Histoire de la littérature grecque (Croiset)/Tome 3

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TOME 3

POÈTES DU DITHYRAMBE ET DU NOME 639

ble avoir été composé vers le ternps où Agésilas combattait en Asie, resta populaire en Grèce comme une des plus belles œuvres du lyrisme. Aristote, dans sa Poétique^ y voit un modèle de cette sorte d'imitation qui embellit son objet ^ Deux siècles après Timothée, on le jouait encore en Arcadie, et un beau vers, qui désignait sans doute Thémistocle, y devint une occasion de triomphe pourPhi- lopœmen: « C'est lui, disait le poète, qui a fait cette li- berté glorieuse, noble parure de THellade ^. » Deux autres vers du même nome, empreints tous deux d'une gravité forte et d'un sentiment élevé, nous sont restés. « Honore la honte généreuse, car elle prête sa force à la vertu dans le choc des lances ^ » Et encore : « C'est Ares qui est notre maître : quant à Tor, la Grèce ne le craint pas ^. » Un autre fragment, à la fois brillant et hardi, nous montre en Timothée un poète qui avait conscience de la nou- veauté de son art et qui en était fier :

« Je ne chante pas ce qu'on a chanté au temps passé. La nouveauté, c'est la puissance. Maître nouveau, Zeus est roi du monde; aux jours anciens, Gronos avait l'empire. Loin de nous la Muse du vieux temps 5. »

Outre les pièces lyriques ci-dessus mentionnées, trois de ses compositions nous sont connues par leurs titres ou par quelques vers subsistants : le Cyclope^ Niobéei Ulysse. c'étaient donc de vieux sujets que traitait Timothée ; seule, la manière de les faire valoir était neuve.

Son plus illustre rival fut le Péloponnésien Philoxène,

1. Aristote, Poétique^ c. 2. Le sens du passage, bien que diverse- ment interprété, ne me parait pas douteux. Aristote oppose le nome des Per«e*, de Timothée, qui était une sorte de tragédie lyrique, au Cyclope de Polyxène, dithyrambe qu'il compare implicitement à une comédie.

2. Plutarque, Philopoemen, c. 11. Fr. 8 Bergk.

3. Id., De audiendis poetis, cil. Fr. 9 Bergk.

4. Id., Agésilas, c. 14. Fr. 10 Bergk.

5. Athénée, in, 122 D. Bergk, £r. 12.

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flls d’Eulytidès. Né dans Tîle de Cythère en 435, il mourut à Eplièse, âgé de 53 ans, en 380 *. Lorsqu’il était encore tout enfantées habitants de Cythère ayant été réduits en esclavage par les Lacédémoniens, il fut acheté d’abord par un Lacédémonien, puis par le poète lyrique athénien Mélanippide, qui lui enseigna son art. Devenu célèbre à son tour, il se vit appelé en Sicile par Denys l'ancien, qui prit le pouvoir à Syracuse en 408. Mais Philoxène eut le tort de ne pas apprécier le talent poétique du tyran; selon d*autres, il aima une femme que Denys aimait déjà. 11 fut jeté aux Latomies, d’où il parvint à s’enfuir, se réfugia à Tarente, et se vengea de son ennemi en parodiant son amour dans le Cyclope -. Un fragment du Tri-tagoniste d*Antiphane atteste combien il fut en faveur auprès du public athénien : « Certes, disait un des personnages de la pièce, c’est bien le premier des poètes que Philoxène. Il a des termes qui ne sont qu’à lui, des mots tout neufs, et cela constamment. Quant aux mélodies, avec quel art il sait les varier et les nuancer I C’était vraiment un dieu parmi les hommes; il savait la vraie musique ^ » Suidas lui attribue vingt-quatre dithyrambes et en outre un poème dont il ne définit pas le genre, qui contenait la généalogie des Kacides *. Nous connaissons de nom ses Mtjsiens ^ ; mais son œuvre la plus célèbre était le Cyclope, Aristophane en a parodié une scène dans un passage de son Ploutos ^ C’était un véritable drame. Le poète avait pris pour sujet l’amour du cyclope Polyphème pour Galatée; il y avait mêlé l’aventure d’Ulysse

1. Suidas, <l>t).6^£vo;. Marbre de Paros, 82. Cf. Hésychius, AouXti»va.

2. Suidas, "ATtayé (is, Elç XaTojjiîac, ^tXoÇévoy •^çkx.^^v.xiw . Schol. Ans- loph. Ploutos, 290. Diodore de Sicile, XV, 6. Cf. llermésianax, fr. 2^ V. 69 Borgk. Élien, llist. variée, XII, 44. Atbénée, I, v. 7.

3. Antiphane, fr. 126 Didot (209 Kock).

4. Suidas, ’.X6$£voç.

i). Aristoto, Politique, VIII, 7, 9. 6. Aristophane, Ploutos, 290 et suiv. POÈTES DU DITHYRAMBE ET DU NOMB 641

et de ses compagnons, racontée au ix^ livre de V Odyssée et déjà donnée au théâtre par Euripide dans un drame satyrique. On y voyait sur la scène le Cyclope, portant une besace pleine de fruits sauvages : il était censé mener son troupeau au pâturage en jouant de la cithare ^; on entendait ses plaintes, dont il nous reste encore quelques mots :

« O charmant visage, ô boucles d'or de Galatée, voix enchan- teresse, fleur d'amour... 2 »

Dédaigné par la Nymphe, il essayait de la dédaigner à son tour, et il chargeait les dauphins d'aller lui dire au fond de la mer qu'il était guéri de sa passion, grâce aux Muses ^ Ulysse avait aussi son rôle dans ce drame ly- rique. D'abord épouvanté de son malheur, il s'écriait :

« Avec quel monstre la fortune m'a-t-elle enfermé dans cet antre *.

Puis, dans un dialogue dramatique, le Cyclope lui di- sait :

« Tu as sacrifié ; tu seras sacrifié à ton tour s. »

Si courts que soient ces fragments, ils nous donnent du moins une idée assez nette de ce qu'était alors le di- thyrambe. On comprend, en les étudiant, que Philoxène ait pu être qualiflé parfois de poète tragique ^ Toutefois

1. Aristoph., pass. cité, scolies.

2. Philoxène, fr. 8 Bergk.

3. Scol. Théocrite, XI, 1. Cf. Philodème, De Musica (vol. Hercul. I, 15). Fr. 9 Bergk.

4. Zénobius, V, 45.

5. Suidas, "EÔucxa;, àvTtÔucni. Fr. 10 Bergk.

6. Scoliaste d'Aristophane, Ploutos, 290 : Ai6upa(i.6o7toibv y; TpaycoSo- Ôiôà<TxaXov. Un passage obscur du De Musica de Plularque (c. 30) pour- rait faire croire que Philoxène, le premier, introduisit dans le dithy- rambe des airs ((léXY)) chantés par des solistes.

Uist. de la Litt. frecqae. — T. III. 41

�� � 642 CHAPITRE XIV. — POÉSIE HORS DU THÉÂTRE

ce genre de représentation touchait presque autant au drame satyrique qu'à la tragédie proprement dite, et cela explique pourquoi Aristote oppose le Cyclope de Po- lyxène aux Perses de Timothée *. Une autre œuvre célè- bre de Polyxène était le Banquet^ dont la popularité est attestée par Aristote-. Il nous en reste d'importants fragments, dont Taulhenticité a été mise en doute par Alhénéc, mais défendue de nos jours ^. C'est une longue description en vers dactyliques, qui montre bien vive- ment à quel ])oint la poésie était alors subordonnée à la musique. Si incertain que soit encore le texte, il n'est pas téméraire d'affirmer que la valeur des pen- sées y est à peu près nulle. C'est un assemblage ha- bile de mots nouveaux, de composés sonores, de péri- phrases étranges, qui caressent l'oreille et amusent l'imagination ; une mélodie, d'un caractère familier et fantaisiste, donnait sans doute à ces énumérations un agrément qui aujourd'hui leur fait absolument défaut. Le Banquet fit au poète une réputation de gourmet, dont nous retrouvons le témoignage dans les anecdotes des biographes et même dans les fragments de la comédie^ Cela est pour nous de peu d'intérêt. Ce qui importe, c'est de noter la célébrité durable de Philoxène. Ses dithyram- bes figuraient parmi les chefs-d'œuvre qu'Alexandre se fit adresser dans la haute Asie par le ministère d'Har- palos ^ ; et Polybe rapporte que les Arcadiens, longtemps

1. Aristote, Poc7/^Me, c. 2.

2. Aristote, dans Athénée, I, p. 7.

3. Atiiénée, IV, 146 ; cf. I, p. 5. Consulter sur cette question Bergk. De reliq. comœd. atticœ^p, 212 et suiv.

4. On confondit le poète, volontairement ou non, avec divers ho- monymes, tels que le poète Philoxène de Leucade et un autre Phi- loxène, fils d'Eryxis. Aujourd'hui ces confusions sont devenues pour nous inextricables; voir Athénée, I, c. 8, 9, 10, 11, et surtout VII, 241, passage où sont cités de curieux vers du poète comique Machon d'Alexandrie, contemporain de Ptolémée Êvergète.

5. Plutarque, Alexandre^ c. 8.

�� � POÈTES DU DITHYRAMBE ET DU NOME 643

après, représentaient sur leurs théâtres, aux fêtes de Dionysos, les poèmes lyriques de Philoxène avec ceux de Timothée K

Au-dessous de ces maîtres de Part, nous ne ferons que nommer ici Kydias, Télestès d'Argos, Polyidos le sophiste, auteur à.la fois de tragédies et de dithyrambes, enfin Castorion de Soles, qui composa un Hymiie à Dio- nysos pour célébrer Démétrius de Phalère, nommé ar- chonte. Les quelques fragments qui nous restent de ces divers poètes ne méritent pas de mention particulière.

Il faut ajouter qu'à côté des poètes dithyrambiques de profession, plusieurs des hommes éminents du v® et du iv^ siècle ont composé des dithyrambes d'occasion. Parmi ceux-ci, nous devons citer Timocratès de Rhodes, Tad- versaire acharné de Thémistocle, et le poète tragique Ion de Chios ; il a été question de l'un et de l'autre précé- demment ^ Ajoutons à leurs noms celui du célèbre Dia- goras de Mélos, expulsé d'Athènes en 415 pour s'être moqué des mystères d'Eleusis : il est curieux que le seul fragment subsistant des poésies de cet homme, qui pas- sait pour athée, soit un hommage à la puissance divine ^

Ce que nous venons de dire explique assez pourquoi la poésie lyrique touchait à sa fin. Associée à la musique, elle s'était laissée peu à peu subjuguer par elle, au point de perdre tout ce qui faisait sa valeur propre. Dès qu'elle se fut résignée à n'être plus qu'un agencement de mots brillants et sonores, elle cessa de mériter l'attention, et les hommes de quelque mérite la dédaignèrent.

4. Polybe, IV, 20, 9.

2. Sur Timocratès, t. II, p. 358 ; cf. Alirens, De dialecto dorica, p. 477. Sur Ion de Chics, voy. ci-dessus, ch. VII.

3. Philodéme, Ilepl eOcxeêela;, p. 85 Gomperz.

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