, il avait fait du tuteur tout le contraire d’une ganache, un homme alerte, rusé, défiant, impossible à tromper. Son ingénue, sa Rosine, tendre, malicieuse, innocente, rouée, créature délicieuse et inquiétante, est une vraie femme de ce siècle, qui sait où elle aspire, où elle va. Lindor et Rosine contre Bartholo, c’est Horace et Agnès contre Arnolphe, l’amour qui va à la jeunesse, selon la bonne, la sainte loi de nature, en dépit de la jalouse vieillesse armée par la société de droits tyranniques : mais la lutte se complique ici par l’introduction d’un élément qui donne à la pièce une très sensible actualité. La jolie Rosine triomphe sur Bartholo, mais elle triomphe aussi sur Lindor, le très noble comte Almaviva, qui va se tenir heureux d’épouser cette petite bourgeoise : Beaumarchais a suivi le conseil de Diderot, il a enveloppé les caractères dans les conditions, et il y a trouve le moyen de caresser les goûts philosophiques du public. Le sujet manqué par Voltaire dans Nanine est venu très justement s’appliquer sur le thème de l’École des femmes.

Reste le valet : et voici la trouvaille de génie de Beaumarchais. Figaro, c’est Mascarille, si l’on veut ; c’est Gil Blas aussi ou Trivelin [142] : mais c’est plus, et autre chose. Le monde a marché depuis Molière, Lesage et Marivaux. Figaro n’est plus seulement le valet qui sert son maître : il « vole à la fortune », mais, argent à part, il y a de la protection dans son service ; c’est l’homme sensible, heureux de remplir le vœu de la nature en rapprochant des amoureux. Et puis il est sorti déjà de la valetaille, il a eu un emploi, il est homme à talents, gazetier, poète, auteur sifflé, entrepreneur de tous métiers, pour le profit, et pour la joie d’agir ; l’auteur lui a soufflé sa fièvre, son audace, son esprit aventurier. L’intrigant se fait familier avec les grands qui l’emploient insolent avec le bourgeois qui le méprise : les temps sont proches où son mérite aura la carrière ouverte et libre.

Enfin l’on sortait des ridicules de salon, des fats, des coquettes, du cailletage. On en sortait par un retour hardi à la vieille farce, à l’éternelle comédie. Un franc comique jaillissait de l’action lestement menée à travers les situations comiques ou bouffonnes que le sujet contenait, des quiproquos, des travestis, de tous ces bons vieux moyens de faire rire, qui semblaient tout neufs et tout-puissants. Sur tout cela, l’auteur, se souvenant de sa course romanesque au delà des Pyrénées, avait jeté le piquant des costumes espagnols, dont le contraste relevait le ragoût parisien du dialogue. Ce dialogue était la grande nouveauté, la grande surprise de la pièce : il en faisait une fête perpétuelle. C’est la perfection suprême de l’esprit de conversation : un pétillement de mots ingénieux, mordants, drôles, un éclat de tirades qui se déploient, un cliquetis de répliques qui s’opposent ; l’esprit en est empli, ébloui, étourdi, émerveillé. Tous les personnages sont de prodigieux causeurs, jusqu’à ce grave coquin de Basile. Mais il ne faut pas s’y tromper : cette verve de Beaumarchais n’est pas un jet naturel de belle humeur ; le jet est réglé, dirigé, dispersé, ramassé, par une réflexion très consciente qui calcule l’effet. Beaumarchais garde toujours la lucidité d’esprit du faiseur d’affaires : il administre posément sa fantaisie, son exubérance, sa griserie. Toutes ces riches accumulations de mots qui tombent dru comme grêle, ces brusques oppositions, ces trouvailles d’images délicieuses ou cocasses, ces bouquets ou ces fusées d’épigrammes, tout cela est préparé, mesuré, ajusté. Il recueille dans les rognures de on Barbier tout ce qui a prix, et le pique sur son Mariage. Par malheur, l’impatience de plaire, la rage de doubler l’effet lui ont parfois alourdi la main et fait forcer la dose. À examiner de près la qualité de ce style, on la trouve plus grosse et plus mêlée qu’elle ne parait d’abord.

Beaucoup d’autres, avant et après Beaumarchais, ont usé de ce style à facettes, perpétuellement éclatant ou spirituel. Mais il y a mis son empreinte, la marque de sa personnalité. L’originale propriété de son esprit pourrait, je crois, se définir par l’impertinence. Il y a dans les saillies de Beaumarchais, dans son dialogue, quelque chose de hardi, de provocant, de cinglant : c’est tantôt l’agressive polissonnerie du gamin à qui rien n’impose, tantôt le scepticisme ironique de l’homme d’affaires qui a vu les coulisses du monde, tantôt la clairvoyance hostile du parvenu qui s’est senti méprisé, et se venge. De tout cela se dégage un parfum d’universelle irrévérence, qui, se mêlant dans toutes les fantaisies, les gaietés, les folies de l’esprit de Beaumarchais, leur communique une saveur unique.


4. « LE MARIAGE DE FIGARO ».


Le Mariage de Figaro fut présenté aux comédiens en 1781. Il fut joué le 27 avril 1784. Pendant trois ans, le pouvoir refusa l’autorisation de jouer la pièce : cette résistance en décupla la portée. La « folle » comédie avait effrayé les censeurs ; le lieutenant de police, le garde des sceaux, le roi la déclarèrent impossible à jouer. Beaumarchais avait pour lui tous les esprits curieux, avides de plaisir, de nouveauté et de scandale, c’est-à-dire tout le public, la cour, le comte de Vaudreuil, la princesse de Lamballe, le comte d’Artois, la reine même. Il se lança avec une superbe confiance dans la lutte où la royauté le défiait. Il fut admirable d’activité, de persévérance, d’impudence. Ses mots, qu’on colportait, faisaient autant de mal qu’en aurait pu faire la pièce défendue. « Le roi ne veut pas qu’on la joue, disait-il, donc on la jouera. » On va la jouer sur le théâtre des Menus, quand un ordre du roi l’interdit. Mais Beaumarchais a sa revanche : le Mariage est joué chez le comte de Vaudreuil, à Gennevilliers, devant 300 personnes de la cour (1783). Enfin, après que six censeurs successifs y eurent passé, les comédiens eurent le droit de jouer la pièce dans leur nouvelle salle (l’Odéon actuel). Cette première représentation fut un délire général ; on s’écrasait aux portes du théâtre : trois personnes y furent étouffées. Le public, surchauffé, fiévreux, débordait d’enthousiasme, applaudissait également à leur entrée dans la salle le bailli de Suffren et Mme  Dugazon [143]. Devant cet auditoire, tous les mots de la pièce portèrent : ce fut un succès insolent, gonflé de scandale. L’auteur fouettait énergiquement et succès et scandale : il faisait servir la bienfaisance au succès de sa comédie, qu’il poussait vers la centième, mettant en avant aujourd’hui les pauvres mères nourrices, demain une veuve d’ouvrier du port Saint-Nicolas. Le Journal de Paris relevait vertement ce mélange de charité et de réclame : Beaumarchais répondait, et derrière le gazetier il atteignait le comte de Provence, frère du roi. Cela lui faisait d’abord passer six jours à Saint-Lazare, et rendait ensuite le ministère plus coulant avec lui sur leurs règlements de comptes. Et surtout cela soutenait la comédie.

Le Barbier est une œuvre plus délicate, plus parfaite. Mais le Mariage est plus puissant, plus original. Les réminiscences abondent encore, mais fondues et perdues dans l’invention personnelle. L’action est touffue, pressée, d’un mouvement haletant et lent à fois, avec beaucoup de trépidation et de piétinement. Toute sorte de tons et de couleurs, la comédie, la farce, le drame, la satire se succèdent et se heurtent ; nous sommes cahotés de Scarron à Marivaux, de Diderot à Voltaire [144], et sur cette incohérente profusion de tous les effets et moyens scéniques, surnage toujours la personnalité de l’auteur.

Tout le Barbier se retrouve dans le Mariage, mais singulièrement monté de ton. Bartholo passe au second plan, et va rejoindre Basile, toujours grave et toujours plat, Marceline, l’aigre duègne, d’où sortira bizarrement « la plus bonne des mères », Antoine, l’ivrogne têtu et sentencieux, Bridoison, le sot immense et profond. L’action s’engage ici entre Rosine, le comte et Figaro, auxquels s’ajoutent Suzanne et Chérubin : le comte, un mari décent d’ancien régime, détaché de sa femme, et jaloux pourtant, parce que, l’amour n’étant qu’un accident, l’amour-propre est le fond de sa nature, libertin blasé qui répète avec toutes les femmes la comédie du sentiment, par habitude et par curiosité : la comtesse, une charmante femme qui a tenu toutes les promesses de Rosine, encore amoureuse de son mari, mais en train de devenir amoureuse de l’amour, parce qu’elle approche de la trentaine, parce qu’elle est délaissée, parce qu’elle s’ennuie, toute disposée déjà par de troublantes rêveries aux expériences dangereuses, et glissant langoureusement du marrainage à l’adultère. Suzanne fait contraste avec la mélancolique douceur de la comtesse : « riante, verdissante », pétillante, joyeusement élancée de toute sa nature vers l’amour et vers le plaisir. Chérubin est l’enfant en voie de passer homme, qui ne connaît pas la femme, et que la pensée de la femme obsède, tout bouillant de désirs effrontés et timides. Mais le héros de la comédie, c’est Figaro, le sémillant barbier, un Figaro singulièrement élargi et grandi. Il n’est plus serviteur des amoureux ; l’amoureux, c’est lui : le mariage qu’il procure, c’est le sien ; et dans cette affaire, les subalternes, les comparses, ce sont ses maîtres. Il travaille pour lui ; il traite d’égal avec le comte, qui s’est fait son rival, il lui rend menace pour menace, crainte pour crainte. Aussi est-il superbe d’entrain, d’audace, et d’effronterie.

Une sensualité inquiète émane de toute la pièce. L’argent, l’intérêt y ont leurs rôles, mais secondaires : ce qu’on se dispute, c’est l’amour. Depuis la duègne ridée jusqu’à la petite niaise de Fanchon, la commune affaire de tous les personnages, c’est la chasse au plaisir ; une ardeur fiévreuse les emporte tous. Mais tandis que la maturité mélancolique de la comtesse et l’âcre précocité de Chérubin se rapprochent, tandis que la dépravation invétérée du comte le promène de tous côtés, parmi ces déviations et ces perversités, cet intrigant Figaro et sa gaillarde Suzanne représentent la robuste, la saine, la droite nature, ils courent honnêtement sur le grand chemin du mariage. Leur couple, autant que le peut faire l’auteur, est chargé des intérêts de la morale, pour la honte de la noblesse et pour la gloire du Tiers État.

Et cela nous conduit à examiner le sens politique de la pièce.

Il y avait dans le Barbier quelques épigrammes : mais ici toute la comédie est une effrontée dérision de l’ordre établi. Le comte Almaviva met la justice au service de ses caprices amoureux : à travers son grand air, sa dignité de façade, on l’aperçoit immoral et berné. Figaro se dresse devant lui, ayant le mérite, le droit, l’honnêteté relative : il a même la popularité, grand signe des temps. Dans ce Figaro, Beaumarchais a mis tous ses instincts de révolte ; par la bouche de Figaro, il verse le ridicule sur tout ce qui soutenait l’ancien régime : noblesse, justice, autorité, diplomatie ; il fait une revendication insolente des libertés de penser, de parler et d’écrire, il réclame contre l’inégalité sociale ; d’un côté, la nullité et la jouissance ; de l’autre, le mérite et la peine. « Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ;… vous vous êtes donné la peine de naître, rien de plus ;… tandis que moi, morbleu ! » Lui, morbleu ! n’avait-il pas aussi tous les goûts pour jouir ?

Beaumarchais n’a pas inventé, une idée : il n’est qu’un écho : il ne fait que recueillir la quintessence des doctrines encyclopédiques, ramasser les aspirations du public, aiguiser en mots coupants ce que tout le monde pense. Il lâche ses épigrammes meurtrières contre les privilèges et les privilégiés : même dans ce fameux monologue, qui ne sert de rien à la pièce et sans lequel la pièce perdrait sa valeur, Figaro fait le procès à la société avec une amertume d’ironie, une âpreté de colère, qui donnent à l’explosion de ses rancunes personnelles une singulière ampleur.

Le public prit Figaro comme Beaumarchais le lui donnait, pour le défenseur de la liberté contre le despotisme, de l’égalité contre les privilèges. De là l’enthousiasme universel qui l’accueillit, et pour achever de donner sa signification à ce succès unique, les privilégiés eux-mêmes, qui remplissaient la salle le 27 avril 1784, furent les plus bruyants, les plus forcenés dans leurs applaudissements. Ils révélaient leur impuissance : une société est perdue quand elle n’a plus foi en son droit, et se moque des principes qui la soutiennent. Si bien qu’à distance, Figaro nous parait le représentant de l’esprit révolutionnaire, et son monologue semble annoncer les cahiers de 1789. Mais prenons garde : le drôle est-il bien qualifié pour représenter le laborieux, l’honnête Tiers État ? et les hommes, la nation de 1789 ne pourraient-ils s’estimer calomniés par le rapprochement ? En vérité, ce que représente Figaro, c’est le monde des faiseurs de tout ordre, hommes d’État, littérateurs ou financiers, ambitieux, intelligents, effrontés, qui courent à l’assaut des places et à la conquête de l’argent : je ne vois pas qu’il travaille véritablement pour le peuple. Son monologue se résume en un énergique : « Ote-toi de là que je m’y mette ». Quand il y sera, tout ira bien. Cependant la légèreté morale, l’illusion puissante des spectateurs les firent complices de l’auteur, et transfigurèrent Figaro : le public se vit en lui, et ce coquin fit vibrer tous les plus généreux sentiments, échauffa toutes les plus ardentes espérances qui remplissaient alors les âmes. Mais la pièce est surtout négative et destructive ; il suffisait de ne plus vouloir du présent, pour en être transporté : et qui donc alors voulait du présent ? pas même ceux qui en jouissaient. Beaumarchais a si vigoureusement manifesté dans sa comédie le mécontentement général et son indisciplinable individualité, qu’elle est restée dressée contre tous les gouvernements, à l’usage de toutes les oppositions.

Outre l’importance que lui donne sa signification politique, la pièce a encore par sa forme un intérêt d’un autre genre, et de premier ordre. Elle restera comme un patron, sur lequel les écrivains postérieurs tailleront leurs conceptions. Tandis que la comédie classique en vers ira s’évanouir dans les pâles œuvres des Collin d’Harleville et d’autres plus oubliés encore, le Mariage et le Barbier offriront le modèle d’une comédie en prose, plus vivante, plus colorée, plus intéressante. Le Barbier surtout est une merveille d’agencement, et l’on y apprendra à construire, à emboîter toutes les parties d’une intrigue, à renoncer aux dénouements postiches. Dans les deux pièces se fixe le type de la comédie, gaie en ses débuts, progressivement élevée ou détournée vers quelques scènes sentimentales ou pathétiques. Les deux pièces donnent l’idée d’un dialogue rapide et nerveux, collé sur l’action et agissant lui-même, d’un style apte à passer la rampe, pas très naturel, mais condensé, saisissant, réveillant. Beaumarchais sera pour quelque chose, très diversement, mais très réellement, dans l’œuvre de Scribe et de M. Sardou, dans celle d’Augier et dans celle de M. Dumas.


CHAPITRE VII

LA LITTÉRATURE FRANÇAISE ET LES ÉTRANGERS


Fin des influences italienne et espagnole. La littérature française et l’Angleterre à la fin du xviie siècle. — 1. L’imitation française dans les littératures méridionales. La France et l’Angleterre au xviiie siècle : actions et réactions réciproques. Influence de nos écrivains sur l’Allemagne. — 2. La vie de société en France et en Europe. Les étrangers à Paris. Les Correspondances littéraires : Melchior Grimm. Les étrangers qui écrivent en français : Frédéric II, le prince de Ligne, Galiani.

La Renaissance des lettres s’était faite en France sous l’influence immédiate de l’Italie, et, après l’effort tenté par Ronsard pour reproduire la beauté des modèles antiques, la poésie était, à la fin du siècle, retournée insensiblement à l’imitation des Italiens. Dans le xviie siècle, cette influence avait encore sévi avec un redoublement d’intensité à l’époque de la préciosité : Boileau et les purs classiques nous en affranchissent, à partir de 1660.

L’Espagne, entrée plus tardivement en scène, n’eut qu’une action intermittente et limitée au xviie siècle : il fallut que notre théâtre se fût constitué pour qu’elle dominât chez nous, par l’irrésistible attraction du riche répertoire de sa comedia nationale. Nos goûts romanesques trouvèrent aussi à se satisfaire dans la vaste collection des nouvelles pathétiques ou picaresques. Depuis le début du siècle, mais surtout de Scarron et Rotrou jusqu’à Lesage, cette influence se fit sentir, plus apparente avant 1660, masquée ensuite par les chefs-d’œuvre d’inspiration gréco-romaine : Gil Blas en est le dernier éclat. Le costume de Figaro est un accident dû au hasard d’un voyage de Beaumarchais. Après Gil Blas, en somme, l’Espagne se retire de chez nous pour ne revenir qu’avec le romantisme.

L’Angleterre subissait notre influence après celle de l’Italie. La Révolution, qui fit séjourner en France nombre de grands seigneurs eut pour résultat le triomphe du goût français après la Restauration. La littérature du temps de la reine Anne, avec Addison, Pope, Dryden, est gagnée aux idées d’ordre, de méthode, de raison, d’imitation fidèle et correcte de la nature, qui sont les caractères sensibles de nos œuvres classiques. Le fond anglais subsiste toujours : mais il s’accommode de son mieux aux principes de l’art français. Les traductions de Boileau se multiplient, et le P. Le Bossu même, le P. Rapin font autorité. Ainsi c’est par l’Angleterre que commence cette universelle domination de l’esprit français, qui sera l’un des faits les plus considérables de notre histoire littéraire et sociale au xviiie siècle.


1. LA LITTÉRATURE FRANÇAISE À L’ÉTRANGER.


Pour les nations méridionales, d’abord, les rôles sont renversés : elles nous empruntent et nous imitent. l’Italie échappe par le goût français aux fadeurs et aux affectations du marinisme. Corneille et Racine donnent des modèles à Zeno ; et, malgré ses fureurs de misogallo, Alfieri leur doit, ainsi qu’à Voltaire, plus qu’aux Grecs. Molière offre à Goldoni l’idéal où il essaie d’élever la comédie de son pays. Enfin l’esprit de nos philosophes, de Montesquieu, de Voltaire, imprègne ces vives intelligences italiennes ; un Français, Condillac, est appelé à instruire le prince de Parme, et l’on peut dire que les premiers pays où des essais de gouvernement libéral et bienfaisant fassent passer dans les faits un peu des rêves de notre philosophie humanitaire sont de petits États d’Italie. L’Espagne, avec son Charles III qui a d’abord régné à Naples, le Portugal, entrent dans la même voie : dans ces pays, le gouvernement même se met à la tête du mouvement philosophique. Littérairement aussi, notre influence s’établit. Boileau jadis était tout fier d’avoir trouvé un traducteur portugais, le comte d’Ericeyra. Depuis que le marquis de Luzan a mis en castillan l’Art poétique de Boileau et le Préjugé à la mode de La Chaussée, la plupart des écrivains sont afrancesados : à la comedia nationale succèdent le drame larmoyant, la tragédie pompeuse, la comédie à la façon de Molière, ou plutôt de Destouches ou de Picard [145].

L’Angleterre s’est francisée autant qu’elle pouvait l’être : cela la met en état de nous rendre l’équivalent de ce que nous lui avons prêté. Addison, Pope, Otway n’effaroucheront pas nos Français amateurs d’élégance et de bonne tenue. Dès la fin du règne de Louis XIV, cette réaction de la littérature anglaise sur la nôtre se produit par l’intermédiaire des journaux de Hollande [146], très curieusement rédigés par des réfugiés français que leurs idées politiques et religieuses disposent à prêter grande attention à toutes les œuvres qui viennent d’Angleterre. Puis s’établissent les rapports directs entre les pays, voyages d’écrivains anglais en France, français en Angleterre [147]. On continue de traduire nos œuvres en anglais, nous traduisons les œuvres anglaises en français. Le pamphlet de J. Collier [148], le Spectateur d’Addison encouragent le goût de moralisation par lequel l’esprit laïque cherche à compenser le vide que laisse l’abolition de l’influence chrétienne. Marivaux, qui s’inspire d’Addison dans ses journaux, fournit par sa Vie de Marianne un modèle à Richardson, qui, traduit en français par l’abbé Prévost, sert à son tour de modèle à nos romanciers. L’originalité de Sterne fait une impression sensible sur Diderot. Notre théâtre subit l’action du théâtre anglais : Shakespeare peu à peu force les barrières de notre goût ; Voltaire, l’abbé Leblanc, Laplace, Letourneur, Ducis le font connaître [149], et il arrache parfois l’admiration d’une mondaine renforcée comme Mme  Du Deffand. Il tire notre vide et froide tragédie vers l’action animée, pittoresque, violente. Le drame anglais [150], à qui La Chaussée ne doit pas grand’chose, exerce une sensible influence sur Diderot, Saurin et d’autres : il donne l’idée et le goût d’effets plus intenses, plus brutaux, d’un pathétique plus nerveux et plus matériel, d’une action plus familière, liant l’impression sentimentale à la minutieuse reproduction des détails de la vie domestique. Au moment où Rousseau remue si profondément les âmes de nos compatriotes, et celles de ses contemporains par toute l’Europe, l’Angleterre nous envoie Thomson, Young, Macpherson [151] : les Saisons de Thomson réveillent le goût de la nature chez nos mondains ; et nos spirituels peintres des choses champêtres, les Saint-Lambert, les Roucher, sont de mauvais copistes d’un bon original. La mélancolie des Nuits d’Young, les effrénées et vagues effusions de l’Ossian de Macpherson donnent à la loi une satisfaction et un stimulant aux besoins intimes qui portent les cœurs vers les nobles rêveries et les ardents enthousiasmes. C’est, d’un bout à l’autre du siècle un chassé-croisé d’influences entre la France et l’Angleterre. Cependant il serait vrai, je crois, de dire que si beaucoup d’œuvres particulières des écrivains anglais furent chez nous en crédit, aucun mouvement considérable n’a son réel point de départ en Angleterre : nous trouvons dans le courant de notre littérature même, dans les transformations de l’esprit public et des mœurs sociales, dans l’apparition enfin de certaines originalités individuelles, les raisons essentielles de l’évolution du goût et des formes littéraires. Notre xviiie siècle s’est servi et autorisé de l’Angleterre, mais pour abonder en son propre sens, et réaliser ses intimes aspirations. La querelle des anciens et des modernes, Marivaux et Lesage, La Chaussée, Diderot et Rousseau nous font passer de Boileau à Chateaubriand, du goût classique au romantique, sans peine, sans heurt et sans lacune.

Dans le progrès des idées, ce chassé-croisé ne semble pas se produire. Nous entamons peu l’Angleterre : cependant Hume et Gibbon relèvent de nos philosophes, dont l’influence se fera sentir surtout en ce siècle sur le positivisme anglais. Mais, au xviiie siècle, l’Angleterre nous donne sans comparaison plus qu’elle ne nous emprunte. Shaftesbury, Bolingbroke sont des maîtres de pensée indépendante, de doute curieux et libre. Locke fournit à Voltaire son dada métaphysique, la possibilité pour un Dieu tout-puissant d’attacher la pensée à la matière. J’ai dit quelle impression la vie anglaise tout entière avait laissée en Voltaire. Montesquieu n’est pas loin de voir dans la constitution anglaise l’idéal du gouvernement. L’idée de la liberté anglaise devient un lieu commun de l’opinion publique ; le type de l’Anglais franc, indépendant, original jusqu’à l’excentricité, devient un type banal du théâtre et du roman. L’anglomanie se répand dans nos salons à la faveur de la philosophie, et les mœurs françaises s’imprègnent des usages et des goûts de nos voisins : on importe d’outre-Manche les courses de chevaux ; on établit la mode des thés à l’anglaise. Mais ici encore, je crois, la pensée de nos philosophes a été chercher en Angleterre plutôt des soutiens, des exemples, des vérifications que des principes et l’impulsion initiale : c’est chez nous et de nous surtout que les inventions particulières par lesquelles les Anglais avaient mis leurs intérêts intellectuels et matériels, privés et nationaux, dans les meilleures conditions qu’ils pouvaient, ont reçu la valeur rationelle et générale qui en a fait l’efficacité et assuré la diffusion. Fontenelle ne devait rien à l’Angleterre, et tout le xviiie siècle français est déjà dans Fontenelle.

L’Allemagne nous prend beaucoup, nous rend tard et peu [152]. Gottsched fonde l’école de l’imitation française. Lessing combat Gottsched : mais les maîtres de Lessing sont Bayle, Voltaire et Diderot. Diderot est le véritable créateur du théâtre allemand : les théories et les drames de Lessing en viennent. Voltaire est celui qui révèle Shakespeare à Lessing. Wieland porte dans toutes ses œuvres et toute sa vie l’empreinte profonde des idées et de l’esprit français. Montesquieu est le docteur des hommes d’État. Mais l’idole des Allemands, celui qui laisse la trace la plus profonde dans la pensée allemande, c’est le sérieux et sensible, le Suisse et protestant Rousseau. Son influence se retrouve partout pendant un demi-siècle. Kant avouera qu’il lui doit sa morale. Fichte en procède, et Jacobi. C’est Rousseau qui développe en Allemagne un libéralisme exalté, la haine effrénée du despotisme, des privilèges nobiliaires, de l’oppression sociale : du Discours sur l’inégalité, du Contrat social sont sortis les Brigands (1780) et Intrigue et Amour de Schiller. Il favorise l’expansion de la littérature sentimentale, du lyrisme romanesque ou pittoresque. Sans doute, à la fin du siècle, les œuvres des Allemands commencent à pénétrer chez nous : on adapte, on traduit leurs drames, on s’enthousiasme pour le Werther de Gœthe [153], pour les idylles de Gessner. Il y a harmonie parfaite entre le goût Louis XVI et la sensibilité allemande. Mais le mouvement de notre littérature n’en est aucunement modifié : ces succès ne sont pas des influences ; ce ne sont que des aliments où notre appétit trouve à se satisfaire.

Dans les littératures scandinaves, dans les littératures slaves, on trouvait à signaler encore l’influence de nos écrivains français, plus ou moins combattue ou limitée à la fin du siècle par celle des Anglais et des Allemands, prépondérante surtout en Russie avec Lomonosof et Soumarokof.


2. L’ESPRIT FRANÇAIS CHEZ LES ETRANGERS.


Plus universelle encore et plus absolue est la souveraineté qu’exerce l’esprit français par les formes sociales où il s’exprime. Notre vie de société possède un don de séduction infinie. Elle devient le modèle sur lequel toutes les cours, toutes les classes polies de l’Europe se règlent, et c’est à son prestige, à l’autorité de nos modes et de nos opinions mondaines que notre littérature doit la moitié de son crédit. L’Angleterre seule, encore ici, se défend et garde plus sensiblement son originalité : mais que d’individus pourtant elle nous envoie qui subissent le charme subtil de nos salons et de nos conversations ! Je ne citerai qu’Horace Walpole, l’ami de Mme  du Deffand. Paris attirait les étrangers, qui ne venaient pas seulement en dévorer les beautés extérieures et les plaisirs publics : ils voulaient vivre de sa vie, être admis dans ces salons que toute l’Europe connaissait, et dont ils gardaient toute leur vie l’éblouissement. Paris leur faisait fête au reste : un large cosmopolitisme que ne troublaient pas les conflits des gouvernements, ouvrait les portes et les cœurs. Le comte de Creutz, ambassadeur de Suède, le marquis de Caraccioli, ambassadeur de Naples, l’abbé Galiani, le prince de Ligne, le prince de Nassau, Stedingk, Fersen sont tout Français de goûts, de langue, d’intelligence : Caraccioli est désespéré quand sa cour le rappelle pour le faire ministre et vice-roi ; il semble qu’il s’enfonce dans la nuit. Qui ne sait les éternelles lamentations du pauvre abbé Galiani, exilé dans sa patrie, loin de la Chevrette, de Grandval et des vendredis de Mme  Necker ?

Ceux qui ne pouvaient venir ou revenir vers le commun centre de tous les esprits, la France allait les trouver. Il y avait d’abord les correspondances littéraires, manuscrites comme celles de Grimm, roi primées comme celles de Métra. La Correspondance de Grimm [154]est le chef-d’œuvre du genre : les princes qui s’y étaient abonnés sous la promesse du secret absolu, recevaient chaque mois toutes les nouvelles littéraires, dramatiques, philosophiques, politiques, mondaines, le jugement et l’analyse de toutes les publications importantes, le journal détaillé en un mot de la vie de Paris, avec laquelle ils restaient ainsi en communication constante. Nombre d’autres écrivains ou écrivassiers français furent alors les correspondants particuliers de souverains, de princes, de gentilshommes dont la France était la patrie intellectuelle. Et puis il y avait les correspondances intimes : tous ces étrangers qui passaient à Paris y laissaient des amis avec qui le commerce ne se rompait jamais, et dont les lettres leur portaient le parfum du monde enchanteur qu’ils regrettaient d’avoir quitté. Le roi de Suède, Gustave III, instruit dans la lecture de Bélisaire, enragé de tolérance, de haine anti-jésuitique, sentimental, enthousiaste, illuminé, despote avec cela, et voltairien de fait avec des exaltations à la Rousseau, avait pour correspondantes les comtesses d’Egmont, de Brionne, de La Mark, de Boufflers, tout un groupe de femmes intelligentes et franches. Les lettres de la bonne Mme  Geoffrin faisaient la consolation du pauvre roi Poniatowski au milieu de la ruine de sa patrie ; et. quand elle alla le voir, cette bonne bourgeoise qui représentait l’esprit français fut reçue comme en triomphe. Les pays et les cours de l’Europe étaient inondés de Français, artistes, penseurs, poètes, précepteurs, lecteurs, secrétaires. Partout des comédiens français jouaient notre répertoire. Ce fut une grande époque dans la vie du pauvre Galiani quand Aufresne vint donner des représentations à Naples. Le théâtre Michel à Saint-Pétersbourg est dans l’Europe actuelle le dernier vestige des mœurs de l’autre siècle.

Les deux plus grands souverains du siècle, Frédéric II et Catherine II, se distinguèrent par leur goût pour les productions de l’esprit français. Frédéric II [155] est à peine allemand de langue et d’intelligence : il ne parle que français, il fait venir Maupertuis. La Mettrie, d’Argens ; il tâche d’attirer Dalembert. On a vu avec quelles ruses et quelle opiniâtreté il a fini par enlever Voltaire. Il est vrai qu’il ne peut ni ne veut le retenir. Mais telle est la séduction qu’exercent l’un sur l’autre ces deux grands et lucides esprits, qu’ils ne pourront rester brouillés.

La Russie se francise si bien sous Catherine II [156], que de nos jours seulement la langue russe se mettra sur le pied d’égalité avec la langue française dans les cercles de l’aristocratie. L’impératrice parle un français bizarre, brusque, incorrect, original ; elle écrit des comédies en français ; elle traduit Bélisaire en russe. M. de Ségur, le prince de Ligne sont en grande faveur auprès d’elle. Elle fait venir Diderot à Pétersbourg ; elle correspond avec Galiani, Grimm, Voltaire. Sans doute elle n’oublie jamais son rôle et ses intérêts d’impératrice ; elle se sert de Voltaire pour tromper le monde. Pourtant elle est profondément sincère ; elle est philosophe, éprise de bonne administration, d’ordre, de progrès économique. Elle aime les idées de Diderot, de Voltaire, leur esprit, leur style. Elle marque la mort de Voltaire comme un malheur public et un chagrin personnel : par ses soins, les papiers de Diderot et de Voltaire sont expédiés à Pétersbourg.

Ainsi par la littérature et par la société, la langue française se répand, devient vraiment la langue universelle : elle est reconnue pour le plus parfait instrument qui puisse servir à l’échange des idées. Jamais dans un autre siècle on n’a eu à compter tant d’étrangers parmi les plus exquis de nos écrivains. Les lettres de Gustave III, de Stedingk, du roi de Pologne valent celles de leurs correspondants français ; et il y a même trois étrangers qui ont écrit supérieurement notre langue : le prince de Ligne, l’abbé Galiani, et le roi de Prusse Frédéric II. Les Français même, au temps de Louis XVI, n’auraient pu indiquer personne autre que le prince de Ligne [157] qui représentât la perfection de nos qualités mondaines : on aperçoit encore dans ses lettres cette souplesse d’esprit, cette universalité de connaissances, ce tact délicat, ce badinage aisé, cette grâce piquante qui séduisaient tour à tour Paris, Versailles, Joseph II, Frédéric II, Catherine. Son seul défaut est de s’abandonner trop : il est prolixe jusqu’à nous étourdir d’un excès de jolis propos où la substance est trop diluée.

Galiani [158] a plus de fond et une forme plus « réveillante ». Il est érudit, liseur, penseur, paradoxal avec délices, prophète tour à tour lucide et saugrenu : esprit fin, plaisant, bouffon, ayant gardé dans son style un peu de cet accent napolitain, de cette gesticulation effrénée, qui rendaient sa conversation si amusante.

Mais Frédéric II est un grand écrivain : le mot n’a rien d’excessif. À l’école de Voltaire, il s’est formé, dépouillé de ses germanismes d’esprit et de langue, il a trouvé la forme française et personnelle à la fois de son génie : un style ferme, éclairé de formules vigoureusement nettes ou familièrement pittoresques. Un fond de très sérieuse philosophie, une pensée libre, active, pénétrante, font de tous ses écrits, mais surtout de sa vaste correspondance une des plus intéressantes lectures que le xviiie siècle puisse fournir, même en négligeant l’intérêt historique. C’est à regret que je passe outre, mais il faut me contenter ici d’une sommaire indication.

LIVRE V

INDICES ET GERMES D’UN ART NOUVEAU

CHAPITRE I

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE

1. Caractère et philosophie : causes finales et sentimentalité philanthropique. Harmonies pittoresques et rapports de tons : Bernardin de Saint-Pierre coloriste. — 2. Paul et Virginie.

Par le goût littéraire, le xviiie siècle est, ou se croit classique, continue, ou croit continuer le xviie siècle. Il s’en éloigne si bien, en réalité, qu’il aboutit à une révolution, et suscite le romantisme. Nous y avons déjà rencontré bien des choses qui étaient comme la préparation d’un avenir nouveau. Voici un écrivain qui semble se détacher tout à fait du passé. Bernardin de Saint-Pierre tient à Rousseau : mais il lui tient par tout ce qui séparait Rousseau de Voltaire et de l’école classique, par tout ce qui faisait de Rousseau l’ancêtre du romantisme. Bernardin de Saint-Pierre nous porte au point même où nous rencontrons Chateaubriand.

1. L’ORIGINALITÉ DE B. DE SAINT-PIERRE.

Ceux qui se figurent Bernardin de Saint-Pierre[159] d’après ses œuvres, se le représentent comme un suave bonhomme, au sourire angélique, à l’œil humide, les mains toujours ouvertes pour bénir : c’était un nerveux, inquiet, chagrin, pétri de fierté et d’amour-propre, ambitieux, aventureux, toujours mécontent du présent, et toujours ravi dans l’avenir qui le dégoûtait en se réalisant, un solliciteur aigre, que le bienfait n’a jamais satisfait, mais a souvent humilié, un égoïste sentimental, qui aimait la nature, les oiseaux, les fleurs, et qui a sacrifié à ses aises, à ses goûts, les vies entières des deux honnêtes et douces femmes qu’il épousa successivement : il accepta ces dévouements béatement, sereinement, comme choses dues, sans un mouvement de reconnaissance, sans même les apercevoir. Jamais caractère d’écrivain ne fut plus en contradiction avec son œuvre.

Et cependant cette œuvre s’explique par son caractère. La société le froisse : il se rejette vers la nature. Il la regarde et l’interprète selon le besoin de son cœur ; il y réalise son rêve d’ordre, d’harmonie, de bonté universelle, que la société avait trompé. Le malheur, c’est que le pauvre homme veut expliquer la nature sans être savant, et en se passant de la science. À chaque page des Études de la nature, son ineptie scientifique éclate : il n’y a que lui qui à cette date puisse douter de la puissance des méthodes. Il n’y a que lui aussi qui puisse trouver des arguments en faveur du mouvement du soleil autour de la terre. Il est désolant de suffisance sentimentale, quand il rejette sans la comprendre la théorie du rendement de la terre vers l’équateur, et rend compte du flux et du reflux, ou du déluge, par la fonte des glaces polaires. Compagnon des dernières promenades de Rousseau, il répète les leçons de son maître comme un élève inintelligent. Cette haute doctrine de la Providence que Rousseau avait relevée, Bernardin de Saint-Pierre la compromet dans de ridicules applications, dans des raisonnements niais. Tout l’univers est une machine artistement montée par la Providence pour procurer le bien-être de l’homme : ce ne sont qu’harmonies, concerts, convenances, consonances, prévoyances, sans parler des compensations qui sont encore des convenances, et des contrastes qui sont des harmonies. Savez-vous pourquoi la Providence a mis les volcans au bord des mers ? « Si la nature n’avait allumé ces vastes fourneaux sur les rivages de l’Océan, ses eaux seraient couvertes d’huiles végétales et animales… La nature purge les eaux par les feux des volcans… Elle brûle sur les rivages les immondices de la mer. » Savez-vous pourquoi « la vache a quatre mamelles quoiqu’elle ne porte qu’un veau et bien rarement deux » ? Non ? le voici : « Parce que ces deux mamelles superflues étaient destinées à être les nourrices du genre humain. » Vous doutiez-vous que « la nature oppose sur la mer l’écume blanche des flots à la couleur noire des rochers, pour annoncer de loin aux matelots le danger des écueils [160] » ? Ceci est exquis : « Les insectes qui attaquent nos personnes mêmes, quelque petits qu’ils soient, se distinguent par des oppositions tranchées de couleur avec celle des fonds où ils vivent ! » Louange au Seigneur qui fait vivre la puce noire sur la peau blanche, pour être plus aisément attrapée !

À Rousseau encore, Bernardin de Saint-Pierre a pris sa philosophie sociale, dont les effusions, mêlées sans cesse aux descriptions de la nature, font des Études un étonnant chaos. Mais là encore l’essentielle imbécillité de ce disciple apparaît : c’est un Rousseau affadi, radotant, affecté d’une sécrétion surabondante des glandes lacrymales. Pour lui, athées, riches, savants, ces trois termes se tiennent ; et c’est l’égoïsme des privilégiés qui a inventé les idées impies de force centripète on centrifuge. La clef de la méthode scientifique, c’est la maxime : faites fortune. Jamais la haine de l’inégalité sociale, du luxe, de l’aristocratie, l’amour de l’humanité, des humbles, de la simplicité, l’enthousiasme de la vertu n’ont revêtu des formes plus faussement, plus béatement, plus niaisement attendries : dès qu’on regarde la pensée de ce pauvre homme, hélas ! le mot niais est celui qui revient toujours à nos lèvres. Le malheureux ! il est responsable en grande partie du cours qu’a pris pendant vingt ou trente ans la religiosité excitée puissamment par Rousseau. C’est lui qui a créé les symboles de la religion philosophique, le culte laïque des grands hommes et des bons hommes, dont un Élysée national rassemblerait les cendres, les bustes, les monuments ; à côté des bienfaiteurs du genre humain, y seraient reçus le laborieux pêcheur et le charbonnier vertueux. C’est lui qui a placé au milieu d’une pelouse, dans une île, agréable, un temple en forme de rotonde, entouré de colonnes dédié à l’amour dit genre humain, et tout enguirlandé d’inscriptions morales [161]. Soyons juste pourtant : il a demandé des arbres sur nos boulevards, et de la musique pour les aliénés.

À travers l’incohérence et la puérilité des Études de la nature, on y découvre la matière d’un chef-d’œuvre, qui s’est fait : le Génie du christianisme. Lisez dans l’Étude onzième une page sur les migrations des animaux [162] : vous verrez où Chateaubriand a pris la méthode et l’idée de son livre. Parcourez ces titres : du Merveilleux — Plaisir du mystère, — du Sentiment de la mélancolie — Plaisir de la ruine — Plaisir des tombeaux — Plaisir de la solitude ; vous vous demanderez ce que Chateaubriand a trouvé [163]. Il n’a eu à trouver que l’idée très simple, l’idée de génie par laquelle la niaiserie philosophique est devenue efficace et profonde.

Bernardin de Saint-Pierre a encore ceci de commun avec Chateaubriand, que sa puissance de retenir et de renvoyer les images dépasse infiniment sa capacité de comprendre et de rendre les idées. Ce piteux philosophe est un grand peintre. Si on ne lit ses Études de la nature que pour y chercher de pures notations d’impressions sensibles, des images de sons, de couleurs, de mouvements, on sera souvent charmé. Il explique ridiculement la création : mais il a bien regardé les créatures. Et il nous habitue à les regarder. Prises comme enseignement d’art, ces études sont étonnantes par la justesse des indications qu’elles donnent sur les formes que l’univers offre pour matière à l’artiste. Ses descriptions ont cette précision serrée des détails qui en révèle l’origine : elles s’appuient sur une sensation première, qui se réveille sans être affaiblie ni déformée. Il a dans l’oreille les forêts agitées par les vents, dans l’œil les nuages colorés des tropiques. Ses tempêtes [164] sont d’un rendu étonnant : tel sifflement du vent, tel craquement du mât, tel aspect, telle hauteur, telle écume des vagues, telles formations ou fuites de nuages, telle rougeur ou noirceur du ciel, tout est relevé, évalué, déterminé. Le bonhomme a disparu, avec son optimisme, son humanité et sa Providence : il n’y a plus qu’un artiste en face de la nature.

Sans y penser il nous achemine vers une révolution du langage : car il lui faut des mots propres, des mots techniques, les seuls équivalents à ses sensations et significatifs de leurs objets [165]. Il n’hésitera pas à nommer les convolvulus, les scolopendres, les champignons, les francolins, les oies sauvages, les palétuviers, les cocotiers, les calebassiers, les êtres les plus humbles et les plus vulgaires, les plus étranges et les plus inconnus du monde végétal et du monde minéral. Aux épithètes littéraires qui qualifient, il substituera l’épithète pittoresque qui montre : il nous fait voir l’ouara rouge et noir au milieu du « feuillage glauque des palétuviers », le savia jaune et gris perché sur le poivrier aux fleurs ternes, dont il mange les graines [166]. La langue des couleurs est très riche chez lui : il ne nous donne pas simplement du rouge, comme la plupart des écrivains avaient fait avant lui ; mais il a toute une gamme de rouges : incarnat, ponceau, carmin, pourpre, vermillon, corail. Il a plusieurs jaunes aussi : jaune soufre, jaune citron, jaune d’œuf, orangé, safran, or, etc. Lisez le chapitre des couleurs [167] : il y décrit des positions et des rapports de tons dans un lever ou un coucher de soleil, des colorations de nuages, blanc sur blanc, ombres sur ombres, avec une exactitude qu’envierait un peintre. J.-J. Rousseau voyait le ciel bleu, comme tout le monde : Bernardin de Saint-Pierre y a trouvé du vert, même « sur l’horizon de Paris », par une « belle soirée de l’été ».

Voilà les vraies découvertes qu’il a faites, et pour lesquelles la littérature lui est redevable. Du sentiment de la nature introduit par Rousseau, il nous fait passer à la sensation de la nature, à la pure sensation sans mélange d’idées ni même de sentiment. De la poésie il nous mène à la peinture, et il tente une hardie transposition d’art : il rend avec les moyens de la littérature, avec des mots, des effets qui semblaient exiger la couleur.


2. PAUL ET VIRGINIE.


L’œuvre la plus populaire de Bernardin de Saint-Pierre est Paul et Virginie [168]. C’est la même puérilité de philosophie que dans les Études de la nature, avec une psychologie étonnamment courte. Deux enfants s’aiment ingénument depuis leur naissance. Ignorants et pauvres, loin de toute civilisation, sans contact avec la société, affranchis des usages tyranniques, des préjugés corrupteurs, des faux besoins, des vaines curiosités, ils sont heureux et vertueux. La société les sépare : Virginie est appelée en France par une parente riche, donc égoïste. Notre monde effraie, dégoûte sa pauvre âme : elle revient, et meurt dans un naufrage, sous les yeux de Paul. Paul et les deux mères meurent bientôt. Nul enjolivement, pas d’esprit, pas d’intrigue, pas de peinture de mœurs. Une promenade de Paul et Virginie, une averse torrentielle, la crise du départ, la tempête où se perd le Saint-Géran : voilà les événements et les ressorts de l’émotion.

Le cadre est séduisant : c’est la nature des tropiques avec sa richesse éclatante et ses étranges violences. Deux ou trois paysages de l’île Bourbon, deux ou trois états du ciel : rien de plus, et cela suffit. Pas de rhétorique, mais un impressionisme sincère et puissant. Des mots propres, inouïs, bizarres, palmistes, tatamaques, papayers, dressent devant les imaginations françaises toute une nature insoupçonnée et saisissante. A peine quelques fausses notes que la sentimentalité philosophique du temps ne remarquait pas : « les pâles violettes de la mort se confondaient sur ses joues avec les roses de la pudeur ». Ailleurs « ces paisibles enfants de la nature » sont des singes qui se balancent dans les hauts cocotiers. Rousseau nous montrait Montmorency, la Savoie, la Suisse : une nature connue et familière. Ici, nous sommes dépaysés ; et l’étrangeté de ce monde exotique a une force particulière pour exciter en nous le sentiment des beautés naturelles.

L’effet de ce petit roman fut immense en 1787. Les beaux esprits avaient bâillé quand l’auteur l’avait lu chez Mme  Necker : ils ne comprenaient pas qu’ils étaient dépassés. Sur le monde malade d’un abus d’esprit, lassé de la vie la plus artificielle qui fut jamais, disposé déjà par Jean-Jacques à goûter le sentiment plus que la pensée, cette églogue rafraîchissante tomba. L’innocence naïve, la nature sauvage, cela reposait du raffinement extrême des idées et des mœurs ; cela remplissait le vide secret, consolait le profond ennui des cœurs.

Nous en rabattons un peu aujourd’hui. L’églogue parait mince et fade. Il ne faut pas comparer ce couple de Paul et Virginie aux amoureux de Dante ou de Shakespeare, à Paolo et Francesca, à Roméo et Juliette. Cependant Bernardin de Saint-Pierre a créé deux types, qui vivent : ce n’est pas peu sans doute. Ce ne sont pas deux caractères, ce sont deux noms, quelques sentiments élémentaires, simples, larges, plus rêvés qu’observés, quelques attitudes gracieuses ou touchantes ; c’est un doux et triste songe d’amour pur, par lequel l’humanité se repose des réalités rudes. Paul et Virginie sont d’irréelles et suaves figures de poème ; un sentiment élégiaque et lyrique les a créées. Ils sont de la famille des êtres que créeront Chateaubriand, Byron et Lamartine. Mais ils sont tout détachés de l’auteur qui les a formés, indépendants aujourd’hui de sa certaine personnalité, élevés à l’infinie réceptivité des légendaires symboles. Et enfin, grande nouveauté, ils sont très sensiblement conçus selon un idéal précis de beauté formelle : nous verrons bientôt d’où cette influence féconde a soufflé.

Voilà comment Bernardin de Saint-Pierre a puissamment contribué chez nous au renouvellement de la littérature. L’insignifiance de l’idée fait ressortir plus fortement l’impression poétique ou pittoresque. Avec une philosophie moins niaise, il représenterait moins bien un moment décisif de l’évolution du goût en France.


CHAPITRE II

SIGNES DE LA PROCHAINE TRANSFORMATION


1. Préparation du romantisme dans la littérature : sensation, sentiment ; thèmes lyriques. — 2. Préparation du romantisme dans la société. Types d’âme romantique : Mlle de Lespinasse, Mme Roland. — 3. Obstacles au renouvellement de la littérature : le monde, le goût, la langue. Exemple de Ducis.

Bernardin de Saint-Pierre nous introduit au romantisme. Tout le siècle est prêt avec lui, semble-t-il. Et cependant trente ans encore s’écouleront après Paul et Virginie (1787) ; une grande intelligence et un génie supérieur, Mme de Staël et Chateaubriand, se dépenseront sans que l’on aperçoive encore le port où l’on paraissait toucher. D’où vient cette suspension du mouvement, cette lenteur d’éclosion des germes ?

1. TENDANCES NOUVELLES DE LA LITTÉRATURE.

Mais d’abord ces germes existaient-ils bien ? Nous n’en douterons pas si nous ramassons sous nos yeux tous les indices de renouvellement prochain que la littérature et la société nous présentent.

Le genre en apparence le plus conservateur, le plus lié par les traditions et les règles, c’est le genre dramatique. Regardez ; de toutes parts la forme classique craque, et ne se soutient plus. De toutes parts, elle est en contradiction avec l’esprit qui l’emploie. Un goût singulier de représentation des choses sensibles, concrètes, particulières s’y insinue. On ne peut plus supporter les spectateurs sur la scène[169]: et cette scène rendue libre appelle l’action, le décor, la figuration. De l’Opéra et de la Foire, le souci de la mise en scène, des accessoires exacts et pittoresques, gagne la Comédie Française : les princesses grecques quittent leurs paniers, les héros romains rejettent leurs perruques. Mlle  Clairon, qui montre Électre en haillons, fraye la voie à Talma, qui, au début de notre siècle, fera Cinna « laid comme une statue antique ». Regardez les costumes des méchants drames qu’on joue dans les dernières années de l’ancien régime : une curiosité réaliste s’y fait sentir : voyez notamment Préville en menuisier travaillant à son établi [170]. Lisez les indications si précises, si détaillées des drames de Diderot et de Beaumarchais : il y a là des effets tout extérieurs qu’on n’a pas dépassés. Nous ne sommes pas même encore arrivés à cette suppression de l’entr’acte, que Beaumarchais tentait pour la continuité de l’illusion. Comme avec cela l’action se complique, se charge d’incidents, elle se ramasse plus difficilement dans un seul lieu, en un seul jour. Beaucoup d’œuvres sont librement ordonnées selon les nécessités locales du sujet : ainsi le Barbier et le Mariage. Il est impossible que les unités continuent à tyranniser notre théâtre : la mise en scène, la structure des pièces, la curiosité physique des spectateurs réclament des cadres moins étroits. Même la forme du vers est menacée : la comédie, le drame l’abandonnent ; on tente la tragédie en prose. Les sujets se renouvellent : l’histoire de France, les histoires modernes s’emparent de la scène ; et ces sujets ne se contentent pas d’un vague décor sans caractère ; ils amènent infailliblement le pittoresque exact, les essais de restitution historique dans la composition littéraire et dans la représentation théâtrale.

Partout l’éveil des sens se fait sentir dans notre littérature jusque-là tout intellectuelle. Le roman se charge d’impressions, de descriptions du monde extérieur ; il substitue les silhouettes aux types, il indique les formes, les milieux, les fonds. Jean-Jacques fait de la beauté des campagnes, des bois, des cieux, un des objets nécessaires de l’art littéraire. Diderot abat la barrière qui séparait la peinture, l’architecture de la littérature ; il fait des œuvres des artistes une matière d’activité et de plaisir littéraires. Les littérateurs hantent les peintres, les sculpteurs, les architectes ; les uns et les autres font échange de pensées, de goût, d’idéal. [171] Les littérateurs même seront au premier rang dans les vives polémiques auxquelles donneront lieu les Bouffons d’abord, et plus tard la de Gluck et de Piccinni. De ces commerces tend à se dégager une esthétique générale, qui rétablira la littérature au nombre des arts.

Dans le même sens agit l’influence de la littérature anglaise, fortement physique et réaliste. Mais elle est sentimentale aussi et, lyrique, et par là, comme la littérature allemande, elle correspond à des caractères nouveaux que notre littérature est en train de développer. Depuis La Chaussée, mais surtout depuis Diderot et Rousseau, les types littéraires ont changé : d’actifs, raisonneurs, et conscients, ils sont devenus sentimentaux, imaginatifs, enthousiastes, mélancoliques. L’écrivain lui-même renonce aux exactes et fines analyses : il déborde de sensibilité comme ses personnages, il s’abandonne à des transports délirants ; son inspiration est fiévreuse, troublée, intempérante. On ne recherche plus la connaissance par la raison, mais la jouissance par le sentiment. Et l’on identifie par surcroît la vérité avec le désir ou l’amour. L’écrivain prend sa règle dans son tempérament personnel. Nous avons vu que la littérature, chez Diderot, chez Rousseau, chez Bernardin de Saint-Pierre, devient décidément individualiste : faut-il rappeler que Voltaire même, dans sa forme classique, est constamment tyrannisé par son individualité, que ses théories religieuses et politiques tiennent aux plus secrètes inclinations de son moi, et qu’enfin il n’a pas craint d’appliquer la grave, l’impersonnelle tragédie à la représentation de sa personne, de son ménage et de ses goûts ? Nous avons vu avec Diderot, avec Rousseau, les thèmes lyriques se constituer : les caractères propres du romantisme, l’infini des aspirations et des lamentations, le goût des larmes, des ruines, de la tristesse et de la mort, la recherche des contrastes touchants ou terribles, tout cela apparaît entre Rousseau et Volney [172].

Enfin quel mot décisif que ce cri de Beaumarchais : « Si quelqu’un est assez barbare, assez classique… ! »


2. TENDANCES NOUVELLES DE LA SOCIÉTÉ.


Et la société est en parfait accord avec la littérature. Sons sa brillante surface, ce monde est triste. Il s’est trompé quand il a cru s’assurer le bonheur par la morale facile. Il a permis avec une douce indulgence la libre poursuite du plaisir sensuel, sous la seule condition de respecter les convenances sociales, du reste singulièrement élargies ; et voici que de la sensation physique toute pure, dans laquelle il avait simplifié l’amour, est sortie la satiété ; la vanité même, par où on en relevait la saveur, n’a pas suffi à dissiper l’impression de langueur accablante, d’écœurante monotonie, que dépose à la longue dans les cœurs le libertinage du siècle. Par un chemin tout opposé, par l’intensité de la vie intellectuelle, on est conduit au même point. Un amour profond de la vérité, une noble foi dans la raison et dans la science soutiennent les savants adonnés aux plus âpres études. En ce temps-là même, les hommes qu’anime le véritable esprit scientifique embrassent avec bonheur les objets de leur pensée, fussent-ils bien creux et chimériques : un Dalembert, un Condorcet se satisfont par leur pensée. Mais le monde dont l’inquiète analyse est excitée par la vaine peur de paraître dupe, qui dissout par jeu la foi, l’autorité, la tradition, et ne tend qu’à mouvoir son intelligence, sans poursuivre de solides ou bienfaisants résultats, le monde s’épuise dans la continuité de l’action intellectuelle, sans but et sans passion. Les étincelantes conversations qui éblouissent par le dehors ne laissent au fond de l’âme qu’une désespérante sensation de vide et d’inutilité. Cette spirituelle société meurt de sécheresse et de froid : le trop d’esprit la tue. De là la maladie mondaine du siècle : l’ennui. On ne sait où se prendre. Un triste « À quoi bon ? » monte aux lèvres à tout propos.

Où chercher le remède ? Dès la fin du règne de Louis XIV, quelques fines natures l’ont entrevu. La vie sensuelle et la vie intellectuelle ont besoin d’être illuminées, réchauffées par la participation du cœur. L’intérêt sentimental qu’on prend aux choses, voilà le bonheur. Ainsi s’oriente le monde vers la « sensibilité », vers l’idée d’abord et le désir, peu à peu vers la réelle capacité des plaisirs du sentiment. L’imagination développe, multiplie, amplifie les impressions de l’âme et leurs résonances. Si bien que cette société, la plus intelligente, la plus sceptique, la plus raisonnable qui ait jamais été, finit dans les mélancolies sans cause et les espoirs sans mesure, dans les vagues attendrissements et les transports effrénés : elle ne croit plus au merveilleux de la religion ; mais Cagliostro la séduit, et elle court au baquet de Mesmer. Elle a soif de mystère et d’infini. Alors commence le règne de la musique, où l’on savoure le maximum de puissance émotionnelle uni au minimum de détermination intellectuelle.

Quelques types mondains nous représentent très nettement la transformation intime des âmes.

Mme  du Deffand, qui a connu toutes les excitations de la vie sensuelle et de la vie intellectuelle, agonise dans l’ennui le plus aigu, le plus douloureux dont jamais âme humaine ait été torturée. Elle redouble son mal en l’analysant, elle en trouve la formule : c’est la privation du sentiment, avec la douleur de ne pouvoir s’en passer. Elle a trouvé le remède aussi : dans l’extrême vieillesse, elle apprend à aimer, à pleurer ; elle guérit l’ennui par la souffrance. Dans la crise salutaire de sa vie, la littérature ne fut pour rien. Profondément indifférente à toutes ces œuvres de l’esprit français qui ne parlaient qu’à son esprit, secouée par instants et réveillée au contact de Shakespeare, elle a le goût incurable cependant : son intelligence n’est ouverte qu’à Voltaire. La vie seule l’a renouvelée et guérie. Elle a senti d’abord le besoin d’être aimée ; puis elle a aimé, d’un amour absurde, ridicule, tourmenté ; toutes les sécheresses de son cœur se sont fondues : jamais elle n’a plus vécu, et plus délicieusement, que depuis qu’elle est hors de la raison, hors de toutes les convenances, depuis qu’elle a ouvert en elle d’intimes sources de tendresse et de douleur.

Il n’y a de salut que dans l’amour, et dans l’amour-passion. Cette conclusion, où Mme  du Deffand n’arrive que péniblement, par une affection sénile, Mlle  de Lespinasse s’y réfugia de bonne heure. Elle ne laissa point dessécher son âme de feu dans les bienséances mondaines, ni dans l’exercice intempérant de l’esprit. « Il n’y a que la passion, disait-elle, qui soit raisonnable. » Et il n’y avait que l’infini qui la satisfit : « Je n’aime rien de ce qui est à demi, de ce qui est indécis, de ce qui n’est qu’un peu. » Elle manifesta magnifiquement l’essentiel idéalisme de l’amour, par la disproportion de ses inassouvibles passions aux éphémères ou médiocres objets qui en étaient l’occasion. Quand elle eut perdu M. de Mora, quand elle eut mesuré M. de Guibert, l’univers, l’art, pas même la musique n’offrirent rien à son âme qui la contentât ; elle ne sentit plus de raison de vivre, et elle aima la mort. « J’ai souffert. J’ai haï la vie ; j’ai invoqué la mort ; mais, depuis le bûcheron, elle est sourde aux malheureux ; elle a peur d’être encore repoussée. Oh ! qu’elle vienne ! et je fais serment de ne pas lui donner de dégoût, et de la recevoir au contraire comme une libératrice [173]. » Ne voyons-nous pas se former dans les cœurs et déborder sur les lèvres les sentiments romantiques, le lyrisme éperdu de l’amour ou du désespoir ? L’amour et la mort, c’est le thème que Leopardi, que Musset chanteront : Mlle  de Lespinasse l’a vécu. Les âmes aussi élevées, aussi désespérées sont rares. Mais de tous les côtés nous rencontrons les dispositions enthousiastes ou rêveuses, le bouillonnement sentimental du désir ou de la tristesse, je ne sais quelle inquiète projection des sentiments intérieurs sur l’univers environnant.

Une petite bourgeoise qui demeure sur le quai, au coin du Pont-Neuf, se met à sa fenêtre au soleil couchant : « On eût dit, écrit-elle à une amie, que le roi du jour, descendu de son char derrière ces hauteurs, avait laissé suspendu au-dessus d’elles son manteau de couleur rouge et orangée. Cette couleur enflammant un large espace de la voûte céleste allait s’affaiblissant par degrés insensibles jusqu’à ce point de l’orient, où elle était remplacée par la teinte sombre des vapeurs élevées, qui promettaient une rosée bienfaisante [174]. » Et, la même, de sa petite chambre, écrivait encore : « Alexandre souhaitait d’autres mondes pour les conquérir : j’en souhaiterais d’autres pour les aimer [175] ». Qui croirait qu’on attendra encore près d’un demi-siècle pour que Lamartine, Hugo, Musset répondent à cette voix ?

Et voici le prince de Ligne écrivant à une marquise française : d’un haut promontoire de la Crimée, le soir, il regarde la mer immobile, il reporte sa pensée sur tous les hommes, tous les peuples qui sont venus par cette mer, ont passé sur cette côte, ont vécu dans ces villes dont il vient de fouler les ruines. Il se demande ce qu’il est, où il va, le but et la fin de son agitation. Il voit tous les ravages du temps dans les œuvres et dans les cœurs des hommes. « Je juge le monde et le considère comme les ombres chinoises… Je pense au néant de la gloire… Je pense au néant de l’ambition. » Et la nuit descend, enveloppant le songeur ; les Tartares font rentrer leurs moutons ; une voix tombe du haut minaret : recueillant ses pensées, l’homme s’enfonce dans la nuit sur un cheval tartare [176]. Qui reconnaîtrait là l’aimable héros de salon que fut le prince de Ligne ? Cette lettre’où l’émotion intime s’encadre dans une vision de paysage, c’est une méditation lyrique.


3. OBSTACLES AU RENOUVELLEMENT LITTÉRAIRE.


Quels furent donc les obstacles qui, en dépit de toutes ces dispositions et de tous ces indices, retardèrent l’évolution de la littérature et la constitution d’un art nouveau ? Ces obstacles, c’étaient le monde, le goût, la langue.

Le monde ne peut subsister sans les convenances ; les convenances interdisent la libre expansion de l’individualité ; l’émotion intense, l’émotion sincère est de mauvais ton. Ne pas se distinguer, voilà la règle suprême. Or individualité, intensité, sincérité, distinction (au sens étymologique, et non au sens mondain), tout cela, c’est où l’on tend ; et, si l’on y arrive, ce sera la défaite, même la fin du « monde ».

Le goût est fixé par des règles traditionnelles, qui sont concertées pour l’expression des idées, pour la facilité de l’analyse, du raisonnement, pour l’acquisition de la connaissance abstraite. Les règles barrent le passage à la sensation, l’excluent de l’œuvre littéraire. Elles ne reçoivent le sentiment, la passion que comme objet d’étude analytique. Elles imposent des formes fixes, rigides, immuables, à la matière dramatique ou poétique, et nul n’a droit de s’affranchir des procédés connus, de renoncer aux moules usés, aux répliques sans fin des mêmes modèles : le monde a adopté les règles et en fait une partie intégrante de ses convenances.

Enfin la langue des livres et des salons est un système délicat de signes aptes à représenter des idées ; elle est indigente de formes figuratives des choses concrètes, vide de propriétés évocatrices des émotions. Elle est exacte, sèche, fine, agile, incolore. Elle est réfractaire à la poésie, tout au plus susceptible d’éloquence. Dès qu’on veut l’employer à représenter des sensations, des passions, plutôt que des idées, des impressions plutôt que des déductions, elle sonne faux ; elle se tend, et craque ; elle se boursoufle, et bâille. Elle ne peut éviter l’emphase. Elle ne sert qu’à l’analyse : ses qualités les plus exquises la rendent impuissante aux synthèses.

Pour que le renouvellement de la littérature s’accomplisse, il faudra que la vie mondaine disparaisse, que les règles soient détruites, que la langue soit bouleversée.

N’avons-nous pas vu Rousseau, en qui est la source du romantisme, pénétrer plus profondément dans les âmes qui vivent hors du monde, comme Mlle  Phlipon ? Dans le monde, il faut des âmes d’exception, et de rares passions, pour forcer l’obstacle qu’il oppose : le cas de Mlle  de Lespinasse est unique. Lisez la lettre du prince de Ligne que je résumais tout à l’heure ; et vous verrez comment l’habitude des relations mondaines, de la pensée abstraite, du langage élégant et analytique a dégradé l’admirable thème lyrique que la disposition momentanée de son âme lui avait ouvert. Mme  du Deffand n’a jamais pu se défaire de sa lucidité cruelle, de son spirituel sang-froid d’intelligence, de son sec, conscient et critique langage. Voltaire est resté d’un bout à l’autre du siècle le grand, l’incomparable poète, le modèle unique et inimitable. Ceux qui méprisent l’homme, ceux qui contestent la doctrine, ceux que Rousseau enfièvre, tous sont unanimes à répéter avec Mirabeau : « Voltaire fut au théâtre un génie de premier ordre, dans tous ses vers un grand poète ». Et le type de la poésie voltairienne, avec les règles et la langue qu’elle impliquait, pesait sur la littérature, scrupuleusement maintenu par l’opinion du monde, bien qu’en contradiction avec ses secrètes aspirations.

Voltaire mort et devenu l’intangible idéal, l’abbé Delille représenta la plus haute forme du génie poétique que le public fût capable de concevoir. Le cruel abbé ! son implacable esprit réduisait à la connaissance abstraite toutes les occupations de la vie, tous les produits de l’industrie ou de la nature, tous les êtres de la création. Il était didactique et descriptif à jet continu : et il a réussi à exprimer les notions de toutes les choses sensibles, sans en avoir ni en donner peut-être une seule fois l’impression. Il a mis toutes ces notions en vers réfléchis, exacts, ingénieux, froids, il a su par ses épithètes et ses périphrases prévenir en nous toute velléité de sensation, et nous retenir aux idées sans jamais atteindre la nature. Le triomphe de son art, c’est l’expression indirecte qui oblige l’esprit à résoudre une petite équation ; il n’est suggestif que de signes, qu’il s’agit de substituer à d’autres par une rapide opération, pour déterminer la valeur intelligible du vers ou de la phrase. Et ce bel esprit qui n’a jamais su faire que des inventaires ou des catalogues, à sa mort mit la France en deuil : ses funérailles furent une apothéose, et l’on croyait enterrer avec lui la poésie !

Un écrivain, à la fin du xviiie siècle, nous aide à mesurer de quel poids le monde, le goût et la langue pesaient sur les esprits. Jamais génie ne fit un plus triste naufrage que le bon Ducis [177]. Il avait l’âme idyllique et héroïque, tendre et enthousiaste. Delille ne le satisfaisait pas : il ne lui rendait pas « le charme de la nature qui est à elle, et que tout l’esprit du monde ne peut saisir ». Shakespeare l’enchantait, le vrai Shakespeare, et tout Shakespeare. Eh bien ! il n’a pas pu, pas su rendre les impressions de son âme, les conceptions de son esprit, emprisonné qu’il était dans le respect des convenances, des règles et du style. Il nous fait rire quand il nous parle des « jeux de tonnerre », unis aux « jeux de flûte » dans son « clavecin poétique », ou de « ce je ne sais quoi d’indompté » qui soulève son âme honnête : il ne se flattait pas pourtant ; mais il ne s’est pas répandu dans son œuvre. Il nous apparaît vaguement confondu dans la troupe des versificateurs, à peine distinct par un air original de bonté attendrie, sans emphase et sans fadeur : voilà pour ses poésies ; pour son théâtre, il ne s’est sauvé de l’oubli que par le ridicule.

Il a rogné les drames de Shakespeare avec d’impitoyables ciseaux sur le patron de Voltaire : il y a retaillé des tragédies à la française, creuses, sentencieuses, sentimentales, avec tous les agréments traditionnels, billets, travestis, méprises, conspirations, songes, confidents. Ophélie est une princesse de tragédie, fille de Claudius, afin que l’amour et la nature déchirent le cœur du sensible Hamlet. Un banal édit forme un obstacle pour séparer les deux amants, avant les révélations du spectre. Plus de comédiens, bien entendu, et plus de pantomime : presque plus de monologue ; à peine quelques traits de cette admirable méditation surnagent. Plus de fossoyeurs ni de crânes. Au dénouement, une sédition où Hamlet tue Claudius : et Gertrude se tue, pour éviter un parricide au sympathique jeune premier. Et Roméo ! Plus de frère Laurent, plus d’alouette aussi : en revanche Dante est appelé à corser Shakespeare : Montaigu en prison dévore ses quatre fils ! Juliette et son Roméo sont un couple quelconque, des amis d’enfance ; Roméo élevé près de Juliette sous un faux nom : et quand nous le voyons, le doux, le tendre, le poétique enfant de Shakespeare est un « guerrier redoutable », un général vainqueur, enfin l’insipide héros cent fois revu. Il semble même que nous rétrogradions à Timocrate : Roméo, en sa vraie qualité de Montaigu, tue le fils de Capulet, et Capulet, pour venger son fils, s’adresse à Roméo, son fils adoptif sous le nom de Dolvedo. Voltaire ici est dépassé. Voici lady Macbeth : elle s’appelle Frédegonde. Selon la poétique établie depuis Crébillon, Malcolm, fils de Duncan, est cru fils d’un simple montagnard. Pas de sorcières, sauf dans une timide variante. Othello s’expédie en vingt-quatre heures. Othello et Hédelmone (nom plus classique sans doute que Desdémone) ne sont pas mariés. Un amoureux qui a en effet des entretiens secrets avec Hédelmone donne de la jalousie à Othello : l’action est réduite à une rivalité d’amour, et l’intrigue est un long quiproquo, comme dans Zaïre. Iago, ce terrible Iago que Ducis admirait, a disparu. Le teint d’Othello est éclairci. Plus de mouchoir, mais un billet. Un noble poignard remplace le trivial oreiller. Enfin le dénouement est à volonté : une variante marie les deux amants, pour la satisfaction des âmes sensibles.

Pour le style de Ducis, en voici le son :

C’est un de ces mortels qui. dans l’obscurité,
Par de mâles travaux domptent l’adversité.

Qui, près de leurs enfants, de leurs chastes compagnes,
Coulent des jours heureux au sein de ces montagnes.[178]

Cet échantillon suffit, je pense.

Ducis avait du génie, l’ànie haute, l’esprit large : et voilà où le respect du public, l’observance des règles, les scrupules de style l’ont mené.

Rien ne pourra se faire tant que le monde gardera sa souveraineté ; le monde ayant disparu, les règles ne se soutiendront plus : mais rien n’aboutira tant que la langue littéraire ne sera pas refondue.


CHAPITRE III

RETOUR À L’ART ANTIQUE


1. L’Académie des Inscriptions ; le comte de Caylus. Barthélémy et l’Anacharsis. Réveil du goût de la beauté antique. — 2. André Chénier : par où il est du xviiie siècle. Les Églogues, les Iambes : art classique, inspiration antique.

Il se produit vers la fin de l’Ancien Régime un fait assez considérable, qui modifie la littérature : on voit l’antiquité gréco-romaine reparaître, et ramener, comme il était naturel, un idéal de beauté formelle et plastique. Cela est sensible, quand on passe de Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre : Julie et Saint-Preux n’ont que la grâce française, l’expression des physionomies ; Paul et Virginie ont la noblesse antique, la pureté des lignes ; les premiers font un couple qui intéresse nos âmes, les autres un groupe qui séduit nos yeux. Que s’est-il donc passé ?

1. RÉVEIL DU GOÛT DE LA BEAUTÉ ANTIQUE.

En dehors du mouvement philosophique s’est formé un courant d’études d’archéologie et d’art, qui avaient pour objet les monuments antiques, ruines d’architecture, fragments de peintures statues, vases, débris de toute sorte et de tout âge. Ce courant avait sa source dans l’érudition bénédictine, qui nous a donné l’Antiquité figurée du Père Montfaucon : là comme dans les autres matières d’érudition, l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres recueillit l’héritage des Bénédictins et se substitua à eux pendant le xviiie siècle ; en elle fut le centre, d’elle partit la direction de recherches d’érudition critique, philologique, historique, archéologique, auxquelles notre siècle doit tant.

La société et la littérature, depuis la querelle des anciens et des modernes, s’étaient désintéressées de l’antiquité. On n’enseignait plus le grec dans la plupart des collèges ; l’étude en était facultative dans les autres. On étudiait le latin : mais dans Cicéron et dans Tacite, dans Virgile et Lucrèce, on ne cherchait qu’une rhétorique, ou une philosophie. On n’essayait pas de voir, par l’histoire, la vie de ces grands peuples ; on oubliait totalement quelle place l’art avait tenue dans leur civilisation. Ceux des littérateurs qui parlent des Grecs et des Romains en parlent avec une connaissance bien superficielle, ou même avec une inintelligence grossière : lisez les jugements de Voltaire et de La Harpe. L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres entretînt le goût sérieux et l’exacte connaissance de la Grèce et de Rome.

Tandis que d’autres travaillaient sur les langues, sur l’histoire, sur la religion, sur la science de l’antiquité, le comte de Caylus [179], un original de vif esprit et de puissante curiosité, faisait de l’archéologie son domaine. Il avait voyagé en Italie et dans le Levant ; il était en correspondance avec tous les savants et tous les antiquaires de l’Europe. Il étudiait infatigablement les débris de l’art antique, les procédés, les matériaux, la signification, l’usage, etc. : toutes ces études partielles tendaient à restaurer dans les esprits une représentation plus fidèle de la vie antique. Il s’enfermait volontairement dans la technique et le détail, et méprisait les philosophes qui parlent de tout sans rien savoir : les philosophes le lui rendaient bien, et sa réputation en a souffert. Mais Caylus n’était pas un érudit seulement, c’était un artiste ; dans l’archéologie il cherchait des leçons pour nos peintres et nos sculpteurs. Ce fut là son idée originale. Il servit de trait d’union entre l’Académie des Inscriptions et celle de Peinture et Sculpture. Il essaya de ramener nos artistes de l’idéal spirituel et galant à l’idéal sévère de la Renaissance et de l’antiquité. Il leur offrit les sujets antiques dans ses tableaux d’Homère et de Virgile (1757). Personne plus que lui ne contribua à changer la direction de l’art français : Vien procède de lui, et David est l’élève de Vien (Serment des Horaces, 1784). L’architecture avec Soufflot revient aussi aux formes antiques. Cette révolution n’est pas sans conséquence pour la littérature : car les artistes et les littérateurs ne sont plus deux mondes fermés, inconnus l’un à l’autre. De plus, l’institution des Salons donnait aux artistes un puissant moyen d’action sur la société ; et désormais, dans la formation du goût général, entrera une certaine dose de tendances et de jugements esthétiques.

Tout concourait alors à élargir l’importance de la révolution qui se faisait dans l’art. Les voyages [180] se multipliaient en Italie, en Grèce, dans le Levant ; et les relations des voyageurs rendaient un intérêt aux œuvres de la poésie antique, en faisant connaître tous ces pays où étaient nés les chefs-d’œuvre qui en étaient le cadre ou la matière, en décrivant les ruines de ces monuments dont l’antiquité avait parlé, ou dans lesquels elle s’était survécu. La découverte d’Herculanum et de Pompéi [181] frappa vivement les imaginations : cette réapparition de villes enfouies depuis dix-sept siècles fut le fait saisissant qui captiva l’esprit mondain, et mit le gréco-romain à la mode. Cette mode se marque par le caractère du style Louis XVI, dans l’ornementation et l’architecture : au rococo commence à succéder le pompéien ; on reprend les motifs de décoration que les fouilles récentes ont fait connaître ; des lignes plus simples, plus sévères commencent à rappeler la noblesse des formes antiques.

Un savant [182] peut alors concevoir le projet de ramasser dans un ouvrage de vulgarisation toute la civilisation grecque, telle que la science du temps l’a restituée, vie publique et vie privée, religion et philosophie, poésie et art, monuments et paysages. Il propose au public de lire cela : et le public lit, le public est charmé. La clarté de l’exposition, l’agrément facile que l’abbé Barthélémy répand sur sa solide érudition, sont pour quelque chose dans le succès du Voyage du Jeune Anacharsis : niais le goût du public y a été pour beaucoup aussi ; le livre est venu à son heure. Par lui, l’antiquité sort de l’abstraction : on la voit, un peu molle et sensible, vraie pourtant et surtout réalisée dans des formes plastiques qui en représentent bien le caractère le plus original, et le moins considéré jusque-là par les littérateurs.

De ce mouvement est sorti le changement que nous signalions dans la facture des œuvres littéraires. Une élégance un peu douceâtre et convenue, une noblesse un peu creuse et de décadence se remarquent très aisément dans les conceptions poétiques ou dramatiques des écrivains de la fin du siècle. Il y a un style Louis XVI dans la littérature, et le groupe de Paul et Virginie nous en présente la plus harmonieuse création. Ce sera ce goût antique qui ira se développant sous la Révolution, favorisé par les événements politiques et par le mouvement des idées : dégagé de plus en plus des éléments mondains, élégants, spirituels, auxquels il s’est allié d’abord, il créera des formes pures et froides ; il réalisera l’harmonie sans la vie, et la beauté par l’effacement du caractère ; il suscitera la correcte poésie des Fontanes, des Luce de Lancival et des Chênedollé ; il imposera même à l’imagination brûlante de Chateaubriand les idéales figures de Cymodocée et d’Atala, qui ressemblent à l’antique tout juste comme des marbres de Canova.

Il était important de signaler le courant qui porte les esprits de nouveau vers l’art gréco-romain : nous découvrons ainsi les origines, la place d’un génie original que, sans cette étude préalable, on ne sait où loger dans l’histoire de notre littérature. L’antiquité, je pourrais dire l’archéologie et l’art grec, ont leur poète à la fin du xviiie siècle, le plus grand, le seul grand de tout le siècle : et nous voici conduits à André Chénier.


2. ANDRÉ CHÉNIER.


André Chénier[183] ne fut connu de son vivant que par quelques odes et dithyrambes qui le classent à côté de Lebrun : son lyrisme est une éloquence vigoureuse, travaillée, non exempte d’emphase et de rhétorique. Il n’a été révélé qu’après sa mort : la Jeune Captive, la Jeune Tarentine furent imprimées dans la Décade et le Mercure ; les Œuvres ne parurent qu’en 1819. Le succès fut considérable, mais l’heure était passée où Chénier pouvait exercer une influence par ses propres et réelles qualités. Les vers étaient beaux : donc ils n’étaient pas classiques. Les romantiques qui se cherchaient partout des précurseurs, l’adoptèrent, et l’originalité de Chénier se fondit dans le grand courant romantique.

Il était tout le contraire d’un romantique. Il appartient au xviiie siècle, et il est tout classique, le dernier des grands classiques : ce qui a trompé sur lui, c’est qu’il était poète, en un siècle qui avait ignoré la poésie ; et c’est qu’il avait retrouvé, parmi les pseudo-classiques de son temps, le secret du véritable art classique. Le moyen âge ne l’a jamais préoccupé ; il a été indifférent même au xvie siècle : le maître où il allait étudier, c’était Malherbe ; ses modèles, c’étaient les Latins et les Grecs. Jamais homme ne fut plus éloigné de la religiosité mélancolique ou enthousiaste des Chateaubriand et des Lamartine : « athée avec délices », selon le mot de Chênedollé, le xviiie siècle dont il était n’était pas celui de Rousseau ; c’était celui de Voltaire, de l’Encyclopédie, de Buffon, le xviiie siècle irréligieux, sensualiste, et scientifique. Il appartient, par sa pensée, au même groupe que Condorcet et Volney : il a le culte et l’ivresse de la raison, et son rêve a été de donner une expression poétique aux conquêtes de la raison. Il a formé des plans de grands poèmes qui s’appelaient la Superstition, l’Astronomie, l’Amérique, l’Hermès : l’Amérique devait contenir « toute la géographie du globe » et « le tableau frappant et rapide de toute l’histoire du monde », considérée du point de vue de la tolérance et de la philosophie ; c’était un Essai sur les mœurs en vers. L’Hermès aurait exposé le système de la terre, sa formation, l’apparition des animaux et de l’homme, la vie de l’homme primitif avant la constitution des sociétés, le développement des sociétés, politique, moral, religieux, scientifique : en somme, le cinquième livre de Lucrèce, refait, agrandi, développé au moyen de l’Histoire naturelle de Buffon. Cette poésie-là, avec plus de force de pensée, plus de génie et d’art dans l’expression, n’est encore que la poésie des Delille et des Esménard : elle est essentiellement didactique, analytique, intellectuelle ; elle ne dépasse pas le ton oratoire.

Dans ses élégies, il se découvre encore le vrai fils de son siècle.

Le Chénier qu’elles nous offrent est un homme du monde, qui n’a que des sens, qui court après « le plaisir », et ne spiritualise point l’amour. Sa Camille « aux yeux noirs », sa « Julie au rire étincelant », sa Rose « dont la danse molle aiguillonne aux plaisirs », sont de faciles créatures ; et ce qu’il espère, ce qu’il se promet de ses vers, c’est qu’ils soient un code d’amour et de volupté ; c’est qu’ils échauffent les désirs dans les jeunes âmes, et qu’ils éloignent « du cloître austère » la pensée des vierges. [184] Ce Chénier-là est tout proche de Parny.

Mais il a fait les Églogues et les Iambes, et c’est par là qu’il semble se séparer de son temps.

Par ses Églogues gréco-latines, il se rattache au groupe des savants qui, derrière la littérature bruyante des salons et de l’Encyclopédie, retrouvaient l’antiquité, et la représentaient aux artistes. Chénier a connu ce mouvement ; il y a participé ; il l’a propagé dans la poésie. Guys, l’auteur d’un Voyage de Grèce, était des amis de sa famille. Il fréquenta le philologue Brunck, dont les Analecta veterum Græcorum [185] furent une de ses lectures favorites. À Londres, il se procura les poètes latins de la Renaissance italienne, Sannazar et autres : ces reproductions artistiques de la forme antique le ravirent. Son hymne à David sur le Serment du Jeu de Paume, n’est pas seulement une manifestation de libéralisme politique, il y célèbre le génie et le goût du peintre.

Il avait un avantage sur tous ceux qui étudiaient ou imitaient l’antiquité : il était né à Constantinople, et par sa mère, une Santi l’Homaca, il était demi-Grec. Il avait dans le sang, il reçut parmi ses premières impressions d’enfance, quelque chose qui lui permit de comprendre la beauté antique : il la sentait toute voisine de lui et dans une parfaite harmonie avec son intime organisation ; où les autres ne voyaient que des souvenirs de collège ou des décors d’opéra, il saisissait sans effort les réalités concrètes. À son origine, sans doute, il doit ce caractère unique chez nous d’être plus Hellène que Latin : réfractaire même au génie proprement romain, et dans la poésie romaine incapable de saisir autre chose que les reflets de son aimable Grèce, la vraie patrie de son esprit : ses auteurs préférés, avec les purs Grecs, sont les poètes de l’alexandrinisme latin.

Ainsi s’explique qu’il ait pu faire ses églogues, qui sentent si peu le pastiche. L’Aveugle, le Jeune Malade, la Jeune Tarentine, la Liberté, d’autres pièces encore, une foule de fragments inachevés, d’inspirations inemployées sont des œuvres absolument sans pareilles dans notre littérature. Cela a l’air des choses antiques, sans rien d’artificiel : c’est une poésie légère, limpide, plastique, baignée de lumière, aux formes harmonieuses et faciles, qui semblent spontanément écloses, un art sûr et sobre, qui se dérobe partout, et jamais ne défaut. Mais comment cette perfection a-t-elle été possible ? Parce que Chénier n’a pas vu les œuvres grecques par l’extérieur ; il a senti l’âme qui s’y réalisait. Et il a senti que son âme s’y trouvait réalisée aussi. Les thèmes, les idées, les images de ses poètes favoris ont été employés artistement par lui à exprimer sa propre nature, ses propres émotions. Lisons un petit fragment, le n°29 de l’édition de M. de Chénier : rien dans le ton ni la couleur ne le distingue des imitations de Théocrite ou de Moschus ; on reconnaîtrait dans ces huit gracieux vers une inspiration antique, sans cette note autographe du manuscrit : « Vu et fait à Catillon près Forges le 4 août 1792, et écrit à Gournay le lendemain ». L’expérience de Chénier se fond dans son érudition ; et dans ses « vers antiques », ce qu’il met, ce sont, non pas toujours « des pensers nouveaux », du moins des sensations personnelles et de la nature observée. Voilà par où il se distingue des « fabricants d’antiques » de l’époque révolutionnaire et impériale.

C’est pour cela qu’il a fait un choix si restreint, si exclusif dans l’immense richesse de l’hellénisme. Il laisse les graves poètes et les penseurs profonds ; Aristote. Thucydide ne l’inquiètent guère. Il ne s’arrête pas à la sublimité de Pindare : de Sophocle il retiendrait surtout les rossignols de Colone. La Grèce qu’il, aime, où il vit, c’est la Grèce aimable, légère, joyeuse de vivre, absorbant avidement de ses sens subtils tout ce que la nature a répandu de beautés et de plaisirs dans l’air, dans la lumière, dans les lignes des monts et la mobilité des flots ; la Grèce des joies physiques et des passions naturelles, primitivement sensuelle ou voluptueuse avec raffinement, la Grèce homérique, alexandrine ou gréco-romaine, épique, idyllique, élégiaque. Homère, Aristophane, Théocrite, Bion et Moschus, Callimaque, Anacréon, l’Anthologie, ceux des Latins ou des Italiens qui ont exprimé ces parties exquises et peu profondes de l’hellénisme, c’était ce qui convenait à Chénier pour représenter sa propre nature. L’homme, en effet, ne change pas quand on passe des Élégies aux Églogues : mais ici l’épicurien mondain du xviiie siècle enveloppe sa conception matérialiste de la vie des sensations fines d’un artiste grec : il traduit en païen son amour de la nature, de la jeunesse, de la vie riante et facile, des beaux corps gracieux et fermes.

Les Iambes sont aussi, par leur forme, d’inspiration antique : Archiloque et Horace ont fourni ce rythme inégal, pressant et vigoureux. Chénier les écrivit pendant les quatre mois et vingt jours qui séparèrent son arrestation de son exécution. Il avait accueilli la Révolution avec joie, confiance, enthousiasme ; mais il ne tarda pas à s’inquiéter, à s’indigner : il était monarchiste constitutionnel, il avait Jacobins et Girondins en exécration. Il donna cours à ses sentiments dans les Iambes : la haine de ceux qui gouvernaient, l’horreur des massacres et des supplices, le mépris de la légèreté égoïste des victimes, la révolte d’une âme qui aspire à vivre et à agir encore, d’âpres malédictions, d’amères défiances, des fiertés hautaines, de douloureux désespoirs, tout le contenu de ces poèmes, comme leur forme, nous mène bien loin de la satire didactique de Boileau, de la satire épigrammatique de Voltaire, de la satire oratoire de Gilbert. Par les Iambes, la satire retrouve son caractère lyrique.

André Chénier a un rôle particulier dans l’histoire de la versification française. On en a fait parfois à tort l’inventeur des rythmes romantiques. Non : pas plus ici que par l’inspiration, il n’est romantique. Mais il n’est pas non plus un pur classique : l’art de Boileau, les règles de Voltaire ne lui suffisent pas ; et voici ce qu’il fait : il répète pour son compte la tentative de Ronsard, sans s’en douter, pour la même raison et de la même manière que Ronsard. Il est grec lui aussi, et grand humaniste : aussi tente-t-il une imitation serrée de la technique des anciens. On peut reconnaître à chaque moment dans son style, dans le choix d’une épithète, dans certaines métaphores et figures, un emploi systématique des procédés d’élocution qui sont familiers aux poètes grecs et latins.

Il a fait de même dans sa versification. Il a même, comme Ronsard, et avec le même succès, tenté l’ode pindarique ; une de ses odes offre la strophe, l’antistrophe et l’épode. Son ode sur le serment du Jeu de Paume, avec ses 22 strophes de 19 vers, toutes identiques par la succession des mètres, et présentant toutes le même dessin compliqué, est une pièce massive et manquée, comme l’ode à l’Hôpital. L’humanisme de Chénier l’a conduit aux mêmes excès qui avaient perdu Ronsard. Il a été mieux inspiré quand il a importé l’ïambe : à vrai dire, ce n’était pas une forme tout à fait nouvelle ; à ne compter que le nombre des syllabes, les Adieux de Gilbert à la vie offrent précisément le même mètre. Mais Gilbert distribue ses ïambes en distiques, et assemble les distiques en quatrains. Dans André Chénier, le rythme est libre et délié : la pensée se déroule à travers les alexandrins et les octosyllabes, sans autre loi ni mesure que leur régulière alternance.

Nous touchons ici à la grande innovation qu’il a tentée dans la versification. Avant lui, les poètes classiques ont tendance à faire coïncider les coupes rythmiques et les coupes grammaticales : ils évitent l’enjambement, soit de vers à vers, soit de strophe à strophe ; autant que possible ils enferment un sens complet dans chaque élément métrique, vers, partie de strophe, ou strophe. Leurs alexandrins se distribuent naturellement en unités indépendantes, vers sentencieux, ou distiques : le distique est l’élément constitutif de leur période poétique. Les stances, strophes, couplets s’organisent semblablement par assemblage de couples ou de triades de vers : quatre, six, huit, dix, voilà les nombres qui en déterminent ordinairement la composition ; et dans chaque forme sont ménagés des repos fixes, où le sens s’arrête avec le vers. Chénier, entraîné par l’exemple des Grecs, substitue l’harmonie à la symétrie. Au lieu de tenir toujours à l’unisson le mètre et la phrase, d’en faire coïncider le dessin et le développement, il pose le principe de la discordance : il multiplie l’enjambement, même l’enjambement d’une syllabe, de vers à vers, de strophe à strophe, à l’imitation des lyriques grecs, des chœurs de tragédie, des odes d’Horace. Il évite les distiques, quatrains, sizains ; quand le distique est la forme métrique, il a soin que les arrêts du sens ne correspondent pas aux divisions du mètre. Le développement de la phrase dans les pièces manomètres est aussi varié, aussi inégal que possible, de façon à rendre impossible une découpure symétrique. Tantôt le sens emporte une longue suite d’alexandrins, tantôt très peu, jamais des nombres égaux, ou liés par des rapports simples et sensibles ; toujours il désarticule le vers, s’arrêtant partout ailleurs qu’à l’hémistiche, sur la troisième, sur la quatrième, sur la neuvième, sur la dixième syllabe, se terminant parfois à l’intérieur du vers. De temps en temps, à intervalles inégaux, le sens et le vers se ferment ensemble, et l’accord se fait de la structure grammaticale et de la structure rythmique [186].

Il y a là quelque chose d’analogue à la dislocation du vers classique que les romantiques ont réalisée. Le désavantage de Chénier, c’est que son essai ne vient pas d’une étude directe du vers français, et du sentiment de ses propriétés intimes : il fait une application extérieure de la technique gréco-romaine à notre versification nationale ; et de là vient, malgré son art infini, ce qu’il y a parfois de dureté, d’ « arrythmie » dans certains prolongements des périodes, dans certaines hachures des mètres.

  1. À consulter : Vinet, Histoire de la littérature française au xviiie siècle, Paris, 1853, 2 vol. in-8 (l’Introduction) ; Brunetière, la Formation de l’idée de progrès, au t. V des Études critiques ; Faguet, XVIIIe siècle, Lecène et Oudin, 1890, in-12 (avant-propos). G. Lanson, Revue des Cours, 1908-1909. — J’ai retouché ce 1re chapitre d’après mes récentes études : les développements nouveaux ou refaits sont signales par des crochets (11e éd.).
  2. Biographie : Bernard Le Bovier, sieur de Fontenelle, « membre de l’Académie française, de celle des Inscriptions et Belles-Lettres, membre de la Société royale de Londres et de l’Académie de Berlin », naquit à Rouen en 1657. Son oncle Thomas, qui rédigeait le Mercure galant avec de Visé, l’associa à leur travail et à la composition de deux opéras. Fontenelle prit parti pour les modernes dans la querelle soulevée par Perrault (cf. plus haut p. 586). comme il se retrouva aux côtés de La Motte, lorsque le débat se renouvela. Il fit des opéras, des comédies, divers ouvrages de science et de philosophie. Il était très lié avec la marquise de Lambert, et plus tard il fréquenta le salon de Mme  Geoffrin. Il mourut en 1757, presque centenaire.

    Édition : Œuvres, Paris, 1790, 8 vol. in-8. ; Histoire des oracles, éd. critique p.p. Maigron (Textes fr. modernes), — À consulter : l’abbé Trublet, Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de M. de Fontenelle, in-12, 1761 ; Faguet, xviiie siècle. Maigron, Fontenelle, 1906. Laborde-Milaá, Fontenelle, 1905.

  3. Les jésuites avaient raison de signalier l’impiété essentielle de l’ouvrage.
  4. Biographie : Pierre Bayle, né en 1617 dans le comté de Foix, meurt à Rotterdam en 1706. On l’y avait appelé en 1681. — Éditions : Dictionnaire historique et critique, Rotterdam, 1697, 2 vol. in-fol., 3e édit. 1720, 4 vol. in-fol. ; Œuvres diverses, la Haye, 1727, 4 vol. in-fol. ; Choix de la Correspondance inédite de P. Bayle, publ. par E. Gigas, Copenhague et Paris, 1890, in-8. — À consulter : F. Brunetière, Études critiques, t. V ; Faguet, XVIIIe siècle. Delvolve, Essai sur le Bayle, 1906.
  5. « Divertissements, parties de plaisir, jeux, collations, voyages à la campagne, visites, et telles autres récréations nécessaires à quantité de gens d’études, à ce qu’ils disent, ne sont pas mon fait : je n’y perds point de temps. Je n’en perds point aux soins domestiques, ni à briguer quoi que ce soit, ni à des sollicitations, ni à telles autres affaires. J’ai été heureusement délivré de plusieurs occupations qui ne m’étaient guère agréables ; et j’ai eu le plus grand et le plus charmant loisir qu’un homme de lettres puisse avoir. » (Préface du Dictionnaire.)
  6. Demandées, dit-il, par le libraire pour assurer la vente.
  7. Antoine Houdar de la Motte, né à Paris en 1672, composa des opéras, des tragédies et des comédies ; Inès de Castro eut un grand succès en 1723. Il publia ses Odes en 1707, ses Fables en 1719 ; en 1714, son Iliade, qu’il soutint dans ses Réflexions sur la critique (1716). Il mourut en 1731. Il était très lié avec Fontenelle et Mme de Lambert, très goûté de la duchesse du Maine. — Éditions : Œuvres, 10 vol. en en 11 tomes, in-12, 1754, Paris ; Paradoxes littéraires de La Motte, éd. Jullien, Hachette, in-8, 1859 (réimpression des discours et préfaces critiques de La Motte). — À consulter : P. Dupont. Houdar de La Motte, 1898.
  8. J.-B. Rousseau, Œuvres lyriques, éd. Manuel, Paris, in-12 (1852), 1876. — Lebrun, Œuvres, Paris, 1811, in-8, 4 vol. — Thomas, Œuvres complètes, 1773, 4 vol. in-8. — Voltaire, la Henriade (la Ligue, Genève [Rouen], 1723, in-8), Londres, 1723, in-4 ; Discours sur l’homme, 1738 (éditions séparées), 1739 (recueil) ; Poème sur la loi naturelle, Genève, 1756, in-8 et in-12. — Bernis, Œuvres, 2 vol. in-12, 1776 et 1781. — Dorat, Œuvres complètes, 20 vol. in-8, 1764-1780. — Parny, Œuvres complètes, Paris, 5 vol. in-18. 1808. — Saint-Lambert, les Saisons, 1769. — Roucher, les Mois, 1779, 2 vol. in-4. — Gilbert, Œuvres, Paris, in-8, 1823. — Piron, Œuvres complètes, éd. Rigoley de Juvigny, Paris, 1777, 8 vol. in-8. — Delille, les Jardins, 1782 ; Œuvres, Paris, 1824, 16 vol. in-8. — Lefranc de Pompignan, Œuvres, 1784, 4 vol. in-8. — À consulter : H. Potez, l’Eléqie en France avant le romantisme, 1898. Mornet, Le sentiment de la nature en France de J.-J Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre, 1907.
  9. Prosper Jolyot de Crébillon, né à Dijon en 1674, fit représenter son Idoménée en 1703 ; puis vinrent Atrée et Thyeste, 1707, Électre, 1708, Rhadamiste et Zénobie, 1711, etc. Il mourut en 1762. Dans sa vieillesse, on chercha à l’opposer à Voltaire ; Mme  de Pompadour, brouillée avec celui-ci, se déclara hautement pour Crébillion. — Éditions : Œuvres, Impr. royale, 2 vol. in-8, 1750 ; Didot, aîné, 1812, 2 vol. in-8 ; Lebigre frères, 1832, 3 vol. pet. in-12. — À consulter : Brunetière, Époq. du th. fr., 9e conf. M. Dutrait, la Vie et le Théâtre de Cr., Paris, 1896, in-8
  10. Cf. la Préface d’Atrée et Thyeste, ou la formule est donnée.
  11. Sémiramis, Sémiramis aime son fils Ninias.
  12. Sémiramis : « Ninias élevé sous le nom d’Agénor ». Électre : « Oreste élevé sous le nom de Tydée. »
  13. Principales tragédies : Œdipe 1718, Brutus 1730, Zaïre 1732, la Mort de César 1731, Alzire 1736, Mahomet 1742, Mérope 1743, l’Orphelin de la Chine 1755, Tancrède 1760, les Seythes 1767, les Guèbres 1769. — À consulter : F. Brunetière, Époques du théâtre français, 11e conf. ; Lemaitre, Impressions de théâtre, 2e série ; H. Lion, les Tragédies et les Théories dramatiques de Voltaire, 1896. J.-J. Ollivier, Voltaire et les Comédiens interprètes de son théâtre, 1900 ; Le Kain, 1907
  14. Lettre à l’Académie française, lue en séance publique le 25 août 1776. Cf. aussi Du théâtre anglais, 1761, sous le pseudonyme de Jérôme Carré. — À consulter : J.-J Jusserand, Shakespeare en France sous l’ancien régime. 1899.
  15. Du moins il n’interesse que l’histoire de la décoration et de la mise en scène. Les notations de décor dans ses tragédies sont très curieuses et détaillées (11e éd.).
  16. Biographie : Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, né à Paris en 1688. Il se lie avec Fontenelle, fréquente chez Mme de Tencin et Mme de Lambert. Il débute par de mauvais romans en 1713. En 1720 il aborde le théâtre. Il fait une tragédie, Annibal, après l’échec de laquelle il donne aux Italiens son Arlequin poli par l’amour (1720). Puis viennent : la Surprise de l’amour, 1702 ; le Jeu de l’amour et du hasard, 1734 ; les Fausses Confidences, 1737 ; l’Épreuve, 1740, aux Italiens ; le Legs, 1736, à la Comédie-Française. Il fut ruiné par le système de Law, et tenta de publier des journaux d’observation morale, le Spectateur français, 1722-23 ; l’Indigent philosophe, 1728 ; le Cabinet du philosophe, 1734. La Vie de Marianne parut de 1731 à 1741, le Paysan parvenu de 1735 à 1736. Sur la fin de sa vie il fréquenta chez Mme du Deffand et Mme Geoffrin. Il mourut le 12 février 1763.
    Éditions : (cf. la bibliographie de Larroumet, p. 596-620), Œuvres complètes de Marivaux, Paris, 1825-30, 10 vol. in-8. — À consulter : E. Gossot, Marivaux moraliste, in-12, Paris, 1881 ; G. Larroumet, Marivaux, sa vie et ses œuvres, Paris, 1882, in-8 (2e éd., 1893, in-12) ; F. Brunetière, Études critiques, 2e et 3e séries ; Époq. du th. fr., 10e conf. ; J. Lemaître, Impressions de théâtre, 2e et 4e séries.
  17. Delisle, Arlequin sauvage et Timon le Misanthrope (1722).
  18. Destouches (Philippe Néricault, dit), né à Tours en 1680, secrétaire de M. de Puysieux, ambassadeur de France en Suisse ; sa mission à Londres dura de 1717 à 1723. Il mourut en 1754. Œuvres, 1757, Impr. royale, 4 vol. in-4 ; 1758. Prault. 10 vol. in-l6 ; 1811, 6 vol. in-8o.
  19. Imprimée en 1736, jouée en 1759.
  20. Dans Ésope à la Cour ; dans le Glorieux, et dans les Fils ingrats.
  21. P.-C. Nivelle de la Chaussée, né à Paris en 4691 ou 1692, d’une famille de financiers, fit imprimer en 1719 une critique anonyme des Fables de La Motte ; ruiné par le système de Law, il eut pourtant de quoi vivre dans l’aisance. Il était des sociétés du comte de Livry, de Mlle  Quinault et du comte de Clermont. Il se fit connaître à quarante ans par l’Épître de Clio contre les théories antipoétiques de La Motte, et aborda le théâtre en 1733 par la Fausse Antipathie. Il donna ensuite le Préjugé à la mode (1735), Mélanide (1741), la Gouvernante (1747), l’Homme de Fortune (1751, au théâtre de Mme  de Pompadour, à Bellevue). Il mourut le 14 mars 1754. — Édition : 1762, 5 vol. in-12 ; Paris, Prault. — À consulter : G. Lanson, Nivelle de la Chaussée et la comédie larmoyante, Paris, 1887, in-12 ; F. Brunetière, Epoq. du th. fr., 12e conf.
  22. L’Enfant prodigue, Nanine, l’Écossaise.
  23. Le Fils naturel, imprimé en 1757, fut joué en 1771. Le Père de famille, imprimé en 1758, fut joué en 1761.
  24. Michel Sedaine (1719-1797) ; Œuvres choisies, 1813, 3 vol., in-18. À consulter : L. Gúnther, l’Œuvre dramatique de Sedaine, 1908.
  25. Entretiens sur le Fils naturel (1757) ; De la poésie dramatique, 1758. — Cf. les t. VII et VIII de l’édition Assezat.
  26. Lillo, le Marchand de Londres ; Moore, le Joueur, imité par Saurin dans Beverley et par Diderot en 1760.
  27. C’est bien ce qu’il devient avec Mercier. Théâtre, Amsterdam, 1778, 3 vol. in-8.
  28. À consulter : Frères Parfait, Histoire de l’ancien théâtre italien, Paris, 1753, in-12 ; Desboulmiers, Histoire du théâtre italien, 1769, 7 vol. in-12 ; Gherardi, le Théâtre italien (recueil), 1697-1700 ; Riccoboni, Nouveau Théâtre italien, 1728, 2 vol. in-12. Recueil des parodies du nouveau théâtre italien, Paris, 1738, 4 vol. in-12. N.-M. Bernardin, la Comédie italienne et le théâtre de la Foire, 1902.
  29. À consulter : Frères Parfait, Mémoires pour servir à l’histoire des spectacles de la Foire par un acteur forain, 1743, 2 vol. in-12 ; Desboulmiers, Histoire du théâtre de l’Opéra-Comique, 1769, 2 vol. in-12 ; Lesage et d’Orneval, le Théâtre de la Foire, 1721-1737, 10 vol. in-12 ; Brazier, Chronique des petits théâtres, éd. d’Heylli, Paris, 1883, 2 vol. in-16 ; M. Drack, le Théâtre de la Foire, Didot, 1889, in-18 ; Font, l’Op. Com, aux xviie et xviiie s., 1894. M. Albert, les Théâtres de la Foire (1660-1789), 1900.
  30. Charles Simon Favart, né à Paris (1710), fils d’un pâtissier, auteur, puis directeur de l’Opéra-Comique, directeur des comédiens du maréchal de Saxe ; sa femme fut une des plus naturelles actrices du siècle. Œuvres principales : la Chercheuse d’esprit, 1741 ; les Amours de Bastien et de Bastienne, parodie du Devin de village, les Trois Sultanes, une des jolies comédies du temps. Il mourut en 1782. Théâtre, 1763-1772, 10 vol. in-8 ; 1813, 3 vol. in-12 (théâtre choisi) : Mémoires et correspondance littéraires, Paris, 1808, 3 vol. in-8.
  31. La Fileuse, parodie d’Omphale (1752), Œuvres de Vadé, Troyes, an VI, 6 vol. in-12.
  32. J.-B. Gresset, né à Amiens en 1709, auteur de Ver-vert (1733), de Sidney, drame moral, et du Méchant (1745) ; il mourut en 1777. Œuvres, Paris, Lecointe, 1829, 2 vol. in-12. — À consulter : E. Vogue, Gresset, 1894.
  33. Charles Palissot de Montenoy (1730-1814) attaqua Jean-Jacques dans sa comédie du Cercle, publia en 1757 ses Petites Lettres contre de grands philosophes, et les joua dans ses Philosophes (1769). Il ménagea toujours Voltaire. Ses Courtisanes sont de 1782. — Édition : Œuvres, 4 vol. in-8, Paris, 1788.
  34. À consulter, outre les ouvrages déjà indiqués : G. Desnoiresterres, la Comédie satirique au xviiie siècle, Paris, 1885, in-8 ; L. Fontaine, le Théâtre et la philosophie au xviiie siècle ; A. Jullien, Histoire du costume au théâtre, Paris, 1880, gr. in-8.
  35. Mme de Fontaines, Histoire de la comtesse de Savoie. Mme de Tencin, Mémoires du comte de Comminges ; le Siège de Calais ; Anecdotes de la cour d’Edouard II.
  36. Les Intrigues amoureuses de la France ; les Mémoires du marquis de Montbrun, et surtout les fameux Mémoires de M. d’Artagnan, (réimpr., Paris, 1896, in-16), d’où sont sortis les Trois mousquetaires. Au même genre doivent se rapporter les Mémoires de la comtesse de M***, par Mme de Murat.
  37. Biographie : Alain-René Lesage, né à Sarzeau (Bretagne) en 1668, vint faire son droit à Paris, fut reçu avocat, se maria en 1694 ; rien jusqu’ici ne confirme la légende qui veut qu’il ait eu un emploi dans les fermes. Il écrivit pour vivre. Il travailla pour la Foire et pour les Italiens, fit des romans, traduits, ou imités, ou inspirés de l’espagnol, et divers recueils de genres très mêlés. En 1743, il se retira à Boulogne-sur-Mer, où il avait un fils chanoine ; il mourut en 1747. Il était devenu sourd d’assez bonne heure.

    Éditions : Lettres d’Aristénête (cette trad. est son premier ouvrage), 1695 ; Théâtre espagnol, 1700 ; le Diable boiteux, Paris, 1707 ; 3e édit., Paris, 1726 ; Turcaret, Paris, 1709 ; Théâtre de la Foire, 10 vol. in-12, 1737 ; Gil Blas, 2 vol. in-12, 1715 ; 3e vol., 1724 ; 4e vol., 1735 : complet, Paris, 1747 ; Guzman d’Alfarache, 1732 ; Estevanille Gonzalès, 1734 ; le Bachelier de Salamanque, 1736. Œuvres complètes : Paris, Renouard, 12 vol. in-8, 1821.

    À consulter : L. Claretie, Lesage romancier, d’après de nouveaux documents, Paris, in-8, 1890 ; E. Lintilhac, Lesage (Coll. des Gr. Écriv. fr.), Hachette, in-18, 1893 ; Barberet, Lesage et le théâtre de la Foire, Nancy, 1887. F. Brunetière, Histoire et littérature, t. II ; Études critiques, 3e série ; E. Faguet, xviiie siècle. — Pour tout le chapitre : A Lebretan, le Roman au xviiie siècle, 1898.

  38. Cf. chap. II, 1 et la note 1, p. 653.
  39. Contes dialogués de Crébillon fils, Paris, Quantin, in-8, 1879 ; Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, fils du poète tragique (1707-1777). — Choderlos de Laclos (1741-1803), les Liaisons dangereuses, 4 vol. in-12, 1782. — À consulter : F. Caussy, Laclos, 1905. — Crébillon fils et Laclos sont deux hommes de talent. Les Liaisons dangereuses sont un chef-d’œuvre d’analyse (11e éd.).
  40. A.-F. Prévost d’Exiles (1697-1763). novice chez les Jésuites, volontaire à l’armée, revient aux Jésuites, retourne à l’armée, fait profession et reçoit la prêtrise chez les bénédictins de la réforme de Saint-Maur, qui l’emploient, à enseigner, à prêcher, puis, à Saint-Germain-des-Prés, au travail de la Gallia Christiana. Il s’enfuit en 1728 en Angleterre, en Hollande, de là rentre en France en 1734, avec la protection du prince de Conti, dont il devient aumônier. Son premier roman commença à paraître en 1728 : Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde, autobiographie romancée ; puis en 1732, Cleveland ; en 1735, le Doyen de Killerine. L’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut parut en 1731, pet. in-12, (7e vol. des Mém. d’un h. de qual.). Le journal le Pour et le Contre parut de 1733 à 1740, 20 vol. in-12. Prévost rédigea aussi le Journal étranger en 1755. — Éditions : Œuvres choisies, Paris, 1783 et suiv., 54 vol. in-18 ; 1810 et suiv., 55 vol. in-8. — À consulter : H. Harrisse, l’Abbé Pr., histoire de sa vie et de ses œuvres, Paris, 1896, in-18. V. Schrœder, l’Abbé Pr, sa rie, ses romans, 1899.
  41. C.f. plus bas, 1. IV, chap. v.
  42. Cf. D. Mornet, le Sentiment de la nature en France de J -J. Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre, 1907.
  43. Restif de la Bretonne (1734-1806), ouvrier à l’Imprimerie Royale. Le Paysan perverti, 4 vol. in-12, 1776 ; Monsieur Nicolas, ou le Cœur humain dévoilé, 16 vol. in-12, 1796-1797.
  44. Le chevalier de Florian (1755-1794), page du duc de Penthièvre, puis officier de dragons. Galatée, 1783 ; Numa Pompilius, 1786 ; Estelle, 1788 ; Gonzalve de Cordoue, 1791 ; Fables, 1792. Œuvres. Paris, 1820-1824, éd. stéréotype, 20 vol. in-18. — À consulter : L. Claretie, Florian (Classiques populaires), Lecène et Oudin, 1888.
  45. Éditions : Mémoires, éd. princeps, 21 vol. in-8, 1829-1830 ; 2e éd. Chéruel, 20 vol. in-12, Hachette, in-18, 1872 ; éd. de Boislisle, en cours de publ., 14 vol. in-8, 1879-1900 (Coll. des Gr. Écr.), Hachette ; Écrits inédits, éd. Feugére, Hachette, 8 vol. in-8 ; Projets de gouvernement du duc de Bourgogne, Mémoire attribué à Saint-Simon, éd. P. Mesnard, Paris, Hachette, 1869. — À consulter : Taine, Essais de critique et d’histoire ; E. Faguet, les Grands Maitres du xviiee siècle, Paris, in-12, 1885 ; G. Boissier, Saint-Simon, Hachette (Coll. des Gr. Écr.), in-16, 1892 ; le P. Bliard, de la C. de J., les Mémoires de Saint-Simon et le Père Tellier, in-8, Paris, 1891.
  46. À partir de 1740.
  47. Cf. Gohin, les Transformations de la langue française de 1740 à 1789, 1903.
  48. Éditions : Pour toutes les éditions partielles ou complètes de Voltaire, cf. l’ouvrage indiqué plus bas de Bengesco. Il suffira de citer ici les trois grandes éditions modernes : Beuchot, Paris, 1828 et suiv., 70 vol. in-8 ; table, 1840, 2 vol. in-8 ; Avenel, Paris, 1867 et suiv., 8 vol. in-4 ; Moland, Paris, Garnier, 1877-1883, 50 vol. in-8 ; table, 2 vol. in-8. Lettres inédites de Voltaire à Louis Racine, publiées par Ph. Tamisey de Laroque, Paris, p. in-4, 1893. Lettres philosophiques, éd. critique p. p. G. Lanson, 1909, 2 vol. (Textes fr. modernes). — À consulter : Bengesco, Voltaire, Bibliographie de ses œuvres. Paris, Perrin, 4 vol. 1882-1890. Condorcet, Vie de Voltaire, Genève, 1787. Lonchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire et ses ouvrages, 2 vol. 1825. Colini, Mon séjour auprès de Voltaire, 1807. Léouzon-le-Duc, Voltaire et la police, Paris, 1867. H. Beaune, Voltaire au collège, 1867. A. Pierron. Voltaire et ses maîtres, 1866. G. Desnoiresterres, Voltaire et la société française au xviiie siècle, Paris. 8 vol. 1867-1876. G. Maugras, Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, 1886. Perey et Maugras, Voltaire aux Délices et à Ferney, E. Asse, Lettres de Mme  de Graffigny, etc., sur leur séjour près de Voltaire, 1879. E. Bersot, Études sur le xviiie siècle, 2 vol., 1855. Vinet, Hist. de la litt. fr. au xviiie siècle, D.-F. Strauss, Voltaire, tr. Narval, Paris, 1876. J. Morley, Voltaire, Londres, 1874, in-8. E. Faguet, XVIIIe siècle. F. Brunetière, Études critiques, séries 1, 3 et 4 ; Époq. du th. fr., 11e conf. Vernier, Voltaire grammairen, 1889. E. Champion, Voltaire, 1892. E. Campardon, Documents inédits sur Voltaire. 1893. H. Lion, les Tragédies et les Théories dramatiques de Voltaire, Hachette, 1896. L. Crouslé, la Vie et les œuvres de Voltaire, 2 vol., 1899. G. Lanson, Voltaire, 1906.
  49. Né à Paris, le 21 novembre 1694.
  50. Mai 1716.
  51. Il fut arrêté le 16 mai ; cette fois, la pièce coupable n’était réellement pas de lui.
  52. Voltaire, blessé des critiques de l’abbé Desfontaines, lança le Préservatif (1738, in-12), auquel l’abbé riposta par la Voltairomanie (1738, in-12).
  53. Il est reçu le 9 mai 1746 par l’abbé d’Olivet.
  54. Il écrit en 1746 une Lettre à M. de Machault sur l’impôt du vingtième (imprimée seulement en 1829) ; il fait imprimer, en 1750, le Remerciement sincère à un homme charitable, contre les Nouvelles ecclésiastiques, puis la Voix du sage et du peuple (condamnée en cour de Rome et par arrêt du Conseil, en 1751, Voltaire étant déjà en Prusse).
  55. Pas plus d’ailleurs que les diplomates de profession (11e éd.)
  56. Cf. les Lettres du 24 juillet 1750 à D’Argental, du 13 octobre, du 6 novembre et du 26 décembre à Mme  Denis, et toute la correspondance des six premiers mois du séjour à Berlin.
  57. Cf. la lettre du 18 décembre 1752, à Mme  Denis.
  58. Morceau imprimé dans un recueil de 1750 ; autre morceau des Embellissements de Cachemire, écrit en 1749 ou 1750, imprimé en 1756.
  59. Zadig parut en 1747 sous le titre de Memnon l’année suivante sous son titre définitif. L’autre Memnon fut imprimé d’abord en 1749.
  60. Mais il aboulit à une conclusion philosophique que Voltaire n’avait sans doute pas prévue a priori : Charles XII, ce héros de Plutarque et de Quinte Curce, a laissé la Suéde ruinée rayée du nombre des grandes puissances. Voilà ce que rapportent aux nations les rois guerriers (11e éd.).
  61. Pas entièrement. L’histoire politique et militaire du règne est présentée dans un récit qui va d’un mouvement continu : l’auteur essaie de saisir l’imagination, d’exciter l’intérêt, de créer des sentiments d’attente et d’anxiété ; il fait succéder les tableaux, les revirements, les péripéties, il établit une progression ascendante d’abord, vers un point culminant de splendeur et d’orgueil, descendante ensuite vers la tristesse désolée d’une fin de règne désastreuse. Mais tout cela trop académiquement, trop finement pour le goût d’aujourd’hui, on aime mieux un art plus libre et plus large. De même il y a une sorte de couleur, mais de cette couleur spirituelle et noble qu’on trouve dans la peinture du même temps (11e éd.).
  62. Lettres à Milord Hervey (1740) et à l’abbé Dubos (30 oct. 1738). Cf. l’Introduction de M. Bourgeois, dans son édition, Hachette, in-16, 1890.
  63. Ce jugement est beaucoup trop dur, et inexact dans son expression absolue. Voltaire a vu le moyen âge comme le voyaient les hommes du xviie siècle et du xviiie : il n’a pas jugé l’âge féodal et les croisades autrement que le pieux abbé Fleury. C’était donc moins son irréligion que sa culture et son rationalisme qui l’indisposaient contre ces temps-là. D’autre part, un érudit impartial. M. Luchaire, tout récemment ne les a pas vus plus en beau. Enfin on pourrait citer bien des endroits où Voltaire s’est efforcé d’être juste aux papes et aux moines : il a, en dix lignes, indiqué tous les services qu’ont rendus les couvents à la société du moyen âge. — En consultant le petit volume que j’ai donné sur Voltaire, on verra quelles nuances je croirais aujourd’hui juste et vrai d’atténuer ou d’ajouter dans ce tableau de la jeunesse de l’écrivain, comme dans celui de sa vieillesse qu’on trouve plus loin (11e éd.).
  64. Biographie : Charles-Louis de Secondat, né à la Brède, près de Bordeaux, le 18 janvier 1689, étudia chez les Oratoriens à Juilly, fut reçu, en 1714, conseiller au parlement de Bordeaux, se maria en 1715, prit, en 1716, la charge de président et le nom de Montesquieu que lui légua un oncle. Il vint à Paris à 33 ans, après le succès de ses Lettres persanes, fut reçu à l’Académie en 1728, voyagea ensuite en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, en Italie, en Suisse, en Hollande, en Angleterre, ou il resta près de deux ans (1729-1731). Il mourut le 10 février 1755.

    Éditions : Lettres persanes, 1721, in-12, Amsterdam et Cologne ; Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, Amsterdam, 1734, in-12 (anonyme) ; De l’esprit des Lois, Genève, 1748, 2 vol. in-4 (sans nom d’auteur) ; Paris, Huart, 1750, 3 vol. in-12. Œuvres complètes, éd. Richer, 1758 ; éd. de Laboulaye, Paris, Garnier, 1875-1879, 7 vol. in-8. Deux Opuscules de Montesquieu, publ. par le baron de Montesquieu, Bordeaux et Paris, 1891, in-4 ; Mélanges inédits de M., par le même, Bordeaux et Paris, 1892, in-4 ; Voyages de M., par le même. ibid., 1895-1896, 2 vol. in-4 Pensées et fragments, 1899, in-4.

    A consulter : Sorel, Montesquieu (Coll. des Gr. Écriv. fr.), Paris, 1887. Faguet, XVIIIe siècle. Vinet. ouvr. cité. F. Brunetière, Études critiques, 4e série. Durckheim, Quid Secundatus politicæ scientiæ contulerit, Bordeaux, 1892. Barckhausen, Montesquieu, l’Esprit des lois et les archives de la Brède, 1904 ; Montesquieu, ses idées et ses œuvres d’après les papiers de la Brède, 1907.

  65. La conclusion philosophique du livre, M. Barckhnusen l’a bien montré, c’est que Rome a décline et péri pour avoir fait la conquête du monde. Conclusion qui rejoint celle du Charle XII de Voltaire (11e éd.).
  66. Cf. G. Lanson, Revue de Métaphysique, juillet 1896 (De l’influence de Descartes sur la hit. française) ; Baickhauseu, Montesquieu, ses idées, etc.
  67. Notez, au 1. X, le portrait d’Alexandre.
  68. La conciliation de cette contradiction est sans doute que l’individu, roi ou ministre, ne peut rien dans le moment présent contre la force des causes historiques et physiques, mais que le législateur, individu ou corps, peut introduire dans le jeu des causes, par les lois, certains facteurs qui à la longue modifieront les conditions de la vie et par suite l’esprit d’une société (11e éd.).
  69. Chimère n’est peut-être pas juste. Une loi, un ensemble de lois, à condition qu’on les observe, peuvent sans doute à la longue modifier l’esprit et par suite influer sur la destinée d’une nation. Voyez, par exemple, ce qu’a déjà produit chez nous en vingt-cinq ans la loi sur les syndicats professionnels (11e éd.).
  70. Il n’importe que cet exemple soit tiré des Considérations : c’est toujours la même méthode.
  71. Montesquieu répondit par sa Défense de l’Esprit des Lois, 1750. L’Esprit des Lois fut discuté en Sorbonne, dénoncé à l’assemblée du Clergé, mis à l’index. La censure avait prohibé la circulation du livre : Malesherbes leva la défense, quand il prit la direction de la librairie (1750).
  72. Je serais plus idéaliste aujourd’hui. On ne change pas le monde par des articles de loi ; mais, comme je le disais tout à l’heure, en permettant ou commandant de nouvelles formes d’activité, les lois nouvelles préparent des modifications, qui pourront être importantes, dans l’esprit et le caractère, comme dans la richesse et la puissance d’une nation. Il ne faut pas trop croire à la valeur des formules des codes, il ne faut pas la nier trop (11e éd.). La raison, comme la science, peut quelque chose et ne peut pas tout : comme elle, elle doit tenir compte du réel pour agir sur le réel. La politique rationnelle est possible, comme la médecine expérimentale et l’agriculture scientifique (12e éd.).
  73. Charles Rollin (1661-1741), recteur de l’Université en 1694, puis principal du collège de Beauvais, destitué en 1702 pour jansénisme, écrivit dans sa vieillesse le Traité des Études (1726, 4 vol. in-12). l’Histoire ancienne (1730 et suiv., 12 vol. in-12 et l’Histoire romaine (1738, 9 vol. in-12). Si les écrivains se classaient selon l’honnêteté, il faudrait le mettre au premier rang : mais si notre affaire n’est pas de décerner des prix de vertu, nous devons nous contenter d’un rapide et respectueux salut. — À consulter : Vinet, ouvr. cité, t. 1. Ferté, Rollin, sa vie, ses œuvres, etc., 1902.
  74. H.-F. Daguesseau (1668 – 1751), chancelier, fut exilé en 1718 pour avoir combattu le système de Law, rappelé en 1720, exilé de nouveau en 1722, et ne reprit les sceaux qu’en 1737. Œuvres complètes, 1759 – 1790, 13 vol. in-4 ; Lettres inédites, Paris, 1823, 2 vol. in-8.
  75. Le marquis d’Argenson (1694-1757), esprit original et libéral, a écrit des Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France (Amsterdam, 1764). Il a laissé des Mémoires (édit. Rathery, Soc. De l’Hist. De France, 9 vol. in-8, 1859-67). — La Chalotais (1701-1785), procureur général au parlement de Bretagne, a laissé des Comptes rendus des constitutions des Jésuites (1761-1762), un Essai d’éducation nationale (1763) et un Exposé justificatif (1766-1767) contre le duc d’Aiguillon, gouverneur de la province, qui l’avait fait emprisonner dans la citadelle de Saint-Malo, Lettres de la Chalotais au duc d’Aiguillon, par H. Carré, 1892.
  76. Victor de Riquetti, marquis de Mirabeau 1715-1789), consacra au bien public tout le temps qu’il n’employait pas à écraser les siens. Sa Théorie de l’impôt le fit mettre à Vincennes en 1760, puis exiler dans ses terres. Il publia en 1756 l’Ami des hommes, ou Traité de la population (in-4. 6 part., ou 8 vol. in-12). — À consulter : Loménie, les Mirabeau, t. I et II. 1889, in-8. Lucas-Montigoy, Mémoires biographiques, littéraires et politiques de Mirabeau, écrits par lui-même, par son père, par son oncle et par son fils adoptif, Paris, 1834, 8 vol. in-8.
  77. Œuvres, éd. Gilbert, 2 vol. in-8. Paris, 1857. — À consulter : Prévost-Paradol, les Moralistes français ; Vinet, ouvr. cité, t. I ; Paléologue, Vauvenargues, in-16.
  78. États de service (Archives de la guerre. Registre des Capitaines d’infanterie. Régiment du Roi) : « Lieutenant en second, 15 mars 1735 ; — lieutenant, 22 mai 1735 ; — capitaine, 23 août 1742 ; — a abandonné, 1744. » (12e éd.).
  79. Ni le vol. in-12 publié en 1746 par Vauvenargues, ni la seconde édition, donnée en 1747 par les abbés Trublet et Seguy, ne firent grand bruit. Il se passera cinquante ans avant que le public revienne à Vauvenargues.
  80. À consulter : Brunetière, Études critiques, t. II ; les Correspondances et les Mémoires du temps ; Mémoires de Marmontel, Correspondance de Voltaire, etc.
  81. L. Ducros, les Encyclopédistes, 1900, in-8.
  82. Jean le Rond, dit Dalembert (vers 1717-1783), enfant trouvé qui était fils de Mme  de Tencin, fut membre à vingt-trois ans de l’Académie des sciences. Il entra à l’Académie française en 1754, et en devint secrétaire perpétuel en 1772. Il refusa les offres de Catherine et de Frédéric qui l’appelaient en Russie et en Prusse. Œuvres littéraires, Paris, 1821, 5 vol. in-8.
  83. J.-F. Marmontel (1723-1799). Œuvres complètes, Paris, 1818, 19 vol. en 20 tomes. — À consulter : Lenel, Marmontel, 1902.
  84. Claude Helvétius (1715-1771), fermier général, et maître d’hôtel de la reine : De l’esprit, 1758, in-4 ; De l’homme, 1772, 2 vol. in-8. — À consulter : Keiin, Helvétius, sa vie et son œuvre, 1907. — Helvétiuis, médiocre litterateur, marque dans l’histoire des idées. Il a eu l’idée des science morales, c’est-à-dire de traiter les choses morales par les méthodes des sciences physiques et naturelles. L’entreprise était au-dessus de son esprit et de son temps : mais il est un des ancêtres du positivesme anglais et français du xixe siècle (11e éd.).
  85. L’abbé Raynal (1713-1796) : Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les Deux Indes, 1780. 4 vol. in-8.
  86. Le baron d’Holbach (1723-1789) : le Christianisme dévoilé, 1756, in-8 ; Théologie portative (1768) ; surtout le Système de la nature, 1770, 2 vol. in-12
  87. L’abbé de Condillac (1714-1780), précepteur du prince de Parme : Essai sur l’origine des connaissances humaines, 1746, 2 vol. in-12 ; Traité des sensations, 1754. 2 vol. in-12 ; Cours d’Études du pr. de Parme, 1769-1773, 13 vol. in-8. — À consulter : Taine, les Philosophes classiques du xixe siècle, chap. i.
  88. Je ne fais guère ici que résumer une page de Taine.
  89. L’abbé de Mably (1709-85) : le Droit public de l’Europe, 1748, 2 vol.in-12 ; Entretiens de Phocion, sur le rapport de la morale avec la politique, 1763, in-12 ; Doutes proposés aux philosophes économistes, 1768, in-12 ; Observations sur le gouvernement et les États-Unis d’Amérique, 1784, in-12 ; Œuvres, éd. Aruoux, ch. iii, t. V, v. in-l8.
  90. Biographie : Jacques Turgot (1757-1781), prieur de Sorbonne en 1749, quitte l’Église en 1751, ne pouvant plus accepter l’étroite orthodoxie. Conseiller au Parlement en 1757, il collabore à l’Encyclopédie. Intendant à Limoges, en 1761, ministre du 24 août 1775 au 12 mai 1776. — Éditions : Œuvres complètes, 1848. 2 vol. gr. in-8 ; Correspondance inédite de Turgot et Condorcet, publ. par Ch. Henry, Paris, in-8. — À consulter : L. Say, Turgot, Coll. des Gr. Écr. fr.. Hachette, in-16.
  91. Le marquis de Condorcet (1743-1794), mathématicien, économiste et philosophe éditeur des Pensées de Pascal (1776), auteur d’une Vie de Turgot (1786) et d’une Vie de Voltaire (1787), membre de l’Assemblée législative, puis de la Convention, fut proscrit comme girondin, et s’empoisonna en 1794. Il écrivit, pendant qu’il se tenait caché, l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. — Éditions : Œuvres, 1847-19, 10 vol. in-8. N. le éd. du Tableau historique, 1900. — À consulter : Picavet, les Idéologues. 1891. Alengry, Condorcet, 1905. L. Cahen, Condorcet et la Révolution française, 1904.
  92. Biographie : Denis Diderot (1713-1784) refusa de prendre une profession pour s’adonner à la littérature, donna des leçons, fit des travaux de librairie, vécut misérablement souvent, jamais régulièrement, fut chargé en 1745 de la direction de l’Encyclopédie, dont le premier volume parut en 1751. Cependant il avait été mis à Vincennes en 1749 pour sa Lettres sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. Il ne put entrer à l’Académie : le roi ne voulut pas de lui. Catherine lui acheta sa bibliothèque, dont elle lui laissa l’usage avec un traitement de bibliothécaire. Diderot alla la remercier à Saint-Pétersbourg. Cf. sur le théâtre de Diderot p. 661-663.
    Édition : Œuvres complètes, éd. Assézat et Tourneux, 1875-1879, 20 vol. in-8, Garnier. Diderot et Catherine II, p. par Maurice Tourneux, 1899. — À consulter : Bersot, Études sur le xviiie siècle, in-8, Faguet, XVIIIe siècle, Brunetière, Études critiques, 2e s. ; la Critique d’art au xvii s. R. des Deux Mondes, 1er juil. 1883. Ducros. Diderot, 1894, in-18. J. Reinach, Diderot, 1894, in-16. Rosenkrantz, Diderot’s Leben und Werke, Leipzig, in-8, 1866. J. Morley, Diderot and the Encyclopædists, Londres, 1878, in-8.
  93. Entretien d’un philosophe avec la maréchale de ***.
  94. Cependant le Neveu de Rameau atteste un effort de Diderot pour séparer sa morale de la nature du simple abandon à l’instinct, et pour écarter l’interprétation qui lâcherait les appétits et les passions de l’individu en pleine liberté dans la vie sociale (12e éd.). Et personne n’a plus moralisé que lui (14e éd.).
  95. Phrase déjà citée par M. Faguet.
  96. Biographie : Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788), fils d’un conseiller au Parlement de Bourgogne, voyage en Angleterre et en Italie avec un jeune lord anglais, et semble d’abord s’appliquer aux mathématiques. Puis il s’occupe de physique et d’agriculture, et ses travaux lui ouvrent l’Académie des sciences. Il entre à l’Académie française en 1753. — Éditions : Œuvres, 1749-1804. 44 vol. in-4 ; 1835. 9 vol. in-8 ; édit. Flourens, Garnier, 1852, 12 vol. in-8 ; Corr. inédite, éd. Nadault de Buffon, Paris, 2 vol. in-8, 1860. — À consulter : Éloges de Condorcet et de Cuvier ; Faguet, XVIIIe siècle ; A. de Quatrefages, Ch. Darwin et ses précurseurs français. 1870, in-8.
  97. Pour la bibliographie, cf. p. 688.
  98. L’Orphelin de la Chine (1755) et Tancrède (1760).
  99. Lettres de Memmius à Cicéron (1771) ; Histoire de Jenni, ou le Sage et l’Athée (1775.)
  100. Saul (1763) ; Examen important de milord Bolingbroke (1767) ; Collection d’ancien évangiles (1769) ; Dieu et les hommes (1769) ; La Bible enfin expliquée (1776) ; Un chrétien contre six juifs (1776), etc.
  101. Conversation de l’intendant des menus avec l’abbé *** (1761) ; Olympie (1763) ; Traité sur la tolérance (1763) ; Questions de Zapata (1767) ; les Trois Empereurs en Sorbonne (1768) ; les Guèbres, ou la Tolérance (1769) ; le Cri du sang innocent (1775).
  102. Les Singularités de la nature (1768).
  103. En ce sens qu’il n’attaque pas certaines institutions. Cependant son effort ne va pas à conserver, mais à détruire : il est opportuniste plus que conservateur ; et si l’ou faisait la somme de tous les changements qu’il a demandes, ou se trouverait en présence d’une France toute renouvelée : l’ancien régime aurait disparu par toutes ces menues retouches (11e éd.).
  104. Relation de la mort du chevalier de la Barre (1768) ; le Cri du sang innocent (1775).
  105. Le président de Brosses (1709-1777), conseiller au parlement de Dijon en 1730, président en 1741, premier président en 1775, a laisse d’excellentes Lettres familières écrites d’Italie en 1739 et 1740 (Paris, 1836 ; 4e éd. 1885). — À consulter : Foisset, Voltaire et le président de Brosses, Paris, 1885.
  106. L’A, B, C (1768).
  107. Article paru dans le Journal de politique et de littérature, t. II, p. 85-87, 1777 ; Commentaire sur l’Esprit des Lois, 1778. Le chev. de Chastellux avait publié en 1772 un livre de la Félicité publique (2e éd., 1776).
  108. Dans les Lettres écrites de la Montagne.
  109. Dans le Sentiment des citoyens (1764). Cet odieux pamphlet se termine par cette phrase : « Il faut lui apprendre que, si on châtie légèrement un romancier impie, ou punit capitalement un vil séditieux ». Voltaire prend le masque et le style d’un pasteur fanatique ; [il en porodie le zèle intolèrant : mais bien des lecteurs ont pris et prendront cette conclusion au sérieux].
  110. 1768.
  111. J’inclinerais aujourd’hui à penser qu’il avait jupe la portée de la métaphysique et que, l’estimant toute conjecturale et de nulle bienfaisance pratique, il ne croyait pas qu’il valût la peine d’y dépenser le temps de la vie. Il a pris les solutions métaphysiques qui donnaient le moins de peine et portaient le moins de fâcheuses conséquences dans la pratique. Mais il a souvent d’un mot, d’un trait, dégonflé de gros systèmes, avec une précision et une justesse remarquables (11e éd.).
  112. Il avait le sens des difficultés et des conditions du travail historique. Son manque de sympathie pour le passé était une impatience de sa raison irritable et pétulante, qui accusait la lenteur du progrès de l’humanité (11e éd.).
  113. Je crois pouvoir affirmer aujourd’hui que si Voltaire se consentait du despote bienfaisant, c’est qu’il ne voyait pas d’autre possibilité pratique pour la France. Idéalement, il concevait la démocratie comme le gouvernement le plus raisonnable ; il aimait et admirait la liberté anglaise ; il concevait qu’il était juste que les citoyens — au moins toute la classe possédante et éclairée — fussent admis à délibérer de leurs intérêts communs. Il a témoigné de son respect pour l’artisan genevois, instruit, et qui lit : il a souhaité qu’un temps vint où le peuple — c’est-à-dire en exceptant la masse des journaliers — serait en état de lire les meilleurs chapitres de l’Esprit des lois. Dans les « phrases révoltantes » dont je parle, il faut faire la part du tour badin que Voltaire emploie en écrivant aux grands pour leur faire agréer ses idées ; il a cru souvent utile de se moquer des clients qu’il recommandait (11e éd.).
  114. J’ai indiqué dans l’Art de la Prose, 1909, comment il fallait restreindre ce jugement trop absolu. J’ai montré ce qu’il y avait de jeu sur les sonorités des mots, de correspondances et de parallélismes dans la prose des contes et des facéties de Voltaire, et comment elle amusait l’oreille en saisissant l’intelligence. J’ai montré ce qu’il y avait de réalisme sensualiste dans cette prose : c’est-à-dire que les idées y étaient résolues en notations concrètes, en faits et images qui les symbolisaient. Tout demeure subordonné à l’idée, à la démonstration, mais tout est, sinon tableau, du moins dessin, qui traduit aux yeux la pensée de l’artiste (11e éd.).
  115. Il y a pourtant des endroits où son déisme s’est exprimé avec chaleur et gravité. La bouffonnerie de sa critique religieuse s’explique en partie sans doute par son tempérament, en partie aussi par le sentiment qu’il avait de la puissance effective du ridicule, en partie enfin par l’incroyable naïveté des interprètes traditionalistes de l’Écriture (dom Calmet, etc.). Il faut enfin tenir compte du fait que l’Église était encore assez forte pour ne pas laisser place en France à la libre, scientifique et sereine critique : il y a de la crainte et de la colère dans l’acharnement railleur de Voltaire (11e éd.).
  116. Éditions : Discours couronné par l’Académie de Dijon, Paris, in-4, 1750 ; Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, Amsterdam, 1755, in-8 ; Lettre à M. d’Alembert sur l’art. Genève, Amsterdam, 1758, in-8 ; la Nouvelle Héloïse ou Lettres de deux amants, Paris, 1761, 4 vol. in-12 ; Émile ou de l’Éducation, Amsterdam, 1762, 4 vol. in-12 ; Du contrat social, Amsterdam, 1762, in-12 (éd. Dreyfus-Brisac, Paris, in-8, 1896) ; Confessions, Genève, 1781-1788, 4 vol. in-8. Œuvres, La Porte, 1764, 10 vol. in-12 ; 1782, 35 vol. in-8 (éd. Dupeyrou) ; 1823-26 (2e éd. Musset-Pathay, 23 vol. in-12 ; 1833, 8 vol. in-8). Correspondance inédite, publ. par L. Bosscha, 1858, in-8. Œuvres et corr. inédites, publ. par Streckeisen-Moultou, 1861, in-8. Lettres inédites de J.-J. R., publ. par H. de Rothschild, Paris, 1892, in-8.
    À consulter : Mme de Staël, Lettres sur le caractère et les ouvrages de J.-J. R., 1788, in-12. F. Mugnier, Mme de Warens et J.-J. Rousseau, Paris, 1890, in-8. H. Beaudoin, la Vie et les œuvres de J.-J. R., Paris, 1891, 2 vol. in-8 (au t. II, p. 611, cf. une Bibliographie des travaux antérieurs à 1891). Joly, la Folie de J.-J. Rousseau, Revue philosophique, juillet 1890. A. Jansen, Documents sur J.-J. R., Mém. de la Soc, d’Hist. de Genève, t. XXII, p. 155. J. Morley, Rousseau, Londres, 1873, in-8. F. Brunetière, Études critiques, t. III et IV. Faguet, XVIIIe siècle. Chuquet, J.-J. Rousseau, Coll. des Grands Ecriv. fr. in-16, 1893. Merlet et Lintilhac, Études littéraires sur les classiques français, t. II, 1894, in-12. J. Texte, J.-J. Rousseau et les Origines du cosmopolitisme au XVIIIe s., 1885, in-8. E. Ritter, la Famille et la Jeunesse de J.-J. Rousseau, Hachette, 1896. Asse, Bibliographie, 1901. J. Lemaître, J. J. Rousseau. D. Mornet, ouvr cité. Ducros, J.-J. Rousseau.
  117. Né le 28 juin 1712.
  118. À la condition qu’on voie plutôt dans l’œuvre de Rousseau les manifestations successives de tendances profondes et constantes que l’exécution systématique d’un plan réfléchi et arrêté à l’avance (11e éd.).
  119. Disc. sur l’inégalité, éd. Lefèvre, t. IV, p. 186.
  120. Contrat social, L. I, chap. VIII.
  121. On voit s’amorcer aussi la doctrine de l’Émile sur le Discours de l’inégalité, éd. Lefèvre, t. IV. p. 133.
  122. Contrat social.
  123. Dans l’Inégalité encore se trouve l’amorce du Contrat social. t. IV. p. 172 et 179.
  124. Le roman était commencé avant la deuxième visite de Mme  d’Houdetot, où Jean-Jacques s’en éprit.
  125. Je sentais ainsi il y a quinze ans. J’ai moins de peine aujourd’hui à rendre justice à Voltaire. Forme et fond, il me convient mieux. Je ne diminue rien d’ailleurs de ma sympathie et de mon admiration pour Rousseau. Il n'est pas nécessaire que leur guerre ce continue dans nos esprits (11e éd).
  126. Inégalité.
  127. Les deux œuvres ne se déroulent pas sur le même plan. Dans la Nouvelle Héloïse, Rousseau fait abstraction de l’État, et ne regarde que l’individu, la famille, et la société domestique. Sa fable lui fournit le moyen de le faire avec vraisemblance, puisque l’action se déroule dans le pays de Vaud ; les Vaudois, sujets de Berne, n’ont pas de vie politique. Enfin Wolmar, Saint-Preux et Julie seraient les citoyens qu’il faudrait souhaiter à la république idéale, pour que la volonté générale y fût toujours pure (11e éd.).
  128. Contrat social, I. IV, ch. viii.
  129. Voir p. 880 et la citation de Mme  de Staël (note 2).
  130. 4e partie, lettre 17.
  131. Nouvelle Héloïse, 4e partie, l. 11 ; 5e p. l. 2 et 7.
  132. M. D. Mornet a montré que le mouvement qui ramène la société à la nature était antérieur à Rousseau. Le premier, il u traduit puissamment en expressions littéraires les aspirations et les goûts qui déjà modifiaient les habitudes pratiques de la vie. Mais surtout le premier, avec une intensité extraordinaire, il a lié la nature à l’âme, il a projeté dans ses paysages tous les frissons et les transports de sa sensibilité. Il a exprimé et amplifie ses étais de conscience par ses tableaux du monde extérieur. Il a créé en un mot le paysage sentimental (11e éd).
  133. Sur le rythme de la phrase dans la Nouvelle Héloïse, voyez G. Lanson, l’Art de la Prose.
  134. Mlle de Vichy Chamrond (1697-1780) épousa le marquis du Deffand. Elle fut de la petite cour de Sceaux, et très liée avec Mme de Staal. En 1747, elle prit un appartement au couvent de Saint-Joseph, rue Saint-Dominique. Devenue aveugle, elle prit pour lectrice Mlle de Lespinasse, à qui elle ne pardonna point d’avoir charmé par son esprit beaucoup de ses amis. En 1766, elle rencontra Horace Walpole, qui avait vingt ans de moins qu’elle, et qui se sentit un peu embarrassé de cette profonde tendresse qu’il inspirait à une septuagénaire. Elle eut avec Voltaire, qui redoutait son esprit, et dont elle aimait l’esprit, une très intéressante correspondance. — Éditions : Correspondance complète de Mme la marquise du Deffand avec ses amis, pub. p. M. de Lescure, Paris, 2 vol. in-8, 1865 ; Correspondance inédite de Mme du Deffand, pub. p. le marquis de Saint-Aulaire, Paris, 2 vol. in-8, 1859.
  135. Mme  Geoffrin (1699-1777) est une bonne bourgeoise qui, mourant d’envie d’avoir un salon, réussit à capter celui de Mme  de Tencin, dont elle hérita. Correspondance inédite du roi Stan. Aug. Poniatowski et de Mme  Geoffrin, Paris, in-8, 1878.
  136. Mme  de la Live d’Epinay (1726-17S3), femme d’un fermier général, logea Jean-Jacques à l’Ermitage ; Grimm remplaça Rousseau dans son amitié. Elle eut une correspondance suivie avec Galiani quand celui-ci eut, quitté la France.

    À consulter : L. Perey et G. Maugras : la Jeunesse de Mme  d’Epinay ; les dernières années de Mme  d’Épinay, 2 vol. in-8, Paris, 1883.

  137. Suzanne Curchod de Nasse (1739-1794) épousa Necker en 1764. — Mme  Suard, née Panckoucke (1750-1830), eut un salon très fréquenté par les encyclopédistes aux approches de la Révolution.
  138. Mlle  de Lespinasse (1732-1776). Il faut noter le goût de cette âme passionnée pour la musique. — Éditions : Lettres de Mlle  de Lespinasse, éd. Asse, Paris, in-12 ; Lettres inédites de Mlle  de Lespinasse à Dalembert et Condorcet, pub. par Ch. Henry, Paris, Charavay, in-8.
  139. Voir le petit tableau d’Olivier au Louvre, Une réunion chez le prince de Conti au temple.
  140. Marie-Jeanne Phlipon (1754-1793), fille d’un maître graveur pour bijoux, étuis et dessus de montre, épouse Rolan en 1780, va habiter la province, revient à Paris en 1791, et meurt sur l’échafaud le 8 nov. 1793. — Éditions : Lettres autographes de Mme  Roland adressées à Bancal des Issarts, Paris, in-8, 1835 ; Lettres aux demoiselles Cannet, paris, 2 vol. in-8, 1841 ; Étude sur Mme  Roland et son temps, suivie des lettres de Mme  Roland à Buzot, par C. Dauban, Paris, in-8, 1864 ; Lettres de Mme  Roland, p. p. Claude Perroud, 2 vol., 1900-1902. Mémoires (1re éd. : Appel à l’impartiale postérité par la citoyenne Roland, publ. Par Bose, Paris, an III.), éd. Perroud, 2 vol, 1905. Roland et Marie Phlipon, Lettres d’amour (1777-1780), p. p. Cl. Perroud, 1909
  141. Biographie : Pierre-Augustin Caron, né à Paris le 25 janvier 1732, fils d’un horloger, applique d’abord son esprit d’invention à l’horlogerie. Il acquiert en 1755 une charge de contrôleur dans la maison du roi, devient maître de harpe de Mesdames filles de Louis XV, puis s’anoblit en achetant le litre de secrétaire du roi (1761). Paris-Duverney l’intéresse dans quelques affaires, notamment dans une exploitation de forêts en Touraine. Il achète l’office de lieutenant général des chasses au bailliage et capitainerie de la Varenne du Louvre. Il était allé en Espagne (1764) pour défendre une de ses sœurs abandonnée par un certain Clavijo : de cette aventure il tire son premier drame, Eugénie (1767), suivi bientôt des Deux Amis (1770). Il s’était marié deux fois, avec deux veuves, en 1757 et en 1768, et les avait perdues après un an et deux ans de mariage. En 1770 commencent les procès qui vont lui donner la gloire : à propos de son règlement de comptes avec Paris-Duverney, mort le 17 juillet 1770, le comte de la Blache, petit-neveu et héritier du vieux banquier, accuse Beaumarchais de faux et lui réclame 139 000 livres : il perd en première instance, gagne en appel, et enfin, après cassation de l’arrêt d’appel, perd définitivement ; il est débouté, condamné sur tous les points, et en outre à des dommages-intérêts pour raison de calomnie. Entre temps Beaumarchais s’est mis sur les bras une affaire avec le duc de Chaulnes, qui l’a insulté, assommé, et qui, pour éviter un duel, le fait envoyer au For-l’Évêque. Il se fait un autre procès contre son rapporteur dans l’affaire La Blache, contre le conseiller Goëzman (1773). Cependant il fait jouer son Barbier de Séville (1775), écrit son Mariage de Figaro, qui ne sera joué qu’en 1784. Il court tous les chemins de l’Europe, chargé de missions secrètes en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, pour procurer la suppression de pamphlets injurieux à Louis XV ou à Marie-Antoinette. Il entre en querelle avec les comédiens sur la question de ses droits d’auteur (1776), et provoque l’union des auteurs dramatiques pour la défense de leurs intérêts. Il est à la tête de l’édition des œuvres de Voltaire qui se publie à Kehl. Il se charge, avec l’assentiment et l’appui du ministère français, de fournir des armes aux insurgents américains, et reste, pour de fortes sommes, créancier des États-Unis. Après le succès du Mariage, il est mis pour quelques jours à Saint-Lazare, sans raison sérieuse, et relâché de même. Il entre dans une Compagnie des eaux de Paris, affaire qui le met aux prises avec Mirabeau ; puis il se lance en chevalier généreux dans l’affaire Kornman, où il ne retrouve pas le succès des Mémoires contre Goëzman. Il fait jouer en 1787 l’opéra philosophique de Tarare, en 1792 la Mère coupable. La Révolution le trouble, le dépasse, le ruine, le persécute : on le trouve chargé d’un achat de fusils en Hollande, puis emprisonné à l’Abbaye ; il est à la fois agent du comité de Salut publie et traité comme émigré ; sa famille est arrêtée, ses biens confisqués. Il vit quelque temps à Hambourg, rentre en France en 1796, et meurt en 1799.

    Éditions : Œuvres complètes, éd. Gudin de la Brenellerie, Paris, 7 vol. in-8. 1809. — À consulter : L. de Loménie, Beaumarchais et son temps, Paris, 1856, 2 vol. in-8. E. Lintilhac, Beaumarchais et ses œuvres, Paris, 1885, in-8 ; Beaumarchais inédit, Rev. des Deux Mondes, 1er mars 1893. A. Hallays, Beaumarchais, Hachette, in-16, 1807.

  142. Dans la Fausse Suivante de Marivaux
  143. Cf. le récit de cette représentation dans Porel et Monval, l’Odéon, Paris, 2 vol. in-8, 1876-1882, au t. I.
  144. Voici les principaux ouvrages auxquels Beaumarchais a fait des emprunts : Scarron, la Précaution inutile ; Molière, Georges Dandin ; Sedaine, Gageure imprévue ; Rochon de Chabannes, Heureusement ; Vadé, le Trompeur trompé ; Favart, Ninette et la cour, Marivaux, la Fausse Suivante ; Voltaire, le Droit du Seigneur, etc. (cf. Lintilhac).
  145. Voyez les pièces de Jovellanos et de Moratin.
  146. Les Nouvelles de la République des Lettres de Bayle, l’Histoire des ouvrages des savants de Basnage de Beauval, les Bibliothèques de Leclerc, la Bibliothèque anglaise de M. de la Roche. Cf. Texte, ouvr. cité.
  147. Addison, Prior viennent en France. Voltaire, Montesquieu vont en Angleterre. Le Suisse Murait publie en 1735 ses Lettres sur les Français et sur les Anglais (son voyage avait eu lieu en 1694-1695). L’abbé Leblanc écrit de Londres ses Lettres d’un Français, 1745, 3 vol. in-12.
  148. Tr. par le P. de Courbeville, 1715, in-12 ; le Spectateur était traduit dès 1714.
  149. Le Théâtre anglais de Laplace paraît de 1745 à 1748, 8 vol. in-12 (les 4 premiers consacrés à Shakespeare) ; le Shakespeare de Letourneur paraît de 1776 à 1782, 20 vol. in-8.
  150. Steele, Colley Cibber, surtout Lillo et Moore.
  151. Les Saisons, poème trad. de l’anglais de Thomson par Mme  Bontemps, 1760, in-12 ; les Nuits d’Young, tr. Letourneur, 1769 ; Ossian, de Macpherson, tr. Letourneur, 1776 ; les Méditations d’Hervey, tr. Letourneur, 1770. Le Paradis Perdu de Milton est traduit en 1729 (Dupré de Saint-Maur), et 1755 (L. Racine).
  152. À consulter : L. Crouslé, Lessing et le goût français en Allemagne, in-8, 1863. E. Crucker, Lessing 1896, in-8. Joret. Essai sur les rapports intellectuels de la France et de l’Allemagne avant 1789. L. Lévy-Bruhl, l’Allemagne depuis Leibniz, Paris, 1890, in-12 ; la Philosophie de Jacobi, in-8, 1894. V. Rossel, Histoire des relations littéraires entre la France et l’Allemagne, Paris, 1897, in-8. J. Texte, les Origines de l’influence allemande sur la littérature française au xixe siècle, Rev. d’Hist. litt., 15 janv. 1898.
  153. Traduit en 1776. — N. de Bonneville, Choix de petits romans imités de l’Allemand, 1786, in-12 ; Mme  de Montolieu. Caroline de Lichtfield, 1780, 2 vol. in-12. — Haller, Poèmes suisses, tr. Racine. Klopstock, Messinde. ch. I-IX. 1769. 2 vol. in-12 (tr. d’Antolmy. Junker, etc.). Gessner, tr. diverses par Huber, Turgot, Meister, de 1760 à 1773, tr. générale, 1786-93, 3 vol. in-8. Choix de poésies allemandes, par Huber, 4 vol. in-8, 1766. Ramler, Poésies lyriques. 1777. — Théâtre allemand, tr., Junker et Liébaut. 1770-1785, 40 vol. in-8. Nouveau théâtre allemand, tr. Friedel et Bonneville, 1782 et suiv.
  154. Melchior Grimm, né en 1723 à Ratisbonne, mort en 1807 à Gotha. L’abbé Raynal avait commencé une correspondance que Grimm continua de 1753 à 1773. Depuis 1768, Diderot et Mme  d’Épinay le remplacent souvent. À partir de 1773 jusqu’en 1790, le rédacteur est Meister, souvent aidé ou inspiré par Mme  d’Épinay. La Correspondance resta secrète, et ne fut connue qu’en 1812, où on en fit une éd. (peu correcte) en 16 vol. in-8. Il faut la lire dans l’éd. de M. Tourneux, Garniet, in-8, 1877 et suiv. — À consulter : E. Schérer, M. Grimm, Paris, 1887, in-8
  155. Œuvres, éd. de l’Acad. de Berlin, 1846-1857, 31 vol. in-4 ; une éd. populaire in-8 a été donnée par le Dr  Preuss. qui a dirigé l’autre. — À consulter : E. Lavisse, la Jeunesse de Frédéric II, 1 vol. in-8.
  156. Correspondance de Catherine II et de Falconet, Saint-Pétersbourg, in-4, 1878 ; Lettres de Catherine II à Grimm, Saint-Pétersbourg. in-4, 1878 (Publication de la Soc. Imp. d’Hist. russe, sous la direction de M. Grote). Joseph II et Cath. de Russie, leur corresp., publ. p. le Chev. d’Arneth, Vienne. 1869. — Cf. dans la Corr. de Voltaire les lettres de l’Impératrice.
  157. Le prince de Ligne (1735-l814), lieutenant général dans l’armée autrichienne en 1771, feld-maréchal en 1808. — Œuvres : 1755-1811, 34 vol. in-12. Lettres et pensées, pub. p. Mme  de Staël, Paris-Genève, 3e éd., 1809, in-8 ; Œuvres choisies, Paris-Genève, 1809, 2 vol. in-8.
  158. L’abbé Ferdinand Galiani (1728-1787), né à Chieti, secrétaire d’ambassade à Paris, écrivit contre les économistes ses Dialogues sur les blés qui enchantaient Voltaire. Correspondance avec Mme  d’Epinay, Mme  Necker, etc., publ. p. L. Perey et G. Maugras, 2 vol. in-8, Paris, 1884.
  159. Biographie : Bernardin de Saint-Pierre naquit au Havre en 1737. Élève de l’École des ponts et chaussées, dès son premier emploi il se fait destituer pour son insubordination et sa susceptibilité. Il va servir à Malte, puis en Russie, d’où il passe en Pologne, manque d’aller en Sibérie, revient en France assiéger le ministère de sollicitations. Toute sorte de plans politiques l’occupent, il envoie mémoires sur mémoires aux ministres, sans oublier les mémoires de ses services et de ses droits, se fâche des gratifications pécuniaires qu’on lui accorde, et les empoche après s’être fâché. La misère le décide à écrire : son Voyage à l’île de France (1773), ses Études de la nature (1784) le font célèbre, et Louis XVI le nomme Intendant du Jardin des Plantes. La Révolution lui enlève ses places et ses pensions : elle en fait un professeur à l’École Normale. Napoléon et le roi Joseph lui rendent plus qu’il n’a perdu. Marié deux fois, père d’un Paul et d’une Virginie, il jouit de sa gloire aussi paisiblement que son caractère quinteux le lui permet. Il meurt en 1814, à Éragny-sur-Oise, où il avait sa campagne.

    Éditions : Œuvres complètes, 1813-1820, 12 vol. in-12 ; 1833, 2 vol. in-8. Correspondance, 4 vol. in-8, 1825. — À consulter : Arvède Barine, Bernardin de Saint-Pierre, coll. des Gr. écriv. de la France, in-16, 1891 ; F. Maury, Étude sur la vie et les œuvres de Bernardin de Saint-Pierre, 1892 ; Souriau, Bernardin de Saint-Pierre, 1905 ; Ruinât de Gournier, Amour de philosophe, 1905.

  160. Étude X, passim.
  161. Étude XIII.
  162. Éd. de 1833, t. 1, p. 364.
  163. Étude XII.
  164. Lettres ; Voyage à l’île de France ; Études de la nature ; Paul et Virginie.
  165. Étude I, le Fraisier ; Étude X, la Tempête.
  166. Étude XI.
  167. Ce chapitre étonnant et alors absolument original est dans l’Étude X.
  168. G. Lanson, Un manuscrit de Paul et Virginie, Revue du Mois, 1908.
  169. Le comte de Lauraguais donne 20 000 livres aux comédiens en 1759, pour qu’ils renoncent à placer des spectateurs sur la scène.
  170. À consulter : A. Guillemot fils. Costumes de la Comédie-Française, album in-fol., 1884.
  171. Lettre de Voltaire au comte de Caylus sur Bouchardon ; Correspondance de Diderot et de Falconet.
  172. Le comte de Volney (1757-1820), donne en 1791 les Ruines : mélange singulier de philosophisme (haine des tyrans et des prêtres ; foi au progrès et à la raison) et de notation pittoresque des choses extérieures (costumes, mœurs, traits locaux, etc.).
  173. Lettre du 17 octobre 1775.
  174. Lettre du 6 juillet 1776 à Mlle  Cannet.
  175. Lettre du 9 mai 1774 à Mlle  Cannet.
  176. De Parthenizza, à la marquise de Coigny.
  177. J.-F. Ducis (1733-1816), fitt jouer Hamlet, en 1769 ; Roméo et Juliette, en 1772 ; Macbeth, en 1784 ; Othello, en 1792 ; Abufar, en 1795. Il eut en horreur les scènes sanglantes de la Révolution. Il refusa sous le Consulat une place de sénateur, et sous l’Empire la Légion d’honneur, « Je suis catholique, poète, républicain et solitaire, disait-il : voilà les éléments qui me composent et qui ne peuvent s’arranger avec les hommes en société et avec les places. » — Œuvres, Paris, 1827, 6 vol. in-18.
  178. Macbeth, acte I, sc. 1.
  179. Le comte de Caylus (1692-1765), voyagea en Italie et en Orient, entra en 1731 à l’Académie royale de Peinture et de sculpture ; en 1712, à l’Académie des Inscriptions, publia de 1752 à 1767 son Recueil d’antiquités égyptiennes, étrusques, grecques, romaines et gauloises, 7 vol. in-4. — À consulter : S. Rocheblave, Essai sur le comte de Caylus, Paris, in-8. 1887.
  180. Voyage de Nointel, avec le peintre J. Carrey, à Athènes en 1674. Spon, Voyage d’Italie, de Dalmatie, de Grèce et de Levant, 1677, 3 vol. in-12. Paul Lucas, trois Voyages, publ. en 1704, 1712 et 1719. Caylus va en Italie (1714-1715), en Levant (1716-1717). Wood, Ruines de Palmyre (1753), Ruines de Balbec (1757). Leroy, Ruines des plus beaux monuments de la Grèce (1758 et 1770). Choiseul-Gouffier, la Grèce pittoresque, 1792-1824 (voyage en 1776). Guys, Voyage littéraire en Grèce (1771).
  181. Herculanum fut retrouvée en 1711 ; les fouilles de Pompéi datent de 1755. Les Antichitá di Ercolano, de l’Acad. de Naples, paraissent de 1755 à 1792.
  182. L’abbé Barthélémy (1716-1795) accompagna en 1755 le duc de Choiseul en Italie. Il s’attacha aux Choiseul, et leur sacrifia ses espérances de gloire scientifique ; il a fait pourtant d’utiles travaux sur la numismatique, sur l’alphabet phénicien, etc. L’Anacharsis parut en 1788. 4 vol. in-4.
  183. Né en 1762 à Constantinople, Chénier fut amené tout jeune en France (1765) ; il se lia au collège de Navarre avec les frères Trudaine. Il fut 6 mois cadet au régiment d’Angoumois, en garnison à Strasbourg. En 1784, il voyage en Suisse et en Italie, avec les Trudaine (1784-1785). De 1785 à 1791 datent la plupart des idylles et élégies de Chénier. En 1787, il partit pour l’Anglelerre, comme secrétaire de M. de la Luzerne nommé ambassadeur. Il s’y ennuya cruellement, et revint en France en juin 1791. Il avait déjà publié quelques écrits politiques. Il entra dans la Société de 1789. Après le 10 août, André Chénier, qui s’indignait du cours des événements, et qui était en désaccord avec son frère Marie-Joseph, l’auteur tragique, quitta Paris. Au commencement de 1793, il se fixa à Versailles, venant de temps à autre à Paris, visitant des amis à Passy, à Luciennes, à Saint-Germain. Le 7 mars 1794, il fut arrêté près de la Muette, sans qu’il y eut de mandat contre lui. Il fut mis à Saint-Lazare, transféré le 6 thermidor à la Conciergerie, jugé et exécuté le 7. Marie-Joseph fit en vain tous ses efforts pour le sauver.

    Éditions : Poésies, 1819 ; G. de Chénier, Lemerre. 1874. 3 vol. in-8 ; Becq de Fouquières, Charpentier, 1862 et 1872, in-12 ; Œuvres en prose, éd. Becq de Fouquières, 1872. in-12 ; Commentaire sur Malherbe, 1842, Les Bucoliques,éd, J. -M. de Heredia, 1907. Œuvres complètes, éd. Dimoff, 1908, t. I. — À consulter : E. Faguet, xviiie siècle. H. Potez, ouvr. cité (p. 633, n. 1.). L. Bertrand, la Fin du classicisme et le retour a l’antique, Hachette, 1898.

  184. Cf. Élégies 23 et 30.
  185. Strasbourg, 1776.
  186. Cf., par ex., le combat des Centaures et des Lapithes dans l’Aveugle.