Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Mouvement des idées philosophiques

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IV.

Mouvement des idées philosophiques sur la fin de l’empire. – Royer-Collard. – Centre intellectuel. – MM. Guizot, Villemain, Cousin, Jouffroy.


Vers la fin de l’empire il y eut, dans l’enseignement philosophique le plus élevé de l’université, un effort remarquable pour sortir de la philosophie sensualiste. Cet effort doit être noté, non-seulement à cause du rôle important auquel était appelé l’homme éminent qui donna le signal de cette réaction, mais à cause aussi du mouvement philosophique de la restauration, dont l’initiative prise par lui est le point de départ.

L’empereur, en instituant trois cours consacrés aux sciences philosophiques dans la faculté des lettres de Paris, avait nommé, pour remplir une de ces chaires, M. de Laromiguière, continuateur de la philosophie de Locke et de Condillac, modifiée et épurée ainsi qu’on l’a vu ; il désigna pour remplir une autre de ces chaires, celle de l’histoire de la philosophie, M. Royer-Collard. Il n’est pas possible de prononcer le nom de l’homme qui exerça un si grand ascendant sur le mouvement des idées pendant la restauration, sans entrer dans quelques détails et sur l’homme et sur l’école philosophique qu’il inaugura et qui devait, en se développant, acquérir une si haute influence.

M. Royer-Collard appartenait à cette génération qui, déjà arrivée à l’âge d’homme en 89[1], accueillit avec un vif enthousiasme les espérances de progrès et même de régénération dont tous les esprits étaient alors charmés. Il était né d’une famille janséniste et dans un village où l’école de Port-Royal avait traditionnellement conservé son ascendant : de là, sans doute, ce mélange piquant de gravité et d’indépendance, de simplicité de mœurs et de force intellectuelle et cette alliance d’un caractère d’opposition avec une conduite austère dont il est impossible de ne pas être frappé. Il a lui-même signalé cette tendance de son esprit à l’opposition : « On est heureux de trouver établies en soi-même, disait-il un jour[2] à la chambre des députés, les opinions qui semblent destinées à prévaloir ; je n’ai eu ce bonheur à aucune époque de notre longue révolution. » Venu à Paris en 1787, pour être initié aux luttes du barreau sous l’illustre Gerbier, il fut donc dans ces nobles espérances mêlées d’illusions et dans le mouvement d’opposition qui précédèrent 1789, et il pensait, à l’aurore de la révolution, que la prépondérance donnée aux assemblées sur la royauté, l’avénement du tiers qui croyait n’être rien et demandait à être tout, et la reconstitution rationnelle de la société française, pouvaient porter la France au plus haut degré de prospérité, de liberté et de gloire. Les mécomptes arrivèrent pour M. Royer-Collard comme pour tant d’autres. Cependant il fut membre de la commune de Paris depuis le 14 juillet 1789 jusqu’au 10 août 1793, et ne se retira que devant le triomphe de la violence à l’hôtel de ville, c’est-à-dire peu d’heures avant le renversement de l’autorité légale de la royauté. M. Royer-Collard appartenait donc aux opinions constitutionnelles que représentaient Bailly à l’hôtel de ville, la Fayette dans la garde nationale, puis dans l’armée, et que représenta Barnave à l’assemblée dans les derniers temps de la constituante. On voit reparaître encore une fois M. Royer-Collard, peu de temps avant la journée du 31 mai, qui devait déconcerter, en renversant les girondins, le dernier effort du parti modéré pour régler la révolution. Il vint, au nom des sections de Paris, haranguer la convention, pour l’exhorter à se défendre elle-même contre les violences dont elle était menacée. Ce fut la fin de l’intervention de M. Royer-Collard dans les affaires de la révolution ; il ne paraît un moment plus tard dans le conseil des Cinq-Cents, que pour en être exclu comme royaliste après le 18 fructidor. Il n’était pas cependant royaliste à cette époque, il se plaisait plus tard à le redire ; mais il le devint à la suite de ce coup d’État. Le déréglement de la révolution avait fini par choquer cet esprit ami de la règle ; tant de déraison ne pouvait convenir à un partisan de tout ce qui était rationnel, tant de violence à un caractère modéré, ce perpétuel recours à la force à un adorateur de la puissance morale, tant de crimes à un cœur honnête.

Par cette puissance de conception qui lui était propre, il comprit que, pour que le droit fût partout dans la société, il fallait en consacrer le principe et en montrer l’image dans la plus haute sphère sociale, dans celle de la souveraineté, et il conçut, pour la société nouvelle, un droit d’hérédité monarchique emprunté à la société ancienne et personnifié dans une famille à laquelle le temps, cet ouvrier de toutes choses, et une tradition nationale de neuf siècles, avaient donné ce caractère à part qui frappait Benjamin Constant quand, un peu plus tard, il l’appelait d’un nom magnifique, « la famille incontestée ». M. Royer-Collard, qui faisait rationnellement tout ce qu’il faisait, devint donc un royaliste rationnel ; le travail de son intelligence, qui cherchait par quelle porte on pourrait faire rentrer le sentiment de l’inviolable dans cette société où dominait exclusivement la force, pour laquelle il avait tout le mépris de l’idée pour le fait, l’amena à ce théorème d’un droit monarchique ancien, superposé sur une société qu’on organiserait suivant toutes les théories de 89. Quand il en fut là, il se mit en relation avec le roi exilé, qui représentait le principe dont il jugeait l’accession nécessaire pour faire entrer la société française dans le domaine du droit ; quelque chose de plus, il fut son correspondant. Cette correspondance intime, qui roula encore plus sur des idées de gouvernement que sur des faits, commença dans les dernières années du directoire, à une époque où le retour de la monarchie, à force d’être désirable, finit par paraître possible, et elle se prolongea pendant tout le consulat, pour ne s’arrêter qu’à l’empire. Il était arrivé une fois de plus à M. Royer-Collard ce qui lui était déjà arrivé souvent, ce qui devait lui arriver encore pendant sa longue carrière. Le fait avait gagné de vitesse l’idée : pendant qu’il cherchait le droit pour en faire une pierre angulaire de la société, la force, sous sa forme la plus éclatante et la plus glorieuse, s’était présentée pour bâtir sur la pointe d’une épée cette hérédité monarchique à laquelle M. Royer-Collard aurait voulu donner un principe pour fondement. Il se soumit sans résistance, mais sans enthousiasme à l’empire, avec cette défiance qu’il concevait toujours à l’aspect de la violence, et, à partir de ce moment, il cessa sa correspondance avec Louis XVIII. Son esprit abandonna la politique où il ne pouvait réaliser sa théorie, et où il ne voulait pas devenir l’instrument d’une théorie toute-puissante dont l’origine plaisait peu à son intelligence et dont l’avenir lui inspirait des doutes. Il se réfugia dans la science, où il restait maître de sa pensée, et ce furent surtout les sciences exactes qui occupèrent ses veilles. De là, sans doute, ces formules d’une précision géométrique dans lesquelles il jetait ses idées comme dans un moule. Ce fut dans cette studieuse retraite que le choix de Napoléon, averti par la renommée de ce penseur solitaire, autour duquel les esprits d’élite commençaient à se grouper, alla le chercher pour l’appeler à une chaire de philosophie dans l’université qu’il fondait.

M. Royer-Collard n’avait point fait, jusque-là, de travaux spéciaux sur les sciences philosophiques ; mais son esprit pénétrant et porté aux méditations transcendantes s’était naturellement arrêté sur les questions fondamentales : l’homme, sa nature, son origine, son but, sa manière et sa raison d’être ; l’âme de sa doctrine philosophique comme de sa doctrine politique, était un spiritualisme rationaliste. Il rencontra dans ses lectures un écrivain étranger qui lui présenta l’idéal de sa propre philosophie : c’était Thomas Reid[3], ce chef de l’école écossaise, alors inconnu en France, quoiqu’une traduction de son premier ouvrage eût paru en 1768, traduction plutôt encore ignorée qu’oubliée. La méthode à l’aide de laquelle Reid avait renversé les systèmes de Locke et de Hume, frappa M. Royer-Collard par ce qu’elle a de profondément sensé et de logiquement applicable à la théorie de Condillac. Cette idée de transférer dans le domaine de la philosophie la méthode d’observation, à laquelle on devait la découverte de tant de vérités dans le domaine des sciences naturelles, et d’abandonner l’esprit de système, cette source inépuisable d’erreurs, allait devenir la règle de son enseignement.

Appelé, en 1811, à professer l’histoire de la philosophie moderne à la faculté des lettres de l’académie de Paris, M. Royer-Collard ouvrit son cours le 4 décembre de la même année. Il remplit ces fonctions de 1811 à 1813, c’est-à-dire pendant deux ans ; au mois de décembre 1813, il avait repris ses leçons, mais la chute de l’empire et l’avénement de la restauration l’interrompirent, de sorte qu’il n’acheva point l’année scolaire, et descendit de sa chaire où il ne reparut plus. L’enseignement de M. Royer-Collard ne dura donc en tout que deux ans et demi. Ce temps lui suffit pour exercer une action puissante sur le mouvement des idées philosophiques. L’objet même de son enseignement, l’histoire de la philosophie moderne, l’invitait à un examen critique des différents systèmes présentés par les philosophes les plus éminents des deux derniers siècles et, fidèle en cela encore à l’exemple donné par le chef de l’école écossaise, il concentra toute la puissance de cet enseignement et toute la force de son esprit sur une seule question, l’origine de nos idées, qui touche, à vrai dire, à tous les problèmes, car elle nous conduit à examiner à la fois ce qui est en nous et ce qui est hors de nous, c’est-à-dire tout l’homme et tout ce qui n’est pas l’homme, la création aussi bien que Dieu. Il avait en outre l’avantage de rencontrer, sur le terrain de ce problème, tous les grands esprits des époques précédentes, Descartes, Malebranche, Locke, Berkeley, Leibnitz, et enfin Condillac, qui l’ont expliqué à leur manière. Son cours réunissait ainsi l’intérêt de la critique à l’intérêt de l’histoire, et il n’est pas étonnant qu’il ait trouvé dans ce sujet un aliment suffisant pour un enseignement de deux ans et demi. Il est seulement à regretter qu’il n’ait pas tenu assez compte de l’observation fondamentale de M. de Bonald sur la révélation du langage, devenu une des origines les plus fécondes de nos idées.

M. Royer-Collard se contenta, la première année, de lire à son auditoire des fragments de la traduction réduite et condensée à l’aide de laquelle il avait fait passer la philosophie de Reid dans notre langue ; seulement, il tournait, par des commentaires vifs et pressants, contre Condillac, le dominateur de nos écoles, les armes aiguisées par la philosophie écossaise contre Locke et Hume, dont l’influence était prépondérante en Angleterre. Le professeur s’affermissait dans ses études philosophiques par cet enseignement préliminaire, dans lequel il racontait les idées de Reid plutôt encore qu’il n’affirmait les siennes, et il se préparait ainsi à élever son vol plus haut dans le cours de l’année suivante.

Dans cette seconde année, en effet, son cours fut moins historique que dogmatique ; plus sûr de sa méthode, plus maître de son sujet, il ne craignit pas de marcher sans le secours de son guide, et il présenta une analyse plus précise et plus complète du grand fait de la perception et des notions environnantes, dégagé et distingué de la sensation avec laquelle l’école de Condillac, comme celle de Locke, l’avait confondu. Par cette distinction, M. Royer-Collard adoptait et motivait la belle variante que Leibnitz avait ajoutée au système de Locke, et qui renversait ce système : Non, tout ce qui est dans l’intelligence ne vient pas des sens, car l’intelligence n’en vient pas. C’est avec d’autres mots la même pensée que celle de saint Thomas d’Aquin, sur l’intellect agissant[4] qui, à l’aide d’une force dont il a été doué par Dieu, forme des idées générales qui ne sont pas contenues dans les sensations. La perception succédant à la sensation et précédant le jugement, est une opération de cette intelligence qui, selon Leibnitz, n’est pas contenue dans la sensation, et de l’intellect agissant des scolastiques. Après avoir ainsi, dans la première année, initié ses auditeurs à la doctrine de Reid, avoir analysé lui-même, dans ta seconde année, devant eux, le grand fait de la perception, M. Royer-Collard, au commencement de sa troisième année, fit comparaître, devant un public devenu juge compétent dans cette matière si religieusement étudiée, toutes les opinions des philosophes modernes sur cette question, à partir de Descartes jusqu’à Condillac. La méthode philosophique qui devait prévaloir dans les temps qui suivirent se trouvait ainsi créée : d’abord l’observation attentive des faits pris en eux-mêmes, ensuite et subsidiairement la confrontation des opinions antérieurement émises avec cette observation, c’est-à-dire le contrôle continuel de la théorie par la pratique.

Le sujet qu’avait choisi M. Royer-Collard était éminemment propre à l’application de cette méthode d’observation. Lorsque nos sens s’ouvrent sur le monde extérieur, une révélation de ce monde se produit dans notre esprit, l’opération intellectuelle de la perception s’accomplit ; c’est elle qui nous donne la connaissance du monde extérieur. « Il y a deux recherches à faire dans l’étude du fait de la perception, dit M. Jouffroy en analysant la doctrine de M. Royer-Collard, celle des notions qui nous sont données dans ce fait, et celle des facultés et des procédés intérieurs par lesquels elles nous sont données. La connaissance du monde extérieur est un fait qui se produit en nous : ce fait s’y reproduit toutes les fois que nos sens nous mettent en communication avec le dehors ; il demeure en dépôt dans notre mémoire, alors même que cette communication est en partie suspendue, car elle ne peut jamais l’être entièrement. Or, nous avons le pouvoir d’observer ce qui est dans notre esprit ; la connaissance que nous avons du monde extérieur est donc un fait observable. Pour savoir ce qu’il contient, il faut y appliquer notre réflexion et l’analyser, c’est-à-dire démêler toutes les notions particulières qui la composent, et non-seulement les séparer, mais constater le caractère propre de chacune de ces notions et les rapports qu’elle contient avec toutes les autres. Cette analyse sera parfaite, si elle ne laisse échapper aucun des éléments réels du fait total, et si elle n’en introduit aucun qui n’y soit pas renfermé. Cette analyse faite, il reste à rechercher par quels différents pouvoirs de l’esprit ces notions nous sont données. Comment y parvenir ? Encore par l’analyse et l’observation. Si elles nous sont données, elles nous sont données par certains procédés et selon certaines lois. Ces procédés doivent se répéter et ces lois s’appliquer, toutes les fois qu’elles nous sont données. Ces procédés et ces lois sont donc des faits. Ces faits se passent nécessairement en nous, ou dans nos organes, ou entre nos organes et les corps qui nous sont révélés. Les premiers sont du ressort de l’observation intérieure ; les seconds, de l’observation physiologique ; les troisièmes, de l’observation extérieure proprement dite. C’est donc encore à l’observation à le chercher, à l’analyser, à le démêler en nous, hors de nous, et sur le chemin du dedans au dehors ; car on ne devine pas les procédés de la nature, on les observe. Aussi loin que l’analyse et l’observation pourront reconnaître ces procédés, aussi loin seront reconnues les lois psychologiques, physiologiques et physiques de la perception ; et aussi loin, en même temps, nous aurons pénétré dans la recherche de l’origine de ces notions. Tout ce que l’analyse et l’observation n’auront pu découvrir, ou qui n’aura pu être rigoureusement induit de ce qu’elles auront découvert, demeurera un mystère, un mystère comme en rencontrent, aux limites de toutes leurs recherches, toutes les sciences d’observation. On voit que la méthode a ici une double application, parce qu’il y a deux faits dans le fait de la perception, la connaissance et la manière dont elle nous est donnée. Elle est la même dans cette double application observation fidèle, analyse exacte, voilà ce qui la constitue. Elle n’a rien de spécial au fait de la perception, elle s’appliquerait de la même manière à tout autre fait de l’esprit humain. Elle est donc un instrument propre à toute recherche psychologique. Voici maintenant la conséquence de cette méthode dans la critique historique. L’idée qu’un philosophe s’est formée du fait de la perception est vraie, si elle représente exactement les éléments réels de ce fait ; fausse, si elle ne les représente pas exactement. Comment juger si une théorie philosophique de la perception est vraie ou fausse, en quoi elle est vraie ou fausse ? En la confrontant avec le fait lui-même exactement analysé. Ainsi, la critique des théories sur la perception présuppose la connaissance et l’analyse préalable du fait de la perception, et il en sera de même de toute critique, de toute théorie philosophique, puisque toute théorie philosophique se rapporte à un fait de la nature morale et intellectuelle. Il s’ensuit que l’histoire de la philosophie a pour base et pour antécédent nécessaire la psychologie. Mais de combien de manières une théorie philosophique de la perception peut-elle être fausse ? D’autant de manières qu’elle peut être inexacte, et elle ne peut l’être que de deux : ou elle a omis quelques-uns des éléments réels du fait, ou elle a introduit dans ce fait un élément qui n’y est pas. Dans le premier cas, le fait est altéré par soustraction ; dans le second, par addition ; dans l’un et l’autre, la science est infidèle, et les conséquences de cette infidélité doivent apparaître dans les opinions professées par cette théorie sur la chose elle-même qu’elle a prétendu expliquer, car le nombre des éléments ayant augmenté ou diminué, il est impossible que le fait se retrouve dans la théorie tel qu’il est dans la nature. Telle est la méthode que M. Royer-Collard appliqua à la méthode historique des systèmes sur la perception, et l’on voit qu’elle est générale comme sa méthode scientifique, et qu’elle s’étend à toute critique comme celle-là à toute recherche philosophique[5]. »

Armé de cette double méthode, M. Royer-Collard entreprit d’accomplir la double mission qu’il s’était donnée : consulter l’observation sur l’origine de nos idées, confronter les théories de la philosophie moderne avec les résultats de cette observation assidue, aidée par une sévère analyse. Aucune des théories de la philosophie moderne ne résista à cette redoutable enquête. À partir de l’illustre Descartes, l’aïeul involontaire du scepticisme moderne, jusqu’à Condillac, qui poussa jusqu’à l’absurde la logique d’un système erroné, tous furent convaincus d’avoir altéré, soit par addition, soit par soustraction, le fait de la perception. Chaque opération des sens, d’après l’analyse de M. Royer-Collard, contient une sensation, une perception, un jugement. Vous touchez un corps dur, vous éprouvez la sensation du contact, vous avez à l’occasion de cette sensation la perception de la solidité et de l’étendue existant en dehors de vous : vous jugez qu’il y a un extérieur. Comment cela se fait-il ? Le savant professeur ne vous le dira pas ; il l’ignore, et il a le courage de dire hautement qu’il l’ignore. « Comment la sensation de la dureté, sensation qui est en vous, vous suggère-t-elle la connaissance de l’étendue et de la solidité qui sont hors de vous, qui existaient avant la sensation, et qui continueront à exister après qu’elle sera évanouie ? Nous l’ignorons. »

Nous l’ignorons, nouvelle et belle parole en philosophie, parole qui suffirait pour établir une ligne de démarcation infranchissable entre la doctrine de M. Royer-Collard et les doctrines du dix-huitième siècle. Il rend la philosophie modeste, il la rend respectueuse. Savoir quand on peut et ce qu’on peut, savoir ignorer ce qu’on ne sait pas, et croire à l’évidence sans se l’expliquer : telle est la maxime qui domine ses études. Il observe avec une scrupuleuse attention, il analyse avec cette pénétration d’esprit qu’il portait dans tous les sujets, et puis, quand il vient se heurter contre ceux de ces mystères que Dieu a posés comme des bornes dans la science philosophique et dans les sciences physiques, devant notre intelligence si faible et si courte, sans doute pour nous rappeler l’imperfection de notre nature, et nous apprendre à respecter ces autres mystères, qui sont les pierres angulaires de la vérité révélée, il s’arrête en disant franchement « J’ignore. » À ce point de vue, la philosophie de M. Royer-Collard a quelque chose de profondément conforme au christianisme, parce qu’elle admet qu’il y a des vérités essentielles, qu’on croit invinciblement sans pouvoir les établir par le raisonnement.

Cette haute vérité est l’âme même de sa doctrine. Ce n’est pas une fois seulement qu’elle est exprimée, elle revient sans cesse, et toutes les fois qu’il arrive à une de ces frontières de l’esprit humain, auxquelles les sages s’arrêtent avec respect et que les téméraires entreprennent en vain de franchir. « La loi de la pensée, dit-il excellemment[6], qui fait sortir le moi de la conscience de ses actes, est la même qui, par le ministère et l’artifice de l’induction, fait sortir la substance matérielle de la perception de ses qualités. Aucune loi ne lui est antérieure ; elle agit dans la première opération de l’entendement : par elle seule naissent toutes les existences. L’analyse s’y arrête comme à une loi primitive de la croyance humaine. Si nous étions capables de remonter plus haut, nous verrions les choses en elles-mêmes, nous saurions tout. Quand on se révolte contre les faits primitifs, on méconnaît également la constitution de notre intelligence et le but de la philosophie. Expliquer un fait, est-ce donc autre chose que le dériver d’un autre fait ? et ce genre d’explication, s’il doit s’arrêter quelque part, ne suppose-t-il pas des faits inexplicables ? n’y aspire-t-il pas nécessairement ? La science de l’esprit humain aura été portée au plus haut degré de perfection qu’elle puisse atteindre, elle sera complète, quand elle saura dériver l’ignorance de sa source la plus élevée. » La même pensée revient quand M. Royer-Collard, après avoir étudié profondément l’origine de la notion de la durée, arrive à se demander, grave et insoluble problème, comment, à l’occasion de notre propre durée, nous concevons une durée nécessaire et illimitée, théâtre éternel de toutes les existences et de toutes les successions contingentes ; et comment, loin de nous borner à la concevoir, nous sommes invinciblement persuadés de sa réalité. « Non-seulement je dure, dit-il, mais il me semble que tout dure autour de moi ; je crois à votre durée, comme à la mienne, et je crois à une durée antérieure et postérieure à ma durée comme à la vôtre : voilà un fait aussi certain qu’aucun autre dans l’histoire naturelle de l’esprit humain. Cependant je n’ai pas l’intuition immédiate de votre durée, et je n’ai pas davantage l’intuition immédiate de la durée qui a précédé la mienne, ni de celle qui la suivra. D’un autre côté, ni votre durée ni aucune autre ne se déduisent de la mienne ; elles n’y sont pas, et aucun procédé de raisonnement ne peut les en extraire. Comment est-ce donc que je passe d’une durée locale à une durée universelle, d’une durée contingente à une durée nécessaire, d’une durée limitée à une durée illimitée ? Quant à moi, je l’ignore ; ma tâche est d’exposer le fait, non de l’expliquer. Le procédé par lequel je connais cette durée, je l’appelle induction ; mais ce nom n’est pas la cause, il n’exprime que le fait. Il n’y a point de génération, il n’y a point de déduction ; il n’y a que succession dans l’ordre des connaissances. Et il en est de même de la substance et de la causalité. La saine philosophie s’arrête là ; elle consiste à ignorer ce qu’elle ne peut savoir ; elle est précisément cette ignorance savante dont parle Pascal, cette ignorance qui se connaît, et à laquelle il faut arriver quand on est sorti de l’ignorance naturelle, sous peine, dit-il, de faire les entendus et de juger de tout plus mal que tous les autres[7]. »

Si la philosophie avait toujours eu dans le passé cette modestie et cette réserve, si, après M. Royer-Collard, elle avait toujours conservé ce caractère, que d’écueils auraient été évités ! Elle aurait été un hommage de l’homme étudiant avec une respectueuse admiration les lois intellectuelles posées par le Créateur, et ne s’étonnant point de rencontrer dans cette étude l’incompréhensible, qui témoigne seulement combien la compréhension humaine est bornée. Malheureusement les études philosophiques, ceci n’est pas une raison pour les proscrire, mais pour les régler, jettent fréquemment les meilleurs esprits dans une espèce d’ivresse qui rappelle l’état de nos premiers parents, lorsqu’ils eurent mangé le fruit de cet arbre de la science du bien et du mal qui leur avait été interdit. L’orgueil de la pensée, qui est le plus dangereux de tous les orgueils, s’attaque aux plus hautes intelligences ; la soif de tout comprendre et de tout expliquer amène les hommes à vouloir tout ramener au système qu’ils ont imaginé, pour se rendre raison de toute chose, trop heureux encore quand, leur cœur demeurant innocent des erreurs de leur esprit, ils restent soumis à la religion, cette loi des lois, même au prix d’une inconséquence philosophique. Ce fut, on le sait, la destinée de Descartes, auquel M. Royer-Collard remonte, avec tant de raison, comme au premier anneau de cette chaîne philosophique qui vient aboutir à Condillac. Descartes, cette grande et audacieuse intelligence, avait fait une chose téméraire et dont les conséquences devaient aller plus loin que toutes ses prévisions, d’abord en philosophie, et plus tard en politique. Il avait entrepris de démolir tout l’édifice de nos connaissances et de le reconstruire par la seule force de sa pensée et sur sa seule pensée « Je pense ; donc j’existe. » D’où l’on pouvait conclure deux choses : la première c’est que, jusqu’à Descartes, l’humanité avait admis, sans motif suffisant, les vérités les plus essentielles, ce qui mettait en suspicion devant lui-même l’esprit humain, accusé d’avoir été si léger à croire, et le disposait au scepticisme et à l’incrédulité ; la seconde, c’est que chaque homme devait commencer par faire table rase de toutes ses croyances, de toutes ses idées reçues, et ne croire que ce qu’il s’était démontré à lui-même : dangereuse épreuve et nouvelle source de scepticisme, car là où le démolisseur a détruit, l’architecte ne parvient pas toujours à reconstruire, et il pouvait, il devait arriver que plusieurs des successeurs de Descartes, renouvelant l’épreuve après lui, ne seraient pas plus satisfaits de la base proposée par lui, qu’il ne l’avait été des motifs de certitude dont s’étaient contentés ses devanciers. Cela devait arriver par une raison que M. Royer-Collard indique : Descartes n’avait pas aperçu que son raisonnement n’était point, au fond, un raisonnement. En effet en disant, « Je pense », il affirmait son existence avant d’affirmer sa pensée, puisqu’il commençait par poser en fait sa personne, Je ; c’était donc de son existence qu’il déduisait son existence. Mais il y avait quelque chose de plus : en ne demandant, comme Archimède, qu’un point pour reconstruire l’édifice des certitudes détruites, en se bornant à découvrir une chose qui soit certaine et indubitable, pour servir de base à tout le reste, minimum quid quod sit certum et inconscussum, et en prenant, pour cette chose seule certaine et indubitable, la conscience qu’il avait de sa pensée, il ne vit pas qu’il rompait toutes ses communications avec le monde extérieur et qu’il se mettait dans l’impossibilité de se démontrer à lui-même l’existence de ce monde, car la conscience ne nous rend témoignage que des opérations intérieures de notre esprit.

S’il ne le vit pas, d’autres le virent. Malebranche chercha à franchir, à l’aide de la révélation, l’abîme creusé par Descartes, et il déclara qu’il n’y avait qu’une raison de croire à l’existence des corps : c’est qu’elle avait été révélée. Berkeley alla plus loin ; il tira du principe de Descartes sa véritable conséquence, en déclarant que la matière était un raffinement philosophique, et nia son existence, non-seulement comme dénuée de preuves, mais comme impossible. Un peu auparavant, Locke, dont Berkeley ne fut que le disciple conséquent, avait entrepris de franchir à son tour l’abîme, en proposant de considérer comme conformes aux objets les idées simples, mais en avouant que cette conformité n’est que probable ; puis il ajoutait : « Que si, après tout cela, il se trouve quelqu’un qui veuille mettre en question l’existence de toutes choses, il doit considérer que nous avons une assurance telle, qu’elle suffit pour nous conduire dans la recherche du bien et dans la fuite du mal que les choses extérieures nous causent ; à quoi se réduit tout l’intérêt que nous avons à les connaître. » Le scepticisme grandit, mais il n’est pas arrivé à ses dernières conséquences. Locke va le pousser aussi loin, à l’égard des esprits, que Malebranche l’a poussé à l’égard des corps. Selon ce philosophe anglais, « nous ne pouvons pas plus connaître qu’il y ait des esprits finis réellement existants, par les idées que nous avons nous-mêmes de ces sortes d’êtres, qu’un homme ne peut venir à connaître, par les idées qu’il a des fées et des centaures, qu’il y a des choses actuellement existantes qui répondent à ces idées. » Sur quel genre de preuves Locke nous proposera-t-il donc de croire à l’existence des esprits finis, c’est-à-dire de croire à l’existence de nos semblables ? Sur la révélation. Ainsi, Malebranche ne voit qu’un motif de croire à l’existence de la matière : la révélation ; Locke, qu’un motif de croire à l’existence des esprits : la révélation. Mais qui ne comprend que la certitude de la révélation, attestée par des hommes dont l’existence est problématique selon Locke, et contenue dans des livres dont la réalité est ébranlée par le doute que jette Malebranche sur l’existence de la matière, va tout à l’heure devenir impuissante à dominer les intelligences saturées de scepticisme, et qui se sont préparées à douter de l’évidence en doutant à la fois de la matière et de l’esprit ? La voie est frayée, le terrain est préparé, et l’on voit paraître Hume, le père du scepticisme moderne et du néant universel.

Condillac, qui exerça une si grande influence sur la philosophie française au dix-huitième siècle, devait attirer et attire, en effet, une attention spéciale de la part de M. Royer-Collard dans cette grande revue des philosophes modernes. Il démontre, par une étude attentive de ses divers écrits, que ce philosophe, plein de contradictions, est tantôt opposé au système des idées considérées comme des images émanées des corps, car il dit : « Les idées sont, comme les sensations, des manières d’être de l’âme ; » tantôt idéaliste, car il écrit ailleurs : « Ce sont les sensations qui nous représentent les corps ; les sensations, considérées comme représentant les corps, se nomment idées, mot qui, dans son origine, n’a signifié que ce que nous entendons par image ; » que tantôt il est égoïste, c’est-à-dire, en langue philosophique, qu’il ne croit pouvoir affirmer que sa propre existence parce qu’il la sent, sans pouvoir affirmer celle de l’univers, « où rien n’est visible pour nous, » selon lui, car il a écrit tout un chapitre sous ce titre caractéristique : De l’incertitude du jugement que nous portons sur l’existence des qualités sensibles ; tantôt il tombe dans le nihilisme de Hume — car il a écrit cette phrase qui détruit la substance et anéantit l’être : « Le moi de la statue n’est que la collection des sensations qu’elle éprouve, et de celles que la mémoire lui rappelle ; » et ailleurs cette autre phrase : « Qu’est-ce qu’un corps ? C’est cette collection de qualités que vous touchez, voyez, quand l’objet est présent ; et quand l’objet est absent, c’est le souvenir des qualités que vous avez touchées et vues. » Or comme, selon Condillac, les qualités des corps ne sont que des sensations, si le moi n’est qu’une collection de sensations, le monde physique et le monde intellectuel s’évanouissent à la fois, et la sensation qui, séparée de l’être, est un néant elle-même, surnage seule sur les abîmes sans fonds et sans rives du néant.

Ce n’est pas sans raison qu’après avoir poussé jusqu’à l’absurde les conséquences logiques du système de Condillac, et avoir achevé cette revue des éléments divers qui vinrent exciter, entretenir et développer la grande maladie du scepticisme, M. Royer-Collard s’écrie, avec une éloquente tristesse : « Voilà où conduit l’esprit de système. Ah ! que l’orgueil est peu fait pour l’homme ! Que l’histoire des opinions philosophiques est fatigante, et que ce tableau de l’esprit humain est humiliant[8] ! » Aussi triste qu’humiliant, en effet, pour ceux qui oublient que, là où la philosophie s’arrête avec ses problèmes, la théologie commence avec ses axiomes : si un éloquent sermonnaire put dire en face du cercueil du plus grand des rois : « Dieu seul est grand, mes frères ! » l’historien de la philosophie peut, à plus juste titre encore, s’écrier, après avoir raconté les erreurs surprenantes des plus savants philosophes, que la science, comme la grandeur, n’appartient qu’à Dieu. C’est pour cela même que l’histoire de la philosophie n’est pas une étude stérile. « Il n’en est point de plus instructive et de plus utile, dit M. Royer-Collard ; car on y apprend à se désabuser des philosophes, et l’on y désapprend la fausse science de leurs systèmes[9]. »

C’est par ces graves enseignements que, vers les dernières années de l’empire, M. Royer-Collard ramenait dans la philosophie deux hôtes trop oubliés par elle, le sentiment de la faiblesse de l’esprit humain, et le sens commun. Aux intelligences fourvoyées à la suite de tant de systèmes, il enseignait le culte de l’évidence, cette raison suprême dont on ne se rend pas raison et qui, au lieu de se proposer à l’esprit, s’impose. Il reconnaissait ainsi les grandes lois de l’intelligence, qui règlent tout et qui n’ont pas de règles, qui expliquent tout et que rien n’explique, les mystères de l’esprit humain, si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’on ne saurait rejeter sans tomber dans le chaos ; et il démontrait que, si l’on voulait ébranler l’autorité d’une seule de ces sources de connaissances, la perception externe, la conscience, la mémoire, la perception morale, la raison, on les ébranlait toutes, et l’on tombait dans le scepticisme, ce fléau des âmes, qui est aussi le fléau des sociétés. En effet, comme le fait observer M. Royer-Collard, il y a des erreurs philosophiques dangereuses, comme il y en a d’innocentes. Ainsi on ne s’accoutume guère à mettre en question les faits les plus évidents, sans se persuader qu’il n’y a rien dans les faits, comme dans les idées, qui ne puisse être remis en doute. Il n’est pas aisé de faire au scepticisme sa part ; dès qu’il entre dans l’entendement, il l’envahit tout entier. Quand toutes les existences sont en problème, quelle autorité reste-t-il aux rapports qui les unissent ? C’est cependant de ces rapports que dérivent toutes les lois de la société, tous les droits et tous les devoirs qui constituent la morale publique et privée. Quand la certitude disparaît, elle entraîne donc avec elle le respect du droit, qui n’est plus qu’une hypothèse, et le sentiment du devoir, qui n’est plus qu’un préjugé. La soif des jouissances physiques, une aspiration égoïste vers le bien-être, l’idolâtrie du moi, si haïssable selon Pascal, voilà quelles sont les tendances naturelles d’une société où le scepticisme, professé dans les plus hautes sphères intellectuelles, finit par être pratiqué dans toutes, sous la forme du sensualisme, son résultat naturel. Le bonheur, la puissance, la dignité, quelquefois l’indépendance et l’existence même des nations, sont donc intéressés dans les erreurs qui prévalent tour à tour sous le nom de philosophie, quoique ces erreurs paraissent purement spéculatives ; car la philosophie régnante n’affecte pas seulement l’esprit des savants qui en font profession, elle a, de proche en proche, par la contagion de l’exemple, une influence considérable, quoique indirecte et éloignée, sur les idées des classes élevées, et sur la conduite des individus et du peuple tout entier ; et les mœurs, le gouvernement civil, les lois, finissent par porter la trace de cette doctrine, semblable à ces liqueurs subtiles qui pénètrent la substance du vase où elles sont contenues.

La philosophie s’épurait donc dans les derniers temps de l’empire ; elle allait du sensualisme et du scepticisme à un spiritualisme rationaliste qui prenait pour guide le sens commun et qui affirmait les évidences naturelles. Les nombreux esprits que la grande réaction philosophique et religieuse conduite par Chateaubriand, Joseph de Maistre et Bonald, n’avait pas atteints au commencement du siècle, se trouvaient saisis par cette philosophie de M. Royer-Collard, dont le point de départ était placé plus près de l’homme, et en particulier moins loin des intelligences qu’il fallait faire sortir du sensualisme. Sans doute cette philosophie avait ses côtés faibles et ses lacunes ; on pouvait regretter, nous l’avons dit, que M. Royer-Collard, après avoir fait justice de tant de suppositions gratuites, prises par les philosophes comme bases de leurs systèmes, eût maintenu cette supposition non moins gratuite d’après laquelle l’homme, isolé de tout secours, tirerait par sa propre force toutes ses idées de l’exercice de ses facultés, tandis que tant d’idées lui sont communiquées en même temps que le langage et par le langage, cet instrument intellectuel qui est en même temps une révélation traditionnelle. Mais, quand on compare cette philosophie au sensualisme de Condillac, il est impossible de ne pas reconnaître que M. Royer-Collard faisait faire un grand pas aux intelligences, et qu’il rendait un service signalé à la société française en relevant le niveau des âmes.

L’enseignement de M. Royer-Collard n’attira point la foule : les préoccupations, nous l’avons dit, étaient ailleurs ; mais il attira un auditoire d’élite, des élèves destinés à devenir des maîtres, et qui se montraient passionnés pour un tel professeur. Au pied de cette chaire se tenaient deux jeunes hommes alors inconnus du public, mais dont M. Royer-Collard avait pressenti le talent destiné à jouer un si grand rôle dans les luttes philosophiques de la restauration : c’étaient MM. Cousin et Jouffroy.

M. Guizot, uni à M. Royer-Collard par les liens d’une étroite et respectueuse amitié, et M. Villemain, esprit de la même famille que M. de Fontanes, auquel il devait être supérieur par l’étendue de l’érudition et la pénétration de l’esprit, étaient déjà maîtres à une époque de la vie où l’on est encore élève.

M. Royer-Collard, on s’en souvient, avait vu venir le pouvoir impérial avec défiance ; M. Guizot, quand il fut nommé par M. de Fontanes professeur d’histoire moderne, montra la même disposition d’esprit. Il était d’usage, lorsqu’un nouveau professeur montait en chaire que, dans son discours d’inauguration, il plaçât l’éloge de l’empereur : c’était une manière de prêter foi et hommage au chef de l’empire. M. de Fontanes avertit M. Guizot de cet usage, et lui apprit en outre que, la veille du jour où le discours devait être prononcé, on en plaçait une copie sur le bureau de l’empereur, qui souvent en prenait lecture ; nouveau motif pour ne pas omettre la phrase à sa louange. « Je ne la ferai pas, répondit le jeune professeur ; reprenez la chaire que vous m’avez donnée. Je n’aime pas l’empereur, je ne le louerai pas. »

M. de Fontanes répondit : — « Vous allez me susciter de nouveaux embarras ; » mais il n’insista plus. Le discours fut déposé sans phrase élogieuse. Fut-il lu par le maître ? Nul ne le sait ; mais toujours est-il que M. Guizot, après l’avoir prononcé, demeura professeur et put continuer son cours d’histoire moderne, devant un auditoire peu nombreux, il est vrai, car les jeunes gens qui suivaient les leçons d’un enseignement supérieur, à leur sortie des classes, étaient bien rares dans cette époque où l’on était plus occupé à tailler sur les champs de bataille de la besogne à l’histoire qu’à l’étudier ou à récrire.

Pendant que M. Guizot manifestait cet esprit d’indépendance, M. Villemain se laissait aller à des tendances analogues, qui alarmaient quelquefois M. de Fontanes. Accueilli avec beaucoup de bonté par un aide de camp de l’empereur, M. de Narbonne, qui avait d’excellentes raisons pour aimer les gens d’esprit, M. Villemain recevait souvent de lui la mission de traduire pour Napoléon quelques-unes de ces grandes séances du parlement anglais où Canning commençait sa réputation d’orateur ; le jeune professeur allait ainsi faire sa classe en emportant furtivement, sous son habit, les journaux anglais, dont un seul exemplaire arrivait à Paris. C’était tout un nouveau monde qui s’ouvrait devant cet esprit vif et curieux ; ce mouvement, cette vie des affaires publiques faites au grand jour, ces luttes oratoires séduisaient, enivraient la jeune intelligence qui se penchait avec un sentiment d’envie vers le théâtre où ce drame émouvant se déroulait, comme un homme enfermé dans une tour silencieuse se penche, par une croisée, vers la grande ville dont les mille bruits et les frémissements lointains montent jusqu’à lui. Au sortir de ces lectures, M. Villemain laissa plus d’une fois entrevoir dans d’intimes conversations avec le grand maître de l’université, déjà inquiet de l’avenir, en présence de l’empire à son déclin, ses prédilections mêlées d’espérances pour un gouvernement parlementaire qui introduirait en France ce régime de libre débat. M. de Fontanes, arrivé à l’âge où l’on a plus de souvenirs que d’espérances, grondait alors doucement son élève chéri : « Allons, lui dit-il un jour, vous vous gâterez le goût avec toutes ces lectures. Que feriez-vous sous un gouvernement représentatif ? Bédoch vous passerait. » Bédoch[10], c’était l’utile, le positif, quelque chose comme la commission du budget ; M. Villemain, c’était l’agréable, le brillant, l’esprit dans ce qu’il a de plus fin et de plus élevé, mais qui, par cette élévation et cette finesse même, n’est pas d’un usage aussi courant sous le gouvernement représentatif que l’esprit des affaires. Bédoch, c’était la prose de l’intelligence ; M. Villemain en était la poésie.

Ce qu’il y a de remarquable, c’est que l’éloignement qu’on témoignait pour l’empereur, dans le petit centre intellectuel dont nous avons essayé d’indiquer les tendances, ne tenait pas à l’esprit de parti : l’idée rendait à l’épée les sentiments que l’épée avait pour elle. En général, les conquérants n’aiment point les idéologues, selon un mot bien connu, et ils comprennent, sous cette dénomination, à peu près tous ceux qui se livrent aux travaux de la pensée ; il est dès lors assez naturel que les idéologues n’aiment pas les conquérants. C’est la querelle des deux puissances, la puissance de l’esprit et celle du glaive ; or, l’empereur dont le sens était si droit, quand il n’était point faussé par une passion, avouait lui-même, dans ses heures d’épanchement, qu’à la fin la victoire demeure toujours à la première. — « Fontanes, disait-il un jour au grand maître de l’Université, savez-vous ce que j’admire le plus dans le monde ? C’est l’impuissance de la force pour organiser quelque chose. Il n’y a que deux puissances dans le monde, le sabre et l’esprit. J’entends par l’esprit les institutions civiles et religieuses. — À la longue, le sabre est toujours battu par l’esprit. » La philosophie, l’histoire, la littérature, qui ont la prétention de tenir par quelques liens à l’esprit, se trouvaient par là même assez mal disposées pour le sabre. C’est ainsi que l’on vit se former, sur la fin de l’empire, dans un coin de l’Université, un petit foyer de philosophie spiritualiste, de caractères indépendants, qui se relient dans une certaine mesure, au mouvement d’idées dont on trouve la trace dans les ouvrages de madame de Staël. Au fond, l’origine est la même ; c’est la date de 89 un peu effacée par tant de déceptions et d’épreuves, avec plus d’expérience, et par conséquent des espérances moins ambitieuses, mais avec une activité studieuse et une indépendance contenue qui se détachent sur l’indifférence générale comme la lumière sur l’ombre, avec des aspirations moins raisonnées qu’instinctives vers un autre idéal que celui de l’empire dont le pouvoir absolu laissait si peu d’horizon à la pensée, et avec une si grande lassitude du despotisme, qu’elle commence à devenir un besoin de liberté. Sans doute, il n’y a rien encore de bien nettement dessiné dans cette situation ; mais regardez-la de près, au regard ajoutez le contact, et, à la lumière et à la chaleur, vous reconnaîtrez un foyer qui rayonnera plus tard.


  1. Il était né en 1760.
  2. Chambre des députés, séance du 15 mars 1816.
  3. Thomas Reid, philosophe écossais, né en 1710 à Strachan, comté de Kincardine.
  4. Intellectus agens.
  5. Nous avons cru devoir emprunter cette exposition de la méthode de M. Royer-Collard à un de ses deux élèves préférés, à M. Jouffroy qui, devenu maître à son tour, publia les fragments des leçons de son ancien professeur, en y ajoutant une introduction. Cette introduction et ces fragments parurent dans le troisième et le quatrième volume des Œuvres complètes de Thomas Reid, chef de l’école écossaise, publiées en 1828 par M. Th. Jouffroy.
  6. Royer-Collard. — Discours d’ouverture de troisième année, publié dans les Œuvres complètes de Reid, 4evol., pag. 434, édit. de 1838.
  7. Fragments de Royer-Collard, publiés par Th. Jouffroy (Induction de la durée hors de nous) ; Œuvres de Reid, t. IV, p. 391.
  8. Fragments : Doctrine de Condillac (tom. III des Œuvres de Reid, pag. 419.)
  9. Fragments : Si la durée est absolue. Tome IV, p. 426.
  10. M. Bédoch était auditeur au conseil d’État.