Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Fontanes

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III.

Fontanes. — Ses écrits. — Son influence littéraire et universitaire. — Enseignement littéraire et philosophique.


Les détails qu’on vient de lire aideront à faire comprendre la situation de la littérature dans les années qui précédèrent la restauration. Cette situation fut ordinairement précaire et menacée, quand elle ne fut pas subalterne. Sans doute on ne cessa pas d’écrire, et même il parut des ouvrages qui dénotaient du talent ; mais, sauf des exceptions qui disparurent devant des proscriptions, les lettres durent se borner à apporter aux esprits une récréation intellectuelle, dans les entr’actes fort courts des guerres, sans exercer une action marquée sur la société. La médiocrité du but diminua la grandeur des œuvres. Fontanes lui-même, qui eût été capable, comme ses écrits posthumes l’ont prouvé, de publier de beaux ouvrages, si ses fonctions publiques s’étaient conciliées avec le rôle d’auteur, s’est plaint de la stérilité des Muses de l’empire[1]. Il est cependant curieux de suivre dans les vers alors secrets, aujourd’hui publics, du grand maître de l’université impériale, le mouvement général des esprits reflété dans les œuvres de cet esprit délicat, et la transition de la littérature du dix-huitième siècle à la littérature du dix-neuvième. Pour Fontanes, la muse fut véritablement une confidente. Il venait à la manière d’Horace, dont son talent plein d’urbanité rappelle quelquefois la grâce, lui conter à la dérobée ses émotions, ses ennuis, son chagrin de vieillir, et la prier de l’aider à traduire en strophes cadencées l’incident qui l’avait frappé dans la journée, la pensée philosophique qui avait saisi son esprit. D’autres fois, l’élégant admirateur de l’antiquité classique consacrait ses loisirs à chanter, dans un grand poême, la Grèce, cette patrie de tous les esprits cultivés, et il préludait ainsi à un mouvement à la fois littéraire et politique qui devait se dessiner avec éclat sous la restauration. Les fragments de la Grèce sauvée, qui ont été recueillis par des mains pieuses, occupèrent souvent les loisirs du grand maître de l’université impériale et du président du corps législatif qui, fatigué sans doute des précautions infinies de langage qu’il était obligé de prendre avec le maître, dans cette double fonction, se reposait de ce labeur en chantant d’une voix plus accentuée, dans le huitième chant de son épopée, Léonidas mis au rang des dieux pour avoir sauvé la terre de la liberté. Il arrivait aussi à l’ancien royaliste ou au chrétien de venir achever dans une pièce de vers un acte de courage commencé dans sa vie publique. Ainsi M. de Fontanes, après avoir fait rectifier dans le Moniteur la phrase de son discours où le gouvernement lui faisait louer, le lendemain du meurtre du duc d’Enghien, les mesures du premier consul, écrivait l’ode au duc d’Enghien, qu’on pourrait souhaiter peut-être plus poétique et plus inspirée, mais non pas plus honnêtement indignée ; là son âme épanche ses sentiments contenus devant le premier consul, et auxquels il n’avait pu donner une issue que dans des paroles rares et rapides, tempérées par la prudence et mesurées par le respect[2]. C’est ainsi encore qu’après avoir déconseillé, autant qu’on pouvait déconseiller sous l’empire, la politique violente suivie à l’égard de Pie VII, il exprime avec une tout autre énergie, dans l’Ode sur l’enlèvement du pape, les émotions du monde catholique, en rappelant que le pontife avait couronné « le front de l’ingrat qui l’opprime », et en pronostiquant dans ses vers les mêmes malheurs que Joseph de Maistre annonçait, dans sa correspondance, aux violateurs de la majesté pontificale.

Il y a deux hommes, on le voit, chez M. de Fontanes. L’un vient en droite ligne de la civilisation antique : il est de l’école d’Horace, il a frayé avec la philosophie ; l’autre est chrétien par les convictions, sinon toujours par les œuvres, et à ces deux hommes réunis dans le même homme répondent deux écrivains qui se rassemblent ou plutôt se succèdent chez le même écrivain. Cela est moins étrange qu’on pourrait le croire au premier coup d’œil. Quand un grand orateur chrétien parla devant Louis XIV de ces deux hommes que nous portons en nous, le roi dit aussitôt : « Ah ! je connais ces deux hommes-là ! » Fontanes les connaissait aussi quand il écrivait, en cédant à des inspirations contradictoires, d’un côté, la Chartreuse, les Tombeaux de Saint-Denis, l’Enlèvement du pape, l’Ode au duc d’Enghien, la Société sans religion, les Stances à Chateaubriand exilé ; d’un autre côté,

l’Ode buste de Vénus, l’Ode contre l’Inconstance, l’Ode au Pêcheur. Il puise à deux sources : c’est l’élève d’Homère, de Virgile et d’Horace, avec un tour d’esprit et de phrase qui ne sent pas l’imitation ; c’est aussi le disciple de la Bible et de l’Évangile. Il y a en lui comme un doux et dernier reflet de la littérature de Racine et comme une aurore un peu pâle d’une littérature nouvelle ; son talent porte tantôt la trace de la mélancolie antique, tantôt celle de la rêverie moderne, et c’est un aimable demeurant du dix-septième siècle, qui a gardé quelque chose de son commerce avec la muse d’Atala et de Cymodocée.

La faveur mêlée de refroidissement dont jouit M. de Fontanes sous l’empire, et l’espèce de disgrâce qui y mit un terme, sont précisément, en montant dans une sphère plus élevée, la reproduction du tableau des destinées du Journal des Débats. Ce qu’on peut dire sur l’homme corrobore ce qui a été dit sur le journal, et achève de mettre en lumière la situation faite aux idées pendant cette époque. Les rapports de M. de Fontanes avec Napoléon dataient de loin. L’homme d’esprit, dans une lettre publiée par un journal sous le directoire, avait prévu et indiqué la destinée de l’homme de génie. Mis, à cause de cette lettre, sur la liste de proscription du 18 fructidor par le directoire, qui n’aimait pas à entendre l’éloge de son héritier présomptif, Fontanes était revenu à Paris après le 18 brumaire, et le premier consul l’avait rayé de la liste de proscription, tout exprès pour lui faire prononcer l’éloge funèbre de Washington dans le temple de Mars (c’est ainsi qu’on appelait encore à cette époque la chapelle des Invalides). Fontanes avait montré dans ce discours les deux qualités distinctives de son talent, une mesure et une convenance parfaites ; et, depuis ce moment, se manifesta le goût que Napoléon eut toujours pour lui. Élu membre du corps législatif en 1802, inscrit sur la liste des cinq candidats à la présidence annuelle, choisi par le premier consul en 1804, Fontanes dont les idées monarchiques et les tendances religieuses étaient notoires, représentait, dans le jeu de la politique napoléonienne, cette force religieuse et royaliste que le chef du nouveau gouvernement cherchait à équilibrer avec la force révolutionnaire et philosophique, de manière à se servir de toutes deux et à se défendre de l’une par l’autre. Plus tard, quand le premier consul, devenu empereur, songea à fonder l’université impériale, la trace de la même pensée se retrouve. Fontanes occupe dans ce corps immense la position de grand maître, qui semble sans contre-poids, mais qui, en réalité, est balancée par d’autres influences, celle du ministre de l’intérieur et celle de Fourcroy, directeur de l’instruction publique, animé de sentiments tout à fait opposés de sorte que cette université, destinée à former l’esprit de la jeunesse, et par conséquent à exercer une puissante influence sur la littérature comme sur la destinée de l’avenir, est dominée par un double esprit. Le grand maître y fait entrer le plus de chrétiens et d’hommes monarchiques qu’il peut ; grâce à lui, M. de Bonald s’assoit un peu malgré l’empereur, et un peu aussi malgré lui-même, dans le conseil universitaire, à côté de M. Émery, le vénérable directeur du séminaire Saint-Sulpice qui, avec une intrépidité si calme et si sacerdotale, osa tenir tête à l’empereur, quand celui-ci se laissa emporter aux projets les plus fougueux contre le pape Pie VII ; de M. Ballon, ancien oratorien et ancien professeur de Fontanes ; de M. de Beausset, ancien évêque d’Alais ; de Joubert, l’ami de Fontanes et de Chateaubriand. M. Frayssinous, dont les doctes conférences attiraient quelque temps auparavant de si nombreux auditeurs à Saint-Sulpice, est nommé inspecteur de l’académie de Paris[3] ; M. de Sèze, frère du défenseur de Louis XVI, inspecteur de l’académie de Bordeaux. Mais ces choix ont leur contre-partie : Fourcroy a aussi le pied dans l’université, Arnault y entre, Laromiguière y continue la tradition de la philosophie de Condillac, et Fontanes a souvent des luttes à soutenir contre Regnault de Saint-Jean d’Angely. Le rôle que prit l’empereur dans les questions universitaires, vis-à-vis de Fontanes, est précisément celui qu’on lui a vu jouer envers Fiévée dans les questions de presse ; il a l’air de ne point oser tout ce qu’il voudrait. Ainsi un jour qu’il avait traité publiquement Fontanes avec quelque dureté, à l’occasion de choix trop monarchiques et trop chrétiens, il lui dit, en changeant de ton, quand tout le monde fut sorti : « Votre tort est d’être trop pressé ; vous allez trop vite ; moi, je suis obligé de parler ainsi pour ces régicides qui m’entourent. Tenez, ce matin j’ai vu mon architecte ; il est venu me parler du temple de la Gloire. Est-ce que vous croyez que je veux faire un temple de la Gloire dans Paris ? Non ; je veux une église, et dans cette église il y aura une chapelle expiatoire, et l’on y déposera Louis XVI et Marie-Antoinette ; mais il me faut du temps, à cause de ces gens qui m’entourent. » Cet aparté était à l’adresse du royaliste et du chrétien, comme la semonce publique était à l’adresse des philosophes et des révolutionnaires. C’était de la politique en partie double, et l’empereur, après avoir ainsi parlé à Fontanes, n’en écrivait pas moins au duc de Bassano : « Il veut la royauté, mais pas la nôtre ; il aime Louis XIV, et ne fait que consentir à nous. » C’est identiquement la même parole que l’empereur adressait à Fiévée à l’occasion des tendances du Journal des Débats : « Vous avez le dessein de m’entraîner dans une monarchie autre que celle que je veux fonder. »

La même situation amenait les mêmes paroles : elle devait aboutir et elle aboutit au même dénoûment. Fiévée avait été sacrifié dans le journalisme ; M. de Fontanes fut sacrifié dans une sphère plus haute et pour la même raison. Sans doute son admiration pour l’empereur était sincère ; sa parole était caressante ; la louange qu’il donnait, pour ne pas être audacieuse et quelque peu effrontée comme celle de Fiévée, n’en était que plus élégante, plus littéraire, de meilleur goût mais, au fond de tout cela, il avait des idées qu’il ne sacrifiait pas, même à celles de l’empereur, des sentiments qu’il voulait maintenir intacts, des intérêts qu’il mettait au-dessus des intérêts bonapartistes. Or, ce que l’empereur demandait, avant tout, c’est le sacrifice de toutes les idées aux siennes, de tous les intérêts aux siens, de tous les sentiments à un seul sentiment, le dévouement aveugle, inconditionnel, absolu à son pouvoir, à ses pensées, à sa personne. Sans doute la résistance de Fontanes était mesurée, convenable, obséquieuse même, telle, en effet, que le temps la comportait ; et c’est ce qui a fait illusion aux observateurs superficiels qui, entre le tumulte de la licence révolutionnaire et le bruit du régime libre de la restauration, n’ont pas voulu comprendre les ménagements infinis auxquels toute voix d’opposition était astreinte sous l’empire, par la nature des choses, et n’ont vu dans Fontanes qu’un courtisan ordinaire, parce qu’il ne disait pas, comme Mirabeau : « Nous sommes ici par la volonté du peuple, » ou qu’il n’écrivait pas un pamphlet à la manière de Paul-Louis Courrier. Il faut permettre aux hommes d’être de leur caractère et surtout de leur temps, et Tacite a écrit, sur le mélange de la modération et de la fermeté sous le despotisme, une phrase dont il faut se souvenir sans toutefois en abuser. Il y a, en politique comme en musique, un ton général, au diapason duquel sont ramenées les intonations particulières ; et les plus honnêtes gens du monde expriment différemment les mêmes pensées sous des régimes différents. L’opposition, qui criait sous la première révolution et devait parler si haut sous la restauration, pouvait à peine murmurer à voix basse sous l’empire, et s’exprimait par sous-entendus. C’était bien un peu le résultat de la différence des hommes, mais beaucoup plus encore le résultat de la différence des temps. Qu’est-ce, au fond, que le type de Don Quichotte, si admirablement saisi par Cervantes ? C’est celui d’un homme dont les paroles et la conduite, fort honnêtes en elles-mêmes ne sont pas de son temps. Don Quichotte, dix siècles plus tôt, se serait appelé Roland, et, en redescendant le cours des temps, à mi-chemin du dix-septième siècle, il se serait appelé Bayard : son véritable tort, c’est d’être un anachronisme héroïque. Il faut donc moins s’étonner de voir Fontanes parler tout autrement, sous l’empire, qu’on ne parlait sous la première révolution et qu’on ne devait parler sous la restauration ; et quand même on trouverait, ce qui est vrai, qu’il a souvent poussé au-delà du nécessaire les concessions de langage, ses actes restent ce qu’ils sont ! le refus de louer, même indirectement le meurtre du duc d’Enghien, le rétablissement imposé au Moniteur de la phrase altérée dans le discours prononcé le lendemain de ce sinistre jour, la réponse aux paroles blessantes jetées par l’empereur sur le corps législatif, à l’occasion de la qualification de représentants de la nation, qui avait été donnée aux membres de cette assemblée par l’impératrice, furent des actes de dignité et d’indépendance relative[4]. L’empereur ne s’y trompa pas, et se sentit atteint par ces coups frappés d’une main gantée de velours.

Les vues de l’empereur et celles de M. de Fontanes sur l’éducation ne pouvaient pas être les mêmes ; tout ce qui précède sert à en expliquer les raisons. Fontanes et ses amis désiraient, avant tout, que l’éducation fût religieuse, sociale et fortement littéraire ; l’empereur était très-disposé à lui laisser donner ces caractères, pourvu qu’elle fût, avant tout, bonapartiste ; c’était, à ses yeux, l’intérêt prépondérant. Il existe, sur la manière dont il entendait qu’on écrivît l’histoire de France, une note à laquelle il n’y a rien de comparable, si ce n’est la note écrite à M. Fiévée pour lui expliquer la manière dont l’empereur entend les droits et les devoirs des journaux. La pensée de cette note[5], c’est qu’il faut que l’histoire de France soit écrite par un écrivain dévoué, qui envisage toute la suite de nos annales au point de vue d’un bonapartisme rétroactif, de telle sorte qu’au lieu d’apprécier les faits en eux-mêmes, l’historien subventionné ne soit préoccupé que de deux choses : faire désirer l’empereur avant son avènement, le faire admirer après. Tacite, que Napoléon n’aimait pas, eut trouvé le rôle un peu court pour sa taille.

Sous ces influences contradictoires, l’éducation donnée par l’université impériale à la génération qui devait jouer un rôle actif dans la restauration, peut se résumer ainsi : les études classiques étaient fortes ; mais un grand nombre d’élèves ne les recevaient pas jusqu’au bout, et abandonnaient les lettres pour les chiffres, les vocations militaires se trouvant naturellement très-nombreuses sous un régime organisé pour la guerre. Il y avait peu de place pour l’histoire dans l’enseignement, on le comprend à la manière dont l’empereur entendait qu’elle fût écrite. Quant à la philosophie, c’était celle de Condillac qui continuait à dominer.

Ici vient se placer la remarque d’un historien de la philosophie au dix-neuvième siècle[6] : c’est qu’il y a une correspondance étroite entre les idées philosophiques dominantes dans une époque, et l’histoire politique de cette époque. Dans les plus mauvais jours de la révolution, on avait vu le matérialisme abject de d’Holbach et la morale toute physique de Volney, appliquée, non selon ses préceptes, il est vrai, mais selon sa logique, dominer dans les idées du parti vainqueur, pendant que la force brutale evenait le seul levier du gouvernement, et la populace la plus étrangère à toute culture intellectuelle, la souveraine véritable au moyen des clubs et des comités révolutionnaires. On ne croit qu’à la matière en philosophie, et la matière est souveraine en politique ; elle a le trône et même l’autel ; on obéit à la force brutale, au moment même où l’on adore la beauté souillée : le nombre est roi, la forme est Dieu. Pendant les convulsions révolutionnaires, les études philosophiques, comme les autres études, s’étaient arrêtées. Les théories jetées dans la circulation des idées pendant la phase précédente produisaient leurs résultats ; mais à la pensée avait succédé l’action qui absorbait toutes les forces vives de la France. Elle était à la tribune, dans les clubs, sur les champs de bataille, dans les prisons, sur les échafauds. La politique avait détruit la philosophie et, en général, tous les travaux purement intellectuels. Trois efforts successifs avaient été faits par la Constituante, la Législative et la Convention pour réorganiser l’instruction publique, trois efforts inutiles ; les grandes eaux qui montaient toujours emportaient ces commencements prématurés d’une reconstruction encore impossible.

Ce ne fut que vers l’avénement du directoire que, la période des destructions étant achevée, et le calme semblant aspirer à renaître, les études reprirent leur cours et la philosophie commença à reparaître. Les écoles normales fondées, l’Institut établi, lui ouvrirent leurs portes vers 1795, et, comme les hommes en qui elle se personnifia à sa renaissance appartenaient à l’époque qui avait précédé la crise révolutionnaire, elle se montra d’abord avec le drapeau de Condillac, le plus modéré des chefs de l’école sensualiste dans les conséquences qu’il tire de son système, quoique le plus dangereux peut-être en raison de cette circonstance ; car les conséquences n’en existent pas moins, qu’elles soient dissimulées ou avouées. Ils n’inauguraient point une philosophie nouvelle, ils continuaient celle que la révolution avait interrompue dans les idées, appliquée dans les faits. Le livre de Cabanis, sur les Rapports du physique et du moral ; l’Idéologie, de Destutt de Tracy ; les Signes, de M. de Gérando ; le Traité de l’habitude, de M. Maine de Biran ; les études de M. de Laromiguière, sur les Sensations et les idées ; l’Introduction à l’analyse des sciences, par Lancelin, sont tous des développements de la philosophie de Condillac. Destutt de Tracy en écrivait la métaphysique, Volney la morale, Cabanis la physiologie. Elle était ainsi le point de départ de ceux qui, comme Maine de Biran, Laromiguière et Cabanis lui-même, devaient plus tard la modifier ou même l’abandonner. Garat, qui le premier ouvrit un cours public de philosophie à l’École normale, développa la théorie des sensations telle que Condillac l’avait enseignée. La plupart de ces travaux étaient presque contemporains des grands travaux publiés par Joseph de Maistre, Bonald et Chateaubriand. La lutte entre les deux esprits et les deux principes continuait.

En même temps il se formait, dans une villa d’Auteuil, un centre intellectuel où se réunissaient les chefs de la philosophie sensualiste renaissante, Cabanis, Volney, Destutt de Tracy, Garat, Maine de Biran, de Gérando, Laromiguière c’était comme une académie privée, dans laquelle les travaux se communiquaient, les idées s’échangeaient ; un établissement intermédiaire entre l’Institut et le public, qui recevait ainsi les solutions philosophiques de la bouche des adeptes qui faisaient rayonner au loin les idées du salon d’Auteuil. Ce mouvement philosophique se développa avec la double faveur du public lettré et du gouvernement, jusqu’à l’avénement de Bonaparte comme premier consul. À cette époque, le nouveau chef du gouvernement, en réorganisant l’Institut, en exclut la classe des sciences morales. Napoléon n’aimait point les idéologues, c’est ainsi qu’il appelait les métaphysiciens, et il leur témoigna, en toute occasion, cette antipathie. Sans doute, les métaphysiciens sensualistes étaient les moins redoutables pour un pouvoir dictatorial, car le sensualisme s’accommode du pouvoir absolu ; mais ils remuaient dans leurs recherches les questions fondamentales avec un esprit d’examen : c’était assez pour qu’un pouvoir, peu favorable d’ailleurs à l’esprit d’examen, les craignît. En outre, il faut se rappeler que la plupart des chefs de cette école avaient été dans les rangs des conducteurs d’idées avant 89, et que leurs théories politiques n’étaient point celles du maître. Enfin, ils aspiraient à devenir le clergé scientifique du nouvel ordre social. Or, le premier consul, bientôt après empereur, ne consentait à souffrir aucune autre influence intellectuelle que la sienne ; il ne voulait point laisser se créer une force d’idées qu’il n’aurait point dans les mains. Sous l’empire, le sensualisme de Condillac continua donc à régner dans les opinions, mais il fut plutôt pratiqué que théoriquement professé. Une seconde fois, d’ailleurs, l’action détrônait la pensée ; la France qui, dans la première phase de la révolution, avait dépensé son immense activité au dedans, la dépensait au dehors, dans des guerres qui détruisaient ou ébranlaient tous les États ; elle agissait trop pour méditer.

Pendant cette espèce de suspension de l’enseignement philosophique, il se fit chez plusieurs des esprits les plus élevés de l’école sensualiste un travail qui prépara la décadence de cette école. Ce qui avait surtout séduit dans le système de Condillac, c’était son extrême simplicité et l’harmonie qui unit toutes ses parties. Mais, en faisant un retour sur ce système, M. de Laromiguière et surtout M. Maine de Biran s’aperçurent qu’il ne suffisait pas à l’explication de tous les phénomènes de l’entendement et de la production de toutes les espèces d’idées, et ils le modifièrent d’une manière assez grave. Maine de Biran qui, dans son traité de l’Influence de l’habitude sur la faculté de penser, publié en 1802, n’avait fait qu’appliquer la doctrine physiologique de Cabanis, qui a cherché à expliquer matériellement la pensée, commence, dans son Mémoire sur la décomposition de la pensée, écrit en 1805, à entrevoir qu’il y a une substance intelligente, distincte de l’organisme, et qui a son activité propre. Cette tendance spiritualiste devient de plus en plus manifeste dans ses travaux subséquents, où il achève de rompre avec l’école de Condillac, et le Traité de l’aperception immédiate, écrit en 1807, les Observations sur le système du docteur Gall, écrites en 1808, le Mémoire sur les rapports du physique et du moral de l’homme (1811), le Traité des rapports entre les sciences naturelles et la psychologie (1811), l’Essai sur les fondements de la psychologie et sur ses rapports avec l’étude de la nature, sont autant de degrés par lesquels l’auteur remonte vers l’école spiritualiste, qu’il atteindra plus tard. M. de Laromiguière, sans aller aussi vite ni aussi loin, se séparait cependant de la doctrine de Condillac sur un point important. Condillac croyait l’âme purement passive ; M. de la Romiguière enseignait qu’en outre elle était active, et, tandis que son premier maître voyait dans la sensation l’origine et la cause de l’idée, il pensait, lui, qu’elle n’en est que l’origine, la matière, et que l’activité intelligente, dont le premier mode est l’attention, en est la cause productrice. On voit que cette doctrine, quoique insuffisante et incomplète, est sur le chemin de la grande réserve que faisait Leibnitz contre le célèbre aphorisme de l’école : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu, quand il répondait : Nisi intellectus ipse.

C’est ainsi que, sous l’empire, qui était le règne de la force, plus maîtresse d’elle-même que la force révolutionnaire, d’une force organisée, mais cependant de la force physique encore, on remontait peu à peu, dans les hautes sphères philosophiques, la pente d’un sensualisme qui s’épurait. Mais ces travaux n’arrivaient point encore à la généralité des esprits, qui étaient toujours sous l’empire de la philosophie sensualiste de Condillac, à laquelle correspondait, dans la société, la morale des intérêts, modifiée seulement par le stoïcisme militaire, comme elle l’avait été sous la république par le stoïcisme révolutionnaire, ainsi qu’il arrive dans les situations nouvelles où les générations agissent sous l’empire d’une espèce de fièvre qui leur fait accomplir des choses prodigieuses, tant que leur idéal n’est pas complétement atteint ou manqué.

  1. Heureux si les Muses divines,
    Sous lui, reprenaient leur essor !
    Si des Boileaux et des Racines
    À sa cour habitaient encor.
    Hélas ! on a perdu leur trace ;
    Des Pradons qui tiennent leur place
    L’orgueil stupide s’est accru.
    Homère chantait les Achilles,
    Et nous n’avons que des Chérilles
    Quand Alexandre a reparu.

  2. Sur un trône orné de trophées,
    Napoléon, ne pense pas
    Qu’à tes pieds nos voix étouffées
    Taisent de pareils attentats ;
    Il est un juge incorruptible
    Qui, dans un livre indestructible,

    En gardera le souvenir :
    Ce juge terrible, c’est l’Histoire ;
    Sa voix, sur ton char de victoire,
    Saura t’atteindre et te punir.

  3. M. de Fontanes disait lui-même qu’il n’avait pu faire cette nomination « qu’après six mois d’efforts employés à tourner l’empereur. »
  4. Voici la phrase de Fontanes au corps législatif :

    « Les paroles dont l’empereur accompagne l’envoi de ses trophées méritent une attention particulière ; il fait participer à cet honneur les colléges électoraux, et nous l’en remercions. Plus le corps législatif se confondra dans le peuple, plus il aura de véritable lustre ; il n’a pas besoin de distinction, mais d’estime et de confiance. Oui, sans doute, il aime à reconnaître qu’il n’est qu’une émanation des colléges électoraux répandus dans les cent huit départements de ce vaste empire. Il est fier d’en sortir et d’y rentrer, puisqu’il peut offrir en leur nom, sans aucun intérêt pour lui-même, l’hommage de trente millions d’hommes au souverain le plus digne de les gouverner. »

  5. Nous empruntons cette note à la notice publiée par M. de Sainte-Beuve, en tête des œuvres de Fontanes. Voici comment s’exprime M. de Sainte-Beuve avant de donner ce document :

    « Je trouve dans les papiers de Fontanes la note suivante, dictée par l’empereur à Bordeaux, le 12 avril 1808, et adressée au ministre de l’intérieur. M. Halma, bibliothécaire de l’impératrice, avait demandé, par une note à l’empereur, d’être nommé le continuateur de Velly, Villaret et Garnier ; il s’était proposé, en outre, pour continuer l’abrégé chronologique du président Hénault. L’empereur avait renvoyé cette proposition au ministre de l’intérieur. M. Cretet avait répondu que la demande de M. Halma ne pouvait être accueillie, par la raison que ce n’était pas au gouvernement à intervenir dans une semblable entreprise ; qu’il fallait la laisser à la disposition des gens de lettres, et qu’il convenait de réserver les encouragements pour des objets d’un plus vaste intérêt. Informé de cette réponse, l’empereur prend feu et dicte la note que voici :

    « Je n’approuve pas les principes énoncés dans la note du ministre de l’intérieur. Ils étaient vrais il y a vingt ans, ils le seront dans soixante, mais ils ne le sont pas aujourd’hui. Velly est le seul auteur un peu détaillé qui ait écrit sur l’histoire de France ; l’abrégé chronologique du président Hénault est un bon livre classique ; il est très-utile de les continuer l’un et l’autre. Velly finit à Henri IV, et les autres historiens ne vont pas au-delà de Louis XIV. Il est de la plus grande importance de s’assurer de l’esprit dans lequel écriront les continuateurs. La jeunesse ne peut bien juger les faits que d’après la manière dont ils lui seront présentés. La tromper en lui retraçant des souvenirs, c’est lui préparer des erreurs pour l’avenir. J’ai chargé le ministre de la police de veiller à la continuation de Millot, et je désire que les deux ministres se concertent pour faire continuer Velly et le président Hénault. Il faut que ce travail soit confié, non-seulement à des auteurs d’un vrai talent, mais encore à des hommes attachés qui présentent les faits sous leur véritable point de vue, et qui préparent une instruction saine, en prenant ces historiens au moment où ils s’arrêtent, et en conduisant l’histoire jusqu’en l’an VIII.

    « Je suis bien loin de compter la dépense pour quelque chose. Il est même dans mon intention que le ministre fasse comprendre qu’il n’est aucun travail qui puisse mériter davantage ma protection.

    «Il faut faire sentir à chaque ligne l’influence de la cour de Rome, des billets de confession, de la révocation de l’édit de Nantes, du ridicule mariage de Louis XIV avec madame de Maintenon. Il faut que la faiblesse qui a précipité les Valois du trône, et celle des Bourbons, qui ont laissé échapper de leurs mains les rênes du gouvernement, excitent les mêmes sentiments.

    « On doit être juste envers Henri IV, Louis XIII, Louis XIV et Louis XV, mais sans être adulateur. On doit peindre les massacres de septembre et les horreurs de la révolution du même pinceau que l’inquisition et les massacres des Seize. Il faut avoir soin d’éviter toute réaction en parlant de la révolution : aucun homme ne pouvait s’y opposer. Le blâme n’appartient ni à ceux qui ont péri ni à ceux qui ont survécu. Il n’était pas de force individuelle capable de changer les éléments et de prévenir les événements qui naissaient de la nature des choses et des circonstances.

    « Il faut faire remarquer le désordre perpétuel des finances, le chaos des assemblées provinciales, les prétentions des parlements, le défaut de règle et de ressorts dans l’administration ; cette France bigarrée, sans unité de lois et d’administration, étant plutôt une réunion de vingt royaumes qu’un seul État : de sorte qu’on respire en arrivant à l’époque où l’on a joui des bienfaits dus à l’unité de lois, d’administration et de territoire. Il faut que la faiblesse constante du gouvernement sous Louis XIV même, sous Louis XV et sous Louis XVI, inspire le besoin de soutenir l’ouvrage nouvellement accompli et la prépondérance acquise. Il faut que le rétablissement du culte et des autels inspire la crainte de l’influence d’un prêtre étranger ou d’un confesseur ambitieux, qui pourraient parvenir à détruire le repos de la France.

    « Il n’y a pas de travail plus important. Chaque passion, chaque parti peuvent produire de longs écrits pour égarer l’opinion ; mais un ouvrage tel que Velly, tel que l’Abrégé chronologique du président Hénault, ne doit avoir qu’un seul continuateur. Lorsque cet ouvrage, bien fait et écrit dans une bonne direction, aura paru, personne n’aura la volonté et la patience d’en faire un autre, surtout quand, loin d’être encouragé par la police, on sera découragé par elle. L’opinion exprimée par le ministre, et qui, si elle était suivie, abandonnerait un tel travail à l’industrie particulière et aux spéculations de quelques libraires, n’est pas bonne et ne pourrait produire que des résultats fâcheux.

    « Quant à l’individu qui se présente, la seule question à examiner consiste à savoir s’il a le talent nécessaire, s’il a un bon esprit, et si l’on peut compter sur les sentiments qui guideraient ses recherches et conduiraient sa plume. »

  6. M. Damiron.