Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Influences morales et politiques

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V.

Influences morales et politiques ; leur action sur la littérature.


Après avoir fait le dénombrement des armées intellectuelles qui vont se heurter, et essayé de classer par familles d’esprits les écrivains en présence desquels la restauration va se trouver, il convient d’indiquer les grands changements qu’elle apporte dans la situation, et qui doivent exercer une influence marquée sur la littérature.

D’abord la restauration apporte la paix, la paix générale, après la guerre universelle, qui a été, pendant tant d’années, la grande occupation du monde ; les nations, si longtemps divisées par des querelles d’ambition ou d’intérêt, se rencontrent dans une aspiration commune et invincible vers un repos nécessaire. Or, quand les marches et les contre-marches s’arrêtent sur les champs de bataille le mouvement recommence presque toujours sur le champ des idées ; l’activité humaine, qui ne peut rester sans aliment, passe alors de la sphère du fait dans celle de l’intelligence. Ce changement allait donner une importance inaccoutumée aux travaux de l’esprit. La littérature, en la prenant dans son acception la plus haute, c’est-à-dire en la considérant comme l’ensemble des efforts de la pensée humaine dans une époque donnée, héritait du rôle que le génie de la guerre laissait vacant.

Comme pour lui faciliter la prise de possession de ce rôle, la restauration apportait une nouvelle forme de gouvernement qui donne aux idées la toute-puissance. La presse devenait libre ; la tribune cessait d’être muette ; la poésie retrouvait ses ailes, l’histoire sa franchise, la philosophie son indépendance, la religion la liberté de la polémique. Un gouvernement de discussion, avec des institutions plus ou moins calquées sur les institutions anglaises, faisait son avènement. L’horizon du gouvernement représentatif se rouvrait au moment où l’on voyait se fermer celui de cette gloire militaire qui, après avoir rempli la scène, laissait à la liberté politique, en se retirant du monde désolé, le soin d’intéresser et de passionner la France. L’influence de la restauration sur le mouvement intellectuel devenait incalculable par suite de ce nouveau gouvernement qu’elle inaugurait. Les sceaux posés sur les divers systèmes d’idées par la pesante main de l’empereur se trouvaient tous levés à la fois. Toutes les discussions endormies, ou du moins assoupies pendant quinze ans, se réveillaient ; on entrait dans une polémique universelle, qui pouvait porter en même temps sur le passé, sur le présent, sur l’avenir, sur les idées et sur les faits, sur la religion, sur la philosophie, la littérature, la politique, l’histoire, et qui retentissait du haut de la tribune, dans les journaux, dans les livres, au théâtre. Que fallait-il penser de la révolution française ? Qui avait eu tort ? Qui avait eu raison ? Était-elle finie ? Continuerait-elle ? Que fallait-il penser de la philosophie du dix-huitième siècle ? À quelles idées devait appartenir le présent ? Quel était le sens de la charte ? Devait-elle être développée, maintenue dans le statu quo ou amoindrie et restreinte ? Était-ce à la philosophie du dix-huitième siècle ou à la religion que devait échoir l’empire des esprits et des cœurs ? Ou bien une nouvelle philosophie ne ferait-elle pas son avènement, et le dix-neuvième siècle, dédaignant de se régler sur les temps antérieurs, ne créerait-il pas tout à nouveau, la philosophie comme la politique, la littérature comme la religion ?

Telles étaient les questions qui allaient s’ouvrir, et chacune de ces opinions devait avoir ses partisans, chacune de ces familles d’idées ses écrivains. La littérature de la restauration se trouvait par là prédestinée à un rôle essentiellement militant, et ceux-là même qui, dans une autre époque, se seraient exclusivement occupés de récréer et d’intéresser leur temps, au lieu d’aspirer à le conduire, avaient des affiliations secrètes avec une des trois écoles que nous avons indiquées : l’école monarchique et catholique ; l’école du dix-huitième siècle, avec sa philosophie matérialiste et sceptique, et sa politique révolutionnaire ; l’école intermédiaire, fondée sur un rationalisme qui inclinait, en philosophie, vers le spiritualisme, éclairé, plus qu’il ne le pensait lui-même, des lumières de l’Évangile, et, en politique, vers la monarchie constitutionnellement réglementée. Cet état de lutte, qui était un grave inconvénient et un danger considérable au point de vue gouvernemental, devait donner un mouvement remarquable à la littérature sous la restauration.

Il faut aussi tenir compte de quelques grands faits de nature à frapper vivement les esprits, et à les frapper en sens divers, selon les prédispositions morales et intellectuelles.

Ce retour de l’ancienne monarchie qui, après de si éclatantes épreuves et de si longs exils, rentrait au moment où nos armées succombaient sous la réaction européenne que l’empire avait amenée par ses guerres incessantes, et soutenait la France chancelante en lui tendant le sceptre fleurdelisé de Philippe-Auguste, de saint Louis, de Henri IV et de Louis XIV ; cette rencontre solennelle entre les malheurs de la patrie et ceux de l’ancienne royauté française, jetées l’une dans les bras de l’autre après une si longue séparation ; cette restauration impossible la veille, devenue nécessaire le lendemain ; ces princes vieillis sur la terre étrangère, inconnus à la plus grande partie de la jeunesse, qui apprenait en même temps leur existence et leur retour ; le long cortège de souvenirs dont ils marchaient suivis ; les vides sanglants qu’avait laissés dans cette famille la main de la révolution, et la mémoire de ceux qui n’étaient plus, évoquée par la présence de ceux qui restaient encore : il y avait dans cet ensemble de faits une source inépuisable d’impressions profondes qui remuaient vivement les imaginations disposées à se laisser toucher par le spectacle des vicissitudes humaines, et un sujet de graves méditations, de pensées élevées ou d’inspirations sublimes pour les écrivains qui se rattachaient à l’école religieuse et monarchique. Ceux qui, étant encore enfants à cette époque, ont vu, sans préoccupation favorable ou contraire, avec la simplicité et la sincérité de leur âge, ces journées d’effusion, d’ivresse trempée de larmes, et ces joies sur lesquelles descendaient les ombres mélancoliques du passé, en ont conservé un doux et impérissable souvenir. Plus tard, un sentiment de nationalité blessée par l’invasion étrangère a pu mêler dans nos âmes de l’amertume à ce souvenir, mais ce n’est que par réflexion que cette amertume est venue. La France, saignée aux quatre membres par les longues et lointaines guerres de l’empire, et fatiguée de ce despotisme si lourd malgré son vernis de gloire, avait tant souffert, que, dans ces premiers moments, le retour de la paix, sous quelque forme qu’elle se présentât, lui faisait l’effet d’une délivrance ; et l’Europe elle-même, bien plus altérée de repos que de succès, semblait n’être entrée sur notre territoire que pour conquérir cette paix, non moins nécessaire aux peuples coalisés qu’à la France. Ne calomnions pas la génération qui a précédé la nôtre, n’attribuons pas à des motifs bas et honteux, à l’oubli des devoirs du patriotisme, à l’affaiblissement des vertus nationales, les sentiments que cette époque vit éclater. La France n’en pouvait plus de fatigue et d’épuisement ; elle éprouvait, comme un homme hors d’haleine, une sensation de bien-être inexprimable à pouvoir s’arrêter pour respirer et pour étancher le sang de ses blessures. Les populations mises en coupes réglées par la guerre se félicitaient, comme il arrive dans les villes longtemps décimées par la contagion quand le fléau cesse de frapper : les mères, qui s’effrayaient naguère encore de voir grandir leurs fils, se disaient que les enfants qu’elles nourrissaient pourraient vivre. Ajoutez à cela qu’il y avait de secrètes et touchantes harmonies entre ce roi vieilli et valétudinaire qui revenait des terres de l’exil conduit par cette princesse de tant de vertus et de tant de souffrances, la seule de la famille de Louis XVI que le Temple eût rendue vivante, et cette nation épuisée et haletante qui avait besoin d’un régime doux et réparateur. La restauration réunissait donc, au plus haut degré, ce qui fait penser et sentir ; elle remplaçait, par d’autres émotions, les émotions de guerre et de triomphe, sur lesquelles la France était si complètement blasée, que, dans les derniers jours de l’empire, quand le canon des Invalides tonnait pour annoncer les suprêmes succès de l’empereur, on se disait tristement, en se rencontrant dans les rues de Paris : « Hélas ! ce n’est qu’une victoire ! » Songe-t-on aussi à ce que devaient dire aux intelligences et aux cœurs les contrastes du présent avec le passé : la fille de Louis XVI rentrant, au milieu des acclamations d’une population enthousiaste, dans ce palais des Tuileries qu’elle n’avait pas revu depuis la journée du 10 août ; Louis XVIII traversant dans son carrosse royal, suivi de ses gardes du corps, la place du 21 janvier, et les reliques de Louis XVI et de Marie-Antoinette allant, au milieu des gémissements et des larmes, par une froide journée d’hiver, choisie pour cette funèbre restauration, en mémoire d’un lamentable anniversaire, prendre possession de leurs sépulcres dans les caveaux de Saint-Denis ?

Pendant que ce spectacle des choses humaines jetait de graves pensées et de religieuses émotions dans un grand nombre d’âmes, il était, pour un certain nombre d’autres engagées, soit par leurs précédents, soit par leurs doctrines, dans les voies de la révolution, l’objet d’idées et de sentiments contraires. Il y en avait qui voyaient avec peine ce retour imprévu qui leur paraissait un pas rétrograde vers un passé qu’ils croyaient irrévocablement condamné. Il leur semblait que la France venait de reculer jusqu’au delà de 1792, et ces hommages rendus à la royauté vivante, ces réparations funèbres faites à la royauté morte, leur paraissaient des offenses contre la révolution, dont ils avaient gardé les préventions, les passions et les rancunes ; ils s’irritaient de voir tous ses arrêts ainsi cassés par cette éclatante restauration de la famille historique dans laquelle se personnifiait tout ce passé national avec lequel les conducteurs du mouvement révolutionnaire avaient voulu rompre, en faisant dater à nouveau notre histoire de l’année 1792, devenue une muraille infranchissable élevée entre deux Frances, non-seulement étrangères, mais ennemies. Il y avait, pour cette manière de voir et de sentir le grand fait de la restauration, un public restreint mais passionné, qui pouvait se recruter ; car, dans l’école matérialiste ou sceptique en philosophie et révolutionnaire en politique, les écrivains ne manquaient point pour développer ces sentiments et ces idées ; en outre, le personnel des lettres bonapartistes devait cacher, derrière ce rideau commode, les rancunes, les mécontentements et les antipathies que la chute d’un gouvernement favorable à leurs intérêts leur avait laissés contre le gouvernement qui le remplaçait. La liberté que la restauration apportait à la pensée humaine allait ainsi, comme tous les biens de ce monde, se trouver mêlée d’avantages et d’inconvénients : si la vérité pouvait trouver une force dans la presse, l’esprit de parti pouvait y dresser ses embuscades.

Ce qui ajoutait aux chances que les écrivains de l’école matérialiste et révolutionnaire pouvaient avoir de passionner les esprits, c’est qu’à l’improviste, sans préparation aucune, la société nouvelle, sortie de la fournaise de la révolution, allait se trouver en présence des derniers débris de l’émigration, et que, comme la chute du gouvernement impérial et l’avénement du gouvernement nouveau avaient eu lieu à l’occasion d’une situation extérieure, rien, dans la situation intérieure, n’avait préparé les esprits à ce rapprochement qui pouvait devenir un choc. D’un côté, des malheurs inouïs dignes à la fois de compassion et de respect, tous les avantages de la fortune noblement quittés, toutes les épreuves de la misère courageusement souffertes sur la terre étrangère, mais aussi une défiance facile à expliquer pour les idées nouvelles, les besoins nouveaux qui s’étaient fait jour au milieu de tant de déchirements ; de l’autre, une société transformée, sortie de ces crises dont elle ne se croyait point responsable, qui, quelque jugement qu’elle portât d’ailleurs de la révolution, c’est-à-dire des circonstances au milieu desquelles la transformation s’était accomplie, quelque horreur qu’elle eût pour les crimes révolutionnaires, regardait cette transformation comme un fait acquis et définitif.

Si l’on vient à songer que c’était au milieu de ces intérêts divers, de ces esprits d’origine et de provenance contraires, de ces passions du passé, de ces aspirations du présent, que le sceau du silence était levé, et que la parole était rendue à toutes les écoles, à tous les systèmes, à toutes les espérances, comme à tous les regrets, il est facile de comprendre à quelle mêlée d’opinions on allait assister, et quelles tendances contraires, représentées par des camps littéraires profondément opposés, allaient se disputer l’ascendant sur les intelligences.

Parmi les influences hors ligne appelées à avoir une action sur la littérature pendant la restauration, il convient de placer ce que nous appellerions volontiers le bonapartisme poétique. Par un singulier privilége, l’empereur Napoléon, après avoir exercé pendant quinze ans un ascendant souverain sur les faits de son temps, allait exercer sur les imaginations une fascination étrange du sein de son exil. Dans les premiers temps, les plaies étaient si cuisantes, le souvenir des souffrances si récent, et la pesanteur du joug napoléonien si présente à la pensée de ceux qui venaient de le porter, que cette impression ne se produisit pas immédiatement. Mais lorsqu’on s’éloigna un peu du jour de la chute de l’empereur, et que l’on aperçut, de l’autre côté des mers, sur le rocher de Sainte-Hélène, comme sur une sorte de piédestal, la figure de Napoléon inclinée dans ses pensées, cette vision poétique remua profondément les imaginations et devint un aimant irrésistible pour les poëtes. Il y avait tant de sujets d’inspirations dans cette chute qui égalait en profondeur la prodigieuse hauteur de cette fortune, dans cette immobilité absolue succédant à cette incessante activité, dans ce silence solennel montant peu à peu autour de cet homme qui avait fait tant de bruit ; et le lieu même de sa captivité, cette île lointaine, ce ciel nouveau, ces astres inconnus à notre hémisphère cette mer qui, comme une image de sa vie passée, grondait avec ses tempêtes autour du piédestal sur lequel le géant posait, ajoutaient tant de prestiges à cette apparition, qu’une réaction devait se faire peu à peu dans les esprits. De même qu’à la fin de l’empire les souffrances intolérables que l’on endurait avaient rendu la France insensible à la gloire de Napoléon, et que, dans les premiers jours de la restauration, les écrivains et les lecteurs devaient lui refuser jusqu’à la justice, à mesure que le sentiment des souffrances s’éteignit, le souvenir des inconvénients de l’empire allait en s’effaçant, et la France, ce piédestal vivant qui avait plié sous le poids de la statue, pouvait, à l’aide du mirage qui se faisait dans les esprits à la voix des poëtes, être amenée à ne plus voir que l’élévation et l’éclat de la figure monumentale que l’histoire cédait à l’ode, au dithyrambe, à la méditation, à la chanson guerrière, au drame, au panégyrique, à l’épopée. Les écrivains devaient trouver une facile connivence chez le public. La France se mirant dans cette gloire dont elle avait payé les frais avec le plus pur de son sang, et qui au fond était la sienne, se plaisait à cette transfiguration de Bonaparte réel dans un Napoléon idéal, dont les fautes, les torts, les faiblesses, les petitesses (car toutes les grandeurs humaines sont courtes par quelque endroit, comme parle Bossuet), disparaissaient dans l’auréole poétique dont il était environné, et dans ce lointain du temps et de l’espace qui ne laisse voir que les proportions du monument. Cette disposition des esprits pouvait avoir de graves conséquences que les écrivains de l’école opposée aux principes de la restauration ne devaient point laisser échapper. Le bonapartisme poétique, qui, pour les uns n’était qu’une légende et un souvenir, allait être pour d’autres une espérance et un calcul, pour d’autres, enfin, une arme. Il produisait une espèce d’illusion d’optique éminemment propre à tromper les esprits dans l’histoire comme dans la politique. Cette grandeur vaporeuse et indéterminée à la manière d’Ossian, dont les héros plaisaient tant à l’imagination de l’empereur, tendait à tout faire paraître petit, et la prose d’un gouvernement régulier, quelque sage qu’il fût, devait sembler terne et monotone, auprès de la poésie de ce gouvernement exceptionnel et irrégulier dont les proportions, déjà démesurées, s’agrandissaient encore au souffle de l’imagination des poëtes et de i’imagination populaire, qui est aussi poëte à sa manière.

Il faut tenir compte enfin d’une influence dont l’origine était très-respectable et qui favorisait l’avénement et les progrès du bonapartisme poétique. Si la première invasion n’avait guère laissé d’amertume dans les âmes, la seconde, provoquée par ce retour de l’île d’Elbe, qui sera mis par l’histoire au nombre des plus inexcusables torts de Napoléon, qui exposait la France à une catastrophe inévitable pour rejouer une partie définitivement perdue, avait laissé ouverte au cœur de notre pays la plaie toujours saignante de Waterloo. Ce douloureux échec de nos armes, cette humiliation de la patrie, cette fois envahie par des vainqueurs irrités, plutôt que par des peuples bienveillants venant nous demander à main armée la fin de cette redoutable guerre, qui nous épuisait comme eux ; les conditions plus dures faites par la victoire de l’Europe à notre désastre : tout contribuait à jeter dans les intelligences le germe d’un mécontentement qu’il ne s’agissait que de développer pour le tourner en passion nationale. Le bonapartisme poétique pouvait donc devenir, pour la France, comme une consolation de ses derniers revers, puisée dans le souvenir de ses triomphes passés. Il était naturel qu’elle aimât à remonter le cours de cette Iliade qui contenait tant de pages brillantes, et qu’en se voyant si belle sous cette parure de victoires, elle oubliât des souffrances qu’elle n’endurait plus.