Histoire de la littérature française (Thibaudet, 1936)/II

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Éditions Stock (p. 103-292).

DEUXIÈME  PARTIE
LA GÉNÉRATION DE 1820
I
LA GÉNÉRATION DE 1820
Les Enfants du Siècle.
La génération qui a environ vingt ans en 1820 compte plus ou moins ses années avec le siècle. Alfred de Musset, né en 1810, mais qui débute à dix-neuf ans et qui est célèbre à vingt, en fait encore partie : c’est même lui qui a popularisé le nom des Enfants du Siècle. Lamartine, aussi, qui a trente ans en 1820, et par qui cette année est l’année des Méditations. L’appel d’air qui soulève alors une France littéraire nouvelle est pris entre les trente ans de Lamartine et les vingt ans de Musset.

Mais ces deux noms, et un certain dialogue Lamartine-Musset, ont créé une équivoque, donné même l’occasion d’un contresens. L’Enfant du Siècle a plus ou moins symbolisé le jeune homme malade de corps et d’âme, malade du mal du siècle : le Poète mourant de Lamartine, le Joseph Delorme phtisique de Sainte-Beuve, le Rolla suicide de Musset, les gémissements de poètes obscurs qui ne se résignent pas au rôle de minores. Or ce ne fut là qu’une mode passagère, une maladie de croissance de la poésie. Cette mode ne fait qu’effleurer Lamartine, ne touche point Hugo, ni le Sainte-Beuve critique.

Bien au contraire, voici la génération de beaucoup la plus puissante, la plus chargée de vie et d’œuvres qu’il y ait dans les quinze générations littéraires des cinq siècles, la plus douée de forces créatrices et de génie. À la charnière des deux siècles, dans les quatre ans qui vont de 1799 à 1803, naît une portée de géants rabelaisiens, Balzac, Hugo, Dumas. Cette, portée de géants, avec Lamartine, son précurseur de quelques années, et George Sand, la mère de ces compagnons, va donner le ton, de 1820 à 1850, aux trente ans que dure le zénith de la grande génération (à la manière dont on a dit le grand siècle en parlant du XVIIe, le grand homme en parlant de Napoléon.) Victor Hugo, ne sachant où placer le Satyre dans la Légende des Siècles, se décida au dernier moment à lui donner ce titre de hasard Seizième Siècle, Renaissance. Il eût été plus juste de l’appeler Dix-neuvième Siècle, Romantisme.

Il est certain qu’une partie de ces forces ont été gaspillées et déviées, comme au XVIe siècle, et à toutes les époques de dynamisme effervescent. Ce qui nous importe, c’est la présence de cette énorme et exceptionnelle énergie, et de la génération littéraire la plus pleine succédant à la génération littéraire la plus creuse.

Pères et Enfants.
La génération précédente avait été creusée, vidée par les révolutions, les guerres, l’instabilité, un statut tout militaire qui avait pesé un quart de siècle sur la France et sur l’Europe. La génération de 1820 est appelée à la vie de l’esprit par la paix. Ce n’est pas, littéralement, une génération d’héritiers, puisque ce quart de siècle lui a transmis non un monde fait, mais un monde à faire, et ne lui a pas laissé de modèles. Les deux protagonistes de cette génération précédente, l’auteur des Martyrs et l’auteur de l’Allemagne, en préparant un esprit nouveau avaient été en effet détournés, par une sage providence, de rien écrire qui pût devenir objet exprès d’imitation littéraire. Et pourtant c’est bien une génération qui entre dans la vie avec un héritage, à la manière dont les enfants du laboureur possédaient un trésor dans leur champ : l’héritage d’une énergie, l’énergie que les pères ont employée dans l’action, et que les fils vont transporter dans la pensée. Le symbole et le souvenir de Napoléon donneront à la génération romantique un professeur d’énergie littéraire. La date de la mort de Napoléon, 1821, c’est l’année de la majorité du pur Enfant du siècle, né avec lui. Ce mort saisit ce vif.

Une génération de guerre saisit de son énergie une génération de paix. La génération de 1820 est la dernière génération de la monarchie traditionnelle, elle occupera exactement les trente années de paix solide, constructive, florissante, qui ont coïncidé avec le règne des deux branches de la maison de Bourbon. La génération de la sécurité a succédé à celle de l’insécurité. Les grandes carrières de lettres, cette abondance pleine, puissante et régulière d’œuvres qui caractérise la littérature, cette facilité dans la production, cet appel d’air du public, ce dynamisme général d’une société qui se refait : toute la littérature est prise dans l’entrain de rythmes constructifs.

L’appel du public.
On est frappé de la fraîcheur allègre avec laquelle l’opinion, le public, se précipitent vers les lettres après la chute du régime militaire. Il y eut alors un phénomène de décompression, comme Thermidor.

Non que le public littéraire de 1820 soit très nombreux, les écrivains les plus célèbres n’atteindront que de modestes tirages. Mais il est de qualité, attentif, enthousiaste, abondant en femmes d’esprit et de goût. Le succès qu’il a fait en 1820 à une plaquette de vers lyriques, les Méditations, reste à peu près unique dans l’histoire littéraire. La cour, les salons, les journaux, témoignent également de cette attention donnée aux lettres. On dirait que les lettres vont prendre pour la génération de 1820 la place qu’occupaient, pour la génération de 1661, la théologie et la religion, et ce sont les auditoires de Bourdaloue que rappellent à la Sorbonne ceux de Villemain et de Cousin. À la génération sacrifiée de la Révolution et de l’Empire, succède, dans les lettres, une génération couronnée.

Sécurité et Liberté.
Génération de la sécurité, c’est aussi la première génération de la liberté littéraire. Aucune génération n’en avait été plus privée que celle de la Révolution et de l’Empire. On a vu les conséquences : pendant vingt-cinq ans, presque toute la République des lettres reste dans l’émigration ou dans l’opposition muette, ce qui était littérature officielle et approuvée ne décollant pas des bas-fonds. La Restauration rend ses libertés à la République des Lettres. En bonne partie, cette République est d’opposition, opposition politique, opposition religieuse, opposition sociale, non-conformismes de toute nature, balancés, d’ailleurs, par des conformismes aussi vigoureux et aussi paradoxaux. Les mœurs de la liberté littéraire étaient à moitié étrangères à l’ancienne monarchie, l’étaient tout à fait à la Révolution et à l’Empire. Dans la suite l’habitude les a émoussées et banalisées, et il a fallu, pour nous en faire sentir récemment la présence, qu’elles disparussent d’une grande partie de l’Europe. Mais de 1825 à 1848, cette comparaison que nous faisons dans l’espace se fait dans le temps, et cette liberté est encore assez mesurée, parfois assez bridée pour qu’on ait besoin d’employer quelque art à s’en servir, quelque souplesse à en tourner les obstacles. C’est d’ailleurs presque une loi en littérature que la première génération qui jouit d’un bienfait en tire le meilleur parti et en épuise la substance originale : aux débutants les mains pleines.
La Révolution technique.
Nulle part peut-être ces mains comblées et cette faveur de la prélibation n’apparaissent mieux que dans la position privilégiée de cette génération au regard des techniques.

Deux sortes de techniques importent à la littérature : les techniques proprement littéraires, et les techniques matérielles qui servent à la propulsion et à l’expansion de la littérature.

La révolution des techniques littéraires entre 1820 et 1840 ne peut-être comparée qu’à celles du XVIe siècle. Bien que les amis de Victor Hugo lui aient offert un exemplaire de Ronsard in-folio avec cette inscription : « Au plus grand inventeur de rythmes que la poésie française ait eu depuis Ronsard », c’est moins dans l’invention de techniques nouvelles que dans une manière extraordinaire et hors de pair de se servir des techniques anciennes (auxquelles il y avait peu de chose à ajouter) que consiste la supériorité créatrice de la poésie lyrique romantique. Pour ce qui concerne le roman, cette génération en a créé, au contraire, de toutes pièces les techniques, avec Balzac, Dumas, George Sand, Mérimée, à un point tel que c’est par la déficience ou le refus des techniques et de la construction, non par leur impossible perfectionnement, que le roman cherchera dans la suite à varier ou à progresser.. Si cette génération n’a pas trouvé pleine réussite au théâtre, elle l’a trouvée au moins dans la construction théâtrale dont Scribe est en France, avec Corneille, le plus grand technicien. Les techniques de la prose égalent en originalité créatrice celles de la poésie, et Chateaubriand toujours grand, docile et habile disciple, ne dédaigne pas de se mettre à l’école de la prose des auteurs de 1830 pour porter à son point de perfection celle des Mémoires d’outre-tombe. Quand la génération des Parnassiens, de Dumas fils et de Flaubert arborera le drapeau de la technique, ce sera précisément dans cette technique qu’elle apparaîtra le mieux comme une génération d’épigones.

Les techniques matérielles sont celles de la librairie, de la presse, et des périodiques. On verra dans une autre partie de ce travail, quelles dates capitales ont été pour elles 1815, 1830-1834, comment la littérature a été orientée et modifiée par l’ampleur brusque donnée à ces moyens de diffusion. On ne trouverait l’équivalent de cette révolution des techniques matérielles que dans l’histoire de deux autres générations littéraires : celle de 1515, la première qui ait été labourée et façonnée par les habitudes et les conséquences de l’imprimerie ; celle de 1914, destinée à être marquée par le cinéma. Évidemment tout n’est pas produit net pour la littérature dans cette révolution technique, et Balzac a fait dans les Illusions perdues un tableau terrible, et d’ailleurs exagéré, des ravages produits par le journal déjà parmi les jeunes auteurs de la Restauration.

Mystique de la Révolution.
Le mot qui est le plus souvent prononcé et écrit dans la littérature de cette époque, c’est le mot de Révolution. Non que cette génération soit révolutionnaire en bloc, ou même en majorité. On est aussi bien contre-révolutionnaire que révolutionnaire. On peut être révolutionnaire en littérature, conservateur en politique, ou réciproquement. Mais qu’elle soit imputée à Dieu ou au diable, l’idée de Révolution s’aperçoit au bout de toutes les avenues de la pensée.

On y pense et on en parle d’autant mieux qu’on n’a pas connu personnellement la Révolution Française, qu’on ne la connaît que par ses parents, et qu’entre les parents et les enfants cette différence contribue déjà à établir un fossé plus large qu’à n’importe quelle époque antérieure. Un contemporain a fait remarquer que durant les quelques mois qui précèdent la Révolution de 1830, dans l’opposition contre Polignac, le Globe et le National, journaux et équipes de jeunes qui n’ont pas vu la Révolution, prennent une position anti-dynastique, dont le Journal des Débats, organe de MM. Bertin qui avaient vingt ans en 1789, se trouve gardé par leur expérience de jeunesse, laquelle leur défend « d’aborder avec une sorte de familiarité irréfléchie ces terribles questions qui touchent à l’existence même des peuples et des rois ». C’est cette familiarité qui conduira la génération des enfants du siècle à la Révolution de 1848, les fera jouer, avant 1848, à la Révolution Française, comme ils avaient joué avant 1830 à la Révolution, encore plus éloignée dans le temps, d’Angleterre.

La familiarité de cette génération avec l’idée de révolution politique nous importe ici moins que sa familiarité avec les idées de révolution littéraire. Poésie, théâtre, roman, philosophie, histoire, entre 1820 et 1830, entrent dans la carrière avec un programme plus ou moins révolutionnaire, en rupture avec quelque tradition. L’analogie entre le romantisme en littérature et la Révolution en politique est un lieu commun d’alors, et les deux mouvements, les deux décrochements, déterminent des coupures analogues dans la suite française.

La trouée au centre.
L’appel d’air de la politique à la littérature est en effet, de toute cette génération, un caractère unique. Deux fois, en 1830 et en 1840, il se fait sentir au point de compromettre et de découronner la littérature.

La monarchie de 1830 fut d’un certain point de vue la monarchie des professeurs. Non des professeurs dans leur chaire, mais des professeurs hors de leur chaire. C’est de leur chaire que les trois orateurs de la Sorbonne, Guizot, Villemain, Cousin, s’élancent les premiers vers la tribune et les grands bureaux. La place restait ainsi libre pour un Sainte-Beuve, simple journaliste, et cependant personne n’a plus déploré que lui « la retraite brusque et en masse de toute la portion la plus distinguée et la plus solide des générations déjà mûries, des chefs de l’école critique, qui ont déserté la littérature pour la politique et les affaires. Les services que ces hommes éclairés ont rendus en politique peuvent être reconnus, mais sont incontestablement moindres que ceux qu’ils auraient rendus à la société en restant maîtres du poste des idées… Leur retraite pour tout dire, a fait trouée au centre ».

Les poètes, heureusement, étaient restés. De 1830 à 1840, la production de la poésie lyrique et épique dépasse, par la qualité et l’importance, en ces dix seules années, celle de la littérature française dans les deux siècles et demi qui les ont précédées. Déjà cependant Lamartine à la Chambre, Victor Hugo dans sa poésie sociale, se désignaient un horizon supérieur au livre et à la lyre. Mais à partir de 1840, la trouée au centre apparaît dans la poésie, à son tour, aux yeux de tous, comme dix ans avant dans la critique aux yeux de Sainte-Beuve : Lamartine a publié son dernier livre de vers, Hugo aussi, son dernier avant l’exil. En 1843 il va quitter le théâtre, et s’il écrit le roman des Misères, il le gardera en portefeuille. C’est que Lamartine fait de la « grande opposition », que Hugo est pair de France comme Cousin et Villemain, et comme le Chateaubriand de la Restauration. La trouée au centre, due à la course vers la tribune et le pouvoir, est d’ailleurs accompagnée d’un fléchissement aux ailes. Vigny cesse de publier, Musset bientôt n’écrit presque plus de vers.

La littérature d’idées en 1830, la poésie après 1840 perdent donc ceux qu’on était habitué à tenir pour les chefs de file. Mais il n’en va pas de même du roman. Jamais les romanciers n’ont été plus féconds, et d’abord les chefs de file, Balzac, George Sand et Dumas. Avec Eugène Sue, éclate la révolution du feuilleton. Ce que Sainte-Beuve appelle le poste des idées tombe partiellement entre les mains de ces romanciers, car c’est la grande époque du roman philosophique, idéologique et social ; entre les mains des entrepreneurs de presse, Girardin et Véron ; entre les mains des théoriciens, sociaux. La trouée au centre, l’émigration des élites vers la politique, appellent à la place de ces élites une cavalerie légère d’idées, ou une cavalerie d’idées légères, qui ne laisse pas de produire de 1840 à 1848 une littérature intéressante, mais qui, comparée à celle de la décade précédente, manque de ce qui s’appelle la classe. Jamais, peut-être la critique sérieuse n’a plus parlé de décadence. Elle a même — et c’est un de ses produits nets — analysé profondément l’idée de décadence. Les articles que Sainte-Beuve donne alors à la Revue des Deux-Mondes reviennent sans cesse là-dessus. C’est l’époque où Nisard écrit son Histoire de la Littérature Française. En poésie, le frêle renouveau classique de 1843 doit être tenu pour la conscience de ce malaise ou de cette carence, autant ét plus que pour une réalité positive.

Les trois décades.
De sorte que la génération des enfants du siècle a passé par trois décades nettement articulées : de 1820 à 1830, elle essaie, définit, défend ses idées par les armes et sur le champ propre de l’intelligence et des lettres : le livre, le journal, la chaire. De 1830 à 1840, elle exploite triomphalement la révolution, ou plutôt les deux révolutions qu’elle a faites : la révolution politique libérale, la révolution littéraire romantique ; la chaire conquiert le pouvoir, la poésie conquiert le théâtre, le roman conquiert le public. De 1840 à 1850, c’est toute la ligne littéraire qui se porte, avec le pouvoir temporel et spirituel pour point de direction, à la hauteur de la chaire, de la critique, et des régents devenus dirigeants. La poésie est en reflux, les idées en agitation, les ambitions en croissance. Sainte-Beuve qui, après 1830, déplorait la carence de la critique et de l’intelligence nanties, a signalé dès 1838 le danger de la littérature industrielle, à la fois triomphe et perte de l’écrivain. Non seulement littérature industrielle, mais littérature politique, et politique de littérateurs, et voilà la Révolution. La génération de 1820 était entrée dans les lettres, avec les Méditations, derrière Lamartine. Trente ans après, c’est-à-dire à la date climatérique dans l’ordre des générations, le même Lamartine clôt sur une révolution politique, sa Révolution, la vie active des enfants du siècle, le règne des Vingt ans en 1820.
Bilatéralisme.
À travers ces trois décades, on doit remarquer l’opposition entre les deux parties de cette génération, la naissance d’un bilatéralisme littéraire, comparable à ce bilatéralisme politique de la gauche et de la droite qui naît avec la Restauration : tous deux nous commandent encore aujourd’hui.

Qu’avait été la génération de 1789, la génération Napoléon-Chateaubriand-Staël, sinon celle de la Révolution ? La génération de 1820, littéraire, politique, civile, sociale, économique, elle, n’a pas à digérer l’Empire : l’Empire tombé n’est qu’une aventure et un hasard éclatant qui ne recommencera pas, que nul, sauf les demi-soldes, et les agités ne songe à recommencer ; elle a à digérer la Révolution, la Révolution dans les classes et les cadres, la Révolution dans les biens, la Révolution dans les personnes, la Révolution dans les esprits. Le roman de Balzac n’est-il pas le procès-verbal, la description physiologique de cette digestion ? Et la carrière de Lamartine ? Et la vie de Victor Hugo ?

C’était la génération de 1789 qui avait légué au XIXe siècle littéraire ce problème, cette tragédie de la Révolution. De même que la génération de 1636, celle de Corneille, avait imposé pour un siècle et demi au centre de la civilisation française le point de vue du roi, la pensée centrée sinon par le roi du moins sur le roi, pareillement la génération de 1789 place sur les grands chemins des lettres, Sphinx sur la route de Thèbes, le fait de la Révolution. Bonaparte, Chateaubriand, Mme  de Staël, avaient vécu la Révolution, vécu dans la Révolution, étant portés et commandés par elle comme par une nature. Un seul était artiste, tenait les clefs des écluses, Chateaubriand. Il y personnifiait, et seul, la littérature, la grande nature littéraire. Avec lui c’était la littérature qui était partie pour l’Amérique en 1791, sur le thème d’un « Lafayette et moi », qui en 1800 était revenue d’émigration avec la « Révolution et moi » de l’Essai et du Génie, et qui, depuis le jour de 1811 où il commencera ses mémoires, réglera sa vie passée sur un « Bonaparte et moi ». Déjà donc le principe de Révolution est incorporé aux lettres comme le principe d’autorité le fut après 1635. Mais enfin, avec Chateaubriand et Mme  de Staël, cette génération, tout en ayant vécu la Révolution du dedans, l’avait pensée et mesurée du dehors. Elle était tombée dans la Révolution. Elle n’y était pas née. La génération suivante d’écrivains sera la première génération née dans ou après la révolution. La révolution littéraire ayant suivi d’une génération la révolution politique, prendra cette révolution politique comme une sorte d’Ancien Testament qui symbolisera la Révolution de l’esprit, la révolution des lettres, la révolution du goût.

C’est en 1830 que vient au premier plan ce sentiment profond d’une liaison entre la révolution littéraire et la révolution politique. Évidemment l’idée de ce parallélisme était ancienne. Elle remplissait en 1800 la Littérature de Mme  de Staël, qui se trouvait d’accord avec Bonald pour voir dans la littérature « l’expression de la société ». Mais sous la Restauration le romantisme, révolutionnaire par sa forme, était conservateur par les idées de ses poètes, par leurs traditions de famille, l’accueil des salons, la bienveillance du pouvoir, le prestige de M. de Chateaubriand qui le maintenait comme on dit, à droite. D’autre part les libéraux et ce que Mme  de Girardin appellera la jeunesse Touquet (du nom du libraire qui lançait les éditions populaires de Voltaire) restent attachés à la forme et aux idées de leurs maîtres du XVIIIe siècle, à l’esprit des idéologues ; 1830 mettra fin à ces contradictions de surface, fondra dans le métal de la Révolution à majuscule ces trois révolutions, si différentes par leurs origines et leur personnel, la Révolution française, la Révolution de Juillet, la Révolution du romantisme.

L’ode de Lamartine sur les Révolutions mettrait à ce tournant la grande marque décorative. La poésie de Victor Hugo en vivra. Il est remarquable qu’au retour de Lausanne, ce soit dans cette langue et ces métaphores de la Révolution que Sainte-Beuve exprime sa rupture avec l’ennemi, la Montagne, fasse son discours-programme de modérantisme classique. Cette mode de la référence révolutionnaire, qui correspond à un mode de penser et de vivre la littérature, se terminera à peu près avec la vie de Chateaubriand (1848), qui en aura fourni curieusement la mesure. Sa fin coïncidera déjà un peu avec la fin du romantisme littéraire, révolutionnaire après 1843, et ensuite et surtout avec la fin de la Révolution politique « jouée », qui a pour premier acte l’Histoire des Girondins, pour deuxième acte la Révolution de Février, pour troisième acte les trois mois au pouvoir de Lamartine, pour quatrième acte la présidence du Prince, et pour catastrophe du cinquième acte le coup d’État. La mythologie littéraire de la Révolution disparaît en 1851. Aussi, quand Victor Hugo écrit à Jersey, en 1854, la Réponse à un Acte d’Accusation et Quelques mots à un autre, où cette mythologie s’extravase dans une sorte de création hindoue, l’antidate-t-il ingénieusement de vingt ans, de Paris, de 1834, de la pleine bataille romantique, dont elle figure en effet la synthèse.

Sainte-Beuve portera la mélancolie de sa victoire. La génération des enfants du siècle trouve dans l’année médiane du siècle en 1850 son chemin creux d’Ohain. Ils ont passé sur les corps de leurs camarades et les survivants restent affaiblis, désorganisés. Dans la génération bilatérale de 1820, l’un des deux partis est le parti vaincu, le parti romantique ; s’il est vaincu il n’est d’ailleurs pas détruit. Le parti du XVIIIe, blessé lui aussi, se maintient mieux, fournit même une partie de son armature à la génération succédante. Le recul seul, la comparaison entre les générations qui l’ont précédée et celles qui l’ont suivie, a permis depuis de classer, de juger et de mesurer cette génération des enfants du siècle. Elle mériterait qu’on l’appelât la grande génération, comme ont dit le grand siècle.

II
LE ROMANTISME
Définition.
Les termes de classique et de romantique ont mené dans la langue, jusqu’au début du XIXe siècle, une vie obscure et intermittente. Classique, qu’on trouve déjà au XVIe siècle, a deux sens : l’un ancien, conforme au sens latin de classicus, soit, appliqué à un auteur, écrivain de la première classe, ou, comme nous dirions, « de classe », grand cru classé de la littérature, — un autre plutôt péjoratif, auteur bon pour les classes des collèges. C’est au premier sens que La Harpe parle des « auteurs classiques » et au second que Beaumarchais, dans l’Essai qui sert de préface à son drame d’Eugénie, en fait un synonyme de pédant. Romantique est plus récent. On en a trouvé un emploi obscur, au sens de romanesque avec la désinence alors péjorative, comme celle de fantastique, dès 1675. Il ne devient d’usage que dans le dernier quart du XVIIIe siècle, Rousseau l’ayant appliqué au lac de Bienne (et en effet les lacs vont être avec lui et Lamartine les berceaux de la poésie romantique). Il est introduit dans le Dictionnaire de l’Académie en 1798, avec cette définition : « il se dit ordinairement des lieux, des paysages qui rappellent à l’imagination les descriptions des poèmes et des romans ». En quelques années il en vient à désigner, à l’inverse, les poèmes, les romans, les œuvres d’art qui rappellent à l’imagination des paysages solitaires, des lieux privilégiés, des présences plus intimes de la nature. D’ailleurs dès 1793, la Chronique de Paris écrivait : « La musique du citoyen Méhul est romantique. » Mieux encore, l’est évidemment en 1800 la musique autochtone des montagnes pour Senancour, qui donne comme titre à un morceau d’Obermann : de l’expression romantique et du ranz des vaches.

Mais les deux termes ne parviennent à la grande existence littéraire que le jour où il deviennent adversaires. Ils se posent en s’opposant. Cette opposition est un « message » de l’Allemagne, du réveil allemand. En 1814, Adolphe de Custine écrit d’Allemagne à sa mère : « Les dénominations de romantiques et de classiques, que les Allemands ont créées depuis plusieurs années, servent à désigner deux partis qui bientôt diviseront le genre humain, comme jadis les Guelfes et les Gibelins ».

Résistance et mouvement.
Les définitions du romantique sont naturellement, dans le premier tiers du XIXe siècle, plus nombreuses et plus complètes que celles du classique. Le Globe, excellent témoin de l’intelligence de cette époque, en propose successivement, sous la plume de ses rédacteurs, une douzaine. La plus simple, la plus modérée, la plus vraie et la plus souple est probablement celle que développe Stendhal quand il voit, dans le romantisme contemporain le droit et le devoir littéraires d’une génération d’exprimer une sensibilité nouvelle par une forme d’art nouvelle, et dans le classique un ensemble de consignes qui entendent imposer à la sensibilité actuelle des formes d’art dictées par la sensibilité de générations anciennes. La politique nommera ces deux tendances en 1830, quand elle opposera le parti de la résistance et le parti du mouvement. Le romantisme aussi est un parti du mouvement. Il y a un dynamisme romantique, il n’y a pas un dynamisme classique. L’art classique, au théâtre et dans la poésie, c’est-à-dire dans les genres qui dépendent de la sensibilité d’une époque, conserve, reproduit, ne crée plus ou crée au compte-goutte et avec une mauvaise conscience. Il occupe des positions héritées. Il est défendeur. Il allègue comme Jean Lapin la coutume et l’usage. Le romantique est demandeur, entend le déloger, et le déloge. D’abord par l’effet d’une force naturelle, parce que le romantisme est la jeunesse, — ensuite parce qu’il est allié aux trois ennemis naturels du classique, du classique français, du classique des « genres communs », du classique de la bonne compagnie, soit 1° l’étranger (les littératures du Nord et du Midi encadrent et aident le romantisme comme les littératures de Rome et du XVIIe siècle encadraient les classiques) 2° le solitaire (l’isolement est la première attitude du poète romantique comme l’Isolement est la première pièce des Méditations) 3° le populaire, (les références au théâtre et à la poésie populaire, l’appel au peuple comme source et public, le genre populaire du roman donnant au romantisme ses forces d’expansion).
Le bilan du Romantisme.
Historiquement, et dans le panorama littéraire du siècle, le mouvement romantique, le romantisme du mouvement, couplé d’ailleurs avec une littérature de la résistance, laisse, comme Custine le prévoyait, mêlés à la vie de l’esprit et des lettres, des éléments durables encore actuels. Lesquels ?
1° Les partis.
Tout d’abord, le romantisme a introduit dans notre vie littéraire une seconde dimension. Il nous a habitués à penser la vie littéraire sous la forme d’une opposition, d’un contraste entre deux mondes qui furent autrefois le classique et le romantique, et qui ont pu changer de nom sans changer de rôle et de direction. Plus précisément, il a créé des partis.

La République des lettres a pris une figure analogue à la figure de la République tout court, soit de l’État, de la vie politique. Depuis la Restauration il y a eu en général, dans nos villes et nos villages une division en partis politiques, en clans rivaux, qui n’existait pas dans la France d’avant 1789. On a été blanc, ou bleu, ou rouge. On a été de droite ou de gauche. On était en 1830 du parti de la résistance ou du parti du mouvement. Bref, les partis se sont formés. Des idées qui n’étaient pas courantes autrefois, celle de Révolution, celle de la Restauration, sont devenues des façons habituelles de penser la vie politique. Or il en a été de même de la vie littéraire. La lutte du classique et du romantique a pris le même caractère. Il y a aujourd’hui des antagonismes, des différences, des camps adverses, des natures ennemies là où il n’y en avait pas autrefois. Un certain goût commun, formé par les disciplines classiques, a disparu. Un goût romantique commun ne lui a jamais succédé. Le monde littéraire a gagné en variété. Il n’y a plus seulement un public, il y a des publics. Cette diversité de goûts qui règne aujourd’hui, cette netteté et cette vivacité des partis littéraires, c’est au romantisme qu’il faut en faire remonter l’origine.

Nous ayant habitués à un pluralisme contemporain d’idées et de tendances esthétiques, il nous a accoutumés à un pluralisme analogue dans l’espace et dans la durée.

2° Le Pluralisme.
Dans l’espace, on ne saurait dire qu’il nous a fait connaître les littératures étrangères, étant donné que d’abord nous ne les connaissons encore qu’assez exceptionnellement, et qu’ensuite, au XVIIe et au XVIIIe siècle, l’influence de la littérature italienne, espagnole, anglaise, avait été au moins aussi forte qu’a pu l’être, au temps du romantisme, et après lui, l’influence des littératures allemande ou russe. Mais ces littératures étrangères, il nous a habitués, à tort ou à raison, à les mettre sur un pied d’égalité non seulement avec la nôtre, mais avec les littératures anciennes, dont le classicisme faisait des modèles inégalés. C’est ainsi qu’on a parlé au XXe siècle d’humanités modernes, et donc qu’on a admis, depuis les réformes scolaires de 1902, que les littératures étrangères de l’Europe moderne avaient, pour la formation de l’esprit et du goût, une valeur égale à celle des littératures anciennes. Or c’est là un héritage du romantisme, c’est-à-dire de la première génération littéraire française qui ait mis Shakespeare au-dessus de tout.

Dans la durée, dans la révélation et l’exploration de la durée, l’influence du romantisme n’a pas été moins grande. Le sens de l’histoire, la révélation du passé comme d’une troisième dimension, sont entrés dans nos manières de penser et d’écrire. Il ne s’agit pas seulement ici de l’effort plus ou moins réussi par lequel le roman historique, le drame historique, Alexandre Dumas ou Victor Hugo, ont habitué le public à s’intéresser d’une manière pittoresque et vivante aux choses du passé. Nous faisons bon marché de ce côté du romantisme. Il s’agit bien plutôt de la manière dont, depuis une centaine d’années, nous avons contracté une certaine habitude de penser historiquement, de voir les choses de la littérature, de l’art, de la politique, de la science, de la philosophie, dans leur succession et, comme disent les Allemands, dans leur devenir. On a admis de plus en plus, avec plus ou moins d’excès ou de raison, que les grandes idées, les grands thèmes de l’art et de la politique, les programmes des écoles, les plateformes des partis, n’ont de valeur que pour un temps, pour une ou deux générations, qu’ils sont bientôt déclassés, qu’ils deviennent des obstacles au progrès et le ralentissent après l’avoir déclenché. Les vers de Lamartine :

Marchez, l’humanité ne vit pas d’une idée,
Elle éteint chaque soir celle qui l’a guidée,
Elle en allume une autre à l’immortel flambeau,

expriment cet élan de l’esprit romantique. Le romantisme a mis du mouvement dans le monde de l’esprit, au moment même où la découverte des nouveaux moyens de transport mettaient les signes du mouvement sur notre monde matériel.
3° Auteurs et public.
Le romantisme a modifié profondément les rapports entre l’auteur et le lecteur. On demande aujourd’hui à un livre beaucoup plus qu’on ne lui demandait à l’époque classique, à savoir une communication directe du lecteur avec la personne de l’auteur. On sait de quoi se compose aujourd’hui le courrier d’un auteur à la mode, d’un poète célèbre, ces confidences de lecteurs et de lectrices, d’admirateurs et d’admiratrices, ces conseils moraux ou sentimentaux qui lui sont demandés, ces amitiés lointaines, ces contacts entre deux sensibilités. On ne trouvait rien de tel dans la littérature classique, avant Rousseau. C’est la Nouvelle Héloïse qui a déterminé pour la première fois autour d’un grand écrivain à la mode cet appel d’air. À cette demande a correspondu une offre abondante ; cette familiarité a flatté les auteurs, les poètes, les romanciers, ils s’y sont prêtés volontiers. Un Lamartine, un Hugo, un Musset, un Balzac ont été pour les lecteurs et les lectrices l’objet d’amours et de haines, l’objet de préférences exclusives et violentes, qui paraissaient jusqu’alors appartenir plutôt au domaine des relations passionnelles qu’à celui de la littérature.
4° Générations.
Cela tient en partie à ce que, dans le monde des lecteurs, les jeunes gens ont joué un rôle, conquis une indépendance, exercé une action grandissante. Le romantisme a été une révolution faite par les jeunes. Nous parlons aujourd’hui couramment des jeunes, de la place et du rôle des jeunes, du droit et du devoir des jeunes en ce qui concerne le renouvellement des valeurs littéraires. Or, cette coupure entre la génération qui monte et la génération en place, entre le goût d’hier et le goût de demain, n’existait presque pas dans la littérature classique. On ne la voit paraître qu’exceptionnellement, au temps de ce qu’on appelle la génération de 1661. Depuis le romantisme elle est liée profondément au rythme de la vie littéraire. Les jeunes gens ont leurs auteurs, parfois inintelligibles à la génération précédente, comme il arrivait, selon des missionnaires, dans ces langues de l’Amérique indienne, dont l’évolution était si rapide que les vieillards ne comprenaient plus ce que disaient les jeunes gens.
5° Le Roman.
Considérons ensuite que dans romantisme il y a roman, que l’avènement du romantisme a coïncidé avec la prédominance extraordinaire d’un genre qui a semblé parfois devoir absorber les autres. Le romantisme, c’est la révolution littéraire moins par le lyrisme et par le théâtre que par le roman. Il n’y a pas de grand écrivain, de grand poète romantique qui ne se soit cru obligé de sacrifier à la divinité nouvelle, qui n’ait voulu obtenir par elle les grands succès de public. Vigny, Hugo, Musset, Lamartine ont écrit des romans, sans en avoir la vocation profonde et parce que l’élan même de l’époque romantique l’exigeait. Pour le romantisme le succès n’a été complet, la voie n’a été libre que dans deux genres littéraires, la poésie lyrique et le roman. Le public des romantiques s’est d’ailleurs habitué à demander au roman le même genre d’émotion et d’indications qu’à la poésie lyrique, c’est-à-dire à le comprendre et à le sentir comme une confession personnelle de l’auteur : c’est le cas de la Confession d’un Enfant du Siècle, de Volupté, de Stello, de Raphaël. Ce roman-confession du romantisme remonte visiblement à Rousseau et l’on sait quelle nombreuse postérité il conserve aujourd’hui.
6° Littérature personnelle.
Enfin, c’est un lieu commun que de reconnaître dans le romantisme, issu de Rousseau, le règne de la littérature personnelle. On pourrait en signaler les inconvénients. Mais nous les voyons tous les jours largement compensés par le renouvellement incessant qu’elle engendre. Nous admettons aujourd’hui que l’individualité propre de chaque homme, de chaque femme, puisse devenir un élément de valeur et d’intérêt littéraire. La confession d’une nature originale, l’expression d’une personnalité sincère, sont même reconnus comme la valeur essentielle de la littérature. Au contraire, lorsqu’il s’agissait surtout pour un écrivain de se conformer à un modèle, de se soumettre aux lois d’un genre, le moment arrivait rapidement où l’on ne pouvait plus que répéter ce qu’avaient trouvé et fait les premiers arrivés. À ce point de vue la comparaison est instructive entre les deux genres que l’on rapproche souvent pour leur caractère dominateur : la tragédie au XVIIIe siècle et le roman au XIXe.

Chaque débutant, dit-on souvent, fait aujourd’hui son roman, comme au XVIIIe siècle il faisait sa tragédie. Mais il y a cette différence que le moule tragique, l’idéal tragique, la personnalité de Corneille et de Racine écrasaient l’auteur, le réduisaient au rôle de copiste. Au contraire, le genre romanesque, beaucoup plus souple, permet de produire authentiquement une personnalité sincère et vive. Depuis cent ans que la production du roman se succède chez nous, avec une puissance et une continuité d’élément, nous ne remarquons nullement en elle cet épuisement rapide et ce formalisme vide qui ont caractérisé la tragédie du XVIIIe siècle.

Voilà quelques-unes des marques qu’a laissées le romantisme dans notre vie littéraire d’aujourd’hui. Il a été la grande révolution littéraire moderne. On a parlé souvent de réactions contre le romantisme. On a donné ce nom à des mouvements comme le Parnasse, le réalisme, le naturalisme, le symbolisme, le néo-classicisme. Mais il ne serait pas difficile de montrer qu’ils sont bien plutôt des décompositions ou des transformations du romantisme. Une dernière réaction sera-t-elle la vraie ? Il y aurait lieu de craindre alors qu’en détruisant le romantisme elle ne détruisît simplement la littérature, qu’en emportant le mal, elle emportât le malade.

III
LAMARTINE

Lamartine ne publia les Méditations qu’à trente ans. Mais précisément leur poids et leur qualité sont faits d’une durée vraie, lente, régulière, de saisons qu’elles ont derrière elles. Ou mieux, de deux durées qui se croisent et qui s’accordent.

La tradition poétique.
La tradition poétique. D’abord la durée d’une poésie. Lamartine a commencé par la poésie du XVIIIe siècle, et il ne l’a jamais entièrement quittée. Il aura toujours dans l’oreille le vers de Voltaire et de Parny. Sa poésie y retombera dans ses moments de facilité. L’élégie lamartinienne continue la plaintive élégie, en longs habits de deuil, et il y a une suite Parny-Lamartine que double une suite Eléonore-Elvire. Le lecteur et la lectrice de 1820 restent ainsi dans une famille et un climat connus. Et pourtant, devant les Méditations, ces préludes ne comptent plus. Une longue poésie chrysalide aboutit à une poésie ailée. Cela même que le génie de la Restauration éveillait dans la société, cette fleur de jeunesse héritière, cette première poésie de la tradition que vulgarisera, en la desséchant, le soleil de Juillet, la poésie des Méditations la déposait, l’idéalisait à l’état pur.
La tradition personnelle.
D’autre part, la durée d’un poète, d’un poète dans sa province, c’est-à-dire dans le monde où l’on dure. Des écoles, des nostalgies — et aussi de nobles sentiments, des principes, tout un « Comment un jeune homme doit être » pour les dames — et un grand amour, qui, au temps préfix, laboure tout cela, y sème les dents surnaturelles du dragon, fait sortir du sillon héréditaire la moisson miraculeuse. Il y eut vraiment, dans la poésie française, avec les Méditations, une découverte de l’amour, pareille à celle que font le jeune homme et la jeune fille, puisque les seuls beaux vers du lyrisme amoureux, ceux de Ronsard ou de Maynard, dataient de trois siècles, étaient oubliés.
Les Méditations.
À cette durée de 1820, une durée séculaire a-t-elle, depuis, répondu exactement ? Les Méditations peuvent-elles rester pour nous ce qu’elles étaient pour les contemporains ? Rappelons d’abord qu’il faut entendre par Méditations non le recueil arbitrairement bouleversé, et grossi de médiocrités et de fonds de tiroir, que Lamartine a dans la suite fourni aux libraires, et dont on réimprime toujours le dernier état, mais les vingt-quatre pièces du volume primitif. Dans un exemplaire des Méditations où il avait intercalé des fiches, et qu’on put lire à sa vente, Paul Souday donne des notes et des appréciations sur ces vingt-quatre pièces. La moitié sont exécutées par la guillotine de ce mot péremptoire : barbe ! Le verdict de l’aristarque coïncide ici avec le sentiment moyen du lecteur parisien d’aujourd’hui. Mais le goût moyen n’est pas tout à fait le goût.

Reconnaissons d’abord que sur les vingt-quatre pièces il n’en est que quatre qui réalisent encore pour nous, avec une pureté intacte, cette note de poésie pure, ce son, comme écrit Lamartine lui-même dans une lettre intime, « pur comme l’art, triste comme la mort, doux comme le velours » qui lie le sens lamartinien de Méditations à un sens musical (celui du mot dans les programmes de concert) et qu’évoque, dès qu’on le prononce, dans le souvenir de tous, le titre célèbre : ce sont l’Isolement, le Vallon, le Lac de B… (devenu plus tard le Lac tout court) et l’Automne, quatre thèmes en stances pour l’amour et la solitude. C’est la fine pointe sous laquelle une poésie moins pure fait poids et nombre. Lamartine, qui a généralement été un juge de sa poésie plutôt partial contre lui, a toujours distingué dans son œuvre poétique la qualité exquise et la quantité nécessaire. Il a toujours tenu la poésie vraie, la « poésie même » comme un état précaire de grâce qu’il est téméraire de consolider en habitude.

Du côté inverse, rejetons les pièces insignifiantes sur lesquelles on est tenté de laisser le signe brutal de Souday ; le Soir, le Souvenir, la Gloire, la Prière, l’Invocation, le Golfe de Baïa, les Chants Lyriques de Saül, l’Hymne au Soleil. Restent une douzaine de poèmes considérables qu’on peut appeler les Méditations moyennes, qui sont encore très supérieures à toute poésie publiée depuis 1700, qui nous mettent exactement dans la meilleure atmosphère de 1820, et qui ont compté pour la part principale dans le triomphe de Lamartine.

Ce sont des discours religieux, et précisément les discours religieux qu’on attendait, ceux d’un Génie du Christianisme dans la langue des beaux vers. D’une part la forme voltairienne de l’épître et du discours en vers, d’autre part la poésie sentimentale et spiritualiste du Génie, tous deux amenés à une fusion transfiguratrice, à la poésie d’une restauration, à la restauration d’une poésie, dans la double aurore historique de la Restauration et du Romantisme. Sans l’espérance, disait Héraclite, vous ne trouverez pas l’inespéré. La poésie inespérée des Méditations, sans effort et d’un mouvement indivisé, conclut une grande espérance.

Le Byron des salons.
Voltaire, Chateaubriand, et au confluent de l’un et de l’autre, une manière de Lyon lamartinien. Mais en 1820, un autre nom est monté au zénith de la poésie. Il y avait en France un « Passage de poète », ce poète c’était Byron. Quelques mois avaient suffi pour faire de sa poésie celle dont tout le monde parlait. On avait publié à Paris, en 1818, ses Œuvres complètes en anglais ; et en 1819 et 1820 on les traduisit. Quatre articles dans les Débats de septembre et octobre 1818 avaient fait figure d’articles d’initiation. Un des enfants du siècle les plus intelligents et les plus aimables, Charles de Rémusat, trouva le mot : « C’est le Bonaparte de la poésie. » Et en effet on parlait du jeune poète dans les salons comme vingt ans plus tôt on y parlait du jeune Bonaparte. Un même frémissement parcourait la jeunesse. C’est sa mère, l’auteur des Mémoires sur Napoléon, Mme  de Rémusat, qui écrit à Charles : « J’ai vu lord Byron ; il me charme. Je voudrais être jeune et belle, sans liens ; je crois que j’irais chercher cet homme pour tenter de le ramener au bonheur et à la vérité. » Et voilà le thème de la deuxième des Méditations, l’Epître à lord Byron, et le thème aussi d’Eloa, deux poèmes que les jeunes Lamartine et Vigny (ils épousèrent tous deux des Anglaises) n’ont eu qu’à cueillir comme des fruits murs dans les salons de la Restauration. Byron restera remarquablement étranger à Hugo. Mais les Méditations de 1820 ne se comprennent pas plus sans le Byron de 1820, dieu des salons, des femmes et des jeunes gens, que le théâtre romantique sans Shakespeare.

La voix du temps, la voix des femmes, la voix des salons disaient : « Il nous faut un Génie du Christianisme en poésie ». Elles disaient aussi : « Ah ! si Byron était chrétien ! il nous faudrait un Byron chrétien ». L’ordre des Méditations a été très soigneusement établi. Ce n’est pas un hasard si l’Homme, soit l’Épître à lord Byron, y succède immédiatement à l’Isolement, à la grande vue solitaire d’horizon. Lamartine imagine dans l’Homme ce Byron français, repenti et chrétien appelé par les Salons. On sait que le vrai Byron en sourit.

Autant que les Harmonies, les Méditations poétiques auraient pu porter l’épithète et religieuses, Elles vont à un public religieux, et elles contiennent toutes les directions religieuses du lyrisme et de l’épopée lamartiniennes. C’est le thème de l’ange tombé qui anime toute la pièce À Byron. Dans les grands discours de l’Immortalité, la Foi, la Prière, le Temple, Dieu, Lamartine (qui avait perdu depuis longtemps la foi positive) parait écrire pour un public autant que pour lui, et l’on ne s’étonnera pas que la Poésie Sacrée, la dernière Méditation, dithyrambe à M. Eugène Genoude, soit froideur et pensum. La note religieuse vivante et précise des Méditations n’est nulle part mieux donnée que dans le beau poème de la Semaine Sainte, où l’on ne trouve rien de l’émotion rituelle et chrétienne d’une semaine sainte, mais un tableau délicat et très vrai de ces retraites où M. de Rohan, le futur cardinal, conviait les jeunes conservateurs de sa génération, dans son château de la Roche-Guyon, et où l’exquise chapelle dans la grotte parait l’oratoire fait sur mesure pour le Génie du Christianisme et les dévotes de M. de Chateaubriand.

La Mort de Socrate.
On dirait qu’avec la Mort de Socrate Lamartine a installé dans la prison du philosophe un oratoire à la manière de celui de la Roche-Guyon, les mollesses du style jésuite autour d’un Socrate ténor italien. Voyons-y le premier exemple de ces poèmes en laisses séparées par des points, où Lamartine imite (comme le dit la préface attribuée à son éditeur) le récit lyrique et coupé de Byron. La Mort de Socrate est un très curieux poème, d’abord en ce qu’elle nous montre à plein combien Lamartine, que Jules Lemaître appelle un grand Hindou, était étranger à l’art grec — ensuite parce qu’inspirée de la traduction que Cousin venait de donner du Phédon elle prend place dans ce mouvement spiritualiste qui soulève la société de la Restauration ; — enfin parce que l’élan oratoire en est souvent magnifique, que ces flots de ténèbre bleue, d’encens et de musique, ce mythe de Psyché, cette prophétie de Socrate, s’ils nous paraissent bien étrangers à la Grèce, transposent en poésie l’art de Prudhon, Clunysois comme les ancêtres de Lamartine. Et pourquoi, chez Lamartine, le jeune Phédon nous rappelle-t-il la Sainte Thérèse de Bernin ? Peut-être parce que, depuis 1820, Lamartine vivait la plupart du temps en Italie. Un italianisme emphatique, opulent, harmonieux et mol va circuler jusqu’en 1830 dans son lyrisme.
Les Nouvelles Méditations.
Et d’abord dans les Nouvelles Méditations, qui paraissent en même temps que la Mort de Socrate. Évidemment moins neuves que les premières, elles sont plus riches. Le poète gagne, s’épanouit. Le Lac des Nouvelles Méditations c’est la baie de Naples : Ischia, la douceur vaporeuse d’une nuit méditerranéenne, un peu mandoline et sorbet, mais la strophe divine, la musique pure. Le Poète mourant dépasse d’un fort coup d’aile son titre désuet et pleurard. Bonaparte est la première de ces grandes odes solides dont chaque strophe, comme une victoire, avance d’un pas ailé, pose la sonore sandale d’airain, et qui formeront après 1830 le plus beau chœur du lyrisme lamartinien. Mais les Étoiles sont déjà une Harmonie, une harmonie de la nuit. Ce nocturne de Lamartine a la mollesse de l’écharpe lactée sur la terre et les eaux, il est une vision déroulée dans une moiteur élyséenne et tendre, la sensation de la poussière cosmique où nous flottons, de l’espace vivant où vogue la planète. Les Préludes, eux, montent en gerbe, en triomphe de virtuosité pure. La muse s’y met nue par un beau jour de Toscane, dans l’orgueilleux éclat de sa beauté : « Sonate de poésie » dit Lamartine ; écrite à Florence, bien entendu. Le poète chante pour chanter. Une inépuisable nature, debout à son côté, lui fournit motifs et tableaux. Il cristallise une de ces heures de santé, de richesse, où la vie remplit le poète jusqu’aux bords, le fait bouillonner dans l’ivresse de se répandre. Moins le son de la lyre, que la lyre même, qui nous est tendue pour que nous la touchions et caressions. À l’extrémité opposée, le chef-d’œuvre des Nouvelles Méditations : le Crucifix. Bien, plus vaguement religieux que précisément chrétien, Lamartine a cependant atteint ici le point suprême de la poésie chrétienne, il l’a atteint devant la Croix et par la Croix. Cela va très loin au delà de l’Immortalité et de la Mort de Socrate. Le Crucifix qui passe d’un mourant à un autre, tradition du Christ à l’humanité, le crucifix de la mort d’Elvire, crucifix futur de la mort du poète, passage du cœur au cœur qui est la vie des àmes comme le passage du germe au germe est la vie des corps, le Crucifix monte en bulle de musique pure ; fait de rien, il contient tout.
Le Dernier Chant du
Pèlerinage d’Harold
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Le Crucifix, pendant chrétien du Lac, est ici un rappel des premières Méditations. Mais le climat italien de la poésie lamartinienne, qui s’étale dans les Préludes comporte en général une force, une vitalité, un désir de vie active, où continue naturellement à prendre place cette destinée de Byron, qui hantait Lamartine (un des derniers ouvrages de sa vieillesse fut une Vie de Byron) et que ce poète de la famille maintient toujours dans ses lointains et ses possibilités. En vacances à Saint-Point, avant de retourner en Toscane, il écrit le Dernier Chant du Pèlerinage d’Harold, hommage à Byron par un candidat à sa succession lyrique et historique. Du Chant du Sacre (celui de Charles X à Reims en 1826) d’ailleurs curieux, Lamartine dira que c’est son Poème de Fontenoy. Le Dernier Chant serait un peu sa Henriade, éloquente et artificielle. Mais ces poèmes prennent sur sa route une valeur singulière d’indicateurs : le Dernier Chant marque déjà son idée d’une carrière européenne de poète prophète et de lyre dictatrice, le Chant du Sacre le brouille avec le futur Louis-Philippe dont il insulte, en ce poème officiel, la famille avec une légèreté aussi insouciante qu’il insultait dans le Dernier Chant l’Italie où il représentait son roi. Après les ennuis que leur avait causés le vicomte de Chateaubriand, le poète son émule ne présageait rien de bon aux Bourbons de l’une ou de l’autre branche.
Les Harmonies.
Le grand livre lamartinien de ces années-là, les Harmonies poétiques et religieuses sont à la fois le chef-d’œuvre de l’inspiration italienne de Lamartine et le chef-d’œuvre de la poésie religieuse propre à la Restauration.

Lamartine confesse dans une lettre à Virieu que sur cinquante pièces il n’y en a que quinze à lire. Mais même le remplissage contribue ici à nous donner le sentiment de la nappe de poésie, de la présence diffuse et divine à laquelle il fait allusion quand il dit des Harmonies : « J’en ai écrit quelques-unes en vers, d’autres en prose, des milliers d’autres n’ont jamais retenti que dans mon sein. » Celles qui sont écrites dans les quatre livres de 1829 sont des iles, des îles dans une abondance, une liquidité et une lumière italiennes. L’Invocation du début, écrite à Santa-Croce, met sur tout le volume ce sceau d’une église d’Italie. L’Hymme de la Nuit, l’Hymne du Matin paraissent Nuit du Guide, Aurore de l’Albane. Avec l’Hymne du Soir dans les Temples, dédié à la princesse Borghèse, le poète monte à de grandes orgues, fait rouler dans les voûtes un chant plein et vain. Non les voûtes gothiques : « La Cathédrale (gothique), dira plus tard le commentaire de la pièce, n’est qu’un vaste sépulcre, tout y est tombe, tout y gémit, rien n’y chante. Les voûtes sonores des églises d’Italie chantent d’elles-mêmes, ce sont les temples de la Résurrection ». Le Paysage dans le Golfe de Gênes, l’Infini dans les Cieux, Désir, le Premier Regret étalent avec une volupté noble ou une mélodieuse mélancolie le pli et la lumière de la nature italienne. Mais les îles c’est bien cette quinzaine de poèmes dont Lamartine a fixé le nombre, et que nous retrouvons sans peine.

La Bénédiction de Dieu dans la Solitude, écrite à Saint-Point, est peut-être la poésie la plus pleine, la plus ubéreuse de Lamartine, du propriétaire, du chef de famille et du poète, et dont on touche les profondeurs de santé et de tradition : de grosses racines humaines sous un feuillage qui vibre avec la présence des siècles, le simple tableau d’une journée patriarcale à la campagne, l’acte de vivre solennisé longuement par une musique sans fin, et l’épaisseur ici bien sentie des milliers d’Harmonies non écrites sous l’Harmonie chantée. — L’Occident, strophes de bronze et d’or, paix du jour sur la terre et dans l’âme, — l’Hymne à la Douleur, chef-d’œuvre de la poésie morale et des beaux vers gnomiques, — Jehovah ou l’Idée de Dieu, oratorio qui s’émeut lentement jusqu’à l’épanouissement d’une fin splendide. — Le Chêne où la poésie suit la vie végétative, cachée, lente et longue de l’arbre, — l’Humanité morceau de grande peinture bolonaise, avec son merveilleux portrait de vierge, ses vers suaves et caressés, l’hymne à la Vierge-Mère d’où naît l’homme-esprit, — l’Idée de Dieu et son finale de lumière et de foi, le Souvenir d’enfance ou la Vie cachée, confidence abondante et pleine comme l’eau qui coule, apogée, dans toute la poésie française, de l’épître familière, poésie d’arrière-saison qui est notre Vieillard du Galèse et où tient toute cette poésie des racines terriennes, cette gentilhomie (comme on dit prudhomie) de campagne, qui repassera dans Mistral et aussi dans Barrès, Éternité de la Nature, Brièveté de l’homme, ode pure qui n’est surpassée en France par aucune autre, roseau pensant de Pascal agrandi par le lyrisme jusqu’à l’ampleur du chêne et de l’olivier. — Milly ou la Terre natale, encore une de ces épîtres où Lamartine est le maître, et le seul (il avait publié un volumes d’Épîtres plus tard fondu dans les poésies et on en a tiré encore de ses papiers tout un paquet inédit adressé à son beau-père Montherot), abondance de terre agricole qui prend naturellement avec ses vers nombreux la forme des sillons pressés et parallèles, — le Cri de l’âme, sincère et véhément, qui répond à son titre : il semble que dans la volupté de l’été toscan (presque toutes les Harmonies sont écrites l’été et l’automne) un amour, inoccupé de femmes, se tourne en ivresse mystique, se développe dans la vision de Dieu et fuse dans un panache de clarté, — le Tombeau d’une Mère, poignant comme le Crucifix, — Pourquoi mon âme est-elle triste ? méditation lyrique dont la force est faite non de sa matière, qui est pauvre avec une langue et une poésie indigentes, mais de son mouvement oratoire, l’esprit banal ayant rencontré un des grands courants de l’âme humaine, et le suivant à pleines voiles. — Novissima Verba, écrits à Montculot, le sermon de Bossuet transposé sur le mode lyrique, une réflexion de l’homme sur lui-même, grave, régulière, et qui coule comme un fleuve précipité et grossi pendant une nuit d’hiver, pas de sentiments rares ou neufs, mais la route royale du cœur humain, — l’interpellation à l’Esprit Saint, dont la fin hors d’haleine est faible, mais où il semble qu’en achevant les Harmonies, en les publiant l’été de 1830, le poète demande pour le prophète politique de demain l’investiture et le sacrement.

Les deux volumes des Harmonies sont dans l’œuvre de Lamartine ce que sont les deux volumes des Contemplations dans l’œuvre de Hugo, son été, son testament poétique, son long et plein dialogue avec la vie, les hommes et Dieu, et aussi une somme lyrique par laquelle le poète se débarrasse d’une partie de lui-même pour entrer dans l’ordre de la grande maturité, monter à l’Acropole homérique, s’achever dans l’épopée, dans une Odyssée de l’âme et des destinées humaines.

Le poète épique.
Mais, au contraire de Hugo, à qui son dessein épique fut suggéré par les voix de Jersey et de Guernesey, le projet d’une épopée était ancien chez Lamartine. Avant 1820, son rêve de grande poésie ne consistait pas dans les Méditations, mais dans un poème épique de Clovis, l’Africa de ce Pétrarque. (Il en donne un fragment dans les Nouvelles Méditations). Au cours de ses années d’Italie, un autre projet épique succède à celui-là, le poème des Visions, dont il publiera plus tard le plan détaillé et quelques fragments exécutés, une série d’épisodes où, à travers des tableaux historiques l’homme, ange tombé, serait progressivement restauré par le sacrifice. Après 1830, il laisse sommeiller ce projet pour écrire une épopée familière, populaire, celle du curé de campagne, dont son ami l’abbé Dumont, curé de Bussières, lui fournit le type. C’est le premier Josselin, qu’il laisse inachevé en 1832 quand il part pour l’Orient. Le contact avec l’Orient le ramène à ses premiers projets d’une grande épopée religieuse. À son retour, le Josselin très simple, en quatre chants, se transforme donc en un vaste poème dont les échos philosophiques et religieux vont loin, et que suit deux ans après la Chute d’un Ange, principe et premier tableau du poème cyclique définitif. Il projette d’en exécuter ensuite d’autres épisodes, et d’abord celui des Pêcheurs, en tout soixante mille vers, pense-t-il, si Dieu lui laisse vie, « et nous aurons aussi, écrit-il à Virieu, nos poèmes indiens, infinis comme la nature dont tout poème doit être la vaste et profonde et vivante réflexion. » Mais les occupations de la vie politique étaient là : le dessein des Pêcheurs ne sera exécuté qu’en prose, dix ans après, et ce sera Graziella. Jocelyn et la Chute d’un Ange suffisent d’ailleurs à faire de Lamartine la tête en somme la plus épique de notre poésie.
Jocelyn.
Avec Jocelyn, Lamartine retrouve le triomphe des Méditations, un succès de cœur et de larmes qui rappelle (et qui cherchait peut-être) celui de Paul et Virginie. Depuis, Jocelyn s’est démodé, comme tout récit en vers, à cause aussi de la rapidité et de la négligence de la rédaction, surtout dans la seconde partie, celle qui est écrite après 1834. L’idéalisme en a paru fade. Et pourtant il lui suffit pour être sauvé, qu’il maintienne constamment le mot d’ordre de l’épigraphe qu’y a mise Lamartine : ψυχή. Il a l’âme. Il est l’âme. En convoquant tous les sens individuels et sociaux de ce mot, il reste le poème de l’âme.

Lamartine a eu beau le transporter et l’idéaliser dans les Alpes qui flottaient par dessus la Bresse à ses yeux de Maconnais, Jocelyn qui a pour origine un épisode révolutionnaire de l’histoire de Milly, pour héros Dumont, curé de M. de Lamartine (et qui, non plus que lui, ne l’oublions pas, n’avait la foi) Jocelyn reste le poème de cette épaisseur même de tradition locale, chrétienne, sur laquelle est porté le génie de Lamartine (et dans laquelle il descend de vastes racines.) Le poème de l’âme devient poétiquement humain parce qu’il est ici le poème de l’homme de l’âme, sous sa forme la plus élémentaire, ordinaire et simple, le préposé à l’âme dans chaque village, le curé de campagne, tel qu’il existe idéalement, — et l’âme en acte consiste dans la croyance en une existence idéale. Mais l’âme n’est pas donnée, portée par une facilité. L’âme se crée par le sacrifice, par l’effort qui remonte une pente, cette pente même selon laquelle elle est tombée. L’épopée lamartinienne a pour thème la lutte contre cette même facilité dont Lamartine a passé pour le héros et la victime. L’âme en tant qu’elle se souvient des cieux, l’étincelle divine qui retourne au foyer, c’est Jocelyn prêtre, moins par la vocation de la foi que par la vocation du sacrifice, sacrifice au bonheur de sa sœur, puis existence menée en sacrifice et en expiation pour Laurence, amour militant qui traverse l’amour souffrant pour aller à l’amour triomphant. Mais l’âme a un double sens et vit sur un double registre. Il y a l’âme individuelle de l’homme et l’âme collective de l’humanité, et cette âme collective de l’humanité pour le chrétien s’appelle l’Église. De ce point de vue, la scène centrale de Jocelyn serait la scène de la prison, la transmission du clerc au clerc, de l’âme à l’âme (thème du Crucifix), et, par un sacrifice nouveau, l’âme individuelle qui rallie l’âme de l’Église, de l’humanité, de la remontée collective vers Dieu ; seulement toute cette grandeur symbolique, cette matière épique et mystique de Jocelyn, elle n’est guère plus extérieurement visible dans le poème que l’âme dans le corps. Le poète n’émeut, ne veut émouvoir que par des corps individuels, vivants, par les êtres qu’il peint, l’anecdote qu’il raconte, la tragédie à laquelle il participe. Jocelyn, dans une lettre à sa sœur, se compare assez, maladroitement à Faust. Le passage est manqué, mais l’idée subsiste. Le poème de Jocelyn, que Lamartine a conçu comme la conclusion et le dernier épisode de l’épopée cyclique, contient bien une spéculation faustienne sur la nature et les destinées de l’homme. Mais rien de cette spéculation faustienne ne transgresse le cadre, le corps, l’émotion, l’intimité d’un Hermann et Dorothée français. Lamartine a réalisé cet équilibre sans qu’il y ait rien d’apparent dans le dessein, de tendu dans l’effort. « Je ne pense jamais, disait-il, mes idées pensent pour moi. » Dans Jocelyn il a senti pour une idée, et une idée a pensé pour lui.

La chute d’un Ange.
Jocelyn devait conclure l’épopée humaine, la Chute d’un Ange la commencera. Le sort de ce poème a été singulier. C’est le seul échec complet que la poésie de Lamartine ait rencontré parmi ses contemporains, une roche Tarpéienne deux ans après le Capitole de Jocelyn. Lui-même, qui avait été le premier à prôner Jocelyn (souvenons-nous de sa visite à Mme  Récamier racontée par Sainte-Beuve), proclamait sa Chute d’un Ange exécrable, s’excusait en disant qu’elle était nécessaire aux épisodes suivants, avec lesquels on verrait ce qu’on verrait. Ensuite le poème trouva des admirateurs, qui presque le découvrirent, et d’abord le chef même de la réaction anti-lamartinienne, Leconte de Lisle, qui y voit le chef-d’œuvre du poète. Et peu s’en faut que ne soient de cet avis aujourd’hui ceux qu’on pourrait appeler les lamartiniens d’extrême-gauche. Des lecteurs considérables préfèrent la Chute à Jocelyn et son reclassement par la critique, depuis 1890, reste un fait acquis.

Il faut admirer la grandeur du mythe, la force et le poids des idées. Cédar, l’ange tombé par amour, mais qui pourrait dire comme le théologien : « Mon amour c’est mon poids » réalise une idée de l’homme, celle qui circule à travers la poésie et la vie de Lamartine, et qu’il lui importait d’exprimer une fois dans sa totalité. Cette idée il ne l’a pensée religieusement que pendant son voyage dans la terre mère des religions. Devant les pierres de Balbek, il y a ajouté la vision d’une humanité matérialiste, maîtresse des forces de la nature et qui ne s’en sert que pour opprimer et jouir. Quelques salutaires persécutés, gardiens des fragments d’un livre révélé, maintiennent dans l’ombre un royaume de Dieu. Ces fragments du Livre primitif sont un chef-d’œuvre de poésie gnomique, forte, simple, classique, d’une pureté et d’un poids, d’une perfection de style inégalés ailleurs par Lamartine. Mais le chœur célèbre des Cèdres du Liban n’est qu’une Harmonie, inférieure à d’autres.

La Chute et non les Martyrs, voilà l’épopée exactement préparée et annoncée par le Génie du Christianisme. Le thème est celui de la religiosité romantique, la lutte contre l’esprit du XVIIIe siècle, sous sa double apparence : l’Encyclopédie et la sensualité. L’encyclopédie : la domination de la nature par l’homme sans maîtrise correspondante de l’homme sur sa nature ne peut qu’engendrer une culture monstrueuse, et le mythe de la Chute a posé dès 1838 les problèmes angoissants devant lesquels l’Europe s’interroge aujourd’hui. La sensualité : on s’est étonné, du tableau factice, naïf et tératologique que fait Lamartine de la vie luxurieuse de ces maîtres de la nature. Il l’a prise simplement dans le Cloaque Maxime où aboutit le sensualisme du XVIIIe siècle, chez le marquis de Sade lui-même dont les œuvres, lues à vingt ans chez son ami Guichard de Bienassis, terrifièrent les deux jeunes gens.

Évidemment, il ne faut pas demander à la Chute d’un Ange ce qu’on trouve en Jocelyn, de l’humanité actuelle et des caractères. Les êtres n’y vivent que symboliquement. Mais le style poétique est généralement, quoiqu’on en dise, d’une fermeté plus constante que celui de Jocelyn. C’est un style de poète orateur. Depuis quatre ans Lamartine s’est rendu à la Chambre maître de l’art de la parole. Cela se reconnaît dans sa poésie.

Les Recueillements
et les Psaumes
.
Et non seulement dans l’épopée, que malheureusement il arrête là, mais dans une poésie lyrique qui, plus rare qu’autrefois, gagne en nombre, en poumons, en poids et qui enfle sa houle dans les poèmes des Recueillements, écrits après 1830. Le Cantique sur la mort de la duchesse de Broglie donne au tombeau d’Albertine de Staël les mêmes consécrations que Bossuet apportait à celui d’Henriette d’Angleterre. Les odes à Wasp, à Guillemardet, l’hommage À l’Académie de Marseille, Gethsémani ouvrent aux nappes politiques la maison idéalisée de la famille et des parents. Les chefs-d’œuvre lyriques de Lamartine ce sont alors les grandes odes politiques. À Némésis, le Toast des Gallois et des Bretons, Utopie, les Révolutions, La Marseillaise de la Paix : drapeau en plein ciel de son éloquence de tribune.

La poésie lyrique avait toujours répondu chez Lamartine à un état de grâce précaire. Il songea longtemps qu’après les Méditations, œuvre de son printemps, les Harmonies, œuvre de son été, il trouverait les sources lyriques de son automne dans des Psaumes, soit dialogues de l’âme et de Dieu, plus près de la Bible que ceux que Victor Hugo entretiendra plusieurs années à Guernesey, mais, comme ceux-ci, testament d’une pensée qui fut toujours religieuse. Les travaux forcés de la copie, l’automatisme de la prose, l’en empêchèrent, sauf un jour de ses vendanges de Milly, en 1857, où devant la maison de son enfance, inhabitée depuis des années, il écrivit la Vigne et la Maison, Psaumes de l’Âme, la dernière grappe tiède et dorée, à la treille défeuillée. Aucun poète n’a écrit de pareils vers à soixante-sept ans. Ils valent le Crucifix. Il suffit d’ailleurs d’ouvrir au hasard les vingt-huit volumes du Cours familier de Littérature pour sentir que si la nappe poétique ne jaillit plus, elle subsiste sous terre. Deux ans après, le Quarantième Entretien en donnant à Mireille l’investiture du poète de Jocelyn, marque une date d’or dans l’histoire du génie poétique.

Les destinées de la poésie.
Telle a été en effet la fonction de Lamartine depuis 1820 : maintenir en France la poésie comme une nature et comme un climat. Il est moins une force de la nature qu’une présence de la nature ; moins une date qu’une saison. En 1820, ramenant la poésie perdue, il l’a fait régner sur un cœur, sur des cœurs, et ensuite sur tout le reste, sur la politique, sur l’histoire, sur la critique. Cet ennemi de Napoléon a été le Napoléon d’un impérialisme poétique. Comme l’Empire de 1811, la poésie du Lamartine de 1847 et 1848 pousse une transgression politique démesurée, qui appelle inévitablement la réaction. Elle commence dès l’automne de 1848, elle durera quarante ans et cessera à la fin du XIXe siècle.

Mais le terme de poésie a un autre sens que celui d’une nature, à savoir le sens d’un art, d’une technique. Ce sens il le prend quand nous parlons de Malherbe, de Racine, de Baudelaire, du Parnasse, de Valéry. Dès lors tout un hémisphère de la poésie doit se former, se connaître, s’éprouver, se fortifier contre Lamartine. Dans la Société des esprits que forme la poésie française, on ne peut séparer Lamartine de la réaction anti-lamartinienne qui fera la poésie originale du Second Empire. Il faut accepter le poète avec ses impossibilités et ses ennemis. Il fut un temps où il triomphait dans l’unanimité. Il fut un temps où il était universellement démodé. Triomphe et refus de Lamartine appartiennent aujourd’hui non plus à des générations qui se succèdent et se contredisent, mais à des catégories coexistantes et nécessaires de la complexe poésie, la catégorie de l’inspiration et la catégorie de la technique.

IV
ALFRED DE VIGNY
Situation d’Alfred de Vigny.
Il y eut deux époques où Vigny passa, auprès d’une élite, pour le plus grand des poètes romantiques. Ce fut d’abord vers 1826 : il produisait alors, avant trente ans, des chefs-d’œuvre glorieux, auxquels, de son vivant, ne s’ajouta de lui aucun autre livre de vers. Ce beau, fier et discret officier avait repris la révolution poétique où l’avait laissée André Chénier, rompant à la fois avec l’ode et le discours en vers du XVIIIe siècle, où sont encore prises les premières œuvres de Lamartine et de Victor Hugo — ajoutant, et le premier, à l’inspiration antique l’inspiration biblique, — recréant, après l’Aveugle et le Malade, « le poème », y enfermant ce qui manque à Chénier, le symbole et l’idée, atteignant presque du premier coup, comme Keats, à une poésie intellectuelle par son dessein, sensuelle par la substance de son vers, — évoquant de sa personne, pour les imaginations poétiques des jeunes hommes et des jeunes femmes, la figure des cygnes et des anges qu’il chantait, premier et plus bel amour de la Muse blonde, la jeune Delphine Gay, prince charmant du romantisme entre Lamartine et Musset. — Ce fut ensuite à la fin du XIXe siècle, trente ans après sa mort, quand Lamartine n’émergeait encore que péniblement de l’oubli, que Hugo restait pris dans les vulgarités de l’apothéose officielle, que les délicats trouvaient, selon le mot de Jules Lemaître, que le premier faisait trop gnan-gnan et le second boum-boum, que Sully-Prudhomme, quelque peu héritier de Vigny, devenait le poète de la « jeunesse pensive » et bachelière ; alors l’auteur d’Eloa, et surtout du livre posthume des Destinées apparaît comme le poète de la qualité, de la densité, de l’esprit, de l’analyse, de l’idéalisme, le poète qui pense, qui a des idées, qui est soutenu par un Journal Intime de la valeur de ceux de Maine de Biran et d’Amiel ; qui a découvert sous une forme classique, avec une âme romantique, le principe de ce qu’on appelle alors le symbolisme ; — le poète pur de toute gangue oratoire, en qui s’allient la vie poétique et la vie intérieure, sous un double rayon, celui de la lampe de Psyché, et celui qui, phare solitaire de la Bouteille à la Mer et de l’Esprit pur, balaie l’espace et le temps. Plus tard, la forte lumière qui est revenue sur ses émules de 1830 a diminué cette situation de veilleur et de penseur, les Fleurs du Mal ont tendu à remplacer, comme volume de vers uniques, les poésies de Vigny, l’admiration s’est parfois tempérée en considération : mais il reste très grand, son action sur les âmes n’est nullement épuisée. Deux sommets de la poésie portent son nom : un Brocken aimable, celui de la ballade, — et le pic le plus haut, celui du mythe.
Le poète de la ballade.
Avant 1830, la ballade romantique fut quelque temps a la mode. On imite les Allemands comme Chénier les Grecs. Le genre troubadour trouve dans la ballade sa pointe et ses ailes. Avec Émile Deschamps, cela ne va pas bien loin. Dans les Ballades, Victor Hugo s’amuse en grand virtuose, mais la Fiancée du Timbalier, est devenue une guitare et la Chasse du Burgrave a toujours été une amusette. Ce romantisme en belle humeur finit dans la Ballade à la Lune. Vigny seul a eu le bonheur de toucher ici une corde sérieuse. De ce moyen âge en ballades romantiques il reste la Neige et surtout le Cor. Évidemment la forme de ces stances n’a rien de celle des ballades, D’autre part, il semble que les rimes plates conviennent mal au groupe de quatre alexandrins, Vigny presque seul ayant usé de ce rythme. Et pourtant c’est par ces rimes plates, ce faux distique, cette naïveté apparente, qu’est introduit le moyen de faire coïncider le ton du récit ordinaire avec la stance imposée par le génie lyrique de la ballade. La Neige et le Cor sont des impressions, celles même qu’évoquent leur titre, leurs premières strophes, et ces impressions s’épanouissent d’un seul mouvement en récits. La ballade n’est pas fabriquée à l’atelier comme dans Hugo, elle se crée dans une nature et d’une nature, sous les yeux du lecteur ; les vers pleins de prestige entrent d’un vol dans la mémoire, à la manière des plus beaux de La Fontaine, de Racine ou de Chénier. C’est peut-être parce que Vigny a transposé dans le lyrisme français, avec la substance et l’ivoire de ses vers, le cor enchanté du romantisme allemand, que, mille ans après la bataille de Roncevaux, Victor Hugo l’a fait sonner dans la bataille d’Hernani.
Le poète du mythe.
Mais ce qui importe bien plus encore dans la poésie de Vigny, c’est qu’on doit faire dater d’elle, dans l’histoire, la découverte des mythes. Le mythe, introduit dans l’art par Platon, comme l’épopée par Homère, c’est une idée portée par un récit, une idée qui est une âme, un récit qui est un corps, et l’un de l’autre inséparables. La poésie de nos classiques l’a ignoré : elle l’a laissé confondu avec la fable, que d’ailleurs les Grecs en distinguaient mal, n’ayant qu’un mot pour les désigner tous deux : et le Socrate de Platon qui mettait les fables d’Ésope en vers dans sa prison, n’entend bien, dans les mythes du Phédon, raconter que des fables. Mais ces fables étaient philosophiques, et ce mot de philosophique fait pour nous la définition du mythe. Le sens esthétique du mythe a été découvert, en somme, pour la première fois depuis les Grecs, par Gœthe. On remarquera que dans l’article qu’elle consacre à Faust dans l’Allemagne, Mme  de Staël juge le poème d’après les règles et le goût du XVIIIe siècle, et ne paraît rien entendre à son caractère de mythe. De la Psyché de La Fontaine à l’utilisation allégorique du mythe de Psyché par Lamartine dans la Mort de Socrate, et bien que cette dernière soit très faible, on sent le passage d’une poésie sans mythe à une poésie fécondée par le mythe. Mais ces remarques ne nous font que mieux saisir la forte originalité, la puissance créatrice, le rayonnement indestructible de Moïse et d’Eloa, le droit qu’avait Vigny d’écrire en 1829 : « Le seul mérite qu’on n’ait jamais disputé à ces compositions, c’est d’avoir devancé en France toutes celles de ce genre, dans lesquelles presque toujours une pensée philosophique est mise en scène, sous une forme épique ou dramatique. » Leurs chefs-d’œuvre, la Chute d’un ange et le Satyre, devaient naître plus tard.

Moïse est le mythe du génie. Écrit peut-être dans les Pyrénées, il dit l’homme en méditation sur la montagne, et l’on remarquera l’intention de le placer en tête des Poèmes Antiques et Modernes, comme l’Isolement était placé en tête des Méditations. Deux Solitudes, celle de Lamartine une solitude sentimentale, celle de Vigny la solitude du génie, celle de Lamartine sous le rayon direct du lyrisme, celle de Vigny sous le rayon réfléchi du mythe. Si tout est dépeuplé autour de la première, c’est qu’un seul être lui manque. Si un être, si un autre cœur, manque à la seconde, c’est qu’elle est environnée d’un peuple, que le génie est marqué de solitude pour le service et la lumière de ce peuple. Aucun choix n’était plus heureux pour incarner le mythe du génie, pour fondre en or le sceau de la cléricature, que celui de Moïse, le prophète de la terre promise, qui n’y entre pas, parce qu’il doit vivre, comme le sage de Platon, non dans les réalités, mais dans leurs idées.

Eloa est le mythe du mal. D’une larme du Christ, un ange-femme est née. La vocation de la pitié lui fait aimer l’ange du mal, qui la séduit et par ses mensonges, et par sa vérité, et par lui, et par elle, et qui l’entraîne. Le couple est, en principe, purement humain : thème éternel de l’innocente et du séducteur, Marguerite et Faust, et Vigny étale dans Eloa son jeune poème, comme Musset le sien dans Rolla, thème classique de la plus humble romance. Mais par la multiplication poétique, par l’espace où il s’accroît en progression géométrique, le thème devient mythe. Née de la pitié du Christ, non de sa colère, ou de sa justice, ou de son sacrifice, Eloa ne connaît devant le mal du monde que le sentiment du Christ devant le mal humain, la pitié. Le mal n’est pas un froid absolu, c’est un climat. Il a ses fleurs, celles que chantera Baudelaire, celles qu’évoque Satan :

Les voluptés des soirs et les biens du mystère

Il est fait d’un complexe, les replis, les charmes et la perfidie du serpent. Vigny a renoncé à donner une suite à Eloa, le Satan sauvé qu’il projetait. Hugo l’a fait à sa place dans la Fin de Satan.

Les sentiments et les idées :
La Condition humaine
.
La poésie de Vigny est gouvernée par une idée, que confirme le Journal d’un Poète : la rupture entre l’homme et le créateur, le refus d’admettre le monde, la nature, Dieu même, comme ils sont. Eloa peut paraître d’abord un conte inspiré des Amours des Anges de Moore, et dont la célébrité viendrait de la richesse de sa poésie, de la beauté des comparaisons, de l’attaque et de la suite des tirades, de la fluidité et de la spiritualité de quelques vers immortels. Mais par delà ces biens poétiques, il y a autre chose : à savoir que la poésie de Vigny est du parti d’Eloa, que cette poésie est une éternelle Eloa. Le Déluge, la Fille de Jephté, disent le même sacrifice de l’innocence. Surtout les poèmes des Destinées, publiés en partie en 1843 et 1844, reprennent, avec une maturité, une concentration, un éclat et un poids encore plus forts le thème éternel. Les tercets des Destinées, La Maison du Berger, la Mort du Loup, le Mont des Oliviers sont un quadruple refus de la nécessité, de la nature, de la plainte et de Dieu.

Ils sont devenus les poèmes les plus durablement lumineux, les étoiles fixes de notre poésie. Ils ne le doivent pas à la pureté de leur langue, souvent incertaine, mais bien d’abord à celle des vers extraordinaires, qui pendent çà et là en grappes de Chanaan. Ensuite à leurs profondes racines dans un cœur d’homme : les deux apologies pour le silence, la Mort du Loup et le Mont des Oliviers, sont vraiment un testament du poète, qui a su lui-même se taire, maintenir derrière les barrages de granit la vie intérieure attestée par le Journal. Enfin, à leur passage de l’homme à l’homme par la voie royale, celle du mythe et du symbole.

La Maison du Berger, dont les strophes s’épaississent comme une futaie, n’est pas seulement un symbole, mais une architecture de symboles. Ses trois parties suscitent trois couples d’oppositions : le chemin de fer social et la maison du berger de l’individu — la politique et la poésie — la nature et la femme. Devant la société, la politique et la nature, le silence. Mais aux êtres, à la poésie, à la femme, la tendresse. La machine banalise l’esprit, la politique abêtit l’homme, la nature ignore le cœur ; le poète, devant elles, est le Loup, garde le silence par lequel dans le Mont des Oliviers, il répondait au silence de Dieu. Mais la Maison du Berger c’est la liberté, la poésie c’est la pensée en sa perle, la femme c’est la pitié d’Eloa, dont Eva a gardé la meilleure part, celle-là même que lui rend le poète quand il se détourne de l’inhumaine et trop divine nature :

Plus que tout votre règne et que ses splendeurs vaincs
J’aime la majesté des souffrances humaines

Mais d’admirer cette architecture de symboles peut faire méconnaître la plus pure beauté du poème : çà et là et surtout dans les dernières strophes une gratuité toute pure, une présence non de l’éternel féminin, mais au contraire du féminin dans son passage, de l’instant à aimer parce qu’on ne le verra pas deux fois, de l’amour taciturne et toujours menacé. — Cette gratuité impondérable qui deviendra plus tard la valeur suprême de la poésie, et précisément en liaison avec un symbolisme, Vigny paraît bien le seul avec Nerval à la suspendre en contrebande le long de la poésie oratoire romantique.

Le monde de Vigny est un monde sans Dieu, la conscience de Vigny est la conscience tragique d’un monde sans Dieu. Elle le mène à un désespoir, mais à un désespoir actif, chez ce silencieux le désespoir même du Taciturne : on n’a pas besoin d’espérer pour entreprendre. L’entreprise subsiste hors de l’espoir, et une partie des Destinées met en symboles l’entreprise humaine.

L’Entreprise humaine.
Les poèmes de l’entreprise sont la Sauvage, la Flûte, la Bouteille à la Mer, et l’Esprit pur. La Sauvage, qui manque un peu de résonance, ne fait pas hors-d’œuvre chez Vigny. Seul des romantiques, il hait la nature sous toutes ses formes. Dans toute lutte de l’homme contre la nature, il est pour l’homme. Il est pour l’homme contre Dieu. Quand le problème de Rousseau se pose, il est contre Rousseau ; il est pour l’homme civilisé contre l’homme naturel, pour l’homme blanc contre le sauvage. Il fallait qu’un de ses poèmes fût consacré à la civilisation, à l’effort, l’effort qui vaut pour lui-même, même si, comme dans la Flûte il n’aboutit pas.

La Bouteille à la Mer et l’Esprit pur reprennent cette strophe de sept vers de la Maison du Berger qui fait la plus belle et l’originale réussite lyrique de Vigny. La Bouteille à la Mer est le poème de l’entreprise humaine en tant qu’elle s’attache à ce qu’il y a de plus immatériel et qu’elle vit et meurt pour les idées. L’idéalisme de Vigny, ne prenons pas cela pour un mot conventionnel. Il ne ressemble pas à celui des poètes, mais à celui du philosophe. La vingt-sixième et dernière strophe de la Bouteille à la Mer commence par ce vers :

Le vrai Dieu, le Dieu fort est le Dieu des idées

Le recueil des Poésies, l’œuvre et la vie d’Alfred de Vigny sont tendus par la dialectique héroïque grâce à laquelle cet ennemi d’un Dieu donné, d’un Dieu non cherché, ni voulu, parvient à la notion platonicienne d’un Dieu vrai et fort, lieu des idées, comme l’espace est le lieu des corps. Le Poète de l’Esprit pur est l’homme des idées et mieux encore le Chevalier des idées. Les idées de Vigny gardent la marque de l’outil intérieur et de la tension triste qui les créèrent. Mais sa vocation était de les créer en poète, de porter des mythes comme le « fablier » La Fontaine portait des fables. Il en a ébauché encore beaucoup d’admirables dans le Journal d’un Poète, qui contient tout un carton de dessins, de poèmes. Malheureusement ce qu’on nomme l’inspiration était chez lui précaire, l’ardeur juvénile à fondre un morceau en un seul jet s’affaiblit de bonne heure. Les circonstances de la vie et le goût du silence firent le reste.

Les Amants du Théâtre.
Dès sa jeunesse Vigny étonnait les romantiques par ses réticences et ses pudeurs. Personne, disait Dumas, ne l’avait jamais vu à table. On conçoit donc que, seul, il n’ait pas écrit de vers directement intimes ; qu’il n’ait pas chanté comme les autres ses amours, ses haines, ses peines et ses joies (ou du moins qu’il n’en ait rien publié) et qu’il ait tout stylisé. La Colère de Samson ne fait pas exception. C’est une imprécation contre la femme, aussi célèbre et aussi belle que l’adoration d’Eva. Rien de plus transparent que ce poème biblique, dont le début est d’une étonnante couleur orientale — sur la trahison de Marie Dorval. Ce séraphin de l’ombre, ce prince du silence et de la tour d’ivoire, la femme publique l’a jeté avec ses plus chers secrets sur la place publique, l’a divulgué presque nu à ceux et à celles qui l’ont remplacé près d’elle. Vigny ne répond pas, cette fois, par le silence, mais par le pilori. On songe à l’Archiloque des Iambes et au Hugo des Châtiments. La stylisation et l’habitude du mythe risquent de nous faire imputer à la femme ce qui s’applique ici à une femme. Il faut prendre la Colère de Samson aussi et surtout pour la physiologie d’un certain amour et des Amants du Théâtre, comme il y eut en même temps, avec les mêmes orages, les Amants de Venise, et le Honte à toi, femme à l’œil sombre de Musset à George Sand.
Le Père La Pensée.
Depuis la publication des Destinées, qui rappelèrent l’attention sur lui après sa mort, la gloire de Vigny n’a pas connu les hauts et les bas de celle de Lamartine et de Victor Hugo. Elle est restée égale et pure. De ses grands poèmes les grammairiens ont pu discuter la langue, mais de leur poésie rien n’a vieilli. Ce poète stoïcien, ce constructeur de mythes autour des idées, en même temps qu’il a été le romantique le mieux délégué à la poésie pure, à tenu la place, rendu les services, conservé le bienfait d’un moraliste. Sa sensibilité orgueilleuse, douloureuse n’a nui en rien à une raison active qui fait de lui le Père La Pensée de la poésie romantique. Elle a donné au contraire à cette pensée plus de vibration humaine, à cette paternité plus d’efficace.
V
VICTOR HUGO

Victor Hugo appartient par son père à une famille de paysans lorrains (canton de Baudricourt), que son grand-père, artisan adroit et commerçant habile, menuisier et forestier, amène à l’aisance, son père et ses deux oncles, tous trois soldats de la Révolution et officiers de l’Empire, à l’honneur et à l’éclat ; — par sa mère Sophie Trébuchet il descend de bourgeois et d’armateurs nantais. Né à Besançon le 26 Février 1802, le dernier de trois garçons, son enfance nomade suivit les garnisons de son père : Corse, Île d’Elbe, Naples. Deux séjours ont de l’importance : celui des enfants Hugo à Paris dans le grand jardin des Feuillantines pendant trois ans (1808-1811), les deux années d’Espagne, 1811 et 1812, où le général Hugo a suivi le roi Joseph. À Paris de 1812 à 1818, les trois enfants firent de bonnes études, mais surtout de la littérature. À seize ans, Victor Hugo a écrit une tragédie, a obtenu une mention de l’Académie pour une ode, a fait couronner des poésies aux Jeux Floraux de Toulouse, et il fonde à dix-sept ans la première en date des jeunes revues le Conservateur littéraire (1819-1821) mis habilement dans le sillage du Conservateur politique de Chateaubriand. Les dissentiments de ses parents, qui vivent séparés depuis 1812, lui ont imposé une adolescence pénible, donné le besoin et la volonté de se faire une situation par la littérature, seul métier dont il entend vivre (il le pratiqua toujours avec une extrême probité, mais un sens des affaires très avisé). Une femme et des enfants (il avait fait à vingt ans, venant de perdre sa mère, un mariage d’amour, avec une amie d’enfance, Adèle Foucher) — la position politique de sa famille (sa mère s’était déclarée royaliste en 1814 par haine du général, puis le général s’était rallié à Louis XVIII), — l’exemple des deux grands aînés, — Chateaubriand et Lamartine, — sont à l’origine de son royalisme juvénile, royalisme de carrière et de raison qui ne s’empara pas plus du cœur de Victor que du cœur de la France. Dès 1822, les Odes le présentent comme le poète officiel et sérieux de la dynastie. Mais aussi il veut, avec fermeté et persévérance, un grand état d’homme de lettres complet, fournissant tout, saisissant le filon du jour, réussissant en tout, supérieur dans tout : le roman avec Bug-Jargal et Han d’Islande, le théâtre avec Amy Robsart et Cromwell, la critique créatrice avec les préfaces, la poésie classique avec les Odes, la poésie romantique avec les Ballades. À vingt-huit ans c’est un chef d’école ou, plus précisément un chef : il publie à la fois les Orientales et le Dernier Jour d’un Condamné, et remet à la Comédie-Française Marion Delorme, dont le gouvernement interdit la représentation. 1830-1831 montrent à nouveau la même ambition triple, avec Hernani, Notre Dame de Paris et les Feuilles d’Automne : grande année, grand tournant.

La bataille d’Hernani passe pour l’Austerlitz du romantisme. Notre-Dame de Paris deviendra par son pittoresque une des œuvres les plus populaires de Hugo, et les Feuilles d’Automne marquent son entrée dans la Grande poésie personnelle philosophique, politique. En même temps, ses vrais sentiments politiques se manifestent. Ils tournent autour de Napoléon. L’Ode à la Colonne, en avait été l’acte de naissance, le IVe acte d’Hernani est l’acte de l’idée impériale. En 1831, dans une lettre au roi Joseph, il s’offre au service du duc de Reichstadt. La mort de Napoléon II le met en état de disponibilité politique, le rejette dans un napoléonisme idéal (comme Chateaubriand est resté émigré dans un légitimisme décoratif), le laisse pour plusieurs années très hostile à Louis-Philippe, qui lui rend le service d’interdire en 1832 le déplorable Roi s’amuse, et qu’il insulte dans des vers qui restent secrets. Mais à partir de 1834 il se rapproche du jeune duc d’Orléans, surtout, en 1837, de la duchesse d’Orléans, qui le fera nommer pair de France en 1845 et en faveur de qui il parlera courageusement, monté sur une borne, pendant les journées révolutionnaires de 1848.

De 1831 à 1840 sa vie littéraire est dominée par les quatre recueils des Feuilles d’Automne, des Chants du Crépuscule (1835) des Voix intérieures (1837) des Rayons et les Ombres (1840) qui correspondent au quasi-silence lyrique de Lamartine et de Vigny, à l’échec poétique de Sainte-Beuve, le constituent prince du lyrisme de son temps. Sa vie théâtrale est moins heureuse : le grand projet d’un théâtre à lui, de l’histoire de France mise abondamment en drames pour le peuple par un nouveau Shakespeare, n’aboutit pas. Si Lucrèce Borgia (1833) réussit, Marie Tudor (1833) et Angelo (1835) échouent, les grands triomphes sont pour Vigny et Chatterton, Dumas et la Tour de Nesle. Ruy Blas joué à la Renaissance en 1838, connaît cependant un grand succès, reste en somme le seul drame en vers de Hugo qui ait réussi. Sa vie sentimentale enfin n’avait pas échappé aux révolutions de la trentaine : le plus intime de ses amis Sainte-Beuve avait rompu avec lui après une aventure célèbre, un drame de foyer conjugal, où presque tous les torts étaient du côté du critique. Dans son ménage, le malaise, même la mésentente sexuelle avec une femme qui lui a déjà donné ses quatre enfants, est une des causes de sa liaison, qui débute en 1833, avec l’ancienne maîtresse et modèle de Pradier, Juliette Drouet. Du relèvement, de l’éducation, de la création d’une femme par l’amour et le génie, cette liaison, qui durera jusqu’à la vieillesse et la mort, reste d’ailleurs un émouvant modèle et un magnifique monument.

En 1838, Hugo fait son premier voyage en Allemagne. Ses préoccupations politiques, dont Ruy Blas est le mythe, auront pour manifeste en 1841 le discours de réception à l’Académie, en 1842 le Rhin, en 1843 les Burgraves, la seconde pièce impériale de Hugo après Hernani, soleil couchant plus beau que le soleil levant, mais Waterloo dramatique treize ans après Austerlitz. La vie de Hugo, la quarantaine venue, atteint elle-même un rayonnement impérial. Sa maison de la place des Vosges est une capitale littéraire. Son masque de marbre contracte une ampleur césarienne. Il voit loin et fort. En 1842, la mort du duc d’Orléans laisse entrevoir à brève échéance une minorité, une régence. La réussite parlementaire de Lamartine, à qui on offre portefeuille et ambassades et qui se réserve pour mieux que cela, le souvenir de Chateaubriand, indiquent à Victor Hugo les voies possibles d’un poète vers les sommets. Il se tient en disponibilité sept ans. Il cesse de publier. Il sentait que les Burgraves l’avaient diminué devant la foule, qui n’aime pas les échecs. 1843 était en outre l’année terrible pour une autre raison qu’un échec au théâtre : nouvelle mariée, la plus aimée de ses enfants, la plus fille de son père (Cette Léopoldine est fille de Césars, dit Sainte-Beuve dans Lyre d’Amour) Léopoldine Vacquerie, se noie à Villequier pendant que son père voyage dans les Pyrénées avec Juliette. Ce fut la plus grande douleur de son existence. Deux ans après, le jour anniversaire, en 1845, de la mort du duc d’Orléans, et sur la prière de la duchesse, Louis-Philippe, d’ailleurs malgré lui, nomme Hugo pair de France. Mais la destinée s’acharne : Hugo comptait faire au Luxembourg des débuts et une carrière éclatante, quand un scandale — flagrant délit d’adultère avec Mme  Biard — le condamne au silence pendant deux ans, et il ne monta enfin à la tribune que pour démontrer qu’il ne serait jamais orateur. Cependant s’il ne publie pas, il écrit en hâte les manuscrits, amorce avec Pauca Meæ les Contemplations, avec Aymerillot et le Mariage de Roland la Légende des siècles, avec les Misères les Misérables.

La Révolution de 1848 l’atterre. Mais le gouvernement de Lamartine, l’établissement du suffrage universel, donnèrent d’abord à cette Révolution figure de romantisme au pouvoir. Les électeurs de Paris envoyèrent Hugo à l’Assemblée Constituante, puis à la Nationale, il y siégea à droite, soutint de son journal l’Événement, et de son vote, la candidature de Louis-Napoléon, défendit la politique du Prince-Président à l’Assemblée, d’ailleurs maladroitement (Hugo était le contraire d’un parlementaire). Tout son passé le portait en effet à devenir l’un des hommes représentatifs du futur Empire : l’amour sincère du peuple, la philanthropie autoritaire, la politique mondiale d’utopiste et de rêveur, étaient autant de traits communs au vicomte Hugo et au Prince-Président. Dans son ministère Louis-Bonaparte aurait donné volontiers un portefeuille au poète. Son entourage l’en dissuada. Frappé immensément dans un immense orgueil et une immense ambition, Victor Hugo se précipita avec une sombre fureur, dans le seul parti qu’il ne se fût pas aliéné, l’extrême-gauche, et, éloquent pour la première fois, engagea à la tribune une lutte sans merci contre le gouvernement.

Le récit du coup d’État qu’il écrivit en 1852 et ne publia que vingt ans après, l’Histoire d’un crime, n’est qu’un roman de propagande. Il est d’ailleurs exact qu’il se conduisit avec courage au 2 décembre. Il partit pour Bruxelles, déguisé en ouvrier, Morny l’ayant laissé évader d’un cœur léger, l’aimant mieux dehors que dedans.

L’état de détresse et de colère dans lequel il arriva à Bruxelles s’exprima dans le pamphlet de Napoléon le Petit et dans les premières pièces des Châtiments qu’il acheva à Jersey où il s’établit en 1852, pour passer en 1856 à Guernesey. Dans cette solitude des îles, où sa famille et Juliette Drouet l’avaient accompagné, où la production régulière, six heures de travail chaque matin, était devenue la vraie substance de sa vie, où la méditation de la mer et de Dieu, de la vie et de la mort, l’occupaient puissamment, il atteignit une force surhumaine d’expression et de création. S’étant apparemment purgé de ses rages dans l’explosion volcanique des Châtiments, installé dans l’exil, il ajouta aux pièces lyriques qu’il avait en portefeuille de quoi faire les Contemplations (1856). Il écrivit sa Chute d’un Ange avec la Fin de Satan et Dieu, il devint le poète épique de la Légende des Siècles, reprit les Misères pour en tirer les dix volumes des Misérables, se divertit dans les Chansons des Rues et des Bois en répandant parmi les étoiles les gaillardises de Béranger, écrivit le roman de l’Océan avec les Travailleurs de la Mer, le conte fantastique démesuré de l’Homme qui rit, se fit une vie puissante, prestigieuse, de prophète dans une île où se mêlaient les images de Patmos, de Sainte-Hélène, du Grand Bey. Un sculpteur divin avait pris sous son ciseau la pierre de sa destinée.

Il s’était fermé courageusement par un vers des Châtiments le chemin du retour. Il revint à Paris le surlendemain de la proclamation de la République, porta pendant le siège, et même après le siège, le képi de garde national, fut élu député de Paris, à l’Assemblée nationale, entre Louis Blanc et Garibaldi, démissionna bientôt, n’ayant guère de langage commun avec l’Assemblée de Bordeaux, pas plus d’ailleurs qu’avec la Commune et les partis qui se formèrent et s’affrontèrent dans la République. Elu sénateur de la Seine, il parla peu au Luxembourg. Il y représenta deux idées : l’amnistie, qu’il réclama inlassablement pour les condamnés de la Commune, et l’anticléricalisme, qui lui donna une figure d’ancêtre dans les guerres religieuses de la République.

Il écrivit encore après 1871 l’Année Terrible, l’Art d’être Grand-Père, Quatre-vingt-treize, Religion et Religions, plusieurs belles pièces de la Légende comme le Groupe des idylles, le Cimetière d’Eylau. Mais ce sont là des exceptions : presque tout ce qu’il publia était tiré des manuscrits de l’inépuisable exil, surtout des années cinquante. Lui même régla par testament la publication des œuvres posthumes, laquelle devait s’échelonner jusqu’en 1902, époque de ses cent ans, mais n’est pas encore terminée.

Les deuils s’étaient acharnés sur lui. En 1871 et 1873 moururent ses deux fils, compagnons de son exil. Sa dernière fille, qui lui survécut, Adèle, était folle depuis l’exil, enfermée, comme son oncle Eugène. Juliette Drouet l’accompagna presque jusqu’au tombeau. Mais les deux enfants de son fils, Georges et Jeanne, fleurissaient sa vieillesse. Tout le monde littéraire et républicain passait par son petit hôtel de l’avenue d’Eylau, où il tenait à peu près, comme il le fit toute sa vie, table ouverte, avec une bonne grâce de gentilhomme. Paris l’enveloppait d’une gloire immense, monumentale.

Il mourut à quatre-vingt-trois ans, comme Voltaire et Gœthe. Ses obsèques civiles appartiennent aux pompes et au culte républicain, où elles créèrent le même éclat que la fête de l’Être Suprême sous la Convention. Il est de ces hommes étranges, qui, selon sa propre expression, enivrent l’histoire. Le demi-siècle qui s’est écoulé depuis sa mort a été aussi riche que le temps de sa vie en débats passionnés sur sa personne, sa place et sa gloire. « Enfin, disait en 1885, le poète qui allait lui succéder à l’Académie, il a désencombré l’horizon ! » Leconte de Lisle ne s’est jamais plus solidement trompé que ce jour-là.

Situation de Hugo.
Dans le monde des grands poètes, il semble que l’équation personnelle de Victor Hugo, ce soit, sinon une disproportion, du moins un écart entre son génie et sa personne, une certaine impossibilité à suspendre entre eux un beau pont. On se rendra mieux compte de cet écart en comparant la situation de Hugo à celle de Lamartine. L’œuvre littéraire de Hugo est restée presque en bloc, comme une Péninsule Ibérique. Au contraire, celle de Lamartine s’est effondrée en grande partie : Archipel, Cyclades, Sporades, sur l’emplacement d’une Egéide abîmée. Tout bien pesé, l’œuvre de Hugo est plus grande, mieux accommodée à la mesure des siècles, que celle de Lamartine. Il y a une situation de Hugo supérieure à la situation de Lamartine. D’autre part, il y a une présence de Lamartine plus considérable que la présence de Hugo, une présence du génie, une familiarité, une amitié ; une atmosphère, un recours et un secours quotidiens. Lamartine offre à la France du XXe siècle un génie du lieu, Hugo un lieu du génie. Peut-être serions-nous conduit à faire la même distinction entre la situation de Balzac et la présence de Stendhal, ou ce qui fut longtemps la situation de Musset et la présence de Baudelaire.

Un romancier comme Balzac, un poète dramatique comme Shakespeare ou Molière, Corneille ou Racine, s’accommodent parfaitement d’un maximum de situation et d’un minimum de présence. Leurs personnages sont présents pour eux. La personne de Balzac laisse souvent (sans doute à tort) les délicats aussi froids que la personne de Victor Hugo. Mais ce qui nous importe chez lui, c’est le père Goriot, c’est Madame de Mortsauf, ce n’est pas M. Honoré. Au contraire, Hugo est un lyrique personnel, le plus grand des lyriques personnels, à la personne de qui, à tort ou à raison (plutôt à tort) on ne parvient pas généralement à s’intéresser, et il n’arrive jamais de rêver.

Destinée de Hugo.
Un singulier hasard a fait que cet empereur du style a manqué d’un style de vie, sauf dans l’ordre de l’amour. Il a eu un style de destinée, ce qui n’est pas la même chose : le style d’une destinée d’ailleurs tardive, qu’il a reçue en 1851, et à laquelle ont collaboré, dans la suite, des hasards heureux : isolement insulaire, chute de l’Empire, triomphe de la République après le 16 mai. Le 2 décembre lui a valu un Sinaï, le 16 mai lui a donné l’apothéose de 1885. Mais, comme elle n’était pas portée et produite par un style de vie, cette destinée était trop grande pour lui. Il arrive qu’aujourd’hui elle lui nuise plutôt que de le servir. Elle est captive de la cérémonie. Il y a un culte lamartinien : il n’y a pas de culte hugolien, mais une pompe hugolienne. De pompe les malintentionnés n’ont nul peine à composer le substantif d’usage, et toute cette partie factice de la destinée de Hugo a pris la figure que voyait Corbière, quand il l’appelait un garde national épique.
Une personnalité
théâtrocratique
.
Au mot épique nous substituerons seulement ici le mot : théâtral. Grand poète épique, Hugo n a pas été une victime, mais un triomphateur de l’épopée. Au contraire, on peut voir en lui une victime du théâtre. Ce n’est pas seulement, ce n’est pas surtout parce qu’il n’a pas très bien réussi comme auteur dramatique : les vers d’Hernani et des Burgraves lui valent assez de circonstances atténuantes pour que nous n’insistions pas. Mais il y a ceci, qui importe davantage. Ce grand poète lyrique est entré au théâtre moins pour donner des rôles que pour jouer un rôle : le rôle d’un conquérant, quand le romantisme avait le théâtre à conquérir. Il ne fallait pas que sa première pièce se présentât sans un manifeste, qui fut la préface de Cromwell : un manifeste, c’est une proclamation, et une proclamation, cela se fait sur une estrade et on ne monte pas sur l’estrade sans s’être assuré d’une musique. Sainte-Beuve porta toute sa vie l’humiliation, la rage d’avoir dû faire alors la parade et d’en avoir été repris caustiquement par Henri Heine. Précisément parce que le théâtre est un haut-parleur, que la soirée d’Hernani fit plus pour la gloire de Victor Hugo que son plus pur lyrisme, Hugo vit dans le théâtre un moyen de « parler » plus haut, le champ naturel et nécessaire de sa gloire poétique, le champ d’entraînement, la carrière de son génie politique. La chute des Burgraves n’arrêta pas sa théâtromanie : elle l’amplifia en la dérivant sur la tribune. Et alors le refus d’un ministère par Louis-Napoléon, ou plutôt par l’entourage du prince, fut pour lui l’équivalent, le pendant, la suite de ce qu’avait été sept ans plut tôt la chute des Burgraves, qui l’avait exilé du théâtre. Aussi injustement peut-être. Les Burgraves sont une grande œuvre originale, et la République, qui avait eu en Lamartine un grand ministre des Affaires étrangères, pouvait et devait faire l’essai de Victor Hugo à l’Instruction publique. Mais enfin Hugo eût été un ministre théâtral, ainsi qu’il avait été un pair et un député théâtral.. Comme on faisait du bruit pendant un de ses discours, un de ses collègues dit : « Laissez-le jouer sa pièce ! » Telle était bien l’impression commune.

Pièce n’est pourtant pas très exact. Le théâtre consiste dans le dialogue. Et Hugo, au théâtre comme à la ville, est l’homme du monologue, de la tirade, de l’interpellation, de la fusée lyrique où l’on est seul, où l’autre est muet, ou se borne au Mais…, vite écrasé, du mort au whist. Les apostrophes de Milton, de Saint-Vallier, de Ruy Blas, le monologue de Charles-Quint, les Quatre Jours d’Elciis, le Satyre devant l’assemblée des Dieux, ou l’Homme qui Rit devant celle des pairs d’Angleterre, voilà l’attitude à laquelle le ramène invinciblement son mouvement naturel. C’est le Delmar de l’Éducation sentimentale. « Brasseur anglais, il invectivait Charles Ier ; étudiant de Salamanque maudissait Philippe II ; ou, père sensible, s’indignait contre la Pompadour, c’était le plus beau ! Les gamins, pour le voir, l’attendaient à la porte des coulisses. On disait : Nôtre Delmar. Il avait une mission, il devenait Christ. »

Le génie trouve évidemment à devenir dieu plus de difficulté que le cabot. Hugo y est presque arrivé, cependant, en 1885, et, comme disait Royer-Collard de M. Pasquier quand il fut fait duc, cela ne le diminue pas.

Le monologue d’Olympio.
La vocation et la contrainte du monologue donnent déjà à un homme, donnent au poète, figure d’exilé et d’insulaire. En le condamnant à un monologue de dix-huit ans dans une île, Napoléon III accomplit cette vocation, conféra à Victor Hugo un majorat d’une autre portée que celui que son oncle Joseph avait donné à Léopold Hugo en le faisant comte de Siguenza. Il éleva à la deuxième puissance son génie poétique : le monologue qui n’était que comte devint duc, prince, burgrave, empereur, que sais-je ? Les quatre jours d’Elciis tonnèrent et étonnèrent comme des jours de la création. Grandeur et limite.

Quand Lamartine demandait que le tombeau de Napoléon portât ces trois mots : À Napoléon seul ! il marquait la différence qu’il y a entre un génie qui est seul et un génie qui n’est pas seul. Il n’existe pas plus de Lamartine seul que de Louis XIV seul. Mais il y a Hugo seul. Il y a Hugo qui parle seul, et devant lequel une partie de la postérité est prise de la même inquiétude ironique qui entoure dans la rue le passant qui se parle haut à lui-même. Quand Hugo va à l’absurde, c’est par le chemin ou nous y allons tous quand nous parlons seuls, quand nous sommes seuls, quand cessent de fonctionner nos réducteurs et nos accommodateurs sociaux. Son monologue parmi les vivants ressemble alors à son monologue parmi les morts quand parlent pour lui, quand parlent en lui, les tables tournantes de Jersey. Cette souveraineté du monologue est d’autant plus frappante qu’elle est juxtaposée sans s’y mêler à une personnalité commune et dialoguante, celle d’un homme d’esprit, d’un homme du monde parfait, d’un causeur charmant, d’un ami attentif et généreux, d’un fils admirable, d’un père affectueux, d’un amant aussi délicat que tendre. D’autant plus frappante aussi, et plus originale, que le monologue hugolien, qui est bien le monologue du théâtre, c’est le monologue pour autrui, le monologue qui suppose autour du parleur l’élément, l’aliment et l’aimant d’une foule, des foules, des peuples, des êtres, des vivants et des morts, de Dieu. Alors, quand Hugo écrit Choses vues pour lui seul, non pour un théâtre, et sans l’interposition d’Olympio, quand il est Hugo seul pour lui et non Hugo seul pour les autres, quand donc son monologue est pur, nous le voyons aussi lucide, aussi clairvoyant, aussi fin que lorsqu’il cause en 1830 avec Sainte-Beuve, à l’Académie avec Cousin ou Royer-Collard, à Guernesey avec le jeune Stapfer. Ceci c’est l’homme qu’il est, ce n’est pas le génie qui l’habite, Olympio, le génie tantôt supérieur, tantôt inférieur à l’homme, qui ne relève pas des mêmes mesures, et qui s’arrange de lui comme il peut.

Or aucune littérature n’est plus sociable, plus sociale, que la littérature française, n’a mieux qu’elle lié partie avec l’esprit de société, n’admet moins le monologue dans la rue, dans le livre, au théâtre. Le même paradoxe qui a fait de Napoléon un empereur français a fait se tenir en français le monologue hugolien, a préposé Napoléon et Hugo à la plus grande extension, à la plus grande transgression d’une force française. Ils nous ont été donnés bien plus que nous ne les avons produits : durs à absorber, à digérer. C’est cette difficulté de digestion que Lamartine, dans le discours sur le Retour des Cendres, indiquait en prophète au Français moyen du Juste Milieu. Le Retour des Cendres avait lieu vingt-cinq ans après le départ du vivant et huit ans avant le retour de l’héritier. Il posait comme l’indiquait Lamartine, une présence redoutable de Napoléon. Mais s’il y avait en 1840 en France un napoléonisme latent et couvé, y avait-il, y aura-t-il jamais un hugolisme littéraire français ? Hugo dès 1843, n’avait-il pas été, littérairement, installé dans une fonction de Hugo seul ? À partir de 1852 l’exil ne l’avait-il pas entouré de la nuée visible de cette solitude, et des signes éclatants du monologue ? Ne l’avait-il pas diminué en tant que présence, en donnant un piédestal à sa situation ? La fin de l’influence, la tension et la permanence du monologue, les scrupules de cette sociabilité qui forme le secret séculaire et le liant de la littérature française, ont donc diminué de plus en plus la présence. La situation reste indestructible, monumentale.

Le Poète monumental.
Monumental à la manière du monument propre de Napoléon : l’Arc de Triomphe. L’Arc est un monument artificiellement tendu, sans précédent dans la tradition architecturale de la France, sans rapport avec la taille, la réalité de l’homme, et contre lequel Viollet-le-Duc a écrit une page impitoyable. Et pourtant il existe, il est un ancêtre, il est incorporé à Paris, aussi bien que la Notre-Dame à laquelle l’immole Viollet-le-Duc. Victor Hugo s’est fait son poète dès l’ode de 1823, avec l’épigraphe prophétique Non déficit alter, puis par celle de 1837. Il a fini par s’imposer à lui après lui avoir imposé le nom de son père, par passer près de lui les dernières années de sa vie, sous lui la première nuit de son éternité. Son œuvre tient la même place, humaine dans son détail et sa signification, inhumaine dans ses proportions, dans sa voix, dans son napoléonisme, dans son monologue, dans son inquiétant et redoutable Victor Hugo seul. Le monologue hugolien est une immense porte de la poésie, comme l’Arc une immense porte de l’Histoire. Mais le monument, sans proportions humaines, gagne à être seul de son ordre dans Paris, à ne point désaxer l’architecture humaine d’une capitale. Paris le supporte, l’admet, l’incorpore, le digère. Mais une ville, une perspective moindres ? Pareillement le monologue hugolien eût aspiré et désaxé une littérature moins séculaire et moins vigoureuse, moins munie de contre-partie et de contre-poids. Qu’est ce que ce monologue ?
Les jeunes années
Le Poète sans message
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Il s’est formé lentement, favorisé en grande partie par les événements, et le poète des premières années l’eût mal fait pressentir.

De 1822 à 1830, la poésie du romantisme, ce sont trois grands poètes, Lamartine, Vigny, Hugo, classés assez manifestement par l’opinion à part et au-dessus des autres. La précocité de Hugo est telle qu’il est à peine besoin de tenir compte de sa différence d’âge, de douze ans avec le premier, de cinq ans avec le second. Or, si nous comparons l’auteur des Odes et Ballades et des Orientales avec l’auteur des Méditations et celui des Poèmes antiques et modernes, nous sommes frappés de ceci, que des trois, il est le seul qui n’apporte pas ce que nous devons appeler, parce qu’il n’y a pas de mot pour remplacer cet apport anglais, un message. Une âme neuve et profonde s’insinue, pour les pénétrer, les amollir, les rendre fusibles, conquérir les jeunes gens et les femmes, dans les vers de Lamartine et de Vigny. À côté de leurs poèmes sentis et confiés, ceux de Hugo paraissent voulus et proclamés, sont d’un jeune homme studieux, probe, ambitieux, précocement mûri et pondéré, qui a une carrière à faire, et qui la fera, car il a d’excellents principes, comme on disait alors : principes politiques et religieux, mêmes principes poétiques. Rien de plus raisonnable, de plus sage, que son idée de l’ode, et son ambition, qui est d’un grand disciple : « Il a pensé que si l’on plaçait le mouvement de l’ode dans les idées plutôt que dans les mots, si, de plus, on en asseyait la composition sur une idée fondamentale quelconque qui fût appropriée au sujet, et dont le développement s’appuyât dans toutes ses parties sur le développement de l’événement qu’elle raconterait, en substituant aux couleurs usées et fausses de la mythologie païenne les couleurs neuves et vraies de la théogonie chrétienne, on pourrait jeter dans l’ode quelque chose de l’intérêt du drame, et lui faire parler en outre ce langage austère, consolant et religieux dont a besoin une vieille société qui sort encore toute chancelante des saturnales de l’athéisme et de l’anarchie. »

Ces lignes de la préface de 1822 sont parfaitement lucides. Il s’agit de faire plutôt que de dire quelque chose de nouveau, de donner un modèle de l’ode animée par une seule « idée », de développer, de transporter dans des vers la matière et l’esprit du Génie du Christianisme, d’adresser à la société de la Restauration non ce que le poète a besoin de dire, comme Lamartine et Vigny, mais ce que cette société a besoin d’entendre ou plutôt désir d’entendre, ce qu’elle demandera au théâtre et à la tribune, et ce que l’ode, en attendant le théâtre et la tribune qui conviendraient mal au débutant de vingt ans, s’efforcera, avec ses moyens propres fort intelligemment compris, de lui donner. Déjà, situation d’une poésie plus que présence d’un poète.

Le maître des techniques.
Si, de la part de cette poésie, message il y a, c’est message technique. Dire à la société de la Restauration — la bonne société bien entendu — ce qu’elle veut qu’on lui dise, c’est lui demander et lui renvoyer son message, ce n’est pas lui en apporter un. Mais si ce jeune poète pauvre, qui doit faire vivre de sa plume et de sa pension un foyer précocement et courageusement fondé, travaille sur des thèmes, il n’ignore pas qu’en matière de technique il est l’égal ou plutôt le supérieur de n’importe lequel de ses émules. À vingt-deux ans il connaît sa langue, il a le sens commun et profond du vers, beaucoup mieux que Lamartine et Vigny ne les posséderont jamais. L’ode À Lamartine, l’ode de Mon enfance sont d’un métier que la poésie lyrique n’avait pas connu depuis Malherbe. Ce que Hugo appelle l’idée y anime et y remplit sans l’outrepasser ni l’agiter, un corps bien proportionné. C’est de la grande et saine rhétorique. Hugo est déjà l’homme qui peut parler de la poésie comme Léonard parlait de la peinture au duc de Milan : « En peinture, je puis faire n’importe quoi aussi bien que n’importe qui. »

De là les Ballades et les Orientales, le dépaysement dans le temps et le dépaysement dans l’espace, qui sont moins d’un poète conquérant que d’un technicien en disponibilité. Elles font, dirait-on presque, avec Cromwell qu’elles précèdent et suivent, une sorte de trilogie, la trilogie de l’essai, du métier, de la technique. Cromwell est célèbre par sa préface : mais toute la production hugolienne jusqu’en 1829 a l’apparence d’une préface, d’une introduction poétique à la poésie, d’une introduction dramatique au drame, d’une ouverture. L’entrée lyrique du vrai Hugo date des Feuilles d’Automne. Et alors les quatre recueils des Feuilles d’Automne, des Chants du Crépuscule, des Voix intérieures, des Rayons et les Ombres, de 1831 à 1840, vont former une Histoire de dix ans poétique, un tout, une coupole sur quatre piliers, le premier massif du vrai monologue hugolien, du monologue d’Olympio parmi les vivants.

Les grandes natures de 1830 .
Il y a dans les Feuilles d’Automne une seconde ode à Lamartine, écrite en juin 1830 pour saluer les Harmonies, qui est aussi belle que la première, et qui, issue d’un sentiment généreux de déférence et d’admiration, nous indique lumineusement ce que Hugo pouvait envier à Lamartine. La poésie lamartinienne, expose Hugo, est un grand navire, entre les deux immensités de la mer et du ciel, qui s’avance dans l’acclamation, vit dans la ferveur de la foule, a trouvé comme Colomb son monde, a éveillé un univers. Mais le navire de Hugo, dit-il, lutte en pleine tempête, solitaire. Le monde qu’il cherche le fuit. Rien de fécond dans cet élément qu’il laboure jour et nuit. L’un est le vaisseau de Colomb, l’autre celui de La Pérouse. Et je veux bien qu’il y ait là un thème surtout lyrique et décoratif. Mais je remarque qu’un quart de siècle après, écrivant de l’exil à Alexandre Dumas, pour le remercier de la dédicace de l’un de ses drames, il recourait à la même image, rappelait les amis qui en 1852 étaient venus l’accompagner au quai d’Anvers, à son départ pour Jersey, le geste d’adieu de Dumas pendant que le navire s’éloignait, et Dumas rentrant dans son dialogue éblouissant et lui dans le monologue habituel d’Olympio, « dans l’unité sinistre de la nuit. »

Or Lamartine et Dumas sont (avec Balzac quand il écrivit les Misères, puis les Misérables) les seuls rivaux auxquels Hugo ait pensé pour considérer leur secret, pour établir entre eux et lui une ligne de comparaison, pour leur reconnaître, sur un point, une supériorité à laquelle il ne pouvait pas atteindre. Il ne paraît jamais avoir éprouvé ce sentiment à l’égard de Sainte-Beuve, il n’a pas eu devant son intelligence l’idée d’une valeur qu’il eût à envier, aussi bien au critique qu’au poète. Il a pu s’inspirer de Joseph Delorme dans les Feuilles d’Automne, comme il s’inspirera de Leconte de Lisle dans la Légende des siècles, ou des Émaux et Camées dans les Chansons des Rues et des Bois, avec l’allure de quelqu’un qui reprend son bien, qui aurait pu inventer cela tout aussi bien qu’eux, et qui en tout cas l’exécute mieux. Peut-être, après tout, l’auteur des Misérables a-t-il pensé de même (à tort) au sujet de Balzac. Mais le poète et l’orateur ne l’ont pas pensé au sujet de Lamartine, l’homme de théâtre ne l’a pas pensé au sujet de Dumas. Il a vu en eux de grands pays, dont il était séparé par des frontières naturelles, par une nature de frontière qu’il sentait en lui ; il se définissait en les reconnaissant.

Qu’à vingt-cinq ans de distance, la même image soit imposée, soit tirée de l’inconscient de Hugo pour lui servir, de son côté, de borne frontière marquée de ses armes, c’est au moins un renseignement considérable. Si nous relisons encore cette ode de 1830 et ce court poème de 1854, nous y reconnaissons une confrontation de ceux qu’on peut appeler deux princes du dialogue avec un prince du monologue.

La vocation au monologue.
Du dialogue avec la foule. Entre Lamartine et la foule, entre le vaisseau de Colomb qui entre au port et le peuple qui se presse sur les quais, le pacte est fait. Le poète a, avec cette foule, un langage commun, qui n’est pas toujours divin, mais dont les parties vulgaires sont soulevées et animées par la partie divine. Il est lyrique et orateur, dans la plénitude des deux natures, dans le plain-pied de ces deux natures avec la nature humaine. Il y a à ce sujet un curieux dialogue de Sainte-Beuve avec Ballanche : « Comment, demandait Ballanche, M. de Lamartine est-il si populaire en même temps qu’il est si élevé ? — C’est, répondit Sainte-Beuve (ou Sainte-Beuve dit en 1845 qu’il répondit…) que M. de Lamartine part toujours d’un sentiment commun, moral, et d’une morale dont tous ont le germe au cœur, et presque l’expression sur les lèvres. D’autres s’élèvent aussi haut, mais ne le font pas dans la même ligne d’idées et de sentiments communs à tous. Il est comme un cygne s’enlevant du milieu de la foule qui l’a vu et aimé, pendant qu’il marchait et nageait à côté d’elle : elle le suit jusque dans le ciel où il plane, comme l’un des siens ayant de plus le don du chant et des ailes, tandis que d’autres sont plutôt des cygnes sauvages, des aigles inabordables, qui prennent leur essor aussi sublime du haut des forêts désertes et des cimes infréquentées. La foule les voit de loin, mais sans trop comprendre d’où ils sont partis, et ne les suit pas avec le même intérêt sympathique et intelligent. »

D’autres, c’est l’Autre, en 1845. Mais l’image de Sainte-Beuve se superpose à peu près à celle par laquelle Hugo lui-même rendait la même opposition dans l’ode des Feuilles d’Automne. Laissons les vaisseaux et les cygnes. À côté de la vocation de Lamartine au dialogue, voilà la vocation de Hugo au monologue. Vocation d’autant plus singulière qu’il possède tous les dons qui le conduiraient à ce dialogue, si un mouvement irrésistible et absolu comme celui de la mer ne les déversait incessamment du côté du monologue.

S’agirait-il en effet du monologue par obscurité, difficulté de s’exprimer complètement, de celui auquel étaient contraints, ou Ballanche, ou ce Quinet dont Cousin disait : « Il est de ceux à qui Dieu a dit : Tu ne te dégageras jamais ! » Bien au contraire ! De tous les écrivains français Hugo nous paraît à la fois l’auteur le plus clair dans l’expression et le rhéteur le plus puissant dans l’accumulation. Il n’est pas seulement clair, il redonde et accable de clarté.

S’agirait-il du monologue par isolement, particularité extrême, nature de « pas comme les autres » à la manière de Gérard de Nerval ou de Baudelaire ? Pas du tout ! Autant que Lamartine, et plus que Vigny, Hugo a trouvé ses thèmes poétiques dans les émotions, les sentiments, les idées les plus communes, dans le pain quotidien de la vie humaine : l’amour, la famille, les enfants, la patrie, et les grands intérêts politiques et religieux sont proclamés chez lui par un haut-parleur qui ne fait qu’amplifier, recouvrir d’inépuisables images ce que pense l’homme moyen, transformer en cygnes sauvages et en aigles inabordables les oiseaux de la rue.

S’agirait-il du monologue par distraction, par oubli d’autrui, par égocentrisme monstrueux ? Encore moins. Hugo est dans la vie un homme courtois, poli, spirituel, prudent, très curieux de ses intérêts littéraires et financiers, et très habile dans leur gouvernement, exempt de cet illusionnisme des biens de fortune où vécurent Lamartine et Dumas, fin observateur, connaisseur en tout, et d’une forte attention à la vie.

S’agirait-il, à la table de travail, du monologue par abandon à la phrase, à la pente de la parole intérieure et aux chevaux de la pensée ? Absolument pas. Hugo est resté l’ouvrier poète. Cousin disait de lui à Sainte-Beuve : « Hugo dérange toutes les idées qu’on se fait du poète lyrique. On est accoutumé à définir le poète lyrique une chose légère. Au lieu de cela on a dans Hugo une pensée calculée, compliquée, qui manœuvre en toute chose. » Et Sainte-Beuve lui répondait : « Oui, il fait une ode comme on ferait une serrure ! une serrure savante, mais c’est de la mécanique ». Le vert de gris, et d’Institut, mis à part, ces propos ne manquent pas de pertinence. Hugo est un grand homo faber, et l’homo faber est toujours tiré plus ou moins hors de lui par l’appel et l’exigence de la matière à ouvrer. En dehors de la littérature, Lamartine ne possédait qu’une technique, qu’il avait d’ailleurs apprise : celle de la diplomatie, technique morale et politique. Les techniques extra-littéraires de Hugo étaient au contraire des techniques de la main, celles même de son grand-père de Nancy, le dessin et la menuiserie. Cousin et Sainte-Beuve nous représentent deux natures d’intellectuels qui s’étonnent devant une nature d’ouvrier. Et, précisément, chez le Hugo de 1820 à 1830, la nature ouvrière, technicienne, dominait tout. Qu’est-ce que cette nature ouvrière, sinon la soumission à la matière, l’esprit lesté, guidé par la matière, en dialogue avec elle, en attention à elle ? Sainte-Beuve estimait dans les Ballades un art de verrier. « Ce sont des vitraux gothiques… on voit sur la phrase poétique la brisure du rythme comme celle de la vitre sur la peinture, et il n’y a pas de mal à ce qu’on la voie. » Les Odes et les Orientales ouvrent un atelier de peintre décorateur. Ce grand ouvrier, ce patron des ateliers romantique et du Parnasse, ne perd jamais le contact avec la matérialité et la précision : le contraste reste entier avec l’immatérialisme et l’imprécision lamartiniennes.

Voilà donc bien des conditions qui éloigneraient Hugo du monologue, et qui en effet l’en éloignèrent plus ou moins jusqu’en 1830. Mais, de plus en plus, à partir de 1830, il est conduit, contraint, condamné au monologue, comme penseur — le Penseur.

Le Penseur.
À quelqu’un qui l’arrêtait dans la rue en lui disant : « Toujours à penser ! » Lamartine répondit : « Mais je ne pense jamais : mes idées pensent pour moi. » C’était très juste : elles lui fournissaient, comme une fontaine par quatre bouches, la pensée, le rythme, l’aisance, l’éloquence. De Victor Hugo, on dirait aussi bien que les mots écrivent pour lui. Mais ses idées ne pensent pas pour lui. C’est lui qui les pense ; et surtout, c’est lui qui pense. Il n’y a aucune raison de railler ce nom qu’il se donne à lui-même : le Penseur. Non au sens de Maine de Biran ou d’Amiel, évidemment, mais en un sens réel, et puissant. Le Hugo de Rodin naguère au Palais-Royal, et même l’homme qui était nu devant le Panthéon, réalité hugolienne qui semblait montée de la crypte pour témoigner du Poète, le commentent et l’exposent plus clairement que ceux des critiques qui ont vu de leur fenêtre à guillotine que Hugo n’a pas d’idées. Par ce mot et cette fonction de penseur, Hugo, avec une juste expérience du réel, entend la force de la vie intérieure telle qu’il l’éprouvait en lui, à la manière d’un élément : vie intérieure aussi extraordinaire, sur le registre de l’homo sapiens, que la technique de Hugo sur le registre de l’homo faber. Son monologue est fait de cette vie intérieure, et, d’ailleurs, un monologue qui a du style ne peut pas être fait d’autre chose.

On remarquera, entre parenthèses, que la légende qui fait de Victor Hugo un verbal qui ne pense pas est due à des hommes qui sont eux-mêmes mangés par la copie, comme Faguet, ou par la vie de relations, et à l’intérieur de qui il ne reste à peu près rien. « Le voilà seul avec lui-même, disait Capus d’un de ceux-là, c’est-à-dire vraiment seul ! » Le contraire même de la solitude monstrueusement peuplée de Hugo. Aussi bien, aucun philosophe n’a-t-il, au sujet de Victor Hugo, donné dans ce lieu commun de publiciste.

Ce climat propre de sa vie intérieure, ce monologue qui fait la condition de son génie, Hugo l’a peint dans un morceau extraordinaire, qui tient presque dans son œuvre, comme formule de son secret, la place de la Nuit de Décembre dans Musset et celle de la Vigne et la Maison dans Lamartine, l’une et l’autre expériences réelles, comme on sait, et non fictions. C’est la Tempête sous un crâne des Misérables. On dirait qu’il y a en effet des climats sous son crâne, comme chez Pantagruel et chez le Satyre. Musset et Lamartine rendent leur solitude par un dialogue entre eux et leur âme de poète, Hugo l’expose en un monologue. On y trouverait presque le procès-verbal authentique de la naissance du monologue hugolien : Jean Valjean cédait « à cette puissance mystérieuse qui lui disait : Pense ! comme elle disait il y a deux mille ans à un autre condamné : Marche !… Il est certain qu’on se parle à soi-même ; il n’est pas un être pensant qui ne l’ait éprouvé. On peut dire même que le Verbe n’est jamais un plus magnifique Mystère que lorsqu’il va, dans l’intérieur d’un homme, de la pensée à la conscience et qu’il retourne de la conscience à la pensée. C’est dans ce sens seulement qu’il faut entendre les mots souvent employés dans ce chapitre, il dit, il s’écria. On se dit, on se parle, on s’écrie en soi-même, sans que le silence extérieur soit rompu. Il y a un grand tumulte, tout parle en nous, excepté la bouche. Les réalités de l’âme, pour n’être point visibles et palpables, n’en sont pas moins des réalités ». Réalités. Il existe une réalité intérieure de Victor Hugo, comme il existe une situation extérieure de Victor Hugo. Ce sont deux puissants dieux.

Les quatre Recueils
des années trente :
Feuilles d’Automne
.
C’est cette réalité intérieure de Victor Hugo qui met tant de distance entre Feuilles d’Automne et la poésie antérieure. Tout le poète futur, celui d’un demi-siècle, tient déjà dans les quarante poèmes du frêle recueil qui porte pour sa première épigraphe Data fata secutus, et qui va en effet les suivre jusqu’au bout.

Parmi ces destins, il y a précisément cette teinte sérieuse d’un arbre qui, à vingt-huit ans, sent déjà son automne à ses responsabilités, à ce poids intérieur que révèle la pièce liminaire, que précisent le second poème, À Louis Boulanger, et tant d’autres, la Rêverie d’un Passant à propos d’un Roi, Ce qu’on entend sur la montagne. Beaucoup des pièces du recueil sont adressées à quelqu’un, Boulanger, Sainte-Beuve, un neveu, un ami, la femme ou la fille du poète. Mais on remarquera combien elles semblent les concerner peu, passer au-dessus de leur tête, ne leur demander que l’occasion d’un monologue, manquer de cette interpellation et de cette prise directe qui chez Lamartine vont vraiment de l’homme à l’homme et maintiennent sur un poème les esprits d’un dialogue ; les deux morceaux les plus caractéristiques de ce monologue sont la Pente de la Rêverie, et la Prière pour Tous.

La Pente de la Rêverie a la même valeur de procès-verbal que la Tempête sous un crâne : procès-verbal, le 28 mai 1830, d’une vision totalitaire du monde, d’une hallucination de la plénitude, où l’histoire humaine est vue et sentie à la manière d’une cathédrale gothique, à la fois dans son ensemble et dans le détail indéfini de ses pierres sculptées. Par cette Pente de la Rêverie, on entre à l’intérieur du poète comme on chemine dans les membres et dans la tête d’un colosse de bronze. Hugo y trouve pour la première fois son thème éternel. Trois moments, un jour de pluie, au printemps, dans cet appartement de la rue Jean-Goujon où il est allé chercher la campagne et la verdure. Ses enfants, Léopoldine et Charles, jouent dans le jardin, les oiseaux chantent, la Seine, Paris, le dôme des Invalides s’étalent. Voilà le premier plan, la première vie, le premier Hugo, familier. Puis ce plan s’efface. Un second lui succède : les amis, amis littéraires, amis peintres — soit l’école où il règne, le monde des lettres, des idées, de la gloire, cette famille selon l’esprit dans laquelle se fond la famille selon la chair. Tels sont les deux premiers Hugo, nature normale de poète, et qui se retrouveraient à peu près chez tout poète normal, qui ne sont pas du Hugo seul, qui en seraient même à peu près le contraire. Puis, brusquement, à une dénivellation, comme au sommet d’un col une face nouvelle de la terre, s’étale le troisième Hugo, le Hugo visionnaire, sans commune mesure avec les précédents, Hugo l’unique, Hugo seul, ou mieux Hugo peuple, Hugo peuplé, Hugo élément, un Hugo dans lequel les barrières physiques cèdent, l’écrou du corps et du cerveau se desserre, la représentation n’est plus obstruée par l’attention au fait, toute la mémoire d’un passé humain, présente derrière l’écrou, comme l’eau derrière la vanne, se répand, inonde, coïncide avec les siècles, les générations, les Solymes, les Tyrs, les Carthages, les Romes, et l’histoire humaine et la durée cosmique boivent comme une goutte d’eau la vie d’un homme. Ce thème du plan impersonnel qui succède au plan personnel reparaîtra dans la dernière pièce des Contemplations. Il est alors devenu, dans la solitude de l’exil la vocation quotidienne de Hugo. Mais cette vocation propre de Guernesey est présente dès les Feuilles d’Automne, que Hugo a écrites de vingt-six à vingt-neuf ans, et où le prophète, le visionnaire débute.

La Prière pour tous, banalisée pour avoir traîné ses fragments dans les recueils enfantins, s’allonge vers le même orient que la Pente de la Rêverie. Si l’on compare aux odes des années vingt ce poème de 1830, et précisément parce qu’il semble appartenir à la même famille de sujets, on reconnaîtra le changement de climat, — les thèmes de Magnitudo Parvi, Léopoldine, celle que Sainte-Beuve appelait la fille des Césars, prenant déjà, comme si elle était de l’autre côté de la tombe, figure d’intercesseur et d’ange entre son père pensif et la foule des vivants et des morts.

Et sur quelle pièce, datée de novembre 1831, se terminent les Feuilles d’Automne ? Vingt ans avant le coup d’État, sur la première pièce des Châtiments, la carte d’Europe animée, flamboyante, ruisselante de noms de villes devenus diamants pour la monture de la rime, peuples vengés, rois au pilori, marqués, armoriés à l’épaule, carcans, et le dernier vers notifiant la naissance de cette Muse.

Et j’ajoute à ma lyre une corde d’airain !

La dernière pièce des Voix intérieures, achèvera sur le même profil le recueil de 1837. À la nouvelle Muse, à la Jeune Parque, qui sent son destin et qui veut sortir, aller, le doigt du poète dit : Reste encore, il n’est pas temps.

Aie au milieu de tous l’attitude élevée
D’une lente déesse, à punir réservée,
Qui, recueillant la force ainsi qu’un saint trésor,
Pourrait depuis longtemps et ne veut pas encor !

Les Chants du Crépuscule.
Les Feuilles d’automne ont infléchi la courbe nouvelle, la ligne se continue unique et droite dans les trois autres recueils, les Chants du Crépuscule, les Voix intérieures, les Rayons et les Ombres. Ce sont les quatre parties d’un même poème, les quatre articulations d’une même vie.

Dans les Chants du Crépuscule, tonnent sur Paris, à travers les tours ajourées de l’ode, les cloches civiques, nationales, humaines. Aucun autre recueil de Hugo, si ce n’est les Châtiments, n’a plus la figure d’un recueil politique. Les premières pièces d’amour à Juliette y mêlent leur cloche d’argent, mais le futur pair, émule de Lamartine, le poète proclamateur et prophète a pris toute sa stature.

Les Voix intérieures.
Ce poète proclamateur et prophète, à partir des Voix intérieures, il reçoit un nom nouveau, il s’appelle Olympio. C’est dès 1835 que Victor Hugo conçoit l’idée d’un grand livre de vers qui s’appellerait les Contemplations d’Olympio, et dont l’acte de naissance s’étale dans le dialogue du 15 octobre 1835, qui s’appelle À Olympio, placé exactement dans le recueil des Voix intérieures (tous les recueils de Hugo ont des titres magnifiques, mais très justes) parce qu’il est fait, comme la Vigne et la Maison, de deux voix intérieures alternées, celle du poète homme et du poète prophète, du poète actuel de Paris et du poète futur de Guernesey.

Voix pareille à la sienne et plus haute pourtant,
Comme la grande mer qui parlerait au fleuve.

Comme la Pente de la Rêverie, c’est là, dans les quatre recueils des années trente, un poème cardinal, un poème-gond, sur lequel roule lentement la porte de la destinée hugolienne, et que paraphrase, par ailleurs, la préface du dernier recueil, de celui dont une pièce a popularisé le nom d’Olympio, dont le titre lui aussi indique un thème de dialogue inégal entre le passé et l’avenir : les Rayons et les Ombres. Ce portrait du poète idéal, tracé dans cette préface, le 28 avril 1840, c’est déjà le portrait même de l’auteur des Contemplations, le portrait du poète de Guernesey.

« Il aurait le culte de la conscience comme Juvénal, lequel sentait jour et nuit un témoin en lui-même, le culte de la pensée comme Dante qui nomme les damnés ceux qui ne pensent plus, le culte de la pensée comme Saint-Augustin, qui, sans crainte d’être appelé panthéiste, appelle le ciel « une créature intelligente. » Juvénal et Dante sont de ces pré-Hugo qui se réincarneront dans l’exil de 1851, et dans William Shakespeare. Saint-Augustin est désigné ici comme un génie précurseur du théologien de la Bouche d’Ombre et de Dieu. Ce poète composé de Juvénal, de Dante et de Saint-Augustin, quelle sera sa mission poétique ? La trilogie épique de Guernesey. « Ce que ferait ainsi dans l’ensemble de son œuvre, avec tous ses drames, avec toutes ses poésies, avec toutes ses pensées amoncelées, ce poète, ce philosophe, cet esprit, ce serait, disons-le ici, la grande épopée mystérieuse dont nous avons tous un chant en nous-mêmes, dont Milton a écrit le prologue et Byron l’épilogue : le Poème de l’Homme. »

Les Rayons et les Ombres.
Les Rayons et les Ombres donnent leur ouverture musicale à ces Contemplations d’Olympio, dont le destin alors inconnu exigeait la complicité de la solitude et de l’exil. La pièce liminaire des Rayons, Fonction du Poète, ce sont les Mages moins la joaillerie des noms propres, la deuxième, le Sept Août 1829, c’est le dialogue éternel des deux majestés, le roi et le poète. Même dans la troisième, Regard jeté dans une Mansarde, le poème populaire et sentimental monte sur le trépied : voilà la guerre de Hugo à Voltaire, du siècle prophète au siècle critique, de l’homme de Dieu à l’homme du diable. Il y a par ailleurs un peu de remplissage, préposé au rôle d’Ombres, et même les fameuses Guitares, mais tel qu’il est et dans sa variété même, le recueil paraît celui des quatre qui, plus près des Contemplations, leur ressemble le plus, fait le mieux sentir l’unité profonde du poète, telle qu’il l’exprime encore dans la décisive préface : « Rien de plus divers en apparence que ses poèmes, au fond rien de plus un et de plus cohérent. Son œuvre, prise dans sa synthèse, ressemblerait à la terre ; des productions de toutes sortes, une idée première pour toutes les conceptions, des fleurs de toutes espèces, une même sève pour toutes les racines. »
L’Interrègne poétique.
On sait comment la sève parut tarir entre 1843 et 1851. La chute des Burgraves, la mort de Léopoldine, l’option pour une carrière politique, raréfient la veine lyrique pendant huit ans, au cours desquels il n’y a guère qu’une reprise poétique, l’automne de 1846, où le poète écrit les pièces de Pauca Meae, ainsi qu’Aymerillot et le Mariage de Roland.

En novembre 1849, sortant d’une séance de l’Assemblée, c’est sous le titre et dans le tutoiement À Olympio qu’il note :

Parmi ces hommes fous et vainement sonores,
Grave, triste, et rempli de l’avenir lointain,
Tu caches ou tu dis les choses du destin ;
Car le ciel rayonnant te fit naître, ô poète,
De l’Apollon chanteur et de l’Isis muette.

Admirables personnifications, comme celle de Proserpine dans les Contemplations ! Entre cet Apollon du poète et cette Isis du penseur, auxquels l’exil donnera leur structure et leur profondeur, il y a un hiatus, il y a l’absence d’un médiateur, d’un liant, d’un troisième terme, de ce qui eût fait à l’Assemblée l’orateur, dans le lyrisme familier le Lamartine, au théâtre le Dumas : l’absence de la Vénus charmeuse et du Mercure insinuant. Mais quel Apollon que celui de la Légende, quelle Isis que celle de Dieu !

Les Contemplations.
Les dix mille vers des Contemplations équilibrent dans I’œuvre lyrique de Hugo les dix mille vers des quatre recueils 1830-1840. C’est à elles qu’on accorde généralement le haut du pavé, mais cette supériorité pourrait se discuter, et la tétrade des années trente, après tout, les vaut poétiquement. Leur place unique vient de leur fonction de Journal ou de Mémoires poétiques, répartis sur près d’un quart de siècle. Sous leur forme brisée, elles correspondent à des Mémoires d’outre-tombe ou à des Confidences. Les pièces d’Autrefois ne sont antidatées que pour combler des vides, pour restituer par la mémoire imaginative certains moments du passé, et aussi pour arranger ces moments de manière à répandre sur la vie politique de l’exilé de Guernesey une unité qu’elle ne comportait pas. De là des poèmes de critique littéraire comme la Réponse à un acte d’accusation, et surtout politique comme l’Écrit en 1846 de 1854, des vers d’amour qui sont des bouquets envoyés de Jersey à des beautés d’autrefois, et puis le poète qui devient le prophète, Jérusalem qui devient Patmos.

Si j’appelle Rouen, Villequier, Caudebec,
Toute l’ombre me crie : Horeb, Cédron, Balbeck.

Le poème à deux tours, la Notre-Dame de l’exil, qui s’achève par Ce que dit la Bouche d’Ombre et À celle qui est restée en France, apporterait en somme le même message que le poème à quatre tours des années trente, si tout de même deux éléments nouveaux, inattendus, excentriques, non donnés dans les destinées de 1840, n’étaient intervenus à Jersey, pour lever cette poésie au-dessus d’elle-même, la situer, dans la vie même, sur un seuil surhumain analogue à celui que Hugo, avec les Burgraves, avait cru trouver dans la scène : la mer et les morts.

La mer et les morts.
À cinquante ans, Hugo passe du climat de terre au climat marin. Il vivra dix-huit ans dans deux îles. Révolution physiologique, d’abord. Jusqu’alors c’est un urbain, un Parisien pur, et on ferait volontiers de Boileau, de Baudelaire et de lui les trois grands poètes de Paris. Tout ce qu’il écrit est écrit à Paris. Pendant ses courtes vacances à la campagne il se repose. Le contraire de Lamartine qui n’écrit à peu près rien à Paris, et à qui toute son œuvre poétique est dictée par les automnes de Bourgogne, ou les étés de la mer toscane. Brusquement la santé, la vie, la poésie et la pensée de Hugo épousent, d’un consentement profond, le climat du sel et de l’iode, de l’espace et de la tempête.

Devant l’élément avec lequel il va cohabiter dix-huit ans, le poète prend conscience et possession de son monde intérieur comme d’un élément aussi. Cette pente de la rêverie qu’il avait suivie vingt ans auparavant aux Champs-Élysées, elle quitte sa nature de pente sur la terre pour devenir un lit sans bornes sous la mer. Du visionnaire par accident la solitude fait un visionnaire ordinaire. L’état mystique de la Pente de la Rêverie s’amplifie, s’approfondit, touche aux enfers et au ciel avec Ce que dit la Bouche d’Ombre. Et Coré qui devient Proserpine, symbole de cette poésie transfigurée, c’est une pièce des Contemplations.

Hugo sent son élément intérieur assez puissant pour tenir tête à l’autre élément, dialoguer avec lui, l’écouter, lui répondre, l’interpeller. La mer, en fortifiant sa cage thoracique, lui donne l’habitude de ce dialogue rugissant. On se moque souvent du poème Ibo, de la prétendue contradiction entre l’idée et le rythme, du délire prophétique qui y roule. Bien à tort ! Écrit au dolmen de Rozel, Ibo est encore un poème-gond, le poème d’une transfiguration, et dans l’énergie ramassée de sa courte strophe, le moment même où la figure de Hugo passe de David d’Angers à Rodin :

J’irai lire la grande bible,
J’entrerai nu
Jusqu’au tabernacle terrible
De l’inconnu,

Jusqu’au seuil de l’ombre et du vide,
Gouffres ouverts
Que garde la meute livide
Des noirs éclairs,

Jusqu’aux portes visionnaires
Du ciel sacré,
Et si vous aboyez, tonnerres,
Je rugirai.

Chez l’auteur des Châtiments ce n’est pas une gasconnade, puisque les Châtiments ont fait entrer le rugissement dans la poésie, et que ce rugissement de Jersey a pour basse et pour contrepoids le rugissement de la mer. Quelques pièces des Châtiments ont été écrites à Bruxelles. Mais leur torrent prophétique et leur tempête, leur nature physique, le volume de leur cri n’existeraient pas sans le dialogue et la lutte de la voix humaine et de la mer, pareils au dialogue et à la lutte de Jacob avec l’ange. L’exil a fait un Hugo plus ou moins manichéen, a imposé à l’auteur de la Bouche d’Ombre, de la Fin de Satan, des Misérables, la présence du mal comme celle de la mer, ainsi que d’un élément encore, d’un élément qu’incarnent pour l’exilé le régime de décembre, la force au service du crime politique, le règne de Bonaparte, et devant les cris duquel l’exilé se sent les poumons assez forts pour rugir le bien. Le thème cosmique et métaphysique d’Ibo élève au carré le thème politique des Châtiments, la force du rugissement qui répond à la clameur aboyante.

Avec la mer, les morts. En 1853, quand Hugo vient de terminer les Châtiments, Delphine de Girardin, en visite à Jersey, initie la famille Hugo aux tables tournantes. La première voix d’outre-tombe qui leur parle est celle de Léopoldine. Les morts de l’histoire suivent et mènent pendant des mois leur dialogue, en milliers de vers hugoliens, avec Hugo. La conscience de Hugo faisait les questions, son inconscient, télépathiquement, par l’intermédiaire de Charles et des siens, répondait. Cette explication naturelle, la vraie, paraîtra aussi surhumaine que l’explication surnaturelle. Les poèmes du sous-produit hugolien, attribués par Hugo aux tables, sont un phénomène unique dans l’histoire de la poésie, même de l’humanité. Hugo, lui, ne s’est jamais arrêté à une explication naturelle. S’il a mis fin aux séances et aux dictées, crainte de révolutions intérieures trop violentes (peut-être songeait-il à son frère mort fou, et à ses enfants ; seule, une folle, la filleule de Sainte-Beuve, devait lui survivre), il n’a jamais douté que les morts, que les voix de Dieu, que Dieu lui-même, ne lui eussent parlé. Il a écrit lui-même sur des photographies extatiques de lui : Victor Hugo causant avec Dieu. D’où les échos de ces causeries dans ses poèmes, le second tome des Contemplations, de Pauca Meae à Au Bord de l’Infini, livre de la mort et des morts. Le poète visionnaire est maintenant un poète habité, un poète-monde. Ses poèmes comme ses romans prendront, à son image, figure de mondes. Sa triple épopée et les Misérables seront des mondes. Comme la dernière pièce des Feuilles d’Automne posait, prenant date, le premier jalon de la poésie satirique, les Burgraves, les poèmes épiques de 1845 avaient bien posé les premiers jalons de la poésie épique. Mais comment croire qu’elle eût percé, cette poésie, après 1853, tant de routes dans l’espace sans ce renfort, sans cette découverte et cette présence de la mer et des morts ?

Les années géantes
de la Poésie
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D’où les années extraordinaires de Jersey et de Guernesey, jusqu’en 1860 environ. À ce moment, toute la génération du siècle est morte, comme Balzac, s’est tue comme Vigny, ou bien, comme la plupart des autres, dans un monde qui n’est plus le sien, se survit par une production périmée avec Michelet, entasse de la copie avec Lamartine. Alors, de cet aliment des géants qui fut le partage de la génération romantique, de la génération unique, il semble que tout l’héritage aille à Hugo, comme les héritages de l’Europe allèrent à Charles-Quint, et que Guernesey devienne le lieu d’une monarchie universelle (contre laquelle n’ont pas manqué de jouer les vieilles réactions françaises), — qu’en quittant en 1850 la tombe de Balzac sur laquelle il avait prononcé un magnifique discours, Hugo ait emporté pour l’ajouter à la sienne la part cosmique de ce génie.

La production poétique de Hugo pendant ces neuf ans représente à peu près le double de celle qui avait précédé et qui suivra : les Châtiments, les Années funestes, la plus grande partie des Contemplations, la Fin de Satan, Dieu, la Légende des Siècles, les Quatre Vents de l’Esprit, la plus grande partie de Toute la Lyre et d’Océan.

Il faut y ajouter les Chansons des Rues et des Bois publiées en 1865, mais presque toutes écrites en 1859, l’année de cet Orphée aux Enfers, qui va donner leur style aux dix dernières années de l’empire, le style où l’on s’amuse, où les dieux de l’Olympe s’amusent. Hugo a toujours été extrêmement attentif aux courants littéraires, et le poète de l’exil et du rocher, si la politique eût tourné autrement, quel poète de la présence il eût fourni à Paris ! De l’œuvre de l’exil, on peut dire que, tandis que le pourâna épique se rattache au mysticisme de 1848, la poésie proprement Second Empire ce sont les Châtiments de l’absence, les Chansons de la présence. Parmi l’œuvre poétique de Hugo, Alphonse Daudet, qui est resté jusqu’au bout l’ancien secrétaire de Morny, le délégué des Vingt ans en 1860, n’admettait et n’aimait que ces deux livres, ces deux versants de la poésie impériale.

Au carrefour
de quatre mondes
.
Mais au regard du massif et de la substance de Hugo, les Chansons ne sont qu’une excursion, moitié voyage à Cythère, moitié voyage à Paris, les deux voyages, au temps de la Belle Hélène et de la Vie parisienne, n’en faisant d’ailleurs qu’un. Le Hugo de l’exil, le Hugo rivé à la solitude, à la prophétie, aux mers, aux morts, aux mots, on le verrait pris dans l’image des quatre vents de l’esprit, des quatre chevaux du soleil, au carrefour de quatre mondes qui répondent également à son idée d’une monarchie universelle et d’un rayonnement illimité : le monde des mots, nourri de lyrisme ; le monde des visions, matière épique ; le monde philosophique, lieu dramatique d’une lutte entre la lumière et les ténèbres ; le monde politique, qu’a étrangement labouré en lui le génie satirique.
Le monde des mots.
La royauté des mots, nul ennemi ne la lui conteste. Hugo en France est aux mots ce que Descartes est à la raison ou Voltaire à l’esprit, ce qu’ailleurs Michel-Ange est au marbre, ou Rembrandt à la lumière. Il en obtient pour sa pensée tout ce qu’il veut, et ils en obtiennent pour leur beauté tout ce qu’ils veulent. Jamais cette souveraineté des mots n’est plus absolue, moins limitée que dans ces années cinquante. On pense à Louis XIV après Nimègue, à Napoléon en 1811. Le lyrisme de Stella, des Mages, d’À celle qui est restée en France est brasillant de mots comme d’étoiles un ciel d’été. Le poème de Dieu, qui a marqué sans doute le point maximum du gigantisme hugolien, en devient effrayant. Si les triangles avaient un Dieu, dit Montesquieu, ce serait un Dieu triangle. On voit littéralement dans ce poème le maître des mots faire Dieu avec les mots :

Car le mot c’est le Verbe, et le Verbe c’est Dieu

Le verbe de saint Jean, c’est le Logos, non le mot. Mais Hugo seul avait droit à ce contre sens et à ce calembour. Il lui donne l’être, comme le Christ à Petrus petram.

Celui des visions.
Et cela n’irait pas bien loin si l’auteur de ce calembour n’était celui de la Pente de la Rêverie, si le maître des mots n’était le maître des visions, si la Vision d’où est sortie ce livre qui ouvre la Légende des Siècles n’était une vision vraie, si la vie poétique proprement hugolienne, ce n’était le mariage, l’exogamie inattendue, de ce Verbe et de la Chose vue. Hugo n’a pas créé la vision épique, mais il a créé l’épopée visionnaire. Le Sacre de la Femme, le Petit Roi de Galice. Eviradnus, le Satyre, la Rose de l’Infante, autant d’équilibres entre deux forces, la force inépuisable des mots et la force sans défaillance et sans artifice de la vision évocatrice. À la science innée des tours, des raffinements, des doublets, des étymologies, d’une langue à son zénith de puissance virile, Hugo unit la vision nue, la vision des prophètes bibliques. De Jérémie et d’Ezéchiel à Saint-Jean, l’épopée de Guernesey ne comporte pour Hugo qu’un précédent, la Bible. C’est pourquoi la Légende des Siècles ne doit être prise que pour un volet d’un triptyque, dont les deux autres, qui lui sont antérieurs, relèvent directement des prophètes : la Fin de Satan et Dieu. Le Jésus-Christ de la Fin de Satan aura été mis très haut quand on aura dit qu’il reste en français la seule transposition supportable, et belle, de l’Évangile. Mais Hugo a-t-il gagné la gageure qu’est Dieu ? A-t-il rendu sensible au lecteur ce qui était certainement et profondément sensible à lui-même ? Il semble qu’ici, entre les mots et la vision, l’équilibre, maintenu ailleurs, soit rompu en faveur des mots, que les mots « ce corps aéré de la voix », accumulent tragiquement et passionnément leurs corps pour exprimer l’incorporel.

Il y a dix ans que Hugo a renoncé au théâtre, renoncé à projeter ses visions sur la scène qui n’a pu porter la vision des Burgraves. Mais, dans les îles, c’est lui-même qui devient un théâtre, c’est son monde intérieur qui devient un monde dramatique. Comme le dernier mot de Napoléon avait été Armée, Hugo eut dans son agonie de mai 1885 pour dernier vers :

C’est ici le combat du jour et de la nuit.

Celui de la pensée.
Ce combat dramatique, ce dialogue manichéen, cet effort de Dieu contre la matière, de l’âme contre le poids, du bien contre le mal, de la vie contre la mort, ce Noir et blanc proprement hugolien, cela devient à Guernesey la pensée de Hugo, la pensée du penseur : c’est la conscience de ce combat qui lui compose une philosophie. Le bien et le mal ne sont pas des idées claires, les points d’interrogation abondent dans la conscience de Hugo, ce monde intérieur et poétique ne vit, n’obtient sa troisième dimension que par le clair-obscur. Mais si la réalité est esprit, si Dieu ne se réalise ou ne réalise ses fins qu’avec difficulté, si le problème du mal existe, si la matérialité est un poids à soulever, si les religions, de l’Orient à l’Occident, et si les philosophies, d’Anaximandre à Bergson, ont en effet senti et pensé qu’il en est ainsi, s’il y a là un résultat de l’expérience interne de l’humanité, comme les lois physiques sont un résultat de son expérience externe, si Hugo a vécu dans la méditation et dans l’expression de ces vérités, s’il leur a donné un langage, un poids, un corps glorieux, si, évidentes ou probables qu’elles sont pour les philosophes, il les a rendues sensibles à ceux qui ne sont pas philosophes, si les philosophes les ont avouées et admirées chez lui, comment méconnaître dans son dialogue solitaire, dans ces tempêtes ou dans cette mer sous un crâne, dans cette présentation de Dieu et du monde, la réalité de la pensée et la dignité du penseur ?
Celui de la cité.
Enfin l’exilé de décembre, l’auteur des Châtiments, prend sa définitive stature politique. Le premier Empire avait fait son père général et comte, la restauration lui avait donné l’investiture officielle, Louis-Philippe l’avait élevé à la pairie. L’ingratitude même de Louis-Napoléon envers le poète de Napoléon mit Hugo plus haut encore. Un portefeuille refusé sépara de l’ingrat, le vindicatif, de Lycambe Archiloque. Ce n’est pas grand, mais c’est humain. Et à cet humain succéda immédiatement le surhumain qui était dans la nature poétique de Hugo et qu’il transporta dans ses proclamations politiques. Sa poésie en bénéficia quand c’était en vers. La gloire de Hugo n’en souffrit que quand c’était en prose.
Les années inutiles.
Les années miraculeuses sont à peu près terminées en 1860. Le quart de siècle qui reste à vivre à Victor Hugo compte pour son prestige, pour sa gloire, pour la fortune de son nom plutôt que dans son œuvre. Il compte, et aussi il pèse. Si Hugo était mort vers 1860, en exil, laissant en somme derrière lui presque toute son œuvre poétique actuelle, si les obsèques de 1885 avaient été un retour des Cendres en 1870, Hugo rentrant mort, avec la République, à l’heure même où il est rentré vivant, et la tombe tenant le serment de Jersey, aurait-il aujourd’hui des ennemis ? Pareillement, si l’un des fusils braqués sur lui avait abattu Lamartine en 1848, sur les marches de l’Hôtel de Ville, pendant le discours pour le drapeau, quelle fabuleuse mémoire il eût laissée ! Pour l’un et l’autre la soixantaine fut sinon le cap périlleux, tout au moins le cap inutile.

Que te sert, ô Priam, d’avoir vécu si vieux ?

Les œuvres poétiques d’après 1860, l’Année Terrible, l’Art d’être grand-père ont fait à Hugo une gloire, dans le Paris des années soixante-dix : elles n’ajoutent à sa poésie qu’une digne vieillesse, comme le feraient les quelques pièces de la Légende qui sont de cette époque, s’il n’y avait pas le Cimetière d’Eylau et les Sept Merveilles du Monde.

Il est puéril de se demander si Hugo est ou non le plus grand poète de la langue. Mais on peut bien l’appeler, dans tous les sens du mot, le plus grand phénomène de notre littérature. Sa situation présente reste probablement, avec celle de Balzac (et pour les mêmes raisons, leur qualité de porteurs de mondes, leur figure d’atlantes, de pâtres promontoires au chapeau de nuées) la plus haute et la plus solide du XIXe siècle. Son avenir sera en partie commandé par le morceau de paysage littéraire que le XXe siècle, quand il se sera écoulé, aura ajouté au massif du XIXe siècle et des précédents, quand auront pris figure les modifications du rivage, les nouveaux promontoires et leurs nouveaux chapeaux. Ronsard a été déclassé au XVIIe siècle non seulement à cause de l’évolution de la langue, mais parce que le XVIIe siècle avait la force de faire autre chose, de le faire aussi bien, et que la méconnaissance, la perte de Ronsard, comme il y a la perte du Rhône, étaient une condition de cette réussite : un demi-siècle après la mort de Ronsard, se levait le Cid. Mais rien depuis un demi-siècle n’a menacé Hugo de ce bienheureux déclassement. Rien n’en menace le XIXe siècle. André Gide a mis beaucoup de sens et de bon sens, dans le « Victor Hugo, hélas ! » par lequel il répondait à une enquête sur le plus grand poète français. Opinion nuancée, juste et sincère d’un écrivain de la génération à laquelle il incombait d’obscurcir Hugo, comme la génération de Corneille avait obscurci Ronsard, et dont, en 1935, nous devons reconnaître, elle doit reconnaître, qu’elle ne l’a, hélas ! pas obscurci.

VI
CÉNACLES. ATELIERS. ARTISTES.
Les cénacles. Deschamps,
Nodier, Hugo
.
Un mouvement littéraire nouveau a souvent besoin de milieux fermés ou il s’essaie en vase clos, trouve des mots d’ordre, un centre de ralliement, des camaraderies : salons, cafés, brasseries, selon la mode de l’époque. Le romantisme, lui, eut ses cénacles et ses ateliers.

Le cénacle, c’est un nom ésotérique qui désigne simplement l’entourage d’un poète qui reçoit. Le premier cénacle fut celui de la Muse Française, recueil de vers et de prose qui dura un an, de Juillet 1823 à Juin 1824, et qui eut pour rédacteurs principaux les deux frères Deschamps, Emile et Antony, poètes estimables, qui n’ont pas donné à leur revue un nom qui convînt à leurs poésies, puisque leurs vers ne sont guère que des traductions de l’espagnol, de l’italien et de l’allemand. La Muse était un recueil très éclectique. Les derniers classiques y écrivaient, Brifaut et Baour-Lormian. On n’y trouvait pas Casimir Delavigne, dont la gloire, en 1820, équilibrait, avec les Messéniennes, celle de Lamartine, mais bien trois Languedociens, Soumet, Guiraud, Jules de Rességuier, nés avant 1790, poètes de Jeux Floraux. Hugo, Vigny, y écrivaient aussi, Et surtout on se rencontrait chez les Deschamps.

Quand la Muse cessa de paraître, en Juillet 1824, il y avait quelques semaines que le cénacle Deschamps était devenu moins utile. Charles Nodier, Bisontin singulier, érudit, imaginatif, auteur d’aimables contes, venait d’être nommé bibliothécaire de l’Arsenal. Il y ouvrit un salon où régnèrent avec bonne grâce Mme  Nodier et surtout Marie Nodier, sa fille. Les soirées de l’Arsenal devinrent pendant dix ans le rendez-vous de toute la littérature romantique, et surtout de la jeunesse. Poètes, peintres, amateurs, étrangers, s’y pressèrent, y discutèrent, y dansèrent. Ce monde ouvert et libre faisait pendant et contraste au monde des salons fermés ; Musset en fut l’enfant gâté, le prince charmant. Mais on ne peut pas dire que ces rencontres dans ce milieu de passage aient eu une influence littéraire.

Le vrai cénacle romantique se tint dans le salon rouge de Victor Hugo, rue Notre-Dame-des-Champs. C’est de là qu’est sortie la littérature doctrinale du romantisme de 1827, tel qu’il s’exprime dans les manifestes et les préfaces — celle de Cromwell surtout. Sainte-Beuve, Vigny, Dumas, Musset, Balzac, les Deschamps, Tarquety, Boulay-Paty, des artistes, Delacroix, Devéria, Boulanger, David d’Angers, sont assidus, et la société n’a rien d’un groupe fermé : tout poète, surtout tout admirateur, y est le bienvenu. Les séances importantes du Cénacle consistent dans les lectures d’œuvres nouvelles. En juillet 1829, Victor Hugo lit chez lui Marion Delorme, et huit jours après Vigny convoque les poètes pour une lecture de son Othello. Le 30 Septembre 1829, a lieu la célèbre lecture d’Hernani, devant une soixantaine d’amis, effectif ordinaire de ces réunions. Un littérateur remuant, aigri et pointilleux, Henri de Latouche, publia alors en octobre dans la Revue de Paris, l’article, qui fit du bruit, sur la Camaraderie littéraire, où il dénonçait le péril du cercle fermé et de l’encensoir mutuel. Des polémiques s’ensuivirent. Et après 1830 les amitiés se défirent. Les brouilles mutuelles de Hugo, Vigny, Sainte-Beuve, les ironies de Musset, les rivalités de théâtre, les dissentiments politiques, désorganisèrent le Cénacle ; le romantisme brilla plus que jamais, mais ce ne fut plus, au sens précis et technique du mot, une école.

Peintres et poètes.
Sur un point cependant, ce mot d’école, la scola, garde un sens qui importe. Le romantisme est en France la première révolution littéraire qu’il soit impossible de séparer d’une révolution dans les arts plastiques. Il y a une école mixte, un esprit et un art communs à une génération de poètes et de peintres romantiques.

Le Radeau de la Méduse au salon de 1819 et les Massacres de Scio au salon de 1824 avaient révélé dans un grand éclat une peinture nouvelle. Mais c’est le salon de 1827 qui, la même année que la préface de Cromwell, met à l’ordre du jour la question du romantisme en peinture, la liaison et l’identité des deux romantismes plastique et poétique, moins encore par le Christ au Jardin des Oliviers et le Marino Faliero de Delacroix que par deux toiles aujourd’hui déclassées, qui excitèrent un immense enthousiasme chez les poètes, la Naissance de Henri IV par Eugène Devéria, et le Mazeppa de Louis Boulanger, jeune peintre de vingt-et-un ans. Le Cénacle s’ouvre aux artistes et Boulanger devient une manière de peintre officiel de Victor Hugo. Bientôt, quelques jeunes gens créent la vignette, la gravure et la lithographie romantique : Alfred et Tony Johannot, Jean Gigoux, et surtout Célestin Nanteuil. Et Hugo lui-même ne sera pas l’un des moindres dessinateurs du romantisme.

La rue du doyenné.
Un dernier cénacle symbolise alors et consacre cette union de l’art et de la poésie. À la différence des précédents ce n’est pas un lieu de passage, de confrontation et de rencontres. C’est un atelier commun, avec une unité, une ardeur, une doctrine, lesquelles survivront au romantisme lui-même. Il s’agit du groupe de la rue du Doyenné, autour de Théophile Gautier et de Gérard de Nerval et du drapeau de ce qu’on appellera plus tard la doctrine de l’art pour l’art.

La vieille rue du Doyenné, sur l’emplacement de la place du Carrousel actuel, sert ici de point de repère, parce que Gautier, Gérard et leurs amis y habitent ensemble, que c’est à peu près là que prirent forme et tradition la vie et les habitudes d’artistes libres, excessifs, truculents, ce qu’on a appelé la première bohème : les poètes et les peintres y sont mélangés et le genre rapin y domine ; — le bourgeois y devient le monstre, y prend une figure puissante et fantomatique de tête de Turc comme l’infâme pour Voltaire, Pitt et Cobourg pour la Révolution. Cette façade provocante du romantisme, cet appel aux fenêtres, n’ont rien de commun, rien que de contraire, au grand salonnier qu’est M. de Lamartine, à l’homme du monde qu’est le comte de Vigny, au père de famille irréprochable qu’est Victor Hugo, au dandy des cafés à la mode qu’est Alfred de Musset, à l’intellectuel pauvre qu’est Joseph Delorme. Mais les ateliers et le Doyenné ont fourni le bataillon sacré de la première d’Hernani. Ils tiennent plus ou moins dans le romantisme la place des vainqueurs de la Bastille parmi les patriotes de la Révolution, ils fournissent au romantisme ces excentriques et ces ratés sans lesquels il n’y aura désormais pas d’école littéraire vivante.

Pétrus et Philothée.
Pétrus Borel a incarné les attitudes et les défis de ce romantisme intégral, moins dans sa personne (autour de laquelle les anecdotes manquent un peu, et ces gloires-là ne sont relevées que par des anecdotes) que dans une certaine situation de romantique-drapeau, en vue de laquelle il s’était trouvé le nom heureux de lycanthrope, et dans une œuvre écrite avec le dessein délibéré de faire de la truculence, la célèbre truculence tarte à la crème de la rue du Doyenné. Les Rhapsodies, Champavert, Madame Putiphar sont incontestablement truculents, même succulents. Ce qui a fait du tort à Pétrus, c’est que chaque génération a eu ses propres Pétrus, et que le premier, le fondateur du genre, a été oublié, recouvert. Mais qui se plaît à Lautréamont et à Jarry doit avoir une pensée, une heure de lecture pour Pétrus. Feu et Flamme de Philothée O’Neddy (Théophile Dondey), s’il n’était resté d’un ton au-dessous du creux et de la rhétorique à flancs battus, nous donnerait l’idée de ce qu’aurait pu être la grande œuvre poétique de l’école truculente, avec un satanisme qui fait penser à Baudelaire, et des vocables rares qui présagent le symbolisme.

Mais les vrais maîtres de la rue du Doyenné furent Théophile Gautier et Gérard de Nerval — G. G. comme ils signèrent quand ils collaboraient.

Théophile Gautier.
Comme Pétrus, Gautier avait hésité entre la poésie et la peinture, et il a transporté dans l’atelier littéraire le plus possible des mœurs, des idées et du style de la peinture.

Les mœurs : n’entendons par là rien d’excessif. Gautier fut toute sa vie un bon tâcheron littéraire, très rangé, très dévoué à une famille qu’il dut faire vivre de très bonne heure, plutôt malchanceux et dupe de son bon cœur et de sa bonne foi. Dans ces limites de prudence et de sécurité, c’était un grand rapin. « Le rapin, dit-il, dominait en nous le poète, et les intérêts de la couleur nous préoccupaient fort. » Dans le temps comme en dignité, on ne lui enviera pas le titre de premier rapin des lettres françaises ; ce n’est pas rien.

Il l’est par ses paradoxes. Du paradoxe évidemment un peu conventionnel et domestique, mais enfin qui a un style, une continuité, et qui est excitant, surtout quand on le recueille dans les propos de Gautier plutôt que dans ses livres, et dans ses articles, où il écrit sous l’œil du directeur et de l’abonné. Imprimé ou oral, il y a un Galderana qui est encore cité, discuté, vivant. En matière de métier artistique et littéraire, il y a toujours un « Gautier disait que » qui excelle à accrocher une discussion, et en lequel subsiste peut-être le plus connu de l’artiste qui écrivit la valeur de cent volumes.

Il l’est par sa bonne humeur, la manière si française dont il accorde l’enthousiasme et le scepticisme. Cette sympathie ironique avec laquelle nous parlons de l’école du Doyenné, c’est lui qui en a créé le style, dans Les Jeune France, tableau savoureux, amical et clairvoyant de la vie des jeunes romantiques d’extrême gauche, procès-verbal aussi de la liquidation du groupe. Avec le Daniel Jovard, des Jeune France, Gautier a créé un type littéraire plus solide et plus substantiel que les ombres découpées ironiquement et du dehors par Musset, les Dupont et Durand, Dupuis et Cotonet : vraie peinture, chez Gautier, avec la troisième dimension et le modèle.

Il l’est par les idées. Gautier est le délégué du romantisme aux idées d’artiste. L’art se suffit, comme au temps de Malherbe. En 1830, à dix-neuf ans, Gautier publie son premier volume de vers, qui sont les vers d’un album d’artiste, impressions nettes, colorées, où rien n’outrepasse le cadre voulu, et qui tournent absolument, délibérément le dos à ce romantisme d’idées, à ce romantisme politique qui va déborder dans la grande transgression de Lamartine, de Hugo, de Vigny, même de Sainte-Beuve (ce Sainte-Beuve qui, lui, devient à ce moment Saint-Simonien et entre dans les sociétés secrètes). En plein soleil de Juillet, c’était chez Gautier un beau paradoxe que d’écrire : « Aux utilitaires utopistes, économistes, Saint-Simonistes et autres qui lui demanderont à quoi cela rime il répondra : le premier vers rime avec le second, quand la rime n’est pas mauvaise, et ainsi de suite. — À quoi cela sert-il ? Cela sert à être beau. N’est-ce pas assez ? » Un système de vie, où la raison d’être de certains hommes, de certaines vocations, soit la beauté pour elle-même et par elle seule, Gautier l’a formulé dans deux romans, dont le premier fut célèbre et a eu des suites littéraires importantes : Mademoiselle de Maupin et l’Eldorado ou Fortunio. Comme le hobereau qui appelait Dieu le gentilhomme de là-haut, et au contraire en somme de Hugo pour qui le poète est Dieu, Gautier écrira : « Dieu n’est peut-être que le premier poète du monde. »

Il l’est par le style enfin. C’est un lieu commun que d’appeler le style de Gautier un style de peintre. Mais il y a là une limite aussi bien qu’une qualité. Gautier passe à bon droit pour l’écrivain romantique qui, après Victor Hugo, connaît le mieux la langue, en use avec la plus impeccable sûreté. Mais cette sûreté peut aussi bien s’appeler de la facilité, et une facilité dont il abuse quand il entre dans la description, dans une reproduction qui n’est pas créatrice, dans une fonction, comme il dit, de bon daguerréotype littéraire. Styliste, poète, romancier, voyageur, c’est toujours du côté de la création qu’il rencontre ses limites.

Ajoutons que ce romantique peintre tente d’être aussi, comme ses contemporains, un romantique oratoire. Ses deux grands morceaux de poésie romantique, Albertus et la Comédie de la Mort, restent des monuments distingués, d’abondance souvent vaine, et d’éloquence refroidie. Dans le poème court, au contraire, Gautier excelle, par le pittoresque, la mise en valeur lumineuse et bien poussée moins des beaux mots que des mots justes, des qualités classiques à la Boileau. On ne s’étonnera pas que les peintres l’inspirent heureusement, que ses Terze Rime, son Ribeira et le Triomphe de Pétrarque soient de somptueux chefs-d’œuvre, que les vers rapportés d’Espagne, España, soient des morceaux fortement copiés de nature espagnole. Les Émaux et Camées, petites pièces agréables et grêles, ont été longtemps l’objet de malentendus, et louées pour des qualités de plastique parnassienne qu’elles ne possèdent pas : simples cartes de visite bien gravées, cornées de temps en temps chez la Muse par un poète qui ne veut pas cesser les relations, il ne faut pas leur sacrifier le plein, le vif, l’aventureux de la vraie poésie de Gautier, celle de sa jeunesse.

Gautier est grand et fort, mais en vers comme en prose, on en a vite fait le tour. Le peintre manque de musique et d’au-delà. Ce cercle d’idées limité aux lettres, à l’art, au noir sur le blanc, à la ligne et a la couleur, ne va pas sans automatisme, sans monotonie, sans tout-fait et sans prévu. Gautier est un bourgeois de la République des Lettres, le buveur d’apéritifs et le Homais du Landerneau littéraire. Nous le disons avec une conscience d’autant meilleure que nous voudrions qu’on entendit tout cela en termes d’éloge et de sympathie. À qui manquent le sens de Gautier, et de l’amitié pour Gautier, manque un certain quartier de bourgeoisie, de familiarité, d’habitude, de républicanisme municipal dans la République des Lettres.

Gérard de Nerval.
Cela dit, on constatera sans regret excessif que la place de Gérard de Nerval l’emporte aujourd’hui sur celle de Théophile Gautier. L’esprit de Gérard est celui de la musique plus que de la peinture, du mystère plus que de l’expression, de la poésie intérieure plus que de l’extérieure. Mais surtout, au contraire de Gautier, c’est un être et un maître complexe, chez qui on fait toujours des découvertes, qui abonde en tournants brusques et en percées sur l’infini. Romancier si peu balzacien, Gérard de Nerval paraît vraiment un personnage balzacien, Gautier pas du tout et plutôt un personnage de Flaubert ou des Goncourt. Si Gautier est le bourgeois de la République des Lettres, Nerval en est le voyageur divin.

Il y a d’abord chez Nerval l’homme du Doyenné, l’ami de Gautier, le pur artiste et le conteur parfait. Personne en 1832 ne racontait avec plus de bonne grâce que l’auteur de la Main enchantée, mélange de sorcellerie et de bouffonnerie historiques exactement dans la ligne du style des Jeune France. Dix ans après, Nerval devient fou, d’une folie illuminée, mystique et tendre qui laisse subsister en lui l’artiste, et si bien que le roman de cette folie, les Filles du Feu, soit surtout Angélique et Sylvie, est un des chefs-d’œuvre du récit français. L’évocation du Valois dans Sylvie et dans Angélique a créé littérairement la poésie de l’Île-de-France. Sylvie est restée à la féerie ce que Paul et Virginie fut à l’exotisme. Angélique et Aurélia sont touchées de plus près encore par les esprits de l’illusion et de la folie. Le monde extérieur devient pour Gérard une projection du monde intérieur, la vie est submergée et transfigurée par le rêve, et la transmutation des créatures de chair en créatures de rêve devient l’alchimie propre à cette nature de poète, doucement et divinement déréglée.

Les créatures de chair, c’était une créature, une actrice, Jenny Colon, dont la liaison avec Gérard est restée assez mystérieuse pour que sa réalité soit remplacée pièce à pièce par les substitutions du rêve. Le rêveur alors devient l’initié. Toute une partie de l’œuvre de Gérard, Aurélia, le Voyage en Orient, les Illuminés, ressemble à une représentation, à un déroulement de mystères d’Eleusis, soit les aventures de l’âme sur la terre, à travers des symboles qui sont beaux et qui regardent l’homme avec des regards non seulement familiers, mais bienveillants. La folie de Nerval a eu des moments atroces, et finalement celui de son suicide. Mais seuls les intervalles ou les moments lucides et doux de cette folie ont mis au poète la plume à la main, sont passés dans ses livres, se sont vêtus de cette prose fine, délicate et tempérée. Il est le seul écrivain chez qui la folie, ou plutôt le souvenir et l’ombre de la folie, se soient présentés sous la figure d’une Muse, d’une inspiratrice et d’une amie.

Et voici enfin dans le poète de l’Île-de-France le cor enchanté de la forêt germanique. Ce frère de Novalis est le seul romantique qui ait bien connu et senti l’Allemagne, dans sa langue, dans sa légende et dans sa musique. Il s’est connu chez lui dans Faust. Il en a écrit la meilleure traduction, qu’admira Goethe. Il a eu le sens du lied et de la ballade allemande, très différente de la ballade d’artiste à la Victor Hugo. Toute une nature du Nord, qui va de Paris à Vienne, et qui a le Rhin pour axe, peut tenir Nerval pour son poète.

Ce pays il l’a parcouru, et de ses récits de voyage sur le Rhin et en Autriche la bonhomie fine et poétique peut faire suite à ses tableaux de l’Île-de-France. Mais par delà l’Allemagne, le visionnaire, l’initié était appelé par l’Orient. Le Voyage en Orient n’est pas une suite de notes authentiques : il est en partie imaginé, refait, fabriqué, à la manière qui sera celle de Barrès, mais tout cela par un artiste intelligent et impeccable. L’Orient de Nerval est resté frais, musical, féerique, Orient de poète plus encore qu’Orient de voyageur, Orient qu’il a vu comme il l’a rêvé.

Enfin, quand la folie toucha Nerval, le toucha avec délicatesse et caprice, mit sur sa pensée des demi-teintes et du crépuscule, la fondit, à des intervalles, dans l’état fluide de la mentalité primitive et de l’extase mystique, il écrivit les douze sonnets des Chimères qui sont sans commune mesure avec le reste de ses vers, et même avec sa littérature, et en qui se lève, à la main d’un initié antique, l’épi éleusinien de la poésie française. Ils ont exactement le genre d’obscurité et le style de clarté-de ces guides d’outre-tombe, par les prairies et les fontaines symboliques, qu’on a retrouvés, gravés sur des plaques d’or, dans les sépultures pythagoriciennes. On n’en épuise pas la musique, et un curieux miracle a voulu que cette musique radiante fût enfermée, comme chez Mallarmé, dans la forme stricte et plastique du sonnet. Les Chimères montrent, en plein romantisme, la route au symbolisme et à la poésie pure, comme elles montraient à Nerval, dans Foutre-tombe, la route des initiés.

Bertrand.
Ce n’est guère que dans ce groupe des purs artistes, des grands malchanceux chimériques et aussi des précurseurs qu’on peut ranger Aloysius Bertrand, Dijonnais au moins d’adoption, dont les poèmes en prose de Gaspard de la Nuit, d’une forme précieuse et souvent parfaite, n’ont pu être publiés par ses amis qu’après sa mort. Il a, lui aussi, montré un chemin, une terre promise, le poème en prose de Baudelaire et de Mallarmé. On dirait que le génie immanent de la poésie française, qui veut empêcher certaine immatérialité paradoxale d’y entrer avant l’heure, a écarté Gérard et Bertrand avec la même brutalité disciplinaire que, plus tard, ces autres trop tôt venus, Verlaine, Lautréamont, Rimbaud, Corbière.
VII
LE THÉÂTRE ROMANTIQUE
Révolution et théâtre.
L’essentiel de la révolution romantique, c’était de s’emparer du théâtre comme la révolution politique avait eu à s’emparer d’abord du pouvoir exécutif. Il y avait en effet un siècle et plus que les débuts littéraires avaient lieu dans la tragédie, que la tragédie était la femme du monde que la jeunesse ambitionnait de posséder pour faire son chemin dans la vie, les vers, la prose, le succès. La Révolution avait empêché Chateaubriand et Mme  de Staël de jeter la gourme tragique nécessaire. Leurs tragédies en cinq actes et en vers ne furent que différées, et il fallut qu’ils les écrivissent plus tard. Dans la première décade du siècle, un poète tragique, dont les pièces ne sont pas plus mauvaises que d’autres, mais ont été tournées en ridicule par la critique, va se tuer, de désespoir, près de Belley où il a un neveu en pension. C’est Lyon des Roys, le frère de Mme  de Lamartine. Quand celle-ci trouvera des actes tragiques dans les tiroirs de son fils, qu’il partira pour Paris avec un Saül en vers pour le lire à Talma, on juge des transes de la pauvre femme. Heureusement les Méditations et la diplomatie le détourneront de la scène, à laquelle il ne reviendra que la cinquantaine passée, comme Chateaubriand avec Moïse, et, sans lendemain, avec Toussaint Louverture, tragédie nègre.

La révolution romantique n’est pas une révolution sans doctrines. Depuis la Littérature de Mme  de Staël, et sans compter le préromantisme, dont on ne sait pas jusqu’où il remonte, elle a été préparée par un quart de siècle de manifestes. Or manifestes, littérature dogmatique, critique, polémique, concernent pour les trois quarts le théâtre. On sait l’importance du Cours de Littérature Dramatique de Schlegel, traduit par une cousine de Mme  de Staël en 1814. L’opinion littéraire est pour ou contre Shakespeare, pour ou contre le théâtre espagnol et allemand, pour ou contre la tragédie, pour ou contre les unités. Bientôt le libraire Ladvocat commence la traduction des Chefs-d’œuvre des théâtres étrangers, qui deviendra pour les romantiques une véritable Somme dramatique. Le mot théâtre avait eu en France jusqu’en 1815 un sens français ; il s’y entend, à partir de 1815, avec un sens européen. Le romantisme débute dans ce sens élargi, dans cet appel d’air.

Les débuts du théâtre
romantique
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Pas plus que de ce crédit dans l’espace, Il ne manque d’un acquis dans la durée. Il y a toute une histoire des essais divers faits par Lemercier, Raynouard, Delavigne, pour desserrer le carcan tragique. Le Racine et Shakespeare de Stendhal, écho des conversations d’alors, prédisait facilement en 1825 un théâtre historique extrait des chroniques. Le maître du mélodrame, Guilbert de Pixérécourt a dans les trente premières années du siècle habitué les spectateurs populaires aux héros ténébreux, aux brigands, aux cadavres, aux émotions fortes. « Malheur au théâtre français, s’écriait Geoffroy, quand un homme de quelque talent et connaissant les effets de la scène, s’avisera de faire des mélodrames ». Mais la Comédie-Française, alors très avancée et allante, sut flairer le vent théâtral mieux que l’Académie le vent poétique. Elle jouait le 11 Février 1829 Henri III et sa Cour, drame en prose, coupé hâtivement, avec un sens extraordinaire de la scène, dans l’histoire d’Anquetil, qu’Alexandre Dumas menait de découvrir. Le 24 Octobre de la même année, elle représentait un Othello, en vers, d’Alfred de Vigny, qui était du vrai Shakespeare assez exactement adapté, et quelques semaines après elle ouvrait l’année 1830, avec Une Fête de Néron, de Soumet et Belmontet, où un dernier acte à grand spectacle, un Néron matricide, jouant malgré lui le rôle d’Oreste comme Saint Genest le rôle d’Adrien (le monde est petit) triomphe avec cent représentations. Il semblait déjà que le drame romantique eût son Britannicus, et Victor Hugo n’avait pas encore donné. Au théâtre du moins. Car depuis plusieurs années le livre, le théâtre publié servait de fourrier alerte à la scène.
Le Théâtre du Livre.
Une bonne partie du théâtre romantique est alors un théâtre historique, en prose, dont on sentait depuis longtemps la possibilité et même la nécessité. Dès 1747 le président Hénault ne s’était-il pas demandé pourquoi notre histoire n’avait pas été fixée à la manière des drames historiques de Shakespeare ? L’Henri VI du poète anglais lui donnait l’idée d’un François II en prose, tentative sans lendemain jusqu’à la Restauration. À ce moment naît de toute part un curieux théâtre de scènes historiques écrites, jouées parfois dans les châteaux (comme celles du comte Rœderer) : théâtre du livre et des amateurs qui voisine et cousine avec les Proverbes de Carmontelle et Leclercq. Il témoigne du goût général de cette époque pour l’histoire, déclanché par Chateaubriand, et nourri par les grandes collections de mémoires, documents, travaux de librairie, romans de Walter Scott, surtout, qui parurent à partir de 1820. Quand Stendhal écrit : « La nation a soif de sa tragédie historique », il exprime les idées du salon Delescluze, d’où sortent plus ou moins, de 1820 à 1827, l’Insurrection de Saint-Domingue de Charles de Rémusat, un Cromwell de Mérimée (non publié), le Théâtre de Clara Gazul de Mérimée en 1825, les Barricades de Vitet en 1826, Les Soirées de Neuilly de Dittmer et Cavé en 1827, les Scènes contemporaines de Loève-Veimars et Rumier la même année. Le Cromwell de Hugo en 1827 appartient à ce théâtre du livre comme le Spectacle dans un fauteuil d’Alfred de Musset en 1832. Alexandre Dumas dira avec justice et une modestie inaccoutumée, de Henri III et sa Cour : « Je ne me déclarerai pas fondateur d’un genre, parce qu’effectivement je n’ai rien fondé. MM. Victor Hugo, Mérimée, Vitet, Loève-Veimars, Cavé et Dittmer, ont fondé avant moi, et mieux que moi. Je les en remercie : ils m’ont fait ce que je suis ».
Cromwell.
Pourquoi la date de l’une de ces pièces, écrite en 1827, Cromwell, importe-t-elle tant dans l’histoire du romantisme ? Pour trois raisons. À cause de sa valeur : ce drame de trois mille vers, qui ne peut se jouer, est curieux, amusant, bien écrit, tient encore, à la lecture — À cause de son sujet : ce sujet est dans l’air ; dans l’air politique, où le précédent des révolutions d’Angleterre, à la veille de 1830, intéresse et inquiète ; dans l’air littéraire, où les traductions des Mémoires sur la Révolution d’Angleterre par Guizot l’ont lancé, où Balzac et Mérimée l’ont déjà pris pour le sujet de leur première pièce. — À cause de sa préface qu’on tient pour ce qu’elle n’est pas, une introduction au drame romantique, et qui contient des idées toutes particulières à l’optique de Victor Hugo, comme sa théorie singulière du grotesque. Elle eut l’importance d’un manifeste tout simplement parce qu’on en attendait un et que Hugo l’attendait de Hugo. Restait pour celui-ci à débuter sur le vrai théâtre, ce qu’il eût fait en 1829 avec Marion Delorme si la censure ne l’eût interdite parce qu’il y introduisait un Louis XIII peu avantageux. C’était dommage : la pièce Louis XIII eût été cornélienne comme Une Fête sous Néron était racinienne et comme Othello équilibrait Zaïre. Joignez que la courtisane amoureuse, et réhabilitée, c’était alors une idée audacieuse et neuve, et qui faisait corps avec le Dernier Jour d’un Condamné que le jeune auteur venait de publier contre la peine de mort. Fantine et Jean Valjean allaient-ils sortir du boulevard du Crime ? Pas encore. Mais pour remplacer Marion, Hugo écrivit en un mois le drame le plus hardi, le plus étonnant, le plus fou, le plus beau, réalisa de pied en cap la prophétie de Geoffroy : ce furent Hernani et sa bataille le 25 Février 1830.
La Bataille d’Hernani.
Hernani fut une bataille, une dispute où tout le monde parla et prit parti. Ce ne fut pas une victoire. L’événement dramatique d’Hernani consista dans la rafale de poésie et de lyrisme qu’il déchaînait sur le théâtre, nullement dans une révolution dramatique dont Hugo se croyait peut-être le héros, mais dont il n’était que le héraut, et qui ne vint que peu ou point. Hugo, qui a été en Espagne, et qui se dit même vicomte espagnol, mêle en ce drame extraordinaire la poésie des Orientales (qui sont en partie, des Hispaniques), les fantômes de l’Empire, le prophétisme politique, les Brigands de Schiller, le cor enchanté du Harz, les souvenirs du fiancé et du « vendangeur ivre » que Lamartine voyait en lui le soir de ses noces, la référence à Corneille, au Cid, senti comme pièce d’institution d’une forme dramatique nouvelle par un poète — j’allais dire un Premier Consul — de moins de trente ans. Le flot d’or du lyrisme gratuit, le sang de feu d’une invincible jeunesse, le clairon d’une génération qui se lève, ont fait durer dans la littérature cette soirée d’Hernani comme une Marseillaise. C’était la poésie du théâtre, ce n’était pas la réalité du théâtre. La réalité du théâtre romantique amorcée par Henri III et sa Cour triompha avec Antony à la Porte Saint-Martin, le 3 mai 1831, jour de victoire, comme Hernani avait été un jour de bataille.
La victoire d’Antony.
Le bonheur de Dumas dans Antony est un bonheur fabuleux, Le public du théâtre est fait de femmes pour beaucoup plus de la moitié, et Dumas crée dans Antony le ténébreux et fatal héros romantique dont les femmes sont folles. Si Hernani jette une rafale de poésie sur le théâtre, Antony précipite sur la scène ce torrent de mouvement dramatique qui tient captifs et haletants sous le lustre tous les spectateurs, et non pas seulement cette minorité qui sent et vit la poésie. Hernani s’est dissipé comme une nuée d’or qui laisse le spectateur étonné, Antony s’est concentré sur son dernier mot « Elle me résistait, je l’ai assassinée », dont le spectateur et surtout la spectatrice emportent la flèche dans leur chair. Le théâtre romantique vivait alors d’antithèses. L’antithèse du banditisme et de l’honneur dans Hernani reste verbale et vide devant cette antithèse du « monde tel qu’il est » et de la passion, antithèse que le romantisme installe dans la littérature pour un quart du siècle, que liquidera Madame Bovary, et qui est la raison de la nouveauté et du triomphe d’Antony.
Triomphe de la Tour de Nesle.
La Tour de Nesle (1832) suit presque Antony. Peut-être le théâtre romantique est-il alors à la pointe de son élan créateur. À vrai dire, Dumas ne crée pas avec la Tour le drame de cape et d’épée, qui avait conquis la scène du Théâtre Français avec Hernani. Mais tout se passera désormais comme si le drame, et même le roman, de cape et d’épée, consistaient à refaire la Tour de Nesle et à la fondre dans l’anonyme sous les clichés et les redites. Cependant elle a résisté. En 1934, elle a attiré encore tous les publics. Le drame de cape et d’épée, auquel avait pensé Corneille (le Cid est le mouvement d’une épée, et Don Sanche évoque déjà Hernani, correspond peut-être au plan où le théâtre romantique trouvait la voie la plus libre, celle d’un mouvement dramatique pur). Aristote eût admiré plus qu’Œdipe roi et Iphigénie en Tauride ces cascades de reconnaissances, d’incestes, de parricides, d’infanticides. Et le Corneille de Rodogune eût salué en Dumas le sorcier du métier.

Si Dumas faisait mal le vers, il fit dans la Tour de Nesle, supérieurement la prose. Weiss a eu le courage de dire que dans la Tour de Nesle il y a un style, « un style trouvé ». Il faudrait modifier la définition de Buffon. Le style de théâtre est ici le mouvement que les actes mettent dans les paroles et les paroles dans les actes. Il a l’éclat, le mouvement, la rapidité de l’épée. Il lui est arrivé ce qui est arrivé au songe d’Athalie ou au récit de Théramène, mangés par le cliché et la parodie, dont il faut les nettoyer pour les admirer. Un connaisseur de style encore supérieur à Weiss ne s’y est pas trompé. C’est Victor Hugo. La Tour de Nesle a appris à Hugo qu’on pouvait faire du drame en une prose qui valait les vers, et la Tour de Nesle de 1832 lui inspira Lucrèce Borgia de 1833, sans compter Marie Tudor, autre très grande dame.

La Création romantique.
Ce qu’a créé, dans Hernani et Marion Delorme, Victor Hugo, c’est le drame et la comédie poétiques, que répéteront les Vacquerie, les Banville, les Coppée, les Mendès, les Richepin, les Rostand, et qui restera, jusqu’en 1914, pour le public de Paris l’équivalent officiel de ce qu’était autrefois la tragédie classique. Ils sont morts, la postérité de la Tour de Nesle aussi, tandis que la postérité d’Antony reste vivante.

Antony a créé en effet cette réalité dramatique simple et souple qui s’appelle la pièce, la pièce moderne en prose, qui deviendra vingt ans après, avec la génération qui succèdera, la langue moyenne et définitive du théâtre. Antony pourrait s’appeler la pièce des deux Dumas, et c’est dans le théâtre du fils bien plus que dans celui du père qu’elle s’est continuée. D’ailleurs Dumas n’en présente pas seulement dans son drame la pratique, mais aussi la théorie. Il a osé avec succès, dans le IVe acte, lier, comme Modère dans le Misanthrope, des scènes de discussion littéraire à l’action, les faire comme Molière contribuer à l’action, Si le génie dramatique, le sens de l’avenir dramatique, suffisaient pour faire un chef-d’œuvre dramatique, la place d’Antony serait à côté du Cid, d’Andromaque, de l’École des Femmes. Or Antony ne se joue plus, ne se lit plus, ne vit plus. Car une création dramatique ne vit que si par un hasard aussi exceptionnel que la naissance de jumeaux, elle est accompagnée d’une création correspondante et égale de style.

Le Couple Dumas-Hugo.
Ce style, ces styles, en dehors de la réussite de la Tour de Nesle, exception qui confirmerait la règle, manquent chez Dumas. En 1831,l’année même d’Antony, une facture solide et des idées pittoresques n’empêchent pas Charles VII chez ses grands Vassaux, pièce en vers où il voulait faire ses preuves dans le grand art, de traîner dans le déjà vu, dans les souvenirs d’Hernani, d’Andromaque, d’Horace. Le drame romantique a ce malheur que ces deux seules grandes natures, Hugo et Dumas, représentent chacun une moitié de son génie : Dumas son génie théâtral, Hugo son génie de style. « Ah ! disait Dumas, si je faisais des vers comme Victor ou si Victor faisait le drame comme moi ». Le contraire de la tragédie classique, où ils étaient aussi deux, mais où chacun des deux régnait également dans les deux domaines.

Comme Dumas essaye d’hugoliser dans Charles VII, Hugo essaiera dans ses drames en prose de dépasser Dumas sur son terrain. En vain. Le Je suis ta mère, Gennaro ! de Lucrèce Borgia, c’est le même explosif qu’Elle me résistait,… avec cette différence que dans Lucrèce Borgia la poudre est mouillée. Tous deux s’acharneront, Hugo cherchera à avoir un théâtre à lui, et en 1848 Dumas réalisera ce rêve avec son Théâtre Historique. Il est certain qu’il y avait dans les dix-huit ans de la Monarchie de Juillet la place d’un Shakespeare français, romantique et moderne, lequel, en tombant du vraisemblable dans le vrai et du possible dans le réel s’est cassé en morceaux.

Le Roi s’amuse semble écrit exprès pour le briser sur le pavé. Mais Ruy Blas (1838) qui fut et qui est encore le principal succès dramatique de Victor Hugo, et les Burgraves (1843) en restent deux morceaux considérables, et les plus éclatants. Les invraisemblances de Ruy Blas ne l’empêchent pas d’être plein de mouvement et d’idées dramatiques, et son IVe acte a créé pour un demi-siècle tout un style de la comédie en vers. Les Burgraves sont comme Hernani une grande date : celle où le public, qui attend depuis quinze ans le Shakespeare promis, prend acte de son absence sous cette armure surhumaine d’airain, de pierre, d’antiquité qui descendit, à grand bruit de vers éclatants, sur la scène du Théâtre-Français en février 1843, comme celle d’Eviradnus, mais qui ne vainquit pas, laissa le trône à une sagesse pratique et vulgaire, et rentra, comme Barberousse, aux solitudes. Le torrent de la poésie déchaîné dans Hernani s’agrandit ici à la mesure du Rhin, le son du cor devient celui d’une immense ballade germanique qui se résout en figures sans commune mesure avec la nature du théâtre. Les Burgraves, qu’on n’a jamais pu ranimer sur la scène, fût-ce celle d’Orange, tiennent dans le monde du Théâtre-Français une place monumentale. C’est un cénotaphe à la ressemblance des tombeaux de Charlemagne et de Napoléon, la cuve de porphyre où il n’y a rien que cette idée possible d’un Shakespeare romantique français, l’un de ces autels de pierre que fit élever Alexandre quand il fallut reculer et que la conquête de l’Inde lui fut refusée par ses soldats, c’est le Moscou de la grande armée du drame, l’acte enfin de démesure napoléonienne le plus authentique de Victor Hugo. Un peu plus, et l’on penserait au Nemrod de la Fin de Satan.

Les morceaux du Shakespeare brisé ne sont pas du tout épuisés avec Dumas et Hugo. Vigny et Musset y ont leur part.

Vigny.
Vigny avait été par le More de Venise (1829) l’introducteur du vrai Shakespeare sur la scène française. Ayant écrit un roman sur Louis XIII, il donne en 1831 un drame en prose sur la même époque, alors à la mode, la Maréchale d’Ancre, qui reste à la suite, et ne réussit pas. Mais Chatterton en 1835 fut un triomphe, Vigny y réunissait avec un bonheur presque égal à celui de son Moïse tout le vif du romantisme au théâtre : le grand sujet romantique, la destinée du poète, le mystère du poète, les revendications du poète, une situation pathétique, une héroïne touchante qui éveillait dans tous les cœurs féminins le sentiment de la maternité amoureuse, l’accord unique d’un « drame de la pensée » et d’une immense émotion. Si Antony et Chatterton furent les deux plus grands succès du théâtre romantique, c’est que ces succès sont faits par la même femme du siècle, la femme de trente ans, au moment où elle trouve son romancier dans Balzac ; ils offrent le plus romantiquement possible à cette femme, l’un le type de l’homme fort qui défend la femme, dans son amour et dans son honneur, l’autre le type de l’homme enfant dont la femme défend le don, la grâce, le génie. Chatterton appelle la femme au combat contre la Société, Antony au combat contre le « monde ». C’étaient presque, au même théâtre, les deux versants de la même pièce.
Musset.
Mais des grands poètes romantiques, celui à propos duquel a été prononcé le plus souvent le nom de Shakespeare est Alfred de Musset. Le théâtre de Dumas, de Hugo, de Vigny, était destiné à des spectateurs, Musset dont on avait sifflé un acte insignifiant, la Nuit Vénitienne, en 1831, n’écrivit plus de théâtre que pour la lecture, comme Byron, comme Mérimée, comme Hugo après 1843. Venu du livre, le Théâtre romantique retourne au livre : de Clara Gazul au Théâtre en liberté. Musset publia toutes ses pièces dans la Revue des Deux Mondes. Quand Buloz devint directeur de la Comédie-Française, il tint à essayer sur le public le théâtre qui avait réussi auprès de ses lecteurs. Il y fut aidé par Mme  Allan-Despréaux, qui voulut jouer Un Caprice parce qu’elle l’avait vu représenter avec succès, en Russie. Ce léger marivaudage plut beaucoup. La plupart des autres pièces suivirent. Trois ou quatre se sont maintenues au répertoire comme du meilleur Marivaux. Une opinion courante fait de Musset le seul poète romantique qui ait réussi son théâtre. Cela peut se soutenir. Mais ce théâtre il l’a fait pour lui, comme ses poésies et ses récits, et le raccord avec la scène et le public fût demeuré précaire partout ailleurs qu’à la Comédie-Française et devant des personnes de la « société ».

Le théâtre en vers de Musset n’a aucune importance dramatique. Il y a dans À quoi rêvent les jeunes filles quelques-uns des plus beaux vers qu’il ait écrits. Mais on ne peut tenir ces deux actes que pour une sonate de poésie. La Coupe et les Lèvres mène pendant cinq actes un superbe poème oratoire dont certains cris sont demeurés fameux. Comme celui d’Hernani, l’élan de la Coupe part des inévitables Brigands. Le héros aventurier Frank a le malheur de laisser planter par une courtisane le premier clou de la débauche sous sa mamelle gauche. On serait tenté de voir dans la Coupe un anti-Marion Delorme, et l’on remarque que la réhabilitation de la courtisane est tentée par le chaste poète de 1829 et sa condamnation prononcée par le poète débauché de 1832. Mais cela, dans Musset, se passe aussi loin du théâtre que Rolla. Et nous ne disons rien de sa troisième comédie en vers, Louison, écrite beaucoup plus tard, et insignifiante.

Mais enfin, tout bien pesé, Lorenzaccio reste le plus shakespearien des drames romantiques. Il l’est trop, et l’on sent bien qu’il n’existerait pas si Shakespeare n’avait écrit Hamlet. Mais il existerait encore moins si le poète n’avait mis dans Lorenzo, grand cœur frappé comme Frank par la débauche, quelque chose de cette amertume et de ce remords de dieu tombé qui va faire le style de sa vie. Et surtout il y a la vie du style.

Musset a créé dans On ne badine pas avec l’Amour et dans cet On ne badine pas avec ses masques qu’est Lorenzaccio, comme Dumas et Hugo dans la Tour de Nesle et Lucrèce Borgia, une prose du drame romantique, qui d’ailleurs ne survivra guère aux années trente, une prose qui prend tous les tons, tantôt dense, fulgurante et nue comme une lame, tantôt riche, résonnante, indéfinie comme des bois de musique. Qu’elle ait si peu duré, qu’elle ne se soit pas maintenue contre la souveraineté du vers, cela est remarquable. Hugo n’a plus donné de drame en prose après Angelo, qui n’est pas bon, Dumas, qui occupera le théâtre jusqu’à sa mort, cessera de bonne heure après Kean d’apporter ses soins au style. Et Lorenzaccio n’a pas de suite dans l’œuvre de Musset.

Lorenzaccio ne fut d’ailleurs jamais mis à la scène avant la fin du XIXe siècle et, malgré les adaptations et les coupures, y échoua. Au contraire On ne badine pas avec l’Amour et les Caprices de Marianne, parce qu’ils n’ont que deux actes, que les parties de comédie en sont exquises, que le sujet tient au cœur de l’art et de l’homme, sont restés deux joyaux de la Comédie-Française. Ces deux pièces romantiques ont occupé au théâtre la place d’un classique. Elles y rendent exactement et purement le son de ce que les classiques appelaient le cœur humain. La meilleure pièce que Victor Hugo ait faite après sa retraite, la seule qu’il détachera de son Théâtre en liberté pour la publier de son vivant, ce sont les Deux Trouvailles de Gallus où il paraît avoir voulu refaire On ne badine pas avec l’Amour. Or malgré toute la poésie, l’éclat et l’esprit dont elles débordent, les Deux Trouvailles ont complètement échoué quand la Comédie-Française a voulu les représenter. La comparaison des pièces de Hugo et de Musset, dont aucune n’était faite pour la scène, et de leurs deux fortunes sur la scène, nous instruit excellemment de ce qui est viable ou non au théâtre.

Le Juste-Milieu.
Hugo, Dumas, Vigny et Musset ne partagent pas avec un cinquième nom l’honneur d’avoir tenté la grande aventure shakespearienne du romantisme. Aventure, il faut garder tout le sel et la substance de ce mot pour honorer l’audace et l’extrémisme d’Hernani, de la Tour de Nesle, de Chatterton et de Lorenzaccio. Mais il n’y a pas non plus d’époques dramatiques sans faiseurs de pièces honorables et intelligents, qui ont la vocation du juste-milieu comme d’autres ont celles de l’aventure, et il eût été particulièrement inique que le Juste-Milieu de Juillet en eût été privé.

Le Juste-Milieu au théâtre s’appelle Casimir Delavigne. Il touche à tous les genres, sinon avec invention, du moins avec adresse, avec le flair des sujets et des moyens. Louis XI (1832) et les Enfants d’Edouard (1833) furent deux triomphes qui s’expliquent, le premier par l’existence d’un caractère et d’un rôle, le second par le thème des Deux Orphelins, et la réunion de ce fonds de mélodrame à un bon fond historique. Delavigne n’est pas un sot, et il sait, quand il le faut, apporter quelques scènes maîtresses, quelques répliques qui font battre quatre mille mains, au secours de son ordinaire qui est la convention tenace, la langue délavée et la versification mitée.

Fin du rêve
d’un grand empire
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Il en va donc du drame romantique comme de la cathédrale idéale qui devait avoir disait-on, les clochers de Chartres, la façade de Reims, la nef d’Amiens et le chœur de Beauvais. Ici le vers de Hugo, la facture de Dumas, l’humanité de Musset et la philosophie de Vigny. Mais les quatre vents du drame soufflèrent en des sens plutôt divers. La chute des Burgraves en 1843, c’est la fin du rêve d’un grand Empire. Cependant le succès de la Lucrèce de Ponsard, la même année, n’a pas plus de signification et de conséquence que de raison, et la fin du drame n’implique pas le retour de la tragédie. Le génie de Rachel a ramené l’attention sur Racine, mais n’a eu aucun effet sur la production contemporaine. D’autre part l’échec du grand Empire ne met pas fin au drame romantique, qui vécut plus ou moins sous diverses formes jusqu’au début du XXe siècle. Tout le bénéfice fut pour la comédie, la pièce en prose, la demi-tragédie bourgeoise, qui à partir de 1850 vont régner sur le théâtre comme des classes moyennes de la scène, et qui d’ailleurs au temps du Juste-Milieu politique, avaient déjà connu une fortune presque égale à celle du drame.
VIII
STENDHAL
Isolement littéraire
de Stendhal
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Avoir juste vingt ans quand le Génie du Christianisme vient de paraître, et que Delphine est dans sa fleur et son prestige, cela met un jeune écrivain dans une génération qui compte, dans une sensibilité qui se forme, dans l’armée romantique qu’éveille la diane. Mais l’élan de la littérature française procède par oppositions. Ce qui est aussi important et aussi beau c’est, à vingt ans, de tenir le Génie pour de l’hébreu, les productions de Germaine Necker pour du suisse, de jouer sa vie et son goût sur un tout autre tableau, de maintenir avec une indépendance révolutionnaire la sensibilité du XVIIIe siècle, de dire non aux phrases et oui à l’analyse. Et ce rôle est alors ingrat. La phrase, en ce matin du siècle, monte à l’horizon, la phrase écrite avec Chateaubriand, la phrase parlée avec Mme  de Staël. Elle contient la poésie comme les mers la vie, et le romantisme poète va naître du romantisme éloquent. Le public se raréfie pour l’analyste anti-phraseur, anti-phrasiste qui n’a pour lui ni la jeunesse ni les femmes. Telle est la destinée de Stendhal. « S’il entre, je sors » disait à l’Académie, Royer-Collard au sujet d’un mot qu’il ne voulait pas admettre dans le dictionnaire. « Quand la phrase sortira, j’entrerai », a pensé Stendhal, sachant bien qu’elle mettrait longtemps à s’en aller — vers 1885, croyait-il. Elle n’est jamais partie, mais Stendhal est entré. La phrase et l’analyse, ces deux puissants dieux, ont fini par être également servis et parfois par les mêmes fidèles, comme Taine et ses disciples.
Son refus de l’une
des deux natures de la prose
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Stendhal est peut-être le seul exemple qui existe dans notre littérature d’une disproportion aussi abrupte, aussi radicale entre les deux versants de la vie littéraire, celui qui est exposé au soleil des vivants et celui qui reçoit le soleil des morts. Géographie précieuse ! ces pentes et ces expositions sont intelligibles, pleines d’enseignements, propres éminemment à faire saisir le relief et le climat du pays littéraire français, cette coexistence et cette alternance de la phrase synthétique et intuitive d’une part, du mot analytique et critique d’autre part, de Bossuet et de Voltaire : tout cela aussi lié au génie français que l’existence en France d’un Nord et d’un Midi.
Son malentendu
avec la société de son temps
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Chateaubriand, vieux Breton dans la vieille France du vieux monde apporte de nouveau ceci, de savoir qu’il l’est et de savoir le faire savoir. Stendhal, lui, est un homme nouveau, bien nouveau et qui veut l’être, qui a dix sept ans lors du siècle nouveau, — qui, à dix ans, a voté, à part lui dans sa famille royaliste, la mort de Louis XVI, — qui entre dans la vie sans rien abdiquer de la nature de sa classe, la bourgeoisie, n’est chargé d’aucune idée préconçue, d’aucune vénération héréditaire, — élève des premières Écoles centrales de la Révolution, — esprit sec, mobile, alerte sur une table rase, impatient de vivre, d’aimer, de sentir, de goûter ; l’homme de société pour une société nouvelle, cette société sans nobles, ni prêtres, ni vraies femmes du monde, qui tenta de se former sous le Directoire, et qui ne réussit pas, qui fut un civet sans lièvre : Beyle, qui était son homme, la chercha toute sa vie, la trouva par fragments, écrivit pour elle — c’est-à-dire pour une ombre, tandis que Chateaubriand et Lamartine écrivaient pour une société vraie, pour une société de chair et d’âme, de conventions qui réussissaient. Stendhal est l’expression de son temps, mais non de la « société de son temps ». L’échec de Stendhal auprès de ses contemporains paraît naturel, nécessaire, dans un pays où il y a l’Académie, où ces termes, la société et le monde, ont un sens de salon, où la littérature est une catégorie de cette société. Il eût réussi à Weimar ou à Milan : aussi se naturalisait-il Milanais.
Le disciple de Napoléon.
Et voici ou l’on verrait peut-être, entre tant de paradoxes, le plus curieux. Beyle, qui, si l’Empire avait duré, n’aurait probablement rien publié et aurait été découvert tout entier comme Saint-Simon, dans des papiers posthumes, est le seul écrivain strictement et littérairement co-équipier de Napoléon, ou plutôt de Bonaparte. De quinze ans plus jeune, il personnifie par son âge la génération qui le suit, ne demande qu’à être formée par lui, — la situation de ceux qui viennent à quinze ans de distance, celle de Sainte-Beuve ou de Musset vis-à-vis de Lamartine, ou de Banville à l’égard de Hugo. — Il est comme le général Bonaparte une table rase, sans préjugé héréditaire, ni confessionnel, ni politique, et prêt pour l’ordre nouveau. Ce descendant des Guadagni se reconnaissait une nature franco-italienne, comme Napoléon. Napoléon faisait de la phrase, quand il en fallait pour le peuple, mais son vrai style est celui de sa correspondance, et aucun n’est plus étranger à la phrase. Il ne dit que ce qu’il dit, et ne veut dire que ce qui est, comme celui de Stendhal. Quand Stendhal s’entraînait par la lecture du Code Civil, il se retrempait dans une des maisons-types du style napoléonien. Ses vues, ses idées, ses routes françaises, la carrière ouverte aux talents, son civilisme d’ancien militaire qui n’a aucune illusion sur les militaires, lui sont communs avec Napoléon. Pour lui Napoléon c’est Napoléon tout court, et non comme pour Chateaubriand « Napoléon et moi ». Il est le-disciple littéraire de Napoléon.

L’attitude des romantiques qui consiste à être le Napoléon de quelque chose devant la glace, rien qui soit plus opposé à Stendhal ni qui attire davantage ses nasardes. Il existe un plan où Stendhal fournirait au Premier Consul ce contemporain de lettres que Racine donne à Louis XIV. De Racine et Shakespeare à la Chartreuse de Parme, l’œuvre de Stendhal est une sorte de retour au zéro, au point d’un départ manqué ou dévié en 1800, à la netteté, à la précision et à la franchise d’une génération militaire. Mais de 1809 à 1815 les Stendhals éventuels étaient aux armées : la littérature fut la chose de l’émigration, de l’arrière, de la Restauration et des femmes.

Italianisme.
Aussi Stendhal n’y entre-t-il que tard et par hasard, par des compilations sur la peinture et la musique, et, en 1817, par son premier livre personnel, Rome, Naples et Florence, plus ou moins extrait de son journal : des impressions sur la société italienne, notées au début d’un séjour de sept ans en Italie, surtout à Milan : pays pour lui de la franchise et de la passion dans les conversations et dans les amours, qu’il oppose constamment au sang froid et à la vanité des Français, pays aussi d’une chasse au bonheur plus frémissante et plus pittoresque qu’en France. L’Italie de Stendhal est la plus vivante et surtout la plus vécue des Italies romantiques. Il se disait Milanais et se serait peut-être installé pour toujours à Milan si la police autrichienne ne l’eût rendu de force à sa patrie en 1821.
Stendhal devant les lettres
et la musique de son temps
.
Il avait commencé à vivre à Paris au lendemain du Génie du Christianisme. Il y revient au lendemain des Méditations : un genre de chance qui est spécial à cet anti-romantique. Il y trouve cependant sa vie, et dans le romantisme même, dans ce qu’on appelle à cette époque le romanticisme, ce préromantisme ou ce para-romantisme de 1824 à 1828, qui rappelle plus l’éphémère société du Consulat qu’il n’évoque celle de 1830, qui est clairvoyant et même idéologue, qui excelle dans la curiosité et l’intelligence des littératures étrangères, qui mesure et acclimate Shakespeare, qui trouve, sa place naturelle dans les salons et sa fonction ordinaire dans la critique, qui débouchera à la fois dans Nodier, dans Mérimée, dans le groupe du Globe, et auquel Stendhal donne peut-être son manifeste le plus juste avec Racine et Shakespeare.

Entre les deux parties de Racine et Shakespeare Stendhal avait publié, en 1825, une piquante et brillante Vie de Rossini qu’on ne peut pas séparer de ses deux brochures critiques. Sa passion pour la musique italienne, ses conversations dans les loges de la Scala et les salons de Milan, l’avaient rendu sensible au renouvellement constant du goût musical, qui change à chaque génération, et qui, sur le devant de la même loge, n’est pas le même chez la grand’mère, la mère et la fille : Il avait vu la conquête si rapide de toute une génération par la musique de Rossini. Il revit ce mouvement dans les lettres et transporta ces vues sur la littérature parisienne. Le romanticisme lui parut le goût des hommes de son temps, le classicisme le goût de leurs arrière-grands-pères. Il réussit dans ses deux brochures ce même sujet qui fera le titre d’un livre manqué de Doudan : Les Révolutions du Goût.

Le théoricien de l’Amour.
De 1821 à 1830 les salons et les plaisirs de Paris, ont succédé à ceux de Milan ; Stendhal y reste l’éternel passionné, presque toujours déçu, du bonheur et de l’amour : un homme pour qui la vie ce sont surtout les femmes, la musique, la conversation, mais qui a reçu une vocation à la Montaigne, celle de se connaître, de se décrire, de tenir registre de lui. De là son livre, de l’Amour, qui est un ou plusieurs de ces registres, trop grossi de pages insignifiantes, qui font nombre, et qu’il ne faut lire entièrement qu’une fois, afin d’y marquer quarante pages à relire éternellement.
Promeneur et romancier.
En dehors d’un cercle d’amis, parfois ironiques, aucune de ses œuvres n’a de succès. Stendhal est trop éloigné de la grande voie où le romantisme va précipiter son cours et sa poésie torrentielle. Ces réflexions critiques humoristiques, ces pages extraites de ses journaux se continueront avec les Promenades dans Rome de 1829 et ces Promenades en France si vivantes que Stendhal a intitulées Mémoires d’un Touriste, en 1838. Elles se continueront surtout par trente volumes d’œuvres posthumes, de notes intimes, de souvenirs, de journaux, qui auraient à peine élargi ce cercle, ou qui seraient restés enfouis dans un éternel manuscrit, si d’une manière inattendue, à quarante-quatre ans, un romancier ne s’était découvert en Stendhal.
Les romans d’une expérience.
Tout roman implique une expérience. Mais on dirait que les cinq romans de Stendhal sont des expérimentations, c’est-à-dire des manières de varier, la plume à la main, son expérience personnelle. Au centre de chacun de ces romans, il y a un jeune homme qui ressemble plus ou moins à Stendhal, mais qui se développe dans un autre milieu, suit une autre ligne de circonstances, fait une autre fortune. Stendhal obtient ce personnage en deux temps. D’abord il transforme une des qualités secondes de sa nature en faculté maîtresse. Ensuite il suppose un changement de conditions, naissance au-dessous de la sienne, dans la classe pauvre, comme Julien, ou au contraire au-dessus de la sienne, dans la classe riche comme Lucien Leuwen. Autour de ce personnage central, de ce Beyle fractionnaire, ou de ce Beyle recomposé, il groupe un certain nombre de figures vivantes, dont beaucoup de traits sont empruntés à son expérience des hommes, mais sans jamais les copier sur la réalité, non plus qu’il ne se copie lui-même (exception faite, bien entendu, pour l’autobiographie d’Henri Brulard, qui n’est pas un roman, mais des mémoires authentiques, précieux point de repère, pour mesurer le romancement des expériences stendhaliennes). Enfin il fait du roman une Chronique, au sens élevé du mot, c’est-à-dire le tableau d’une époque : Chronique de 1830, est le sous-titre donné au Rouge et Noir. Mais Lucien Leuwen est une Chronique du Juste-Milieu, Armance a pour sous-titre Quelques Scènes d’un salon de Paris en 1827, soit Chronique des salons parisiens, et qu’est-ce que la Chartreuse de Parme, sinon la plus large et la plus complète de ces Chroniques italiennes dont Stendhal a écrit par ailleurs deux volumes ?

De sorte qu’on dirait volontiers en empruntant ses expressions ou ses cadres au plus grand des disciples de Stendhal, Taine, que le roman stendhalien a pour ses trois dimensions la race sociale de son héros, le milieu humain dans lequel il vit, et le moment, soit la Chronique, dans laquelle il est pris.

Armance.
Armance, le premier roman de Stendhal, est écrit sans maladresse de débutant (il avait d’ailleurs quarante-quatre ans). C’est un récit élégant, pénétrant, et fin, et même trop fin. Son véritable titre serait plutôt Octave, du nom de son héros, Octave de Malivert. Comme Stendhal, Octave a préparé l’École Polytechnique, a lu Condillac, est très cultivé, sent avec délicatesse, s’analyse en mathématicien, a beaucoup d’intelligence et de cœur. Mais, à la différence de Stendhal, il a été reçu à Polytechnique, il est Parisien, appartient à une grande famille du faubourg Saint-Germain, est pris dans le point d’honneur et les traditions de cette famille sans partager ses idées. D’autre part on reconnaît en lui un fin de race, et Stendhal a voulu faire deviner au lecteur (qui a trouvé cela trop difficile et a préféré ne pas comprendre), qu’Octave était physiquement incapable de perpétuer cette race, qu’amoureux, et même époux, il ne pouvait trouver d’issue à son état que dans le suicide. Tout Stendhal est déjà dans Armance : un jeune héros intéressant, et des portraits de femmes assez amoureusement et fort longuement dessinés, la femme d’Octave, Armance, et la personne dans le salon de qui se passent les « quelques scènes », Mme  de Bonnivet.
Le Rouge et le Noir.
Le Rouge et le Noir, roman central de Stendhal, porte un titre qui symboliserait presque la table de jeu de toute son œuvre romanesque. Certes lui-même nous dit que par Rouge et Noir, il entend la carrière militaire et la carrière ecclésiastique, qui font l’une et l’autre leur partie dans la destinée de Julien Sorel. Cependant le titre a un double fond, et l’un de ces fonds, celui du dessous, est évidemment un tableau de jeu. Or une vie comporte toujours un jeu, et, comme disait Pascal, un pari. Notre caractère, notre individualité unique et intemporelle, notre racine élémentaire étant donnée, nous avons le sentiment qu’elle pouvait être jouée sur les tableaux bonheur ou malheur, richesse ou pauvreté, bonne éducation ou mauvaise éducation, exploitation de nos dons ou négligence de nos dons, qu’à bien des moments dont nous nous souvenons il a dépendu de très peu de chose qu’elle ne fût autre que notre rouge ou notre noir ont été une affaire de hasard ou de chance. Une fois une couleur amenée, il n’est plus temps de revenir en arrière, à moins que nous ne soyons romancier, et que nous ne déléguions un personnage imaginaire, ou plutôt demi-imaginaire, à revivre notre destin manqué, contrarié ou évité. C’est précisément le cas de Stendhal romancier. Par exemple, Stendhal ayant préparé à Grenoble l’École Polytechnique, s’en va à dix-sept ans passer l’examen à Paris où il arrive le lendemain du 18 brumaire ; Or il ne se présente pas, nous ne savons pourquoi, probablement parce qu’il est à Paris pour la première fois, et qu’il ne songe qu’à le découvrir. Il sait que toute sa vie aurait été changée s’il avait eu, ce brumaire de l’an VIII, l’énergie d’aller répondre à l’appel de son nom, passer son examen, entrer à l’école, Qu’à cela ne tienne ! Ses héros y entreront pour lui. Ceux de trois sur quatre de ses romans français (la Chartreuse est italienne), Octave d’Armance, Lucien Leuwen, et le Fedor de Lamiel sont polytechniciens. Et ils sont nobles et riches, en outre. Stendhal entre à l’École en rêve, tire le bon numéro en rêve. Sa vie devient la vie. Et voilà comment on devient romancier. La cellule mère du roman, c’est la préposition Si.

Mais le si de « Si je m’étais présenté à Polytechnique », « Si j’étais riche » c’est, pour un homme qui a ses vingt ans sous le Consulat, soit sous le régime de la carrière ouverte aux talents, un si superficiel, un si commandé lui-même par un si plus profond, celui-ci : Si je voulais vraiment, si j’avais eu, si j’avais de l’énergie ! La présence, le degré ou l’absence de l’énergie, voilà ce qui fait une destinée. Le jeu comporte une direction, ou un dessous des cartes, qui est l’énergie. Et voilà pourquoi Stendhal devait naturellement trouver son grand sujet et sa grande œuvre dans le roman de l’énergie, le Rouge et le Noir.

Il y a, pour Stendhal, un journal officiel de l’énergie, qui est la Gazette des Tribunaux. Pendant toute une génération, depuis le Rouge et le Noir jusqu’aux Misérables, en passant par le Vautrin de Balzac, les tribunaux, les prisons, les bagnes, les échafauds offriront aux romanciers des exemples de l’énergie humaine. En lisant la Gazette, Stendhal a été frappé par l’histoire d’un de ses compatriotes dauphinois, le séminariste Berthet, condamné à mort et exécuté pour avoir tiré un coup de pistolet sur une dame de la haute bourgeoisie, dans la maison de qui il avait été précepteur. Il lui a paru que Berthet exprimait admirablement l’énergie d’un jeune homme ardent, exigeant et pauvre dans la société de la Restauration, en ces années explosives de 1829 et de 1830. Stendhal venait décrire avec Armance le roman de l’absence d’énergie, et d’abord de l’énergie virile, chez un descendant délicat et fin des grandes familles, un épigone, un héritier. Le Rouge et le Noir, la peinture de l’énergie, le caractère de Julien, voilà le pendant et l’antithèse d’Armance. Le Blanc et le Bleu (bleu au sens des guerres républicaines) ferait un titre commun aux deux romans. Et nous dirions aujourd’hui l’héritier et le boursier.

Seulement, le sous-titre d’Armance, c’était : Quelques Scènes d’un salon en 1827, c’est-à-dire un petit monde cantonné et précaire, tandis que le sous-titre du Rouge, Chronique de 1830, cela signifie la France, toute la France de 1830. Et les promesses de ce sous-titre sont tenues, ce qui fait qu’Armance est infiniment dépassée par le Rouge, roman-clef d’une époque, d’un pays.

La France de 1830, province et Paris ! C’est une idée familière à Stendhal que la province apporte à Paris ses remontes d’énergie. La première partie du Rouge est un tableau de la société et des milieux provinciaux ; la seconde, un tableau parisien, que Stendhal réussit d’ailleurs moins bien : l’accent reste sur la province. Julien Sorel est le délégué à l’énergie provinciale, à l’énergie d’un montagnard, le délégué du talent à la carrière, des classes pauvres à la conquête du monde. Double conquête.

D’abord la conquête des places, de la fortune, du pouvoir. Sous Napoléon, Julien Sorel eût été du Rouge, c’est-à-dire soldat, colonel à trente ans, et, à quarante, général comte Sorel, s’il n’eût pas été tué. Sous la Restauration il ne peut arriver que par l’Église, par le Noir. Il sera séminariste.

Puis la conquête des femmes, la conquête par les femmes. Les deux maîtresses de Julien, Mme  de Rénal et Mathilde de la Mole sont aussi vivantes et aussi célèbres que Julien. Mais Stendhal les a voulues solidaires de la fortune de Julien, existant par lui et pour lui.

À cette même fortune, à ce même élan, est liée dans le roman la peinture de la société sous la Restauration : société de province, avec M. de Rênal et Valenod ; — monde de l’Église avec les abbés du séminaire, l’évêque d’Agde, Frilair : le Rouge et le Noir est le premier grand roman de psychologie non religieuse (Stendhal est tout à fait étranger au sentiment religieux) mais cléricale, qui ait été écrit, et on ne lui trouverait peut-être de précurseur que dans ce remarquable Rouge et Noir du XVIIe siècle qu’est le Paysan parvenu de Marivaux ; — société mondaine et politique de Paris, où Stendhal est moins heureux, et laisse davantage à faire à ses successeurs.

Lamiel.
L’énergie de Julien ne va pas sans une violence de tempérament, une intensité de chauffe, qui le conduit à l’échafaud. Dans le roman ébauché et inachevé de Lamiel, Stendhal s’est amusé (car c’est un amusement, et il y a là des parties de roman gai, à la Paul de Kock) à imaginer une sorte de Julien Sorel femme, populaire, décidée, énergique elle aussi, qui ne monte pas sur l’échafaud, mais qui ne peut trouver que dans un forçat un amant selon sa nature. Lamiel tient, de l’autre côté du Rouge, une place inverse et symétrique de celle d’Armance : Octave de Malivert, ou le défaut d’énergie, qui féminise un homme, — Lamiel, ou l’excès d’énergie, qui masculinise une femme. On comprend d’ailleurs qu’entre ces paradoxes d’un romancier intelligent, la réussite ait été, dans le triptyque, pour le volet du milieu, pour cette peinture pleine, puissante, normale, de l’énergie d’un homme, d’un pays, d’une époque, qu’est le Rouge et le Noir, l’œuvre immense que son temps ne comprit pas, qui ne trouva son public et ses échos que vingt ans après, et dont la vivante influence n’est pas encore épuisée.
II
MÉRIMÉE
L’héritier du XVIIIe siècle.
Ceux et celles qui ont connu Mérimée nous en ont laissé des portraits multiples et fort contradictoires. Entre beaucoup de traits que nous y pourrions choisir, retenons qu’ils sont deux, Stendhal et lui, malgré les différences d’âge, de genre de vie, d’extérieur, malgré la différence du pur Parisien et du provincial à Paris, qui forment couple pour personnifier l’homme du XVIIIe siècle qui fait séjour et qui a ses habitudes dans le XIXe siècle romantique. Il y a cependant une différence. On rappellera Stendhal à propos de Mérimée parce que Mérimée en a besoin. On ne rappellera pas Mérimée à propos de Stendhal parce que cela n’augmente pas l’importance de Stendhal. Et voilà une optique du XXe siècle qui eut fort étonné l’auteur de la plaquette H. B. par un des quarante. C’est H. B. qui dirait à son tour, en 1934, de ce Quarante : « quelqu’un de ma suite ! » D’autre part Mérimée eut de son vivant, à peu près ce que Stendhal aurait voulu avoir : la vie libre, intelligente, voluptueuse, — et les sécurités, et le plain-pied dans ce Paris de Juillet, d’où Beyle ne put tirer qu’un exil à Civita-Vecchia, — et une littérature savante, solide, approuvée et recrutée par l’Institut, et une littérature tout court qui trouvait, sans pathos, avec un style net, le triomphe immédiat, et qui le méritait.
Le Parisien.
Qui le méritait dans un pays où, si le génie ne réussit parfois qu’à terme, le travail bien fait réussit toujours au comptant. Parisien, fils de grands bourgeois artistes, Mérimée eut dès le début le don de facture d’un artiste de Paris, le don qu’un Marivaux, un Beaumarchais ou un Scribe ont porté au théâtre. Il débute d’ailleurs à vingt-deux ans, en 1825, par un livre fort réussi de théâtre écrit, celui de Clara Gazul, et par un Cromwell sec qui n’a pas été conservé, et qui plut à Stendhal. Mais cette réserve lucide et ironique qui fut dès son adolescence le trait profond de Mérimée lui défendait de se livrer à une foule, de l’épouser pour la posséder, ainsi qu’il est nécessaire au théâtre. C’est ailleurs qu’il employa sa nature d’artiste intelligent et d’impeccable fabricateur.
Le voyageur.
Il voyagea. Tout le romantisme a été labouré, retourné par le voyage et le dépaysement. Mérimée a fait rendre au voyage ce qu’il comportait d’intérêt et de cadres, d’esprit et de créations.

Ce n’est pas qu’il ait tellement parcouru la planète, ni même l’Europe. Quelques tournées, rapides en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Grèce, rien des longs voyages et de la grande enquête de Custine, d’Ampère ou de Xavier Marinier. Mais il exerça un métier qui l’attacha au voyage continu et créateur en France : celui d’inspecteur des Monuments Historiques, service que plus que personne il mit debout quand tout y était à créer, où il fut un très grand fonctionnaire, couplé ici avec Viollet-le-Duc comme il l’est ailleurs avec Stendhal, doué d’un flair d’archéologue incomparable, un des chefs de file de ce grand mouvement d’inventaires français qui marque le règne de Louis-Philippe. D’autre part il fut un grand cosmopolite en esprit. Il avait le don des langues, lisait le russe comme l’espagnol, se débrouillait dans tous les idiomes, portait dans sa riche mémoire un extraordinaire atlas européen. Il n’hésitait pas à fabriquer dans la Guzla, de faux chants populaires ; mais c’est d’abord qu’il était curieux, qu’il aimait voir vivre un pays avec ses mœurs originales ou bizarres, ses costumes, ses façons particulières de se nourrir, de sentir l’honneur, ou d’aimer. Enfin le voyage dans l’espace se doublait pour lui du voyage dans la durée. L’archéologie est à la croisée des deux chemins. Il écrivit des livres d’érudition sur l’histoire romaine et sur l’histoire russe, plutôt en vue de ses ambitions académiques que par vocation historique, car c’est la partie la plus médiocre de son œuvre, et sa collaboration ne porta pas bonheur à la Vie de César de Napoléon III. Il n’en trouve pas moins dans l’histoire la troisième dimension de son style du voyage.

La naissance de la Nouvelle.
De cette nature d’artiste voyageur, de ce contact entre une sûre intelligence classique et une curiosité pour toutes les voies romantiques, est né un genre littéraire qui n’existait pas avant Mérimée, qu’il a poussé à sa perfection, et pour lequel il ne saurait être couplé (une troisième fois) qu’avec Maupassant : la nouvelle.

Mérimée a écrit un roman à la manière de Walter Scott, Chronique du Règne de Charles IX, et un autre livre à dimension de roman, Colomba. Or plutôt qu’un roman Colomba est une nouvelle longue, composée à la manière de la nouvelle mériméenne, dont l’auteur avait déjà, cette année 1840, écrit les principaux chefs-d’œuvre. Et de la Chronique à Colomba on est bien passé, en quinze ans, d’un monde du récit dans un autre, on a vu naître de Mérimée la nouvelle, très loin du conte du XVIIIe siècle, sauf de certains contes de Diderot. L’optique de la nouvelle comporte généralement, comme mise au point, la présence ou le passage d’un voyageur, d’un témoin qui raconte, d’un curieux qui observe, d’un artiste qui peint. Dans le roman, même s’il n’est pas roman-fleuve, le romancier se jette à la nage, épouse un courant, dérive sur un bateau ivre ou lance un bateau-pont. L’auteur de nouvelles, lui, reste sur le rivage, avec son chevalet et sa toile, ou s’il le quitte, ce n’est que jusqu’aux saules de Galatée, et se cupit ante videri. Les nouvelles de Mérimée sont bien moins une Comédie ou une Tragédie ou une Idylle humaine que des Scènes de la vie cosmopolite, l’album d’un voyageur qui, comme Baudelaire, aurait vu partout le spectacle ennuyeux de l’immortel péché, si d’abord ce spectacle n’était retenu par Mérimée pour son divertissement et celui du lecteur, si ensuite Mérimée agnostique, que ses parents n’avaient même pas fait baptiser, ne restait étranger à toute idée du péché, qu’il arrive même, par un tour de force, ironique et volontaire, à éliminer complètement de sa nouvelle espagnole des Âmes du Purgatoire.

La philosophie de la nouvelle de Mérimée reste celle du conte de Voltaire : les hommes sont des mécaniques tristes ou des pantins comiques ; idées, morale, sentiments sont relatifs au climat, à l’époque, aux usages, et les pages de Montaigne sur la diversité des coutumes fourniraient la graine de nouvelles à la manière de Mérimée. Le négrier Ledoux de Tamango, le lieutenant Roger de la Partie de Trictrac, les Corses de Mateo Falcone et de Colomba, le José de Carmen, ont leur honneur et leur morale à eux comme le drapier de la rue Saint-Denis et le garde national. Des goûts et des couleurs… Or les goûts et les couleurs ce sont des manières de monuments historiques. Si on est inspecteur des monuments historiques et artiste, on en fera un admirable musée, et les nouvelles de Mérimée sont en effet un musée des passions humaines.

Les passions c’est d’abord l’amour. Il ne semble pas que Mérimée ait eu beaucoup à se plaindre de l’amour. Mais il paraît bien que dans ses nouvelles il cherche à se venger de lui. Quelque figure qu’il prenne sous les climats divers, il ruine et tue l’homme. La nouvelle de Mérimée épouse presque toujours, comme celle de Maupassant, la pente d’une humanité qui se détruit, ou plutôt qui se détruirait si l’inspecteur des monuments, le conservateur du musée n’était là pour la recueillir, l’éclairer et vous en faire les honneurs. La société, les lecteurs et, dans ses quinze dernières années, la cour impériale, curieux de ces honneurs, abondèrent autour de Mérimée. Il eut la gloire, il réussit sa vie comme il réussissait son œuvre.

Ses nouvelles n’ont pas bougé, leur prose, à la fois sans style et sans absence de style, a traversé, d’un élan sûr, la durée. Beaucoup plus que le roman de Balzac, elles ont arrêté un genre à un point de perfection, l’ont proposé à l’imitation. Mais c’est qu’il s’agit d’un genre plus court et plus tôt arrivé que le roman, d’un genre qui n’est pas un monde, et qui coïncide non avec un élargissement et un découverte du monde, mais avec une réduction, un classement et une utilisation du monde.

Colomba.
Une seule fois Mérimée a dépassé les cadres de la nouvelle brève ou longue. Colomba parut en 1840. Elle connut un des plus grands succès de qualité qu’ait obtenu un roman. Le roman et le romantisme, car on continuait à classer l’auteur de Clara Gazul parmi les romantiques. Et Colomba est un chef-d’œuvre de narration, de technique, de conquête absolue du lecteur sans moyens excessifs. Sans moyens excessifs ! En 1840 ! Trois ans avant Lucrèce déjà, on pressentait le classique qui revenait. Colomba était le roman d’une île, comme Paul et Virginie. Et le roman de l’île de Napoléon, l’année du retour des Cendres. Une histoire d’Anglais en voyage lui donnait le cadre d’ironie qui contribuait le mieux à la retenir le plus en deçà possible de l’emphase romantique. On avait affaire à un auteur bien élevé, qui, au contraire de Balzac et de Stendhal, savait éviter au lecteur le moindre moment d’ennui.

À Colomba nous ne connaissons aujourd’hui qu’un défaut, un beau défaut : c’est d’avoir duré. On a contesté la vérité du détail et des mœurs. Mais ce n’est point de ne pas ressembler à la vraie Corse, dont il ne nous soucie pas, que nous lui faisons grief. C’est de trop ressembler à la Corse de Colomba, vraie ou fausse, en tout cas devenue lieu commun. Nous y voyons le type des livres trop parfaits, devenus exemplaires, dont l’interprétation et l’éclairage ne se renouvellent plus : le contraire même de la Chartreuse de Parme, qui un an auparavant n’avait pas eu de succès.

Nous retrouvons ici la distance entre Stendhal et Mérimée. Stendhal a, moins que Mérimée, travaillé dans la perfection. Mais d’abord il a fait des romans, et il y a, du roman à la nouvelle, la différence de ce qui est un monde à ce qui est dans le monde. Et puis il règne, tandis que Mérimée est resté sur les marches du trône. On est stendhalien : c’est une nationalité reconnue, et qui figure sur les passeports. On n’est pas mériméen. Mérimée nous contraint à l’admirer, mais nous invite à le classer. L’exilé de Guernesey a joué au courtisan de Compiègne le mauvais tour de refaire l’Enlèvement de la Redoute dans le Cimetière d’Eylau. Il l’a écrasé sous la charge des quatre-vingts escadrons. Que voulez-vous que nous y fassions ? Il y a la prose, mais il y a la poésie. Colomba c’est l’île incomparable, mais prenons le bateau et nous arrivons à la Chartreuse de Parme et la Chartreuse c’est le continent et le continent c’est l’Italie. Le nom de Mérimée nous évoque en même temps la rare qualité du contenu et la proche présence des limites.

II
ALFRED DE MUSSET

Le dialogue passionné que le premier tiers du XIXe siècle a institué entre l’esprit du XVIIIe et le romantisme s’est exprimé surtout dans la prose. Mais la poésie n’y a pas échappé. Alfred de Musset y est pris tout entier.

Comme Mérimée il est né dans la grande bourgeoisie parisienne. Son cœur et ses sens seront souvent dupes des femmes, son esprit ne sera jamais dupe des hommes. Il a les dons d’analyse et de lucidité.

Prince de la jeunesse.
De précocité aussi. Collégien brillant, ayant tout vu ou tout deviné dans le salon de ses parents, dans l’entourage de l’homme de lettres qu’était son père, il s’élance à vingt ans dans la poésie par les Contes d’Espagne et d’Italie, dont il ne faut pas médire même aujourd’hui. C’était, dans un temps de printemps sacré poétique, de la jeunesse qui allait à la jeunesse. Aucun livre ne répond mieux à l’idée d’un vin nouveau de la poésie, dans une année de la Comète, et d’un Bacchus nu dans la cuve. L’Espagne et l’Italie, du soleil, des mantilles, des yeux brûlants, des duègnes, des juges, de nobles têtes de vieillards, du sang sur le pré, des amants dans les lits, cette Espagne et cette Italie sont convoquées pour donner du degré à ce vin, faire voir ce qu’on va voir et boire ce qu’on va boire. Le bric-à-brac, les imitations, le négligé, les jeux de dislocation et d’enjambement, valurent à l’auteur les railleries de la critique. Mais du jour au lendemain les jeunes gens surent par cœur une demi-douzaine d’apostrophes, de tirades de feu, de tableaux truculents, de portraits de femmes à posséder — et à en mourir. Danseur de bals masqués en costume de page de la Renaissance, Musset tint pendant quelques mois l’emploi de prince de la jeunesse romantique, ou de la jeunesse tout court.

Il le tint, mais ne s’y tint pas, et il n’y tenait pas. Il est le seul des romantiques qui ne se soit jamais soucié de garder et d’embellir une attitude, ce qui paraîtra d’autant plus singulier qu’il possède autant qu’aucun le don oratoire. D’abord c’était un homme du monde, à qui le genre du cénacle, les naïvetés et le bousingotisme des milieux romantiques déplaisaient. Il leur préférait la société de jeunes viveurs amoureux et riches, la poésie des anciens, Régnier, Molière, même Voltaire. Tel Byron. Lui qui ne se souciait pas de ressembler à Byron est le seul poète français dont la manière et la vie en suggéreraient quelque idée. Dès juillet 1830, dans les Secrètes Pensées de Rafaël, il se débarbouillait du romantisme et de la lie de vin de ce cortège bachique qu’il avait mené.

Non lui, qui écrit par caprice et qui est tout en tournants, mais son génie immanent paraît vouloir que ce poète parisien, le seul Parisien authentique et traditionnel du romantisme avec Mérimée (qui a des parties d’un Musset sage et buveur d’eau) devienne pour un demi-siècle le poète de Paris. Et Paris ce sont les femmes, et c’est le théâtre. Mais un autre génie, un malin génie brouille les cartes.

Son Théâtre.
Le théâtre est une discipline. Musset n’aime pas les disciplines, a commencer par celle de la rime, qu’il traite en ennemie personnelle. En 1830 il a transporté un conte d’Italie, la Nuit Vénitienne, à l’Odéon. Elle a été sifflée. Dieu le garde de se laisser désormais juger par des cuistres sous un lustre et des calicots dans un amphithéâtre ! Le théâtre, comme Byron, il ne l’animera que pour lui, et le spectacle sera dans un fauteuil. De là en 1832 le drame de la Coupe et les Lèvres et la comédie romanesque À quoi rêvent les jeunes filles, poèmes de la jeunesse et des femmes, en vers éclatants, qu’achève dans le Spectacle le poème de Namouna, avec les stances célèbres où Don Juan, porte-parole et symbole de Musset, idéalise cet homme à la poursuite des femmes, que Paris tire à des milliers d’exemplaires. Drame tyrolien et comédie italienne, imitation de Schiller et souffle shakespearien, courtisane sans cœur et vierge délaissée, débauche sous la mamelle gauche et fleurissante idylle, l’antithèse des deux amours ne quittera plus la poésie de Musset. Le problème de la jeunesse sensuelle, décomposé en antithèse de la jeunesse et des sens, restera son problème bien après qu’il aura perdu toute raison de le vivre.
Rolla.
Aussi Rolla, que la Revue des Deux Mondes publia le 15 avril 1833, procura-t-il, durant un demi-siècle aux garçons de dix-huit ans, le coup aux sens, au cœur, à l’âme. Paris, comme toute capitale, ne va pas sans une immense prostitution, et Rolla, histoire d’une fille de quinze ans, Marie, vendue par sa mère à un libertin, est un poème de la prostitution. Le libertin Rolla nous paraît aujourd’hui un être factice, recueilli et hospitalisé par la pire rhétorique. Et justement le poème alla aux nues, tant qu’il y eut une classe de rhétorique, et qu’il y fut lu. derrière les pupitres.
Une Révolution dans l’Amour.
L’année 1834 marque une Révolution dans l’amour romantique. Un seul poète du groupe était jusqu’alors connu et considéré pour ses amours, jugées illustres : Ulric Guttinger, comme en témoigne une apostrophe célèbre de Musset
Ulric, nul œil des mers n’a mesuré l’abîme…

Mais brusquement les chefs romantiques se mettent à faire comme Ulric. C’est autour de 1834 que Victor Hugo devient l’amant de Juliette Drouet, Vigny de Marie Dorval, Musset de George Sand. Comme au temps des Méditations, ces amours ont de grandes conséquences littéraires, et aucun n’eut de conséquences plus célèbres que les amours de Lui et Elle.

Le voyage d’amour en Italie, l’infidélité de George, les réconciliations et les ruptures, sont à l’origine des quatre Nuits, soit trois dialogues du Poète et de la Muse dans les nuits de Mai, d’Avril et d’Octobre et, dans celle de Décembre, dialogue du poète avec son double. Musset est resté longtemps « le poète des Nuits ». Il ne semble pas qu’il y ait lieu de reviser ce jugement. Si on a gardé (mais tous ne l’ont pas gardé) un sens pour l’oratoire, pour le développement, pour le vers parlé, clair et pressé comme la prose, illuminé de poésie à son faîte, comme la houle sous le soleil, on mettra les Nuits très haut. Si on veut suivre le conseil de Verlaine et tordre le cou à l’éloquence, il faudra étrangler les quatre cygnes sublimes.

Classique ou romantique ?
Ceux qui n’en auront pas le courage se feront sans remords la main sur L’Espoir en Dieu et la Lettre à Lamartine, morceaux longtemps célèbres dont la sincérité discrète, indéniable, comme celle de toute la poésie lyrique de Musset, est bousculée, submergée, recouverte par l’oratoire. Le fond du génie de Musset, sa vocation vraie en d’autres temps, c’était le genre dramatique, et son vers nombreux exige souvent le ton de la tirade. Le public aura longtemps une oreille pour ce genre de vers, qui sera par exemple celui de la comédie en vers d’Augier. À partir de Baudelaire, il a été blessé et déclassé par des exigences de poésie pure. Quand Musset entra à l’Académie, Nisard, non sans quelque pédantisme, et évidemment contre quelqu’un, le déclara, en le recevant, le plus classique des poètes romantiques, et même un vrai classique. Il y a eu toute une doctrine du classicisme de Musset. Et on peut en garder après tout quelque chose. D’abord, en tant que poète de l’amour malheureux, auteur des vers d’amour les plus sincères, les plus discrets, les plus nus, les plus désespérés de son temps, dans le Souvenir, dans les Nuits, dans tant de courtes pièces des Poésies nouvelles, il tient parmi les romantiques une place de témoin du cœur humain analogue à celle de Racine parmi les poètes classiques. Ensuite il n’a que peu ou point participé à l’illusionnisme romantique, il a bien été l’enfant du siècle, non son géant ou son prophète, il n’a pas comme George Sand ou Hugo mis ses transports au compte de la cause de Dieu. Il a connu en lui la faiblesse et le mal comme de la faiblesse et du mal : le poète a été homme uniment, ordinairement, classiquement. Enfin il n’a eu ni politique, ni philosophie, il a été homme de lettres, poète à l’ancienne mode, comme Malherbe et Boileau, avec son franc-parler non sur l’État et sur Dieu, mais sur les mœurs et les lettres. Il fut un jeune-bourgeois, avec le trait d’union pour indiquer qu’il ne s’agit pas seulement de l’âge, mais des idées et de la condition. Tout de même, plus tard, et aux générations qui suivent, il paraît plus bourgeois que jeune. La génération du Second Empire, Baudelaire, Flaubert, se construisit en partie contre lui. À qui demanderait quel est le plus démodé des quatre grands poètes romantiques, on répondrait généralement Musset. Mais si cette épithète est justifiée, elle ne va pas sans compensations. Retiré plus ou moins de la mode et du courant, Musset a été reporté, comme un classique, vers un centre-gauche éternel de la littérature française. Il a perdu, réellement, des lecteurs et des cœurs. Il n’a pas perdu, littérairement, une place, une situation. Entre l’esprit du XVIIIe siècle et le romantisme il a établi une liaison, une société, on dirait presque un juste-milieu : il est moins l’enfant du siècle que l’enfant de Juillet, le petit Parisien qui court avec ses pistolets devant la Liberté de Delacroix, ici liberté littéraire. Cet enfant de Juillet, il est le seul grand poète du XIXe siècle que rien, absolument rien, ne permette d’appeler un grand homme et qui, non plus qu’un Regnard ou un Piron, n’ait rien laissé, absolument rien, d’un témoignage, ou, comme on dit, d’un message ; et non, hélas ! faute de l’avoir voulu.
XI
BALZAC
La nature sociale.
« La nature sociale, qui est une nature dans la nature » écrit Balzac dans Modeste Mignon. Cette phrase contient la découverte, le génie, le roman et la clef de Balzac.

Comme l’expose la lumineuse préface de 1842 à la Comédie Humaine, la matière de cette Comédie, soit la nature sociale, c’est la nature animale, plus quelque chose. « L’État Social a des hasards que ne se permet pas la Nature, car il est la Nature, plus la Société. » La dualité des sexes ne joue que peu ou point en histoire naturelle, elle joue profondément en matière sociale. La nature sociale comporte en triple réalité des hommes, des femmes et des choses, soit de l’outillage, meubles, maisons, villes, modifications de la planète par l’homme. Les historiens, dit Balzac, ne nous ont que peu ou point représenté cette nature sociale. Balzac cite comme exemples, et comme ses précurseurs, ce qu’a fait l’abbé Barthélémy pour les Grecs, et ce qu’a fait Alexis Monteil dans son Histoire des Français des divers États. Walter Scott incorpora au roman une histoire des Écossais des divers États, et, dit Balzac, élevant le roman à la valeur philosophique de l’histoire, y a réuni à la fois « le drame, le dialogue, le portrait, le paysage, la description, le merveilleux et le vrai, ces éléments de l’épopée». Dans l’ordre du roman, c’est le roman de Walter Scott qui a appelé à l’être le roman de Balzac. Balzac en effet ne devient lui-même, ne naît au Balzacisme, qu’après avoir mis en roman à la Scott le sujet le plus scottien de l’histoire de France, la guerre de l’Ouest sous la Révolution, avec le Dernier Chouan, qu’il s’en va écrire à Fougères même, dans son décor, en 1827, et qui lui met la palette et le ciseau en main, l’assure de sa technique, l’établit dans la peinture des milieux et dans la concurrence à l’état civil.

Entrée de l’état civil
et des femmes
.
Scott était un romancier historique. Il s’agissait maintenant d appliquer la technique et la chronique de Scott au roman contemporain, de substituer, dans la concurrence du romancier à l’état civil, le registre ouvert des naissances au registre fermé des décès. Et d’introduire le registre des mariages ou des femmes. « Obligé de se conformer aux idées d’un pays essentiellement hypocrite, Walter Scott a été faux, relativement à l’humanité, dans la peinture de la femme. » Il manque à son roman, avec la femme, la peinture des passions. Lacune que Balzac impute au protestantisme qui ne laisse rien de possible pour la femme après la faute. « La floraison du roman anglais au XIXe siècle nous conduit à nous douter que la cause est plus complexe. Il n’en demeure pas moins que d’un certain point de vue le roman de Balzac c’est l’entrée des femmes, et l’entrée vers les femmes.

Qu’il y ait eu au XVIIe siècle liaison entre le roman et les femmes-auteurs, — qu’au XVIIIe la Nouvelle Héloïse ait déclenché au cœur des femmes un enthousiasme et un attendrissement torrentiels, que l’amour partagé des sexes ait fourni le pain ordinaire du roman, rien de tout cela ne diminue l’originalité avec laquelle Balzac a introduit dans le roman le monde autonome des femmes, et dans le monde des femmes, le roman. Sainte-Beuve l’a constaté, et, en partie parce que Volupté avait laissé les femmes indifférentes, il ne l’a pas pardonné à Balzac.

Les romantiques lisaient des dictionnaires. Trois femmes bien plus âgées que Balzac et qui étaient la mémoire vivante, imaginative aussi, de la Révolution et de l’Empire, Mme  de Berny et Laure d’Abrantès, plus tard Mme  de Castries ont été pour lui les dictionnaires vivants, intelligents, tendres, perspicaces de leur temps. Sa recherche du temps perdu, sa présentation du temps actuel, l’exploration de la nature humaine se sont faites avec de nécessaires collaborations féminines. Comme la nature de Gœthe, la Comédie Humaine a ses « mères ». Mais surtout elle a un Père.

Une mystique
de la Paternité
.
Le plus grand créateur d’êtres vivants qui ait existé, Balzac, a regardé en face et sondé dans ses profondeurs le mystère de la création. On sait la place éminente que tiennent chez lui les « natures faustiennes », les délégués à l’alchimie, à la découverte, à l’œuvre, les Claës et les d’Arthez. Mais la forme naturelle de la création, c’est celle qui fournit des inscriptions à l’état civil. C’est la paternité. Dans l’œuvre de tout écrivain de génie il y en a toujours une qui fait fonction de message profond, et qui se comporte comme une cellule mère. Tout se passe comme si, chez Balzac, cette fonction était tenue par le Père Goriot.

Non seulement parce que le Père Goriot contient déjà la plupart des personnages-clefs de Balzac, Vautrin, Rastignac, Bianchon, le ménage Nucingen, mais parce que le Père Goriot, c’est d’abord le personnage du titre, et le mystère de la paternité. Montaigne disait qu’il aimait mieux avoir un enfant de l’accointance des Muses que de celle de sa femme. Mais la seconde des deux accointances est le symbole charnel de la première, comme la tradition fait symboliser par le couple du Cantique des Cantiques l’union de Dieu et de son Église. Le Père Goriot ne pouvait être créé que par le père du Père Goriot, le « Christ de la paternité » par le génie de la paternité et la paternité du génie. « Quand j’ai été père, dit Goriot, j’ai compris Dieu ». Voilà un mot extraordinaire qui nous met aux sources de la création balzacienne. La présence de Dieu, le consentement à Dieu sont aussi évidents, aussi nécessaires, aussi absolus dans l’œuvre de Balzac, pleine comme un jour de la création, que l’absence, l’inexistence de Dieu dans l’œuvre de Proust, procès-verbal d’un monde qui se détruit. Concurrence à l’état civil est le terme extérieur et conventionnel qui implique, dans l’intérieur et dans le réel, la collaboration avec le Créateur, et cette Imitation de Dieu le Père latente dans la Comédie Humaine.

Goriot est un vaincu de la paternité, parce que père selon la chair, père selon les individus, père selon l’égoïsme. Le terme de « Christ de la paternité », s’entend de sa passion, de ce que lui font souffrir les deux filles pour lesquelles il s’est fait victime holocauste. Il a aimé ses filles totalement, puissamment, esclave de leurs volontés et de leurs passions, et c’est pourquoi il meurt désespéré, détruit. Balzac écrit à Mme  Hanska de Massimilla Doni, de Louis Lambert et du Chef-d’Œuvre inconnu, qu’ils représentent « l’œuvre et l’exécution tuées par la trop grande abondance du principe créateur ». Et l’insistance avec laquelle il a repris ce thème montre à quel point il éprouvait là un danger de sa propre nature. Pareillement chez Goriot la fonction humaine et morale de la paternité est tuée, elle aussi, par l’abondance de ce principe créateur, qui est pour l’homme un don terrible si une discipline n’intervient pour le réduire, le tenir et l’utiliser. Si la production de Balzac n’a pas mal tourné comme a fait celle de Goriot, si le principe créateur a fait vivre l’œuvre et l’exécution au lieu de les tuer, cela tient à ce qu’elles ont été sauvées par deux dons aussi extraordinaires chez lui que celui de la création : l’œuvre, sauvée par le don de spécialité, l’exécution sauvée par le don de volonté

La « spécialité ».
Le terme de spécialité est employé par Balzac à peu près au rebours de son sens courant, mais en son vrai sens étymologique et philosophique. Le don de spécialité, c’est le don de voir, à travers les choses, les espèces, les Idées, qui sont à leur principe, soit, depuis Platon, le don du philosophe. Mais ici le don du romancier. Le don de spécialité est dans le Père Goriot quelque chose d’aussi surhumain que le style de la paternité l’est chez Goriot. Par la spécialité, Balzac voit et exprime en Goriot une mystique de la paternité, une paternité qui trouve ses références, en haut, dans la pensée et la création divines, et, plus bas, dans la nature sociale, dans tout ce qu’attestent pendant son agonie, les cris du Père : « Envoyez-les chercher par la gendarmerie, de force. La justice est pour moi, tout est pour moi, la nature, le code civil. Je proteste. La patrie périra si les pères sont foulés aux pieds. Cela est clair. La société, le monde, roulent sur la paternité, tout croule si les enfants n’aiment pas leurs pères ».

La pension Vauquer n’a pas été seulement décrite et construite par Balzac comme un nœud d’humanité, mais comme un nœud ou un carrefour dans l’ordre de la spécialité. Vautrin et Rastignac y sont attirés, imposés par le même appel d’air que Goriot. Si on voit dans la paternité de Goriot un symbole de la paternité créatrice du génie, on en verra dans Vautrin l’énorme parodie satanique. Les substructions de la Comédie Humaine sont des substructions chrétiennes, celles d’un monde où le diable existe, où l’enfer existe. Entre les visions qui apparaissent avec Balzac dans l’univers littéraire il y a l’enfer social, les bas-fonds des capitales, les bas-fonds de la nature humaine, les bagnes. Le bagne a son héros comme l’enfer de Milton l’avait en Satan. Au moment de l’arrestation de Vautrin-Collin « le bagne avec ses mœurs et son langage, avec ses brusques transitions du plaisant à l’horrible, son épouvantable grandeur, sa familiarité, sa bassesse, fut tout à coup représenté dans cette interpellation et par cet homme, qui ne fut plus un homme, mais le type de toute une nation dégénérée, d’un peuple sauvage et logique, brutal et souple. En un moment, Collin devint un poème infernal où se peignirent tous les sentiments humains, moins un seul, celui du repentir. Son regard était celui de l’archange déchu qui veut toujours la guerre ». Nous voilà dans le laboratoire de la spécialité. On aurait une vue profonde sur le système de la Comédie Humaine si l’on, mettait bout à bout, dans un Répertoire des Thèmes balzaciens tous ceux où paraissent des images ou des réalités d’ange, depuis le poème angélique de Seraphita jusqu’à César Birotteau, où le parfumeur est désigné, bizarrement, semble-t-il, comme un « ange », l’ange de la probité commerciale, comme Goriot est le Christ de la paternité. Être un ange, pur ou déchu, c’est être un archétype. Le don de spécialité se confond, de loin, avec le don de penser angéliquement.

La Volonté.
Lors d’une reprise de Vautrin, en 1917, Souday écrivait que dans Vautrin il y a Balzac lui-même dans le bagne de son labeur et qui « ne participait guère aux plaisirs et à l’éclat de cette vie qu’il n’aimait tant que par l’intermédiaire de ses héros de roman ». Comme Rastignac et Rubempré sont pour Vautrin ce que sont Anastasie et Delphine pour Goriot, on en dirait tout autant en ce qui concerne l’analogie de Balzac et de Goriot. Mais peut-être le délégué de Balzac serait-il aussi bien Rastignac lui-même, qui est exactement le contemporain de Balzac puisque le Père Goriot se passe en 1820, et que Rastignac a vingt et un ans, né en 1799 comme Balzac. À nous deux ! est le défi de Balzac lui-même à Paris. Sans parler de Louis Lambert, qui est autobiographique, César Birotteau, Balthazar Claës sont d’autres figures ou plutôt d’autres parties de Balzac. D’une manière générale un personnage de la Comédie Humaine est balzacien, dans ce sens personnel, lorsqu’il y figure comme témoin d’une volonté créatrice.

Le premier ouvrage écrit par Balzac, c’est, à l’âge de quatorze ans, un Traité de la Volonté qu’un de ses professeurs confisqua et détruisit. Il est remarquable que, chez les deux grands fondateurs et instituteurs de la littérature française, celui du théâtre et celui du roman, Corneille et Balzac, la critique reste en arrêt et en méditation devant un mystère et une mystique de la Volonté. Mais chez Corneille nous ne constatons qu’un résultat, une pointe éclatante dont la base et les origines demeurent dans l’ombre, tandis que chez Balzac, comme à l’intérieur d’une statue colossale, nous circulons du haut en bas d’une nature.

D’abord la nature du romancier. Balzac manquait absolument de facilité et d’improvisation, portait ses œuvres dans sa tête pendant des années, les écrivait avec des efforts et une tension prodigieuses, accumulant les plans, les essais, les brouillons, les épreuves refondues. Si la volonté tient une telle place dans son monde, c’est d’abord qu’elle en occupait une dans sa fabrication de ce monde. Il a tout vu dans cette volonté dont il était si riche comme les mystiques voient tout en Dieu, dont il sont pleins.

Ensuite et par conséquent la nature de l’œuvre. Dans le Médecin de Campagne, quand Genestas rencontre Benassis, il le regarde « habitué par les rapports qu’ils avait eus avec les hommes d’énergie que recherchait Napoléon, à distinguer les traits des personnes destinées aux grandes choses ». Voilà une notation extraordinaire, qui pourrait être de Stendhal parlant de Napoléon, mais il est bien plus beau qu’elle soit de Balzac reproduisant Napoléon et fidèle à la devise qu’il avait inscrite sur la statuette de l’empereur : « Ce qu’il a commencé par l’épée, je l’achèverai par la plume ». Comme Napoléon, Balzac a reconnu, recherché les êtres d’énergie destinés comme lui aux grandes choses. Il en a fait la grande Armée du roman.

Les personnages de Balzac ou tout au moins la plus notable partie d’entre eux, semblent faits avec des concentrations, des défaillances, des oppositions, des équilibres, de la volonté, comme les tableaux d’un grand coloriste avec le langage des couleurs, ou comme l’œuvre de Michel Ange avec le langage des mouvements. C’est en fonction de leur force de volonté que les gens de lettres sont conçus et groupés dans ce roman de la littérature que sont les Illusions perdues, entre d’Arthez, le héros de la volonté d’une part, et d’autre part le journaliste Lousteau, ou le poète facile et féminin qu’est Rubempré, dont sa sœur Ève dit : « Dans un poète il y a une jolie femme de la pire espèce ». Cette jolie femme, Balzac l’a reconnue dans le Canalis, c’est-à-dire le Lamartine, de Modeste Mignon, à cette réserve près que cette fois elle est de la grande espèce. Comment une volonté peut être brisée, c’est l’histoire du Colonel Chabert. L’équilibre mystérieux d’une volonté ordonnée et « d’arthézienne » d’artiste, d’une volonté dévoyée de reître, portées par le même arbre généalogique, ce sont les deux frères Bridau. Le niveau des volontés chez les trois Tourangeaux subalternes et honnêtes que sont les trois frères Birotteau, le militaire, l’ecclésiastique et le commerçant, montre trois épreuves du même être, de la même volonté, encadrée et disciplinée, modifiée de trois manières par des milieux différents (Birotteau eût été sans doute un des héros de la première des Scènes de la vie militaire, les Soldats de la République). La déchéance de l’homme féminisé et dissous, Lucien de Rubempré, qui ne vit plus que par la volonté d’un autre, Vautrin, — lequel a pour fonction et mission d’avoir de la volonté pour deux — ne se comprend pleinement que comme un des épisodes centraux de cette épopée de la volonté.

Le Roman positif.
Cette part éminente de la volonté dans Balzac il faut la voir en liaison, et presque en synonymie, avec le roman d’un monde qui se construit, de quelque chose qui se fait, d’une pente qui se remonte, un roman positif dans un sens encore plus fort et plus plein que le plus fort et le plus plein qui ait été attaché au mot, le sens d’Auguste Comte. Par là Balzac s’opposerait presque à tous les autres romanciers français du XIXe siècle, aux réalistes et aux naturalistes d’après 1850 chez qui le roman est la phosphorescence d’une décomposition, la conscience de ce qui se défait.

Les réalistes ont d’ailleurs un représentant dans la génération de Balzac : Henry Monnier. Pour saisir dans son acte flagrant cette opposition des deux natures, d’une énergie que la volonté concentre et d’une énergie que la caricature dissout ou dégrade, il faudrait suivre la manière dont Balzac a pu reprendre et refondre en les virant du négatif au positif des sujets de Monnier. En voici deux exemples instructifs sur lesquels nous insisterons parce qu’ils nous mettent au cœur du laboratoire où la nature a institué l’expérience balzacienne.

De son expérience d’employé de ministère, Henry Monnier a tiré les caricatures et les types de ses Employés. Il a créé ce comique administratif français que devait reprendre Courteline. Quand en 1877 Balzac reprend ce sujet des Employés, il fait la part large à l’invention de Monnier, et introduit dans son roman Monnier lui-même sous le nom de Bixiou. Par lui et d’autres le comique administratif, d’ailleurs un peu lourd et engorgé, coule à pleins bords dans les Employés. Mais jamais Balzac n’eût pris la plume pour écrire sur un ministère un roman d’humour gratuit et de démolition comique. Un ministère, une administration, sont des constructions. Balzac est, dans sa partie, un constructeur de la race des Colbert et des Napoléon. Il écrira un roman de constructeur. Le sujet des Employés c’est l’histoire du plan Rabourdin, et cent ans après les Employés, les principaux articles du plan Rabourdin figurent encore en première place dans tous les projets de réforme administrative, dans, le Video meliora des professionnels de la chose publique. Balzac a donné la vie au plan Rabourdin, en le liant à l’histoire du ménage Rabourdin. Il a fait détruire la création de Rabourdin par les infiniment petits de ministère et par le monde d’Henry Monnier. Mais le roman d’un ministère ne pouvait être pour le romancier constructeur que le roman d’un intérêt d’État, et le personnage central une incarnation des intérêts de l’État. Le roman des employés, pourrait aussi bien s’appeler les Bourgeois, les petits bourgeois du quartier Saint-Paul, le milieu où se recrutent les employés. Que l’on compare aux bourgeois de Monnier, les « tarets » de Balzac. Les tarets qui rongent les digues de Hollande sont des figures à peu de chose près semblables à celles des sieurs Gigonnet, Mitral, Baudoyer, Saillard, Gaudron, Godard et compagnie, tarets qui d’ailleurs ont montré leur puissance dans la trentième année de ce siècle. Il ne s’agit même plus d’Henry Monnier : le bourgeois de Flaubert lui-même n’est plus qu’une silhouette à côté des trois dimensions et de la pleine pâte du bourgeois balzacien, à côté surtout de sa force telle qu’elle éclate dans sa révolution à lui, celle de 1830 ; Balzac s’est trouvé à point pour capter cette force non à l’origine mais au moment de sa plus puissante et de sa plus originale explosion. Le bourgeois de Balzac c’est le bourgeois de Monnier, plus un certain nombre de choses, au premier rang desquelles est justement la puissance. Notons que Madame Bovary, roman de la dégradation de l’énergie, finit juste au moment où le sujet deviendrait proprement balzacien, quand Homais fait une clientèle d’enfer, et vient de recevoir la Légion d’Honneur. La vraie légion d’honneur, pour le bourgeois, est la légion de la Comédie Humaine.

Le dignus intrare du bourgeois dans la Comédie Humaine peut être lié à une dimension morale comme il l’est ordinairement à une dimension sociale. Après avoir roulé des années dans sa tête le sujet de César Birotteau sans se décider à entreprendre l’histoire d’un boutiquier médiocre où il ne voyait encore qu’un sujet pour Henry Monnier, Balzac déboucha brusquement dans la vérité balzacienne, tint César Birotteau, le jour où il en eût découvert l’idée maîtresse, celle d’un martyr de la probité commerciale comme Goriot est un Christ de la paternité. Cela veut dire que le sujet de César Birotteau ne devient balzacien que le jour où il passe du négatif au positif, de la silhouette ironique au modelé substantiel, avec les mêmes repoussoirs et les mêmes contre-parties que Goriot. Birotteau et Pillerault impliquaient de l’autre côté de la moralité commerciale Nucingen et du Tillet : « Nucingen et Birotteau, écrit Balzac, sont deux œuvres jumelles». Il s’agit d’ailleurs ici de la Maison Nucingen écrite tout de suite après Birotteau pour pousser et achever la contre-partie.

Henry Monnier a créé Joseph Prudhomme. Dans une bien curieuse lettre à Mme  Hanska, Balzac juge que Monnier n’en a pas tiré un parti suffisant, que Prudhomme c’est tout le siècle, et il esquisse le plan de la pièce qu’il veut en tirer, de son Prudhomme à lui : car il le voit non dans le roman, mais sur le théâtre, où quinze ans après, en 1852, allait le mettre et le jouer Monnier lui-même. La comparaison entre le Prudhomme de Balzac et le Prudhomme de Monnier implique exactement les mêmes mesures et les mêmes contrastes que la comparaison entre leurs Employés. Il y a d’ailleurs dans le plan de Balzac quelque chose dont on demeure stupide. L’histoire de la famille Prudhomme y est à peu près celle de la famille Thiers. Rien n’y manque : les mines d’Anzin, les amours avec la belle-mère, et le garçon à marier s’appelle Adolphe. Or en 1830 le jeune et brillant ministre, l’élève et le favori de Talleyrand, n’a pas du tout ni dans son physique, ni dans son moral, cette figure de petit et grand Prudhomme que prendra pour la critique M. Thiers après 1871. Avec ses bottes de sept lieues on dirait que Balzac l’anticipe de quarante ans, comme il a d’ailleurs tout anticipé : hyperbole du génie constructeur.

Les natures-mères de la Comédie Humaine planent, au dessus de la région où se forment les types littéraires et où Monnier crée Joseph Prudhomme. Balzac a pourtant créé un type, un seul : Gaudissart. Le nom de Gaudissart s’applique aujourd’hui moins encore au commis voyageur qu’au genre commis voyageur, hilare et farceur, devenu aussi rare d’ailleurs que celui de Tartarin chez les Méridionaux. Or il semble que, pour faire de Gaudissart un type, l’opinion ait dû le réduire à la dimension de la caricature selon Monnier. Le vrai Gaudissart, celui de Birotteau et de l’Illustre Gaudissart est bien un personnage balzacien : un créateur, une force de la nature sociale, l’inventeur de la publicité moderne, et qui, s’il a pu être mystifié par les Tourangeaux comme Balzac lui-même l’a été par Monnier, reste un « as », il fait partie, comme les autres, de ce jeu d’as que Balzac tient dans sa main.

La vision de la « faculté maîtresse » que le roman de Balzac a suggérée à la critique de Taine, cet investissement d’un caractère par une passion unique, l’avarice chez Grandet, la mystique de l’argent chez Gobseck, la paternité chez Goriot, la luxure chez Hulot, l’envie dans la cousine Bette, la collection chez le cousin Pons, ce sont autant de concentrations d’énergie qui, à un moment privilégié, s’expriment et se libèrent en volonté. Toutes ces natures passionnées sont des natures constructrices et, notons-le, tout autant que Vautrin et Claës des natures solitaires. La construction suprême est pour eux une construction dans la solitude, comme le monument le plus démesuré des hommes est une pyramide dans un désert. Solitude criminelle ou solitude angélique, également solitude d’une volonté gratuite, qui, sous la figure d’une passion, se prend elle-même, comme chez Corneille, pour son objet. Et peut-être ce parallélisme tient-il à ce que les deux fondateurs habitent la même solitude. Il y a certes les amours de Balzac, les vingt mille lettres de lectrices reçues par Balzac, la torrentielle conversation de Balzac, la canne de Balzac, exactement le contraire du Larvatus prodeo que Corneille aurait pu emprunter à Descartes. Mais, comme c’était peut-être le cas chez Corneille, les passions solitaires des héros balzaciens symbolisent avec une solitude de Balzac, avec la solitude nocturne de Balzac dans son atelier de vie, son centre de « spécialité », sa forge cyclopéenne. Dans les substructions de la Comédie Humaine il y a une crypte : Comédie Individuelle, volonté autonome, énergie pure, don gratuit du génie.

Retenons le dialogue de Gobseck et de Derville dans Gobseck : « Nous sommes, dans Paris, une douzaine ainsi, tous rois silencieux et inconnus, les arbitres de vos destinées ». Gobseck ou l’usurier, aussi riche et aussi dur que Grandet, parisien en outre : « On ne va chez l’usurier que quand on ne peut aller ailleurs. » C’est pourquoi la quintessence de Paris se retrouve au café Thémis, près du Pont-Neuf : les usuriers s’y réunissent, « image fantastique où se personnifiait le pouvoir de l’or ». Le génie créateur et intuitif de Balzac dépasse tout, transcende l’état civil, quand il fait de Gobseck, né en 1740 (quatre-vingts ans en 1820, burgrave de Paris) le fils d’une Juive et d’un Hollandais, et qui a été marin et corsaire vingt ans ; corsaire sur le globe passé, par une promotion qui est une alchimie, corsaire sur Paris, père, dans ce monde alchimique, de la courtisane Esther Gobseck par la même nécessité qui fait d’Eugénie Grandet la page blanche d’un autre registre de l’or, la fille du Saumurois formé par une autre avarice, l’avarice de la province française, dont la langue est aussi différente de celle de Gobseck que la langue du juif Nucingen l’est de celle du Tourangeau Birotteau, — la poésie et le symbole de la Peau de Chagrin et des Études philosophiques abandonnant à regret Gobseck aux Scènes de la vie privée — et puis ce nombre des douze rois silencieux et inconnus de Paris… le treizième revient, c’est encore le premier, et c’est le seul : c’est Balzac.

Quand Balzac a écrit le roman de la paternité, le Père Goriot dont il dit qu’il est « si véritable que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, dans son cœur peut-être » le romancier n’a été si grand et n’est descendu si profond que parce qu’il avait vu la paternité à travers la « spécialité », c’est-à-dire qu’il l’avait placée dans le monde des essences, fait coïncider avec Dieu créateur, avec la « patrie », qui appartient à la même espèce que la paternité et qui vivra ou mourra avec elle. Les éléments du Père Goriot que Balzac pouvait reconnaître dans son propre cœur, c’était la paternité qui le liait à la Comédie Humaine, c’est cette « bonté » dans laquelle Lamartine voyait le principal trait de sa physionomie, une bonté créatrice, au sens ancien du mot bon ; « il n’y a rien d’égoïste dans ma vie, écrivait-il à Mme  Hanska, il faut que je rapporte mes pensées, mes efforts, tous mes sentiments, à un être qui ne soit pas moi, sans cela je n’ai point de force ». Comme il lui fournit l’essence de la paternité, on ne comprendrait guère que le don de spécialité ne fournit pas à Balzac l’essence de la maternité. C’est le Lys dans la Vallée.

La Comédie Humaine impliquait la collaboration des femmes, une maternité du génie. Elle a l’une de ses origines en Mme  de Berny, la Dilecta. Mme  de Mortsauf ne ressemble pas précisément à Mme  de Berny, mais elle incarne la maternité spirituelle de Mme  de Berny. S’il eût été de la dignité d’Auguste Comte de lire des romans, on imagine que le Lys eût été pour lui un des grands livres de la religion de l’Humanité, le livre de la maternité spirituelle. Sainte-Beuve s’imaginait que le seul but de Balzac avait été de refaire Volupté. Nous ne dirons tout de même pas que le Lys soit à Volupté ce que les Employés sont aux bureaux et aux bourgeois d’Henry Monnier, mais enfin c’est dans la même voie qu’il faudrait chercher entre eux des rapports de hiérarchie. Le roman de Volupté appartient à la famille d’Obermann ; il exploite admirablement une aventure personnelle, mais comme l’œvre d’Henry Monnier, il ne dépasse pas le cercle d’une intelligence critique. Le Lys dans la Vallée y ajoute la dimension créatrice qui est une manière de dimension héroïque.

Une philosophie mystique.
En lisant le Lys dans la Vallée comme le Père Goriot, on sent que les Études philosophiques font une partie nécessaire de la Comédie Humaine et comme son acropole. Balzac est le seul des grands écrivains romanciers dont le roman soit commandé par une philosophie positive, par une conception du monde. Il ne la tient pas de la tradition philosophique, mais de la tradition mystique. Peu de créatures, peu de styles, peu de vocations, nous donnent moins l’impression d’un mystique que la personne, le roman de Balzac et c’est d’une manière tout opposée, comme un matérialiste, et une tête, la grosse tête de la « littérature brutale », que deux générations de critiques, Sainte-Beuve et Weiss, et, après tout, Taine, l’ont caractérisé, décrit, admiré. Mais chez un Balzac, l’énorme poids de la matière est là pour équilibrer une quantité égale d’esprit, d’amour, de spécialité. Et si l’on compare l’un des mystiques qui sont à l’origine de la conception du monde balzacien, le Tourangeau Saint-Martin, ou le Suédois Swedenborg, à des philosophes, on voit que la supériorité du mystique, pour l’imagination, consiste à donner à la pensée sinon un corps du moins un support, et combien son réalisme divin s’oppose au divin réalisme des philosophes. De la Peau de Chagrin à Séraphîta, en passant par la Recherche de l’Absolu, les Études philosophiques forment une spirale qui va de la terre au ciel, qui a pour base la matérialité fiévreuse de Paris, et qui s’achève sur le poème angélique du fjord. Cette épopée romanesque est plus riche, plus complexe et plus obscure que les deux épopées philosophiques de Lamartine et de Victor Hugo. Mais elle vient de la même source et va dans la même direction.

C’est la source mystique et c’est la direction du « christianisme » nouveau. On a beaucoup discuté la déclaration de Balzac dans la préface de la Comédie Humaine : « J’écris à la lueur de deux vérités éternelles : la Religion, la Monarchie », Il est exact que sous des influences familiales et féminines autant que par conviction, Balzac était à la fois légitimiste et (un peu comme successeur) admirateur de Napoléon, et qu’il pense la France monarchiquement. Mais, plus encore, bien qu’il n’ait pas la foi, il pense la Comédie Humaine, comme a été pensée la Divine Comédie, catholiquement.

Balzac, pas plus que Saint-Martin, ne ressent le catholicisme à l’état d’ombre, de dilution, de parfum d’un vase vide. Il est ici à l’opposé d’un Chateaubriand et d’un Renan. Sa direction est au contraire celle d’un hyper-catholicisme, d’un catholicisme immodéré. Dans la préface de la Comédie, il renvoie le lecteur à la lettre de Louis Lambert « où le jeune philosophe mystique explique, à propos de la doctrine de Swedenborg comme il n’y a jamais eu qu’une même religion depuis l’origine du monde », et il appelle Séraphita « la doctrine en action du Bouddha chrétien ». La Comédie n’adopte pas ce christianisme moyen mis en faveur à la fois par Chateaubriand, par des « prêtres éclairés » et par l’éclectisme, mais au contraire un christianisme éternel, plus intense, un foyer brûlant, mystique et paradoxal des religions, centre d’où les aperçoit, les reconnaît et les classe le don de spécialité. Balzac ne dirait pas comme le vers de Voltaire que chacun dans sa foi cherche en paix la lumière, mais : que chacun dans sa foi jouisse de l’intégrale lumière. Dans sa foi et aussi dans son métier. Pour le maître en sciences sociales que se déclarait Balzac « le christianisme, et surtout le catholicisme, étant, comme je l’ai dit dans le Médecin de Campagne, un système complet de répression des tendances dépravées de l’homme, est le plus grand élément d’Ordre social ».

L’ordre social ne fait qu’un avec l’ordre du monde, Balzac ne tient la religion pour une police que parce qu’il la tient d’abord pour une mystique. La Comédie Humaine est, elle aussi, et d’abord, une Divine Comédie. Balzac est plein de Dieu, avec bonne humeur et santé, spontanément, j’allais dire effrontément, parce qu’il est plein d’être. Il se connaît comme un passage de Dieu, dans son énergie créatrice, à travers une matière rebelle, non seulement à travers les passions, mais à travers une Passion. Balzac conviendrait avec Descartes que Dieu est d’abord Volonté, avec Bergson que Dieu n’agit pas facilement, que la vie, la pensée, la création, sont des pentes à remonter. Il n’y a pas de point de vue d’où la comédie humaine nous apparaisse plus intelligible que du point de vue de Dieu.

Aussi est-ce un grand contresens en matière de balzacisme que de prendre la Comédie Humaine par l’autre bout, celui de sa matérialité. Balzac le dit, et même l’excuse : « En me voyant amasser tant de faits et les peindre on a imaginé, bien à tort, que j’appartenais à l’école sensualiste et matérialiste, deux faces du même fait, le panthéisme. Mais peut-être pouvait-on, devait-on s’y tromper. »

Deux générations de critiques s’y sont en effet trompées. Le matérialisme de Balzac c’est un lieu commun de Sainte-Beuve, et le roman de bonne compagnie s’est épuisé à lui donner une contre-partie « idéaliste » ; la génération de 1850 a fait de Balzac le chef de file de la littérature sensualiste et « brutale » avec réprobation chez Weiss, avec admiration chez Taine. Les manuels de littérature ont gardé cette consigne. C’est un point de vue complètement épuisé. Brunetière déjà dans la seconde phase de ses opinions sur Balzac l’avait déclassé. On n’en trouverait aucun reste dans la critique contemporaine, de Curtius à Bellessort.

C’est que le monde de la Comédie est le plus vaste que l’art ait créé, et qu’il est difficile de tenir sous un seul regard, de comprendre sous nos idées du jour et de la nuit cet empire sur lequel le soleil ne se couche pas. Une fois reconnues les idées mères, celles qu’explique le don de spécialité, l’image la moins incomplète qu’on puisse donner de ce monde consisterait à regarder la vocation de Balzac comme une tentative de la nature, à moitié manquée comme toutes les tentatives de la nature, pour incarner en France un siècle, le XIXe. Comédie Humaine, oui, mais qui se manifeste dans les limites d’une Comédie Française et d’une Comédie Séculaire.

Le musée d’un siècle.
Le père de Balzac qui avait tout d’un personnage des romans de son fils, avait toujours pensé qu’il vivrait un siècle, ce qui devait le faire millionnaire comme survivant de la tontine Lafarge. Il ne se trompait que modérément car il mourut après quatre-vingt-sept ans, en parfaite santé, des suites d’un accident.

De cette vocation séculaire hérita Balzac. Un de ses romans de jeunesse, le Centenaire, est déposé en lui par ce génie de sa famille. L’héritier de ce centenaire, c’est le vieil antiquaire de la Peau de Chagrin. Et la Peau de Chagrin matérialise le dilemme de sa destinée : longue vie équilibrée et calme, ou courte vie consumée par la passion et le génie. Mais tout se passe comme si le dilemme avait été tourné : la courte vie d’un demi-siècle fut celle de Balzac, la vie d’un siècle, les trésors de l’antiquaire, l’héritage de la Tontine, appartinrent à la Comédie Humaine.

La Comédie Humaine est le témoignage et le musée vivant d’un siècle français. Et à vrai dire elle contient plus que ce siècle : elle a ses racines dans la génération de 1789, dans la Révolution française, et particulièrement dans la révolution économique, dans le transfert des propriétés. Elle raconte particulièrement l’histoire de la génération de Balzac, de celle qui, née avec le millésime du siècle, a vingt ans en 1820, et rencontre sa grande coupure en 1850, l’année où meurt Balzac. Mais coupure pour les hommes, non pour les choses, pour Balzac et non pour l’histoire ou la comédie de son siècle. On a remarqué plusieurs fois que la Comédie Humaine prévoit et préforme la société du Second Empire. La génération de 1850 est une génération balzacienne. Et Balzac continue à faire comprendre, à pénétrer, à aimanter la France de la génération de 1885. Le monde balzacien et le XIXe siècle, qui ont commencé en 1789, finissent en 1914. Avec la génération de 1914, la Comédie Humaine prend figure de roman ou de cycle historique.

Personnages saillants.
La Comédie Humaine peut concerner le siècle, précisément parce que la génération de Balzac a été l’arbre de couche de ce siècle. Son dessein était d’exprimer cette génération, de la transporter dans un livre : ambition dont tous les romanciers ont plus ou moins hérité, et que Balzac est le premier à avoir sentie. « Une génération, écrit-il à Hippolyte Castille, est un drame à quatre ou cinq mille personnages saillants. Ce drame, c’est mon livre. » Il a réduit ce nombre à peu près à un millier, mais un millier d’êtres représentatifs, plus précisément encore saillants. Ou plutôt rendus saillants ou typiques par l’art du romancier, qui fait du saillant comme Rembrandt en tant qu’alchimiste d’une lumière.

Pas plus que Rembrandt, Balzac ne prend le saillant ou le typique tout faits, tels qu’ils sont exposés à la lumière. Pour Saint-Simon (le plus balzacien des écrivains français avant Balzac, comme Proust sera le plus balzacien après Balzac) les personnages saillants de sa Comédie de Versailles sont ceux dont la saillie est constituée officiellement par l’ordre politique qui gravite autour du roi, les saillants sont les importants. Entre le duc de Saint-Simon et Balzac, tout se passe comme s’il y avait une transition dans la génération antérieure à Balzac : celle du prophète de la société nouvelle, le comte de Saint-Simon. La parabole qui valut à Saint-Simon un an de prison au moment où Balzac écrivait ses premiers livres annule l’ordre de cour dans lequel vivait son ancien cousin pour lui substituer un ordre représentatif de la nation en travail. Les mille réformateurs de Saint-Simon qui sont des chefs, mènent aux mille de Balzac qui sont des types.

Il faut à cette évocation ce que Balzac appelle dans cette même lettre les ressources du conte arabe, les secours des titans ensevelis. Il s’agit là des personnages souterrains, géants, qui sont dans le bon et le mal comme les personnages d’un tableau dans l’ombre et la lumière. Plus loin que la parabole de Saint-Simon, la parabole de Balzac va chercher ceux qui réunissent et serrent des nœuds de force dans les ténèbres, êtres d’argent, de passion et d’action : les Vautrin, les Grandet, les Gobseck, les Nucingen. Puis ceux qui s’élèvent à ciel ouvert, les Marsay, les Rastignac qui, dans les Scènes de la Vie politique devaient faire partie d’un des derniers ministères de Louis-Philippe, le premier comme président du Conseil, le second, ayant épousé Mlle  de Nucingen, comme sous-secrétaire d’État. Ils auront leur belle fortune sous le Second Empire. Puis les types de la vie et des passions, la montée et la descente des hommes et des femmes, l’opposition des natures complémentaires, Cet inventaire des situations humaines qui semble fait par un homme de loi attaché à l’inventaire des fortunes. Mais toujours ce contraste des titans ensevelis et des dieux lumineux, des obscurs et des radieux, qui, les premiers portant les seconds, gouverne toute la Comédie et dont le type serait fourni par des couples tels que l’antiquaire et Raphaël de la Peau de Chagrin, ou Vautrin et Lucien de Rubempré, ou Goriot et ses filles ; et tout se passe comme si le vrai et pur titan enseveli était Balzac dans sa nuit de travail.

Géographie balzacienne.
Nous possédons dans le Répertoire de Christophe et Cerfberr une nomenclature géographique de la Comédie. Mais une nomenclature n’est pas une géographie. Toute la science complexe et explicative que nous appelons aujourd’hui géographie physique, politique, humaine, pourrait être appliquée au pays, à la nature dans la nature, qu’est la Comédie balzacienne. Quand Balzac dit dans la préface de la Comédie : « J’ai tâché de donner une idée des différentes contrées de notre beau pays », le contenu pittoresque de la phrase reste au dernier rang. Ce qui importe c’est ce que la suite éclaire : « Mon ouvrage a sa géographie comme il a sa généalogie, et ses familles, ses lieux et ses choses, ses personnes et ses faits comme il a son armorial, ses nobles et ses bourgeois, ses artisans, et ses paysans, ses politiques et ses dandies, son armée, tout son monde enfin ! »

Comme celle de la France elle-même, cette géographie a ses pôles, la vie privée et la vie publique, la vie de province et la vie parisienne, la vie matérielle et la vie mystique. Entre ces pôles, des routes qui sont les romans, dans leur histoire et leur durée. La Comédie comporte toute une géographie routière : les routes en hauteur, qui sont celles de l’ascension et de la dégradation sociales, les routes en longueur et en largeur, qui sont celles des provinces à la capitale.

La géographie routière en hauteur (qui va jusqu’à la mystique de Dante, puisque pour l’auteur de Séraphita les destinées sont des épurations) ne pourra être faite que sur le terrain, ou plutôt dans l’air, avec des observations de détail. En voici un exemple : on sait que Balzac a voulu faire de Mme  de Beauséant le type de la grande dame. Il ne paraît pas à la majorité des lecteurs du Père Goriot qu’il y ait réussi. La lourdeur et la pédanterie de ses conseils à Rastignac lors de ses débuts dans le monde, son « Nous autres femmes… », entre pour beaucoup dans le reproche que la critique académique fait à Balzac de « ne pas savoir faire parler les duchesses ». L’ascension de Rastignac parait commencer à l’aide d’une poulie mal en point. Mais tout cela redevient vrai et singulièrement émouvant quand on songe que Balzac n’a pas inventé ce ton, que ce sont là les leçons, que c’est là le style des leçons qu’il a reçues de Mme  de Berny, et qu’il a dû redemander à d’autres. La géographie, routière en hauteur de Balzac est faite de son expérience d’une vie, de l’expérience de sa vie, toujours sous pression d’une immense ambition. Pareillement sa géographie routière dans les autres dimensions. Stendhal l’avait peut-être précédé dans son intuition et du couple et de la circulation Paris-province. Mais il ne l’a pas précédé dans sa matérialité, sa géologie, son écriture aussi bien de la province française que de Paris. La province de Balzac, le Paris de Balzac, de quel poids ces mots restent-ils substantiels aujourd’hui !

La Comédie Humaine
est un jugement
.
Cette présentation de la Comédie Humaine comme d’une expression d’un pays et d’un siècle reste d’ailleurs partielle. L’essentiel de cette œuvre est d’être humaine, de représenter, comme le dit Taine « avec Shakespeare et Saint-Simon le plus grand magasin de documents que nous ayons sur la nature humaine ». Mais on se tromperait encore beaucoup si l’on ne voyait dans la Comédie Humaine que document humain. Comme la Divine Comédie elle est un jugement. Elle a comme la Divine Comédie, son Enfer, son Purgatoire et son Paradis, soit les passions matérielles, l’épuration morale, la spécialité spirituelle. Il y a peu de personnages de Balzac qu’on ne puisse ranger dans l’un de ces trois étages.

Ainsi Pierrette et les Illusions perdues sont en partie des romans sur la formation des cadres. Ils servent au moins autant que Z. Marcas (qui semblait à Gambetta et à ses amis prophétiser les « nouvelles couches » du discours de Grenoble) à éclairer la formation de ce personnel des intérêts, des légistes, des « tarets » triomphants, qui se trouvera à pied d’œuvre après 1830 pour Cointet, des Illusions, futur ministre du commerce, et pour Petit-Claud, d’Angoulême, qui deviendra « le rival du fameux Vinet de Provins et de Perrette ». La fortune de Vinet qui s’est élevée sur le martyre de l’orpheline Pierrette, prend dans Balzac, une force extraordinaire de symbole, et le mot qui termine Pierrette n’est pas une clause de style ou une conclusion banale : « Convenons entre nous que la Légalité serait, pour les friponneries sociales, une belle chose si Dieu n’existait pas ». On ne peut pas dire que, malgré les refontes successives de Louis Lambert, le Livre Mystique soit une des parties les plus réussies de la Comédie ; mais il est peu de titres qui y aient été exigés plus impérieusement que celui-là. Au risque d’une redite, ne terminons pas ce regard sur la Comédie sans en indiquer la flèche.

Restent les questions techniques, technique du roman, technique du style.

Balzac n’était pas toujours libre de donner à ses romans les dimensions qu’il voulait : les contrats avaient leurs exigences. C’est pourquoi la Comédie abonde en parties de remplissage. Mais il faut regarder les ensembles. Le fond de la technique de Balzac est la technique de Walter Scott qui, par les romantiques et lui, a régné sur le roman français jusqu’en 1850 : peinture solide et lente des milieux, expositions longues, intrigues fortement nouées, tantôt ralenties, tantôt précipitées, dialogue naturel et aussi littéraire, plus de puissance que de verve, et les qualités du conteur le cédant généralement à celles du romancier. Les Contes drolatiques n’étaient pas seulement une gymnastique de la langue, mais une gymnastique du récit qui n’a pas donné à Balzac tous les résultats espérés.

On sait quelles mailles le style de Balzac eut à partir avec les puristes. Le « Balzac écrit mal » n’est pas seulement une tenace tradition universitaire, mais aussi un point de départ de la réaction de Flaubert et de l’écriture artiste. Cette question ne se pose plus guère. Le style de Flaubert a eu aussi ses ennemis et l’écriture artiste son déchet. Le style de Balzac est un style de travail et de mouvement, qui est accordé au travail et au mouvement de son atelier de romans. Il tourne le dos à l’analyse et à la narration de Stendhal et de Mérimée, il appartient à la tradition oratoire et synthétique. Quand Balzac écrit à son amie qu’il a voulu écrire le Lys dans la Vallée dans le style de Massillon, ce qui lui a donné une peine inouïe, nous comprenons fort bien ce qu’il veut dire et la famille de style français dont il se réclame. Une force de la nature prend nécessairement un style de flux, un style de marche. La marche de Balzac dans son style est moins onduleuse que celle de Massillon, moins impeccable que celle de Rousseau, moins savante que celle de Chateaubriand, moins glissante que celle de Lamartine dans sa prose (le vrai successeur de Massillon celui-là !). Il s’avance dans un piétinement de chevaux et d’hommes en marche, puissant et non musical. Et l’oreille elle-même finit par reconnaître que c’est la Grande Armée qui passe.

XII
GEORGE SAND
La fille de Rousseau.
Quand on lit Rousseau sur le grand chemin de la littérature française, et bien que l’auteur de la Nouvelle Héloïse ne soit guère romancier, et un peu parce qu’il ne l’est guère, on sent à quel point la révolution dont il est l’initiateur allait au roman. C’est lui qui a apporté la plus importante révélation littéraire des temps modernes, à savoir que tout homme — et mieux encore toute femme — a son roman dans le ventre, est gros ou grosse d’un roman.

Son roman… L’unité n’a pas ici un sens limitatif. Un aimable hasard a fait que Rousseau devînt ici le patron de la petite fille de sa patronne Mme  Dupin. Fille spirituelle de Rousseau, justification posthume de Rousseau, Aurore Dupin, quand elle eut produit les deux romans d’autobiographie transposée, ou idéale, ou chimérique, dont elle était naturellement grosse, Lélia et Indiana (à la manière de la Nouvelle Héloïse), partit pour une vocation de romancière indéfinie, toucha et occupa la Terre promise, avec ses raisins énormes de Chanaan (mais les plus gros raisins ne font pas le meilleur vin), dont Rousseau avait eu sur la montagne le spectacle, l’illusion ou le désir.

La personne et l’œuvre.
George Sand déclarait elle-même qu’elle était « une bête ». Ce qu’elle dit, il ne faut jamais le prendre trop à la lettre. Mais le fait est que, douée d’une manière extraordinaire pour refléter, pour produire, pour mettre la vie en éloquence, en personnages et en histoires, elle manque d’esprit personnel, elle ne provoque pas le lecteur, surtout celui d’aujourd’hui, vers ses sources, son monde intérieur ; elle sonne le creux. Si la valeur d’un grand artiste se mesure au monde original qu’il ajoute en supplément au monde réel ou qu’il met en concurrence avec lui, nous avons bientôt fait le tour du monde sandien. Elle n’a pas laissé de « message » et nous ne rêvons pas sur elle.
Le document romantique.
Et pourtant peu de romanciers ont Jeté dans leur œuvre plus d’autobiographie étalée ou transposée. Toutes ses amours se sont achevées par des romans, c’est-à-dire ont levé en littérature. Non une littérature factice. Lélia, Indiana, peuvent à vrai dire passer pour les substituts écrits, la chaleur littéraire, d’un tempérament froid (fortune qui n’est pas rare en littérature). Mais, sous cette réserve, ou avec cet achèvement, on y sent toujours le feu de passion qui a soulevé, fait couler ces laves en une prose régulière, harmonieuse et intarissable. Elle a exagéré, et nulle part mieux que dans le roman d’amour ne se vérifie le mot de Talleyrand : « Ce qui est exagéré ne compte pas ». Nous avons laissé pour compte au romantisme l’exagération de ces premiers romans. Quand elle écrit (comme Gautier ses Jeunes-France) un roman-parodie de l’amour romantique, avec Cora, cela pourrait être curieux. Malheureusement George Sand manque d’esprit : elle est sérieuse, tragique, ou elle n’est pas.

Mais de tous les grands romanciers de ce temps, elle est celle qui ressemble le plus aux grands poètes romantiques. La puissance poétique d’Indiana éclate comme la puissancè poétique de Notre-Dame de Paris. Le roman n’est pas seulement tropical par l’évocation des pays où il s’achève, tropical par l’excès de la passion éperdue qui y coule, il est tropical par la température de sa poésie. Il ne faut pas oublier à quel point les années 1830 à 1840 sont chargées de lyrisme : les romans de George Sand font leur partie, aussi bien que l’Ahasvérus de Quinet par exemple, dans ce paysage de végétation poétique exubérante.

Le don technique.
George Sand ne fait pas seulement couler la poésie dans le roman, elle bâtit en vrais et solides romans son inspiration de poète, son ardeur de femme insatisfaite, ses déclamations contre le lien conjugal, ses interpellations à la société. Tout ce qu’Ovide pensait devenait vers, tout ce que George Sand pense prend sans effort la forme de romans qui, sans qu’il y ait jamais un plan préconçu, entrepris toujours dans l’À Dieu vat ! de l’inspiration et du bon hasard, sont des romans ingénieux intéressants, d’une facture toujours variée, d’un intérêt maintenu selon les bonnes recettes (elle est née rôtisseuse et elle est devenue tout de suite cordon bleu), avec des lenteurs, des longueurs, un crédit de patience ouvert chez le lecteur, mais pas plus que dans Balzac et bien moins que dans Dumas. Dumas a-t-il écrit un roman plus verveux, d’une intrigue menée plus souplement, que les Beaux Messieurs de Bois-Doré ? Mauprat, le Marquis de Villemer n’ont pas été lus avec tant d’enthousiasme pour leur prédication sur le mariage, pour leur thèse, mais pour leur technique, qu’aujourd’hui encore on peut admirer, comme la charpente de châtaignier, la forêt des combles, dans un château abandonné.
Un roman abandonné.
Abandonné le roman s’est affaissé à cause du factice des personnages et surtout à cause du convenu des idées. Les personnages factices, dans George Sand, ce sont surtout les hommes. Les héros de ses romans ont encore moins de chance avec elle que ses amants. Quelquefois d’ailleurs ce sont les mêmes, par exemple dans les romans autobiographiques de Lucrezia-Floriani et d’Elle et lui, ou Karol est Chopin et Laurent Musset. Mais l’historien n’en retiendra guère l’un ni l’autre dans une biographie psychologique du musicien et du poète. Les femmes sont plus vivantes, et l’on trouvera par exemple dans Pauline un portrait féminin d’une grande finesse.

Lamartine disait : « Mes idées pensent pour moi. » George Sand pourrait dire que ses romans pensent pour elle. Mais quand ses romans pensent, ils oublient de vivre. Les romans socialistes comme le Compagnon du Tour de France et le Péché de M. Antoine ne sont plus supportables. Elle n’écrit plus alors ses romans dans l’atmosphère tropicale de l’exubérante poésie romantique, mais sur un sol ingrat, dans des corons d’idées pauvres, habités par Michel de Bourges et Ledru-Rollin. Pour échapper à cette fadeur, il lui faut émigrer ; le mysticisme historique, l’idéalisme wilhelm-meistérien de Consuelo et de la Comtesse de Rudolstadt révèlent encore toute la puissance de cette imagination romancière, et de bons juges, qui les ont ouverts par hasard, les lisent encore aujourd’hui avec admiration.

La Dame de Nohant.
Les œuvres les plus célèbres de George Sand, celles a qui on a longtemps promis l’immortalité c’est la trilogie rustique de la Mare au Diable, de la Petite Fadette et de François le Champi écrits de 1846 à 1849. Bien qu’un peu démodés, il n’y a pas lieu de revenir trop fort sur ce jugement. La Mare au Diable est un chef-d’œuvre de délicatesse et de narration, mais diffuse : Maupassant et Paul Arène en eussent fait une nouvelle, plus parfaite, de trente pages peut-être. Nous ne reprocherons pas à George Sand plus qu’à Mistral d’avoir idéalisé ses paysans, mais bien de leur faire parler une langue factice, comme la langue de théâtre dans les pièces trop bien écrites. On y voit trop que la bonne dame de Nohant est une dame.
Un style.
Le style de George Sand a passé longtemps pour le meilleur style de roman. Comme la plus grande partie de la prose romantique, il est de nature oratoire, d’un mouvement fluvial, lent, puissant, qui porte admirablement la narration, beaucoup plus mal le dialogue (on sait que les nombreux essais dramatiques de George Sand n’ont pas réussi, ou n’ont réussi qu’avec la collaboration d’un homme du métier). Ce dialogue manque de griffe, de traits, ne mord pas le papier. George était la facilité, la régularité même, ne se relisait presque pas, mettait le point final à un roman et, s’il lui restait une heure de travail, en commençait un autre. Si Balzac était une force de la nature, George Sand en représente le don facile et généreux. Il ne faut pas oublier que, si George Eliot et Colette sont venues après elle, elle est la première femme qui ait fait consubstantielle à une nature de femme une nature, une carrière, une œuvre ubéreuse et multiple de romancière. Avec les mêmes limites et les mêmes faiblesses, elle a exercé pour des êtres cette transposition de maternité que Mme  de Staël a employée aux idées. Comme initiatrice de la grande littérature féminine en Occident, elle va de pair avec la prophétique Germaine. Leurs sœurs littéraires ont-elles tant que cela élargi le cercle dont ces deux femmes de génie avaient tracé les deux moitiés ?
II
LE ROMAN POPULAIRE
Le roman-feuilleton.
L’article de Sainte-Beuve, en 1838, sur la Littérature industrielle est demeuré célèbre. Il dénonçait l’entrée des pratiques industrielles dans la littérature, et l’article lui-même d’ailleurs ne va pas sans desseins industriels puisqu’il fut écrit pour la Revue des Deux-Mondes, dans les intérêts de Buloz, et contre ses ennemis, en particulier Balzac. Il y a une industrie de la revue et une industrie du théâtre, et les intérêts de la littérature s’accommodent en somme des intérêts de ces industries. La monarchie de Juillet a connu l’industrie du roman-feuilleton, qui a été diversement appréciée.

Elle est même née de l’industrie de la revue, dont l’initiateur fut le Docteur Véron, fondateur de la Revue de Paris, en 1829. Véron eut le premier l’idée de donner à ses lecteurs des romans qui paraissaient par morceaux dans des numéros successifs, et la formule « la suite au prochain numéro » ou « à la prochaine livraison » est de son invention. Buloz bien entendu, l’imita. Ils publiaient d’ailleurs des romans de valeur littéraire, en particulier ceux de Balzac. Ce que faisaient les revues de quinzaine en quinzaine, Emile de Girardin le fit quotidiennement quand il lança la Presse, en 1836. Le succès fut tel que les principaux journaux l’imitèrent. Un tableau du roman-feuilleton déborderait notre cadre. Nous ne retiendrons que les trois noms caractéristiques de Dumas, de Sue et de Soulié.

Dumas-Maquet.
L’immense production romanesque d’Alexandre Dumas, plus de cinq cents volumes, paraît d’ailleurs, comme celle de Balzac, aussi bien d’abord sous la forme du livre que sous celle du feuilleton. Jusqu’en 1839, Dumas était surtout un dramaturge, et il n’avait écrit que dix romans minces, médiocres et oubliés. À ce moment commence sa collaboration avec Auguste Maquet, qui lui apporte un roman sur la conspiration de Cellamare, que Dumas quadruple d’étendue et dont il fait le Chevalier d’Harmental. C’est son premier grand succès de romancier. La collaboration entre Dumas et Maquet durera douze ans. Elle est elle-même tout un roman et finit par un procès.

Sauf pour Monte-Cristo, l’idée du roman, le plan et la rédaction de premier jet sont de Maquet. Sur la maquette Dumas travaille, brode, s’amuse, jette la vie. Ainsi furent écrits la Reine Margot, le Chevalier de Maison-Rouge, Joseph Balsamo, le Collier de la Reine, la Dame de Monsoreau, Ange Pitou, les Quarante-Cinq, le Vicomte de Bragelonne. C’est Maquet qui découvre dans les Mémoires de d’Artagnan le sujet des Trois Mousquetaires et les esquisse. Mais c’est Dumas qui a l’idée de Monte-Cristo, et le rédige d’abord sans parvenir à sortir des impressions de voyage, qui étaient le genre favori de son génie. Il faut que Maquet intervienne, soustraie Monte-Cristo au démon museur et fabrique une charpente. Quand ils se sont séparés, en 1852, Maquet ne produit plus que d’honnêtes feuilletons, et Dumas que du fatras. Cette date médiane du siècle, où meurent Balzac, Sue, Soulié, est aussi celle de la mort de Dumas-Maquet, qui forment comme Erckmann-Chatrian un romancier indivisible.

Brunetière voyait dans Dumas un romancier bon nègre qui s’en donnait à cœur joie de mystifier les blancs. Quoi qu’il en soit de cette histoire des deux nègres, aussi vaudevillesque que celle des deux sourds, on peut voir dans Dumas-Maquet le maître de la plus vieille et de la plus universelle conception du conte, celle qui est destinée à faire oublier la vie réelle pour des histoires inventées. Balzac voulait écrire les Mille et une Nuits de l’Occident. Mais c’est Dumas et Maquet qui les ont contées, et il y fallait une goutte de sang africain. Le génie du récit dans les Trois Mousquetaires vaut le génie de l’action dans la Tour de Nesle. Et il y a un génie qui, chez Dumas, les soutient l’un et l’autre : c’est le génie de la vie, cette flamme et ce mouvement qui dans le couple Dumas-Maquet appartiennent bien à l’auteur des Mémoires et des Impressions de Voyage.

Eugène Sue.
Eugène Sue, qui avait été médecin de la marine, rapporta de ses voyages le roman maritime, qu’il créa (Atar-Gull est peut-être son chef-d’œuvre, dédié à Cooper, qu’il imita) et transmit à Edouard Corbière, père de Tristan. Son expérience de la vie lui a suggéré un bon roman, Mathilde, histoire intéressante et quasi-balzacienne d’une jeune femme. Des besoins d’argent lui firent écrire un roman-feuilleton, à titre d’essai et avec la gageure des plus étranges absurdités. Ce furent les Mystères de Paris dont la publication dans le Constitutionnel altéra toute la France d’une soif pantagruélique de suite au prochain numéro. Eugène Sue y adaptait Notre-Dame de Paris, avec ses tableaux truculents, ses anges et ses monstres, ses reconnaissances de mélodrame, au Paris moderne, de sorte que Hugo ne fera que reprendre son bien dans les Misérables. À ce moment se propageait l’agitation contre les jésuites. « Hommes noirs, d’où sortez-vous ? — Nous sortons de dessous terre », et Cousin avait dit à la tribune de la Chambre des Pairs : « Je me déclare l’adversaire de cette corporation : il m’en arrivera ce qui pourra ! » Eugène Sue écrivit dans le Juif Errant le roman de ce que pouvaient les jésuites, et qui était, comme on disait en 1830, ogival et catapultueux. Ce fut d’ailleurs le journal de la bourgeoisie éclairée, le Journal des Débats, qui publia en feuilleton le Juif Errant. Il est évident d’autre part qu’Eugène Sue savait fabriquer un roman, et que le génie de la suite au prochain numéro n’a jamais été poussé aussi loin depuis Schéhérazade. Mais si, dans Dumas-Maquet, nous continuons à être amusés par ce qu’ils écrivent, avec Eugène Sue nous ne nous amusons plus guère que de celui qui a écrit et de ceux qui, de numéro en numéro, l’ont suivi. Le Second Empire supprime en fait le roman-feuilleton, en établissant une taxe de cinq centimes par exemplaire sur tout journal qui en publie ; il reprend sous la Troisième République, où il occupe, toujours florissant, les bas-fonds de la littérature. Dumas et Sue ont marqué au moins dans la littérature en créant des types comme d’Artagnan et Gorenflot, Pipelet et Rodin, et l’influence des types de Sue sur ceux des Misérables est certaine.
Autres romanciers populaires.
Frédéric Soulié a mis dans Si jeunesse savait et dans Confession générale un génie de l’intrigue égal à celui de Dumas et de Sue. Malheureusement aucun de ses personnages n’est resté, et c’est en un tel legs, pourtant, que consiste la demi-immortalité des romanciers qu’on ne lit plus : voyez Henry Monnier.

Mieux encore, il y a un romancier qui est devenu lui-même un type : c’est Paul de Kock, qui a créé le roman gai, en a jeté par centaines à un public avide, qui a encore des lecteurs, puisqu’on le réimprime toujours. Certain comique bourgeois, modérément égrillard, quand il apparaît dans la réalité, nous fait toujours dire : « C’est du Paul de Kock ».

Il y a deux disciples de Balzac à qui on reconnaîtra une véritable valeur : Léon Gozlan, dont le Notaire de Chantilly eut un succès non immérité, et Charles de Bernard, dont l’œuvre la plus célèbre est Gerfaut, mais la meilleure, les scènes de la vie de province du Gentilhomme campagnard. Appellera-t-on disciple de Dumas, ou son émule, l’étonnant improvisateur marseillais Méry ? Il a introduit dans la littérature parisienne Marseille et son humour, et il devrait rester de lui au moins la nouvelle de la Chasse au Chastre prototype de Tartarin.

Les « Physiologies ».
On remarquera que de cette immense littérature a public populaire, le vrai peuple est à peu près absent, ou n’y figure que sous des traits conventionnels ou stylisés. On trouvera du peuple un crayon plus fidèle dans un genre de publications para-romanesques qui furent en grande vogue vers 1840 : les Physiologies, au nombre d’un cent et demi environ, où s’essayèrent presque tous les romanciers et journalistes, et qu’illustrèrent Daumier, Gavarni. Les neuf volumes des Français peints par eux-mêmes, qui furent entrepris par l’éditeur Curmer pour donner un inventaire genre Comédie Humaine de la société française, sont eux-mêmes des recueils de Physiologies.
La littérature enfantine.
Cette génération de romanciers nés avec le siècle, cette époque de production 1830-1850 déborde de verve créatrice, et entoure d’une véritable Comédie romanesque le monument de la Comédie Humaine. Elle appelle même à l’être une nouvelle section du roman : la littérature enfantine, encouragée par le Journal des Enfants que crée en 1833 Loève-Veimars, et qui commence dès ses premiers numéros une des œuvres les plus populaires du genre : Jean-Paul Choppart, de Louis Desnoyers, suivi bientôt de Robert-Robert. C’est pour les enfants que Jules Sandeau écrira la Roche aux Mouettes, et Alexandre Dumas la délicieuse Histoire d’un casse-noisette. À partir de cette époque, chaque génération d’adultes aura sa littérature pour enfants et adolescents, qui marquera sur la génération suivante. La génération de 1820 a Desnoyers, celle de 1850 aura Assolant, la comtesse de Ségur, celle de 1885 la même comtesse et Jules Verne.

De sorte qu’on ne peut comparer l’institution du roman par cette génération de 1820, que relaie la génération de 1850, qu’à l’institution du théâtre par les générations de Corneille, Molière et Racine. Il s’agit d’un genre dominateur, absorbant, qui crée un besoin, s’impose aux acteurs et au public, auquel se croiront obligés de sacrifier jusqu’à Taine, Renan et Renouvier, et qui inaugure dans la création littéraire presque un nouveau règne.

XIV
LES ROMANS DES POÈTES
Romantisme
et autobiographie
.
Avec Rousseau, entre autres faits nouveaux de la littérature française, il y eut celui-ci que, jusqu’à la fin du romantisme, soit jusqu’au milieu du XIXe siècle, tout grand écrivain, tout grand poète, allait faire, au moins une fois dans sa vie, son roman et plus souvent ses romans. Le règne du romantisme est aussi le règne du roman ; on fait son roman comme, en classicisme, on faisait sa tragédie. Mais si aucun des grands poètes romantiques n’a manqué d’en écrire, aucun n’a marqué profondément dans le genre. Aucun n’a marché en tête et fait la trouée. Aucun qui n’ait été, plus ou moins, à la suite.

En principe le seul roman que tout écrivain contienne en puissance, c’est l’autobiographie plus ou moins transposée. Tel est le cas de Rousseau, de Chateaubriand, de Mme  de Staël, auteurs de Mémoires, qui ont écrit leurs romans de la même encre que ces mémoires. Tel est, dans une certaine mesure, le cas d’Alfred de Musset, de Sainte-Beuve, dont la Confession d’un Enfant du siècle et Volupté idéalisent une destinée ou une aventure personnelles.

La situation de Lamartine, de Hugo, de Vigny, de Gautier, devant le roman est différente. Ce qu’ils rencontrent sur leur route, ce n’est pas seulement la tentation ou la sommation de l’autobiographie romancée, c’est la présence de l’épopée, et c’est l’existence du roman historique.

Lamartine.
Le cas de Lamartine semblera ici instructif. Lamartine naît a une époque et vit dans une province où le poème épique a gardé son prestige, où l’exemple de Chateaubriand indique naturellement à un jeune poète religieux le devoir de faire des Martyrs en vers. Ajoutons qu’il possède réellement le génie épique. Or il se met à donner des romans très tard, aux approches de la soixantaine, en 1848. Renonçant à écrire en vers son épisode épique des Pêcheurs, il le met en prose, en la prose de Graziella, roman beaucoup moins autobiographique que ne le laisserait croire sa place dans les Confidences. Raphaël est plus près de l’autobiographie, ainsi qu’Antonella. Mais le Tailleur de pierres de Saint-Point, et Geneviève, histoire d’une Servante, romans sentimentaux et touchants où il y a de fort belles pages, et où l’on trouve en abondance des tirades qui ne demanderaient qu’à être mises en vers (en vers de Jocelyn), appartiennent à cette veine de l’épopée populaire, pour les chaumières, « pathétique élémentaire par le pain et le sel » dont Lamartine avait rêvé un épisode en vers sous le titre des Ouvriers. Lamartine, évidemment n’est pas un romancier. Mais c’est un grand poète épique, qui a vécu en quarante ans une vie que l’épopée du moyen âge avait vécue en trois siècles, soit le passage de l’épopée au roman épique, du vers à la prose, non par volonté du nouveau, mais par déficience, par ralentissement d’une roue qui cesse de tourner, par vieillissement d’un genre qui déchoit en mécanisme et en facilité.
Le Hugo de Notre-Dame.
De douze ans plus jeune, Hugo appartient ici a une époque déjà toute différente. Il ne dépend plus de l’épopée classique traditionnelle qui achève de vivre sa dernière génération, mais bien d’un fils, jeune, hardi, vraiment romantique, de cette épopée, qui est le roman historique. Il a vingt ans lorsque commence l’influence de Walter Scott, il le lit et l’imite. Dans le court intervalle de Lamartine à Hugo, il y a donc Walter Scott. Au contraire de Lamartine, c’est le roman historique qui rayonnera sur l’épopée hugolienne, la pénétrera et la transformera avec la Légende des siècles « légende écoutée à la porte de l’histoire », comme les romans de l’auteur de Waverley.

Avant de faire du bon Walter Scott, Hugo, à vingt ans, en fait du mauvais avec Bug-Jargal et Han d’Islande. On est d’ailleurs au plein de la brève mode du roman terrifiant, et Bug et Han, résolument, en sont. Mais Notre-Dame de Paris, qui est de 1831, réalise un des modèles du genre, dans les limites du genre, et avec ses lacunes.

Les limites, les lacunes du roman historique, ce sont le défaut d’humanité, les attitudes conventionnelles des personnages, prétextes à récits bien faits, à costumes exacts, à décors éclatants. Les personnages de Notre-Dame, Esmeralda, Frollo, Quasimodo, Phœbus, Louis XI, ont exactement le même genre de réalité costumière que les personnages d’Ivanhoe. Mais d’autre part Notre-Dame, contemporaine de Delacroix, est peut-être le chef-d’œuvre littéraire de la peinture historique. La cathédrale de Paris, le Paris du XVe siècle, la Cour des Miracles, le Palais, cela déploie, dans la prodigalité de la toute-puissance, les moyens illimités de la peinture, du dessin, de l’eau-forte. De nombreuses Notre-Dame, illustrées par les meilleurs artistes romantiques et successeurs, ont paru du vivant de Hugo. Aucun de ses illustrateurs n’arrive même à approcher l’étonnant album du poète. Chef-d’œuvre de peinture des milieux, Notre-Dame est un chef-d’œuvre de style, une des créations de la prose française, et souvent un chef-d’œuvre de l’art du récit. Avec ses présences et ses absences, elle est restée le roman-type du romantisme.

Alfred de Vigny.
Il y avait d’ailleurs à cela une raison, qui était qu’elle suivait à trois ans de distance le Cinq-Mars d’Alfred de Vigny ; que si, dans le roman historique de Vigny, la peinture est terne, en revanche l’art du récit, la fabrication du roman, y rivalisent de maîtrise avec le modèle, qui est Walter Scott ; que Vigny était venu le premier, que son roman avait eu un magnifique succès, et que Victor Hugo eut toujours à un très haut degré le génie de l’émulation : faire, mieux que les autres, comme les autres avaient fait.

Les deux poètes ont pareillement réussi dans le roman et un certain parallélisme de leurs carrières se poursuivra. Ayant l’un et l’autre connu le succès d’un grand et beau roman historique, n’abandonnant ni l’un ni l’autre le roman historique, puisqu’en fin de carrière Hugo écrira Quatre-vingt-treize et que Vigny laissera derrière lui le beau roman inachevé et posthume de Daphné, ils ont suivi par ailleurs la marche de leur temps vers le roman moderne et vivant, témoignage de l’auteur sur lui-même, sur son époque, les problèmes et les hommes de cette époque. Ils l’ont suivie, ou plutôt ont voulu et pensé la guider en poètes. De là, pour ces poètes, les romans de leur destinée avec Alfred de Vigny, les romans de leur temps avec Victor Hugo.

Soldat et poète avec un orgueil et une sensibilité qui le rendaient infiniment vulnérable à tous les froissements qu’on risque dans ces deux carrières, Vigny a écrit avec Servitude et Grandeur militaires le roman de l’officier, avec Stello le roman du poète. À vrai dire Cinq-Mars rentrait lui aussi dans cet ordre de témoignages de l’auteur sur lui-même, puisque le comte Alfred de Vigny, qui avait la conscience et la fierté de sa noblesse dans tous les sens du mot, avait voulu y écrire le roman de la défaite de la noblesse par le dur génie de Richelieu et par les serviteurs de l’institution monarchique. Officier de l’ancienne armée royale, méconnu par ses chefs, frappé par la malchance, réfugié dans l’honneur solitaire, obligé moralement enfin à démissionner après la Révolution de 1830, qui achevait de le déclasser, il écrit dans les trois épisodes de Servitude et Grandeur militaires l’histoire d’officiers pareillement sacrifiés, héros malheureux de l’obéissance passive. Le capitaine Renaud est, à l’opposé du Philippe Bridau de Balzac, un des rares types militaires qui soient restés, le seul en tout cas dont on puisse dire qu’il a ajouté au moral de la carrière militaire. Il était dans la destinée de Vigny de susciter ces enthousiasmes et ces ferveurs, et Stello donna aux poètes un état non civil, mais poétique et idéal, analogue. Stello, soit le drame du Poète, le mystère du Poète, sous trois formes de gouvernement qui le méprisent et le sacrifient également, Chatterton dans l’État constitutionnel, Gilbert dans l’État monarchique, André Chénier dans l’État démocratique. Stello, soit aussi trois nouvelles historiques à thèse, a beaucoup plus vieilli que le roman contemporain de Servitude et Grandeur. L’histoire romancée, les caractères historiques célèbres du XVIIIe siècle et de la Révolution, également romancés, nous y paraissent terriblement faux. Mais de Stello Vigny, en portant au théâtre le premier épisode sous le nom de Chatterton, a tiré le plus grand triomphe public de sa vie, la gloire aussi d’avoir figuré pour sa génération le proclamateur des droits du Poète et le témoin de ses fatalités.

Vigny n’a guère cessé de se romancer lui-même, et l’auteur du Journal d’un Poète prendrait place dans la descendance, marquée plus haut, de la Nouvelle Héloïse et de René. Hugo s’est fort peu romancé lui-même : quelques pages à peine du Dernier Jour d’un Condamné et des Misérables sur ses jeunes amours, Walter Scott l’ayant inspiré jusqu’à Notre-Dame. Après 1843, quand il abandonne le théâtre, ou plutôt que le théâtre l’abandonne, Balzac, Sand, Soulié, succèdent à Scott, et Hugo décide d’écrire un roman balzacien sur son époque : ce sont les Misères, dont il avait conçu l’idée en 1830, qu’il rédige de 1845 à 1848 qui restent dans le tiroir jusqu’à 1862, date où il les reprend, les étoffe, y consolide l’élément balzacien, y ajoute habilement pour le gros public encore du sel, qui ne manquait d’ailleurs pas déjà dans les Misères. Cela devient les Misérables.

Le triomphe des Misérables fut immense, immédiat et il dure encore. C’est par les Misérables que le poète est resté en contact avec les foules, qui les retrouvent avec enthousiasme au cinéma. Ils le méritent. Hugo y a fondu à une forge de cyclope le roman de Paris, le roman d’aventures, le roman policier, le roman de la pitié humaine, le roman héroïque. Certes les Misérables n’eussent pas plus existé sans la production romanesque de la Monarchie de Juillet que Notre-Dame sans Walter Scott. C’est que Hugo est porté par le siècle. Mais ses créations ne ressemblent aux créations de personne, pas même à celles de la nature. Que ses personnages soient tout d’une pièce, que Javert soit le policier en soi, Thénardier le malhonnête homme en soi, Marius et Cosette la jeunesse en soi, nous n’en sommes pas choqués : leur vie hors le temps est une vie. Et c’est en partie grâce à ce procédé que Hugo a obtenu cette réussite unique dans le roman : créer un saint, Mgr Myriel. Il a incorporé dans le roman ce thème que Lamartine avait confié à l’épopée : l’ascension d’une âme, la libération de l’homme forçat par l’étincelle de la bonté, du sacrifice, et vraiment les Misérables tournent le dos aux héros de roman pour devenir presque un roman des héros. Autre paradoxe : les romans ce sont les femmes, le succès des romans est fait par les femmes. Or les Misérables sont un roman sans femmes : je veux dire sans amours autres qu’épisodiques et conventionnelles, comme celles de Marius et de Cosette. Le génie mâle de Hugo pense ici du roman ce que Corneille pensait du théâtre. Le roman héroïque est un roman viril. Et pourtant Hugo, grand amoureux, a écrit par milliers les plus belles lettres d’amour du monde.

L’amour a plus de place dans les Travailleurs de la Mer. Mais les Travailleurs, comme l’Homme qui Rit et Quatre-vingt-treize ce sont encore des romans de l’héroïsme : roman du sacrifice de Gilliatt, roman d’un Jean Valjean de conte fantastique, Gwynplaine, où Han d’Islande vient recouper les Misérables, roman du combat de grandeur entre le vieux chouan Lantenac et le jeune républicain Gauvain. Et toujours, dans les épisodes ou les descriptions célèbres, la couleur et l’eau-forte d’un style qui atteint la limite des forces de la langue, comme Valjean atteint celle des forces physiques quand il soulève la charrette, celle des forces morales quand après la tempête sous le crâne, il se dénonce.

Musset et Gautier.
Des grands poètes du romantisme, Musset est avec Lamartine celui qui tient le moins de place dans le roman, malgré la Confession d’un Enfant du Siècle, laquelle ne confesse rien de rare, et le fait en style déclamatoire. Des nouvelles, agréables sans plus, restent pareillement fort inférieures à son théâtre.

On n’en dira pas autant de Gautier, romancier curieux, varié, en qui s’est incarné le romantisme flamboyant et court de l’école de 1830. Dans un genre tout à fait apposé, son roman fait pendant à celui de Vigny ; Vigny est le romancier du destin et des droits du poète, Gautier, avec plus de bonhomie et de scepticisme, le romancier du destin et des droits de l’artiste. Le mot artiste a pris avec lui un sens qu’il n’a plus quitté. Les Jeunes-France (1833) sont la confession d’un enfant non du siècle, mais de l’année, l’année 1830, enfant qui a « cru à Pétrus » et qui s’en débarbouille dans une cure d’ironie. Avec Mademoiselle de Maupin (1835) Gautier écrit le roman de l’artiste qui sacrifie sans peine, avec truculence et défi, la morale à la beauté, et dans l’Eldorado, qui devient ensuite Fortunio, le roman d’un rêve de fortune, de volupté et de beauté — le dernier de ses livres, dit-il, où il ait pu rester libre et ne pas se soumettre, pour le pain, au cant. Tout cela est assez oublié et on ne lit plus guère — et encore… — que le Capitaine Fracasse parce qu’il est sauvé par le style, par cette prose saine et succulente de Gautier, et aussi parce que c’est le bon roman picaresque d’un poète qui a compris fraternellement les poètes de ce temps de Louis XIII, où se passe Fracasse.

Ainsi donc tous les poètes romantiques se sont posé la question du roman, ont écrit des romans importants. Les précurseurs et les poètes du Parnasse, eux, ou n’y ont pas touché, comme Baudelaire et Leconte de Lisle, ou en ont fabriqué sans conviction comme Banville, qui au moins n’en fît qu’un, Marcelle Rabbe, Mendès qui en offrit tout un rayon, mais commercial, et Coppée, qui racontait en prose comme en vers tout ce qu’on lui demandait.

Le vrai roman parnassien, c’est le roman antique qui dérive plus ou moins de ce Tétrarque honoraire que fit Flaubert. Anatole France est aussi parnassien lorsqu’il écrit Thaïs que lorsqu’il compose d’après Gœthe son drame antique en vers, les Noces corinthiennes. L’œuvre la plus populaire, la seule populaire, du roman parnassien fut Aphrodite, écrite par un héritier du Parnasse, qui ne dépassa jamais son héritage, Pierre Louys, si ce n’est comme tirage en librairie ; cela ne va pas loin. Salué chef-d’œuvre par Coppée, il l’est resté pour les midinettes, ce qui lui a composé en somme une destinée assez logique.

XV
LAMENNAIS ET LA LITTÉRATURE RELIGIEUSE
Le problème
de la Littérature religieuse
.
L’échec religieux de la Révolution, le Concordat, le Génie du christianisme surtout, posaient au début du siècle le problème d’une Littérature catholique. La défense de la foi, la reconstitution de la société sur des bases chrétiennes, la réaction contre la philosophie du XVIIIe siècle, la contre-Révolution, seraient-elles portées, aidées, propagées, rendues vivantes et actives pour le cœur et la raison, par un puissant mouvement intellectuel et littéraire ? Le clergé reprendrait-il dans les lettres chrétiennes cette place d’avant-garde qu’il occupait avec les grands hommes d’Église du XVIIe siècle ? Ou bien le génie du christianisme resterait-il, comme il l’était avec Chateaubriand, un génie laïque ? S’adresserait-il aux sens ou à la raison ? La pensée chrétienne chercherait-elle à conquérir le pouvoir par la contre-Révolution, comme les idées philosophiques l’avaient conquis par la Révolution ? Des réponses ardentes et contradictoires concernèrent ces questions. On remarquera qu’il y a eu en France trois grandes époques de littérature catholique originale, la première qui remplit le XVIIe siècle, va de Saint-François de Sales à Massillon, la deuxième va de la Révolution à 1870, la dernière commencera à la séparation de l’Église et de l’État et dure encore.

C’est la survivance d’un vaincu et de deux orateurs. Lamennais, Montalembert et Lacordaire qui nous fait prolonger cette deuxième période jusque sous le Second Empire. Mais littérairement sa sève, son originalité, sont à peu près épuisées dès 1833, après la condamnation de l’Avenir.

Contre l’Indifférence.
Deux livres ont fait, à deux époques, la gloire de Lamennais : l’Essai sur l’Indifférence en 1817, les Paroles d’un Croyant en 1834. Dans leurs deux titres il y a tout Lamennais. L’indifférence soit la tiédeur, l’esprit vacant et disponible, pour lui c’est le mal et le désespoir. Il l’a dénoncée avec horreur dans la société parce que c’était son impossibilité personnelle. Et sa vocation véhémente à la croyance prend une figure d’autant plus tragique que l’objet de cette croyance se transforme, se renverse et vacille davantage.

C’est un Breton, vivant parmi des croyants, pour qui la croyance fournit le seul air respirable, et qui, après une jeunesse sombre et labourée de doutes, fait sa première communion à vingt-deux ans, écrit tout de suite des livres de polémique chrétienne en collaboration avec son frère qui est prêtre, se trouve précipité dans le sacerdoce par l’exemple de ce frère et l’influence d’un militant chrétien, héros de l’émigration, l’abbé Carron. Il a voulu désespérément la foi, en a toujours été séparé par un intervalle tantôt imperceptible, tantôt béant. En ce cas Pascal disait : « Faites dire des messes et prenez de l’eau bénite ». Lamennais plus audacieux, plus romantique en somme, a voulu dire les messes et bénir l’eau, en vue du même but. Il dit sa première messe en 1815, à trente-quatre ans, livide et tremblant. Il écrit ensuite à son frère : « Je suis et ne puis qu’être désormais extraordinairement malheureux ». Il y eut trois visages successifs de ce malheur et de ces tourments.

La certitude volontaire.
C’est un grand moyen pour renforcer sa foi que de tourner le dos à ses doutes, à soi-même, et de combattre pour elle. Lamennais se fit le soldat de l’Église contre le siècle, et particulièrement contre le libéralisme, discernant dans la tolérance une faiblesse de la volonté, une indifférence entre les opinions, une déficience de la vie. L’Essai sur l’Indifférence en matière de religion éclata en 1817 comme une manière de Génie du Christianisme de la Restauration. Le grain serré du style, la rigueur du développement, les prestiges de l’éloquence, enlevèrent tous les suffrages. On salua un nouveau Bossuet.
L’Apologétique.
Le premier volume faisait la place libre et propice pour une apologétique qu’amorça deux ans après le second volume, et qui n’eut pas le même succès. Elle était cependant aussi personnelle. Cet individualiste haïssait l’individualisme : donner à la religion la base du consentement universel, plier le doute et l’orgueil de l’opinion individuelle devant l’opinion de tous, substituer à la tradition dans la durée une sorte de bloc œcuménique dans l’espace et dans le temps, tel était le plan d’une apologétique aussi différente de celle que développaient alors les conférences de Frayssinous que de celle de Chateaubriand ; elle déçut et n’agit pas.
La Domination.
Agir sur des hommes, sur des âmes, c’était le tout de la volonté et de la passion de Lamennais, et agir en chef, en directeur non seulement spirituel, mais intellectuel. Le chef proche, personnel, l’évêque, est l’ennemi. L’écrivain ne se réclame que du chef lointain impersonnel, le pape. Ultramontaniste contre la hiérarchie, ligueur (au sens du XVIe siècle) contre le pouvoir civil, clérical contre les clercs, royaliste contre le roi, il inaugure sous la Restauration la série de ses procès, mais aussi son action intense sur une admirable jeunesse.

Un exemple l’anime : celui de la réforme religieuse du XVIIe siècle. Il n’est pas janséniste, loin de là. Mais la première lecture d’enfance qui l’ait révélé à lui-même est celle des Essais de Nicole. Il a hérité d’une grande bibliothèque janséniste. Il admire Saint-Cyran ; Port-Royal n’est-il pas une création chrétienne, un édifice d’âmes, persécuté par le clergé et par l’État ?

Le souvenir le plus émouvant qu’il a laissé est celui du Port-Royal breton qu’il installa dans son domaine familial de la Chesnaie, sur les bords de la Rance, où passa une jeunesse fervente : Maurice de Guérin, La Morvonnais, Gerbet, Salinis, Lacordaire, Montalembert. Une partie du jeune clergé se tourne vers lui. Après 1830, les brochures et le Port-Royal breton ne suffisent plus à lui et à ses disciples. L’Avenir donne un organe à une doctrine nouvelle. Le salut de l’Église sera dans son alliance avec la liberté, surtout avec la liberté d’enseignement. Naguère à droite de Charles X, Lamennais se place maintenant à l’extrême gauche de Louis-Philippe. Il ne désespère pas d’y placer l’Église et le pape.

On a cessé de lire Lamennais, dont les écrits sont trop liés à leur temps. Mais son nom, son souvenir, restent vivants parce qu’il a fondé les théories et fixé les attitudes de la démocratie chrétienne. La suspension de son journal en 1831, puis la condamnation de sa doctrine par le pape en 1832 sont suivis en 1834 des Paroles d’un Croyant.

Le Prophète.
Les Paroles d’un Croyant sont inspirées en partie du Livre des Pèlerins Polonais de Mickievicz (l’Avenir avait soutenu avec feu la cause polonaise). Cette copie de la forme des Évangiles et de l’Apocalypse, ces versets bibliques d’un prophète parisien, ces anathèmes aux rois et aux prêtres, nous paraissent aujourd’hui assez froids et nous laissent parfaitement indifférents. Mais en plein romantisme, et l’année d’Ahasvérus, l’effet fut immense : les typographes pleuraient en les composant. Rome fulmina la bulle Singulari nos contre Lamennais, contre toute son œuvre depuis l’Essai. Et lui, il fulmina de son côté la séparation de Lamennais et de l’Église.

La séparation aussi de Lamennais et de ses amis. Aucun de ses disciples ne le suivit. Tous les rédacteurs de l’Avenir avaient fait leur soumission. Lamennais se jeta entièrement du côté du peuple, devint républicain, connut les amendes et la prison, fut loué de bouche dans son nouveau parti mais n’y suscita nul enthousiasme, y resta le Sacerdos in æternum, n’obtint pour les nombreux ouvrages qui suivirent que des succès d’estime, fut élu membre de l’Assemblée Nationale, où il passa obscurément, disparut dans l’ombre après 1851, et son corps fut mis, selon son vœu désespéré, dans la fosse commune en 1854.

Sacerdos in æternum.
En 1826, lors de sa première condamnation — une amende de quelques francs pour ses attaques contre la Déclaration de 1682 — il s’était écrié : « Je leur apprendrai ce que c’est qu’un prêtre ! » On songe au mot de Saint-Cyran : « Voilà six pieds de terre où l’on ne craint ni M. le Chancelier ni personne ». Et dans un certain sens puissant, redoutable et solitaire, il y a en effet deux hommes en France qui ont montré ce que c’était qu’un prêtre, Saint-Cyran et Lamennais. Lamennais l’a montré en 1817 contre la société, en 1826 contre les évêques, an 1834 contre le pape. Il a fait voir ce qu’est un prêtre seul, un prêtre séparé, un prêtre sans Église. Et le plus grand service que lui doive l’Église, c’est précisément celui-ci, qu’il lui rendit pendant vingt ans, et que son exemple lui rend encore après sa mort : « Tremblez, disait Bossuet, au seul mot de séparation ».
L’Influence.
Quand Lamennais, Lacordaire et Montalembert se retrouvèrent ensemble sur les bancs des assemblées de la République, on vit cependant que les idées de l’Avenir avaient fructifié, et aujourd’hui encore la liberté d’enseignement reste sa conquête. Mais ce qui nous importe ici ce n’est pas la trace politique, c’est la trace littéraire qu’a pu laisser Lamennais.

Il en reste un souvenir, celui de la jeune et pure école de la Chesnaie. Il en reste surtout ceci, que de 1830 à 1835 la grande influence qui s’exerce sur la religion des romantiques est celle de Lamennais. Il entendit en confession Victor Hugo et, probablement, à Juilly, Sainte-Beuve qu’il voulait emmener à Rome avec lui. Volupté est écrit dans l’ombre de Lamennais, comme le Centaure dans l’ombre de Volupté, et dans cette ombre pousse aussi la première idée de Port-Royal. L’influence de Lamennais sur Lamartine est très vive à l’époque de Jocelyn, et après 1830 la religion de Lamartine ressemble en somme, dans le style jésuite, à ce qu’est dans un style sévère celle de Lamennais. Hugo pensera encore beaucoup à lui dans les Misérables. Leur évolution vers la gauche à tous, leur mort à gauche, sont celles de Lamennais. C’est peut-être en souvenir de son ancien confesseur et de son testament : « Je veux être enterré au milieu des pauvres et comme le sont les pauvres » que Victor Hugo a voulu son triomphe funéraire dans le corbillard des pauvres. Le prophétisme des Paroles d’un Croyant avait préfiguré les Châtiments. George Sand a écrit sinon sur Lamennais du moins autour de lui le roman de Spiridium, qui fit une forte impression sur Renan. Nous touchons à l’autre clerc breton.

Les deux plus grands écrivains qu’ait fournis au XIXe siècle la formation cléricale, Lamennais et Renan, ne sont pas demeurés dans l’Église. Les grands journalistes catholiques ont été des laïques. Il est resté aux clercs l’éloquence, laquelle agit fortement, mais se défend mal contre l’oubli.

Lacordaire.
Deux noms cependant ont mérité de survivre littérairement : un dominicain, Lacordaire, et un évêque, Dupanloup, soit un romantique et un classique.

Au contraire de Lamennais, Lacordaire ne devint grand qu’après sa soumission. On se rend compte en le lisant qu’il eût peu donné en dehors de la chaire chrétienne, de la conférence chrétienne, du dogme chrétien ; il reste le type de ces âmes qui ne peuvent vivre en dehors des certitudes puissantes, illuminées, décoratives et définitives. Il ne pouvait venir à la foi, et à la foi militante, et y rester, que par l’exigence intérieure d’une autorité infaillible qu’il subit, et à laquelle il participe. C’est un converti d’après la vingtième année. La formule de sa conversion, telle qu’il la donne en 1824, est capitale, et son raisonnement aura bien des suites : « La Société est nécessaire. Donc la religion chrétienne est divine, car elle est le seul moyen d’amener la société à sa perfection ». Mais son don oratoire de Bourguignon est équilibré et nourri par une vie intérieure, vivace et ardente. Né en 1802 il connaît de cœur le mal du siècle romantique, il en reste le délégué dans l’Église. Il institue le dialogue entre l’Église éternelle et ce mal.

Le dialogue, c’est ce qu’on appelait autrefois la conférence. « L’incomparable auteur de l’art de conférer », dit Pascal de Montaigne. Lacordaire, maître de la conférence, plutôt que du sermon, a rendu, semble-t-il, à ce terme tout son sens ancien, autant qu’il peut être rendu par un monologue et au nom d’une autorité. Il a conféré l’Église au siècle. Ce sont les auditeurs qui font les prédicateurs, a dit Bossuet. Les auditeurs de la Monarchie de Juillet, les romantiques, ont fait leur prédicateur, qui s’est adressé non à l’homme, ni au dévot, ni à la dévote, confessionnels et conventionnels, mais à l’homme de son temps tel qu’il était, tel qu’il l’avait senti en lui, tel qu’il l’avait combattu ou aidé en lui. Dans le métal de cette éloquence, il y a bien des éléments discutables, démodés, artificiels, mais il y a aussi la présence de cet or : les fragments épars de confessions, dont les exigences du genre oratoire n’éloignent qu’à regret Lacordaire.

Tout cela n’est pas une raison pour le relire beaucoup, trop lié à son temps et aux nécessités urgentes de l’action oratoire. Ses oraisons funèbres, ses hagiographies factices de Saint-Dominique et de Sainte-Madeleine, nous désignent, hélas ! les conventions comme le pôle opposé aux confessions, et qui les équilibre trop. Mais il a un don : celui des formules. Il est peu d’orateurs dont on puisse citer autant de phrases frappées en médaille, d’antithèses saisissantes et de définitions lumineuses.

Dupanloup.
Depuis ses catéchismes de la Madeleine vers 1840, jusqu’à sa présence et sa prestance sur la brèche au temps du Seize Mai, Dupanloup est resté la plus grande figure du clergé français et, digne d’être peint par Rigaud, le Bossuet du XIXe siècle. Mais jusqu’au génie littéraire exclusivement. Son œuvre n’est indispensable qu’à l’historien de l’Église. On fera exception peut-être pour ses trois volumes sur l’éducation, qui tiennent une place éminente dans la riche littérature de la psychologie catholique, mais surtout pour les fragments publiés de son Journal intime. Ce Journal, dont il faut souhaiter la publication intégrale, cet entretien quotidien d’un grand homme d’action avec lui-même et avec Dieu, est un livre unique dans la littérature cléricale : une grande intelligence et une grande vie d’action y prennent leur source dans une fontaine secrète, qui est à la mesure d’un visage humain.
XVI
LES RÉGENTS
Dans le monde des Professeurs.
Les régents intellectuels de norte âge : c’est un nom que Sainte-Beuve aimait à donner aux trois professeurs de Sorbonne, Guizot, Villemain et Cousin, soit la Doctrine, l’Académie, l’École. Nés presque en même temps, Guizot en 1787, Villemain en 1790, Cousin en 1792, contemporains de Lamartine, ces trois brillants élèves, ces trois précoces lauréats, furent à la fois les représentants et les professeurs de leurs camarades d’âge. Nous disons les professeurs et non les maîtres. Une génération trouve parfois ses maîtres chez elle-même, mais toujours dans la génération précédente les professeurs par lesquels et contre lesquels elle se fait. Le cas de la génération qui, en 1820, tire d’elle-même ses grands et jeunes professeurs paraît unique.

Unique, mais explicable. La Révolution avait à peu près aboli pour quinze ans les études littéraires. La République politique avait interrompu cette République des Universités et des collèges qui, en France, a toujours tenu une place à côté de la République des Lettres, qui incarne une sorte de Conseil d’État dans l’institution parlementaire de l’esprit, et encadre cent mille enfants et jeunes gens dans un service civil ou une garde nationale de l’humanisme. Le rétablissement avait été lent ; il fut l’œuvre de l’Université impériale. Dès 1808 on recommença à faire, dans les lycées de Paris, d’excellente rhétorique. Le recrutement des classes moyennes de l’esprit, la conscription des bacheliers reprirent avec régularité. Mais l’influence des années creuses se fit sentir. Les maîtres qu’elles eussent formés firent défaut en 1820. Comme la Révolution ses généraux, déjà l’Empire, puis la Restauration, demandèrent leurs professeurs à la jeunesse. Il en alla des professeurs comme des écrivains. On repartait à neuf avec des cadres frais. Le besoin créa l’organe : une jeunesse sortie des écoles occupa beaucoup de postes de commande de l’esprit.

Elle les occupa avec dogmatisme. D’abord parce que la jeunesse est un âge dogmatique. Ensuite parce que le romantisme qui commande plus ou moins les courants de cette époque est pris de tous côtés dans un mouvement torrentiel et passionné. Enfin parce que cette jeunesse, comme c’est sa fonction, réagit de toutes parts contre l’époque précédente, contre l’esprit du XVIIIe siècle, contre un âge et une génération analytiques et critiques.

D’ailleurs, un genre nouveau était né à la fin du XVIIIe siècle : l’éloquence de la chaire professorale, inaugurée en 1786, par l’ouverture et le succès du Lycée, et qui avait retrouvé faveur sous le Directoire et le Consulat. Elle a ses lois. Des qualités d’acteur, une atmosphère d’allusions contemporaines, le don de savoir sans l’air d’avoir appris, celui d’apprendre bien aux autres ce qu’on vient d’apprendre soi-même bien ou mal, l’aisance dans la surface, une éloquence intermédiaire entre l’éloquence parlementaire et l’éloquence religieuse, y procurèrent de rapides et éclatants succès.

Le Père des Régents.
Si la chaire professorale fut la mère, des Régents, ils eurent un père éminent, Royer-Collard. Descendant et disciple des meilleurs jansénistes du XVIIIe siècle, secrétaire de la Commune de Paris jusqu’au 10 août, proscrit du 2 juin, membre du Comité royaliste et correspondant de Louis XVIII sous le Directoire et le Consulat, professeur d’histoire de la philosophie à la Sorbonne en 1811 où son enseignement détermina toute la carrière de Cousin et où il fit appeler Guizot à la chaire d’histoire, grand et courageux citoyen, Royer peut se définir en tous les domaines un dogmatique libéral, sans que son libéralisme atténue un angle de son dogmatisme, sans que son dogmatisme l’ait fait manquer au moindre des appels du libéralisme en péril. À partir de la Charte de 1814, ce dogmatisme libéral (philosophie du sens commun, système des droits acquis, électorat-fonction du régime censitaire, droit éminent du Roi qui ne règne pas seulement, mais gouverne) s’incarne dans le parti des doctrinaires, dont Royer-Collard est le chef et l’orateur. Le duc de Broglie apporte à la Doctrine l’appui du libéralisme staélien et de l’esprit de Coppet. Guizot, qui a occupé dès 1814 une situation politique importante, et qui a suivi le roi à Gand, en est le publiciste et l’espoir. La Doctrine, ses principes, ses hommes arriveront au pouvoir en 1830, heure de ceux que M. Molé appelait les pédants et que Sainte-Beuve appelle les Régents.

Le dogmatisme libéral donnera, dans les domaines de l’histoire, de la philosophie et de la littérature, leur marque commune à l’esprit et à l’influence des régents. Cet esprit, cette influence, se transmettent par l’éloquence. Les trois régents sont des hommes éloquents. Dès 1816, la parole sous toutes ses formes prenait à Paris un admirable éclat qui rappelait les grandes années du XVIIe siècle. Salons brillants, neuve éloquence parlementaire, il était naturel qu’à défaut de la chaire chrétienne qui n’avait plus de grands orateurs, la chaire universitaire convoquât, charmât, gouvernât un public de toute classe et de tout âge. La chaire fut le moyen de propagande de la Doctrine. En 1830, elle parut ensevelie dans son triomphe, puisque les trois régents entrèrent dans les grandes fonctions et cessèrent de professer. Mais leur gouvernement fut une suite de leur professorat, et l’éloquence écrite continua l’éloquence parlée. De ce gouvernement et de cette éloquence nous n’avons à retenir que ce qui importe particulièrement aux lettres, et ce que l’histoire, la philosophie et la critique tiennent de Guizot, Cousin et Villemain.

Les Inventaires.
Poursuivant des desseins déjà commencés au XVIIIe siècle, les premières années du XIXe siècle et l’Empire ont été une période d’inventaires. Toute une littérature descriptive, illustrée parfois avec opulence (il y a dès 1798 une clientèle pour des publications de Didot qui engagent des frais énormes,) procède à un inventaire du passé et du présent de la France. Que fait le Génie du Christianisme, sinon donner un drapeau et une mystique a cet esprit de panorama et de synthèse ? Un éditeur intelligent, qui ne s’y trompe pas, propose à Chateaubriand d’écrire une sorte de Génie de la France incarné dans ses provinces. Le projet n’aboutit point, et c’est bien dommage. Quel livre mieux que ce Tableau de la France, ce Génie de la France eût convenu en 1803 à Chateaubriand ? Certainement ce nouveau Génie ne se fût pas démodé comme les Martyrs et même l’Itinéraire. Le sens historique et descriptif de Chateaubriand, son mouvement propre, à phrases matérielles et à considérations aérées, y eût trouvé son champ. À défaut du grand architecte, des praticiens plus modestes se mettent à l’œuvre. Millin part en 1804 pour une tournée de ce genre. Le Voyage dans les Départements du Midi de la France dont les cinq volumes commencent à paraître en 1807, tient encore une place honorable dans une bonne bibliothèque. Du Musée des Monuments français que Lenoir, non content de le réunir à Paris, fait connaître par des livres somptueux, Michelet dira : « C’est là et nulle autre part que j’ai reçu d’abord la vive impression de l’histoire ».
Histoire-discours
et Histoire-chronique
.
C’est en effet sous la forme de l’histoire que cet esprit et cette entreprise de l’inventaire français entrent dans la littérature. Avant de porter les œuvres célèbres de la génération de 1820, ils sont préparés avec intelligence par les historiens des vingt premières années du siècle. Avec eux s’amorcent deux carrières de l’histoire.

D’abord, devant les changements extraordinaires qui en quinze ans ont bouleversé la France, le public exige une explication, une liaison, et, pour employer le mot alors en usage, des Considérations. Comme la guerre de 1914, la Révolution est suivie immédiatement, et dès son origine la littérature de l’émigration l’accompagnait déjà, d’une vue historique. En 1801 Lacretelle aîné, qui enseignera l’histoire à la Sorbonne, commence un Précis historique de la Révolution. La liaison de la monarchie de Richelieu et de Louis XIV à la centralisation jacobine et napoléonienne est faite judicieusement en 1818 par Lemontey dans l’Essai sur l’établissement monarchique de Louis XIV.

En second lieu, la renaissance du Moyen âge, qui rappelle alors la renaissance de l’antiquité au XVIe siècle, a naturellement son contre-coup sur l’histoire autant et plus que sur la poésie. De Genève et de Coppet, soit de la maison mère, vient en 1809, l’Histoire des Républiques Italiennes du sagace, mais peu évocateur Sismondi. Et en 1811 Michaud publie l’Histoire des Croisades, écrite avec ferveur, mais conscience, d’après les sources dont il publie une partie dans la Bibliothèque des Croisades, et d’après les lieux qu’il a visités et agréablement décrits dans les sept volumes de la Correspondance d’Orient ; Michaud était d’ailleurs poète et, manière de cèdre de la Vallée aux Loups, ses Croisades poussent très exactement dans l’ombre du chevalier du Saint-Sépulcre, François René de Chateaubriand.

Ainsi se forment une histoire-discours et une histoire-chronique. Sous la Restauration apparaît en Guizot un véritable chef de l’histoire-discours, en Barante un chef de l’histoire-chronique, en Augustin Thierry un grand agent de liaison de ces deux histoires.

Guizot.
Calviniste nîmois, chassé de France à six ans par la Révolution qui a guillotiné son père, Guizot fit toutes ses études dans la ville du refuge, Genève. Écrivain dès l’adolescence (il devait vivre, et l’on vécut dans sa famille la plume aux doigts) il portait dès 1808 dans la littérature le pur esprit de Mme  de Staël, et il était parti pour une carrière staélienne de critique littéraire européen, quand, en 1812, Royer-Collard lui proposa de lui faire donner par Fontanes la suppléance de Lacretelle dans la chaire d’histoire de la Sorbonne. « Mais je ne sais pas l’histoire, dit le jeune homme. — Justement, répondit M. Royer, vous l’apprendrez en l’enseignant ». C’est ce qu’il fit, et on le vit bien. Ce fut de l’histoire, comme on le remarquait encore en 1828, « sans faits, sans dates, sans noms ». Et Royer-Collard qui contrôla toujours avec une clairvoyance terrible les disciples qu’il avait émancipés, disait plus tard du ministre ce qui était déjà vrai de l’historien : « Ce qu’il a appris le matin, il semble le savoir de toute éternité ».

Seulement, il ne faut pas oublier que Guizot se levait très matin, et qu’il savait beaucoup. Il n’apprit pas seulement l’histoire en l’enseignant, mais en lisant un nombre considérable de textes historiques, et surtout de mémoires, en dirigeant chez les libraires les grandes collections où ces textes étaient publiés et traduits. C’est appuyé sur des fondements solides que, par ses deux séries de cours, ceux de 1820 et ceux de 1828, il installe dans l’histoire une date, un acte, une œuvre.

Une date. Il a fait descendre dans l’histoire générale cet art et ce système staéliens des Considérations, qui ne sont autre chose que le principe de l’intelligibilité des faits, des catégories de l’esprit appliquées au divers de la durée historique. Ainsi faisait en Allemagne, à la même époque, Hegel, avec plus de génie créateur, mais avec un moindre sens du réel. L’Histoire du système représentatif, les Essais sur l’Histoire de France, l’Histoire de la Civilisation en Europe, ce n’est pas, comme la Philosophie de l’Histoire de Hegel, l’histoire de l’Idée, mais c’est l’animation et le classement de l’histoire par quelques grandes idées, celle de la féodalité, celle du gouvernement représentatif, celle de la classe moyenne, celle de l’équilibre entre les poussées de l’association et de la liberté. Il y a encore, à l’Académie des Sciences Morales, une Section de l’Histoire Générale et Philosophique. Nous ne savons plus guère ce que c’est. Mais si Guizot, dans cette chaire de la Sorbonne qu’il occupe, avec des interruptions dues à la politique, de 1812 à 1830, n’a pas créé le mot, il a donné l’exemple de la chose, il l’a établie avec une véritable puissance d’institution.

Un acte. Homme politique, Guizot n’a pas séparé l’histoire du passé qu’on expose, et l’histoire à vivre, à faire, à continuer. Il a demandé à l’histoire des instructions pour le présent. Comme il y avait la Doctrine du trône et de l’autel, il y eut pour lui la doctrine de la chaire et du pouvoir. Quand la chaire lui manqua, le divan des doctrinaires le suppléa, Royer-Collard au milieu, Guizot et les Broglie à côté de lui. Les Doctrinaires ont une doctrine de gouvernement fondée sur une certaine conception très sérieuse de la nature humaine, où le jansénisme de Royer s’accorde avec le calvinisme de Guizot et la religiosité de Necker, — sur une certaine idée de l’histoire de France, conçue comme une marche vers un libéralisme éclairé, surveillé, — sur une sympathie admirative pour les institutions anglaises, une fidélité genevoise à une sorte de doublet anglo-français de la sagesse politique. La révolution de Juillet, conçue strictement comme un 1688 français, fournira le couronnement, la confirmation puis la maison mère de ces vues. La Révolution de 1848, comme en 1877 le 16 mai, révéleront un malentendu entre ce groupe et le pays, rendront sensible dans ces idées une part étrangère, moitié d’outre-Jura et moitié d’outre-Manche, et que le Français moyen n’assimile pas.

Une œuvre. Si les Leçons du grand doctrinaire ont vieilli, c’est qu’elles ont été absorbées, assimilées dans ce qu’elles avaient d’assimilable. Mais il peut rester de lui cette grande Histoire de la Révolution d’Angleterre commencée en 1827, quand l’actualité lui désignait le mieux ce sujet (qu’il préparait d’ailleurs depuis plusieurs années par les traductions des Mémoires anglais de cette époque) et qu’il n’acheva qu’après 1848. D’une belle intelligence politique, elle abonde en narrations fortement déroulées, en grandes scènes à la manière classique. De Thou s’y trouverait de plain-pied.

L’Histoire
pittoresque
.
C’est qu’entre-temps Augustin Thierry et Prosper de Barante avaient fait lire et applaudir une histoire qui était au livre à la mode, le roman, ce que l’histoire oratoire et philosophique était à la chaire. Marchangy et le genre troubadour avaient mis les récits du moyen âge à la mode. Entre ces récits romancés et l’histoire critique, Barante et Thierry créèrent l’histoire pittoresque par tableaux, narrations, portraits, qui n’était pas romancée puisque les chroniques en fournissaient tous les éléments, et qui offrait, par un style évocateur, au lecteur et surtout à la lectrice, un agrément sans fiction, égal à celui qu’on trouvait dans la lecture de Walter Scott.
Barante.
Dans l’Histoire des Ducs de Bourgogne dont le premier volume parut en 1814, le dernier en 1826, Barante avait trouvé un sujet privilégié. C’est une riche et pittoresque époque que celle des quatre ducs de la maison de Valois, et presque toute leur histoire tient dans quatre chroniqueurs, Froissart, Chastellain, Monstrelet, Comines, qu’il a suffi à Barante d’arranger en beau français. L’œuvre se lit encore avec plaisir, et l’on n’y trouve guère d’erreurs qui ne soient déjà dans les chroniqueurs. Son principal inconvénient c’est qu’insuffisant pour remplacer une histoire des Ducs écrite d’une manière critique d’après les monographies et les documents, le mérite de celle de Barante ait été suffisant pour empêcher cette histoire de naître.
Augustin Thierry.
L’historien le plus célèbre de son temps a été Augustin Thierry. Il a mérité cette célébrité par la solidité et l’éclat de son style, qui sont d’un disciple de Chateaubriand, par l’intérêt dramatique de sa narration, qui est d’un rival de Walter Scott, par son idée philosophique de l’histoire moderne, qui est d’un contemporain de Guizot, par une pitié populaire généreuse et pathétique pour les souffrants, qui est d’un précurseur de Michelet. Et ce sont là beaucoup de grands noms, après chacun desquels il n’est que le second. Second aussi dans le temps après Barante, puisque la Conquête de l’Angleterre commence en 1825, un an après les Ducs de Bourgogne. Thierry est resté longtemps populaire dans l’enseignement comme maître d’une narration historique décorative dont on trouve encore l’influence dans Salammbô. Mais on ne le lit plus et on n’a pas tort. L’Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands a été ruinée de la base au faîte par les progrès de la critique. La base c’est l’explication de l’histoire moderne par la guerre des races, par l’assujettissement séculaire d’une race par une autre, les révolutions locales et générales qui affranchissent la race esclave, tout ce roman de Boulainvilliers auquel croyait encore Guizot, et auquel Fustel de Coulanges a mis fin. Le faîte, ce sont ces beaux frontons ou métopes narratifs qu’on peut extraire de cette ruine pour les musées de style que sont les morceaux choisis : le mythe de l’Histoire de Jacques Bonhomme, l’Histoire de la commune de Vézelay, les Récits des Temps Mérovingiens.
L’Histoire de la Révolution.
Il est un point par où se ressemblent ces trois historiens : leur attention reste fixée sur le présent : l’histoire du passé est ou sera une introduction utilitaire, et utilisée, à l’histoire qu’ils sont appelés à vivre comme hommes d’État ou comme réformateurs. Les cours historiques de Guizot sont une introduction à l’ordre nouveau institué par la Révolution Française, sa Révolution d’Angleterre une introduction au régime de 1830. Ce n’est pas le cas de l’Histoire des Ducs, mais Barante, homme d’État doctrinaire, achèvera sa carrière d’historien par une Histoire de la Convention et une Histoire du Directoire, médiocres produits de vieillesse. Le saint-simonien Thierry a été amené à se faire l’historien de races opprimées par le même élan qui le poussait vers les réformateurs sociaux. Le niveau de base de l’histoire, à cette époque, c’est la Révolution Française, comme c’était pour Hérodote l’histoire de la guerre des Grecs et des Barbares. À cette histoire, la génération de 1820 est déléguée de manière particulière. C’est le cas de Mignet, de Thiers et de Michelet, l’historien d’Institut, l’historien homme d’État, l’historien professeur et prophète.
Mignet et Thiers.
Les deux amis d’Aix, Mignet et Thiers, étaient venus a la conquête de Paris sans autre idée préconçue que la volonté d’arriver. Avant la trentaine ils avaient écrit chacun une Histoire de la Révolution et toutes deux eurent du succès parce qu’ils la racontaient sans parti-pris, ce qui leur valut d’être traités de fatalistes, et parce que l’une des deux, celle de Mignet, resta pendant vingt ans le précis le meilleur et le plus sûr. Toutes deux sont aujourd’hui déclassées.

Il n’en va pas de même de l’Histoire du Consulat et de l’Empire que Thiers, éloigné du pouvoir, commença à publier en 1840, et qu’il mit près de vingt ans à écrire. Elle fut pendant un demi-siècle l’œuvre historique la plus célèbre de la France, le rayon indispensable de toute bibliothèque sérieuse, l’école des hommes d’État. Un soldat de Napoléon, le général de Pelleport, rédigeant au début du second Empire ses mémoires, écrivait : « L’un des grands regrets que je puisse éprouver aujourd’hui, c’est de penser qu’il me faudra peut-être mourir sans avoir lu dans Thiers l’histoire de notre immortelle campagne de Russie. Seul en effet, l’historien véritable et sérieux des armées de la Révolution et de l’Empire saura rapporter d’une manière complète et impartiale, et sans tomber dans le roman, cette grande phase de nos victoires et de nos revers. Que pouvons-nous raconter, nous autres acteurs partiels de ce long drame ? »

Quand Thiers entra, en 1863, au corps législatif comme député de l’opposition, le message de l’Empereur aux Chambres le salua comme « notre grand historien national ». Et après 1870 une partie de son prestige souverain lui vint de sa grande œuvre historique. Cette gloire ne s’est pas maintenue. On l’a décrété ennuyeux et poncif. Des études de détail l’ont ruiné sur bien des points. Et l’on a épuisé sur son style sans éclat ni ligne le vocabulaire du mépris.

Ce décri est injuste. Comme tableau d’un règne, l’histoire de Thiers n’a pas été remplacée. Ni surtout comme histoire de l’État par un homme d’État. Thiers avait dix-huit ans en 1815. Il a connu familièrement les hommes du premier Empire. Une partie de ces hommes formaient les cadres, dont il était, de la Monarchie de Juillet. Il a eu l’accès d’une immense documentation écrite et orale. Il a abusé des récits de bataille, mais ce sont les civils qui se moquent de ses récits et non les militaires. En ce qui concerne le gouvernement et la politique de l’Empereur, Thiers n’est pas un historien en chambre : il sait ce que sont les affaires, la diplomatie, l’administration, les bureaux. La clarté qu’il répand sur son sujet ressemble à la clarté que répandaient ses discours, et si c’est une clarté destinée aux ignorants, ce n’est pas une clarté d’ignorant. On peut sourire des gens qui aujourd’hui diraient n’avoir rien à apprendre dans Thiers. L’Histoire du Consulat et de l’Empire a vieilli en somme dans la même mesure que l’ouvrage de Sorel : c’est un vieillissement historique normal, qui ne saurait en détourner le lecteur intelligent. Quand on pense que l’œuvre napoléonienne de Frédéric Masson avait détrôné de son rayon de bibliothèque l’histoire de Thiers pour les générations d’avant-guerre, on n’est plus tellement fier de leur appartenir.

Thiers tout de même a manqué remarquablement de génie. Dans cette équipe des trois historiens nés, les deux Aixois en 1796 et 1797, le Parisien en 1798, tout le génie est allé à ce dernier, Michelet.

Michelet.
Il y a une mission particulière à cette époque, tant en France qu’en Allemagne, et dont Michelet semble particulièrement le délégué : elle consiste à penser l’histoire comme un absolu, à sentir et à exprimer une mystique de l’histoire. C’est en cela que Vico, mieux que Hégel, lui servit de révélateur. Michelet s’était d’abord connu la vocation philosophique, et toujours il se connut et on le reconnut comme un artiste. Un art de ressusciter le passé, une philosophie de l’humanité en tant qu’elle dure, une mystique des peuples qui se créent et qui créent, c’est avec ces forces, ces divinités à lui, que la personne de Michelet a coïncidé et vibré. Quand on parle d’une page de Michelet, on lui donne généralement l’épithète d’émouvante. Nous l’accorderons sans discuter à celles qu’il a écrites sur les archives dont il était fonctionnaire, et qui auraient selon lui nourri son histoire de France. Mais il est fâcheux que cette histoire commence ainsi par une illusion de Michelet sur lui-même et sur l’objet de l’histoire, cette mystique par une mystification. Le bon sens nous indique en effet que toute histoire de France générale suppose des monographies de détail, et qu’elle ne s’écrit que de seconde main. Une histoire de France écrite convenablement d’après les sources demanderait une centaine de vies d’hommes. Ce mystique vit comme tous les mystiques dans le monde des intuitions. En matière d’histoire le terme d’intuition semblerait avoir été créé et mis au monde pour lui. L’Histoire de France et l’Histoire de la Révolution Française n’ont presque rien d’un récit tenu, contenu, continent, maître de lui et qui travaille à éclairer le lecteur. Ils supposent connue l’histoire qu’ils racontent. Alors se succèdent en paragraphes brefs, en sensations fortes, en indignations, en enthousiasmes, en images, en lignes de feu, en gerbes d’étoiles, les visions et les réflexions de Michelet. Quoiqu’il en ait dit, son histoire n’est pas une résurrection : c’est un paysage sous une fulguration d’éclairs, Ce climat ne convient pas à tous les nerfs.

Guizot n’a évidemment pas le génie de Michelet. Mais qui ne connaît rien de l’histoire des Révolutions anglaise et française sortira de la lecture de Guizot avec des idées nettes et des données précises sur la première, de la lecture de Michelet avec un intérêt passionné pour la seconde, des clartés confuses, et le désir d’en chercher l’histoire ailleurs.

Un Bossuet républicain.
Un Professeur à l’École Normale, à la Sorbonne, au Collège de France, professeur aussi des petites-filles de Charles X et des filles de Louis-Philippe, Michelet s’est voulu quelque chose de plus : l’instituteur du peuple. Ce général en chef de l’Université aspirait à la médaille militaire. Il l’a obtenue. On peut comparer cette carrière à celle de l’homme qui, dans le siècle le plus détesté de Michelet, a le plus exactement réalisé l’antithèse de Michelet : Bossuet. Michelet est du peuple aussi volontairement que Bossuet est d’Église. Le plan du monument historique de Michelet ressemble au plan du monument historique de Bossuet : une histoire universelle écrite en bien des fragments et à bien des époques (soit la Bible de l’Humanité, qui est un Discours anti-Bossuet, l’Histoire Romaine, l’Histoire de France et les Précis) généralement à la suite d’un enseignement et dans l’esprit d’un enseignement, puis, branche transversale du monument, l’Histoire de la Révolution et les livres connexes, qui sont, comme l’Histoire des Variations de Bossuet, le livre de bataille, le livre de la défense d’une foi, le livre d’histoire propagande. Les deux hommes qui, à tort ou à raison, sont considérés non comme nos plus grands historiens, mais comme nos plus grands artistes classiques de l’histoire, sont amenés à bâtir dissemblablement sur un semblable dessein. La métaphore de distribution de prix selon laquelle chaque petit Français, dauphin du suffrage universel, est, dans une République, l’objet des mêmes soins d’éducation que l’héritier de la couronne au temps de Bossuet ne va évidemment pas sans comique. Mais on la prendra au sérieux dans la mesure où Michelet est là, dans la mesure où ce fils d’imprimeur, ce Parisien qui se voulut du peuple, qui fut peuple de tête et de cœur plutôt que de fait, a institué une histoire dont les peuples sont les héros, a agi sur des milliers de sensibilités, a eu non seulement des auditeurs, augustes ou non, comme en avait Bossuet, mais des disciples, a créé un courant, subsistant encore, de foi et d’enthousiasme. À la différence de Guizot, de Macaulay, de Tocqueville et de Renan, Michelet n’est que peu ou point entré dans leur République européenne des esprits. Il n’en a que plus d’importance dans leur République française, même dans la République française tout court. On ne comprend pas l’histoire du radicalisme, c’est-à-dire du seul parti républicain permanent, ni la mystique de la marche à gauche, sans une référence constante à Michelet ; il a été l’éducateur des républicains qui avaient vingt ans en 1870, et qui, durant toute l’entre-deux guerres, ont gardé sa température, ses enthousiasmes, ses limites, ses affirmations, et ses négations.
Un artiste romantique.
C’est moins à la nature de sa mystique qu’à ses qualités extraordinaires d’artiste que Michelet doit son rayonnement. Son histoire naît et se développe en même temps que cette grande peinture romantique d’histoire qui disparaît à peu près dès la fin du XIXe siècle. Taine l’a comparé à Gustave Doré. Et il est vrai que, comme Doré les grands livres de l’humanité, il en a illustré romantiquement les annales. Mais Doré fut un météore sans lendemain. Le style, la phrase et l’art de Michelet eurent, comme sa prédication historique, de grands lendemains. Au XIXe siècle l’existence, l’action d’un Péguy justifient encore Michelet.

Il n’est pas seulement le grand animateur de l’histoire. Il en est le grand vivant. On ne connaîtra vraiment ce grand vivant, avec ses dessous ardents, sa géologie charnelle, que le jour où son immense Journal sortira des archives et du secret. La personne de Michelet apparaîtra. Mais pour le moment il reste celui, qui, ayant écrit : « La France est une personne », a réalisé mystiquement ce mot.

Il l’a pensée et vécue comme une personne dans son corps, dans sa durée et dans son âme. Dans son corps ; c’est le Tableau géographique qui sert d’introduction au deuxième volume. Dans sa durée : c’est l’histoire de France. Dans son âme : c’est le Michelet messianique. D’aucun écrivain moins que de Michelet, on ne dirait qu’il a laissé l’idée et l’être de la France tels qu’il les a trouvés.

Le Tableau de la France.
Le Tableau de la France répond à la définition baconienne de l’art : l’homme ajouté à la nature. Le Tableau, c’est la France conçue comme une œuvre d’art, et exprimée par une œuvre d’art. Pour comprendre à quel point Michelet vient ici le premier, il suffit de comparer le Tableau de 1833 aux divers « Éloges de la France », plus ou moins inspirés de l’Éloge de l’Italie, des Géorgiques. Rien entre l’un et l’autre.

Le Tableau a créé une habitude et un style de liaisons entre l’homme de génie et la terre qui l’a produit. Évidemment, rien n’est plus discutable que tant de rapprochements hâtifs et forcés qui y abondent et, dans un voyage à travers la France, Michelet ne laisse pas de rencontrer, comme son ennemi l’Anglais, la rousse acariâtre qui le fait généraliser sur une province. Voyez : « Même esprit critique en Franche-Comté ; ainsi Guillaume de Saint-Amour, l’adversaire du mysticisme des ordres Mendiants, le grammairien d’Olivet, etc… Si nous voulions citer quelques-uns des plus distingués de nos contemporains, nous pourrions nommer MM. Charles Nodier : Jouffroy et Droz. » Mais ces hypothèses, ces fantaisies, donnent le branle. Supposer de l’ordre, un ordre, entre des choses qui ne se précèdent ni ne se suivent naturellement, c’est souvent préparer les voies d’une science.

Cependant ce n’est pas à une science que le Tableau prépare les voies, c’est à des « vérités littéraires, c’est-à-dire vagues » (le mot est de Taine lui-même), celles dont Taine fera une des armatures de sa critique. Laissant le « moment » à l’Histoire, le Tableau crée une composition de la « race » et du « milieu ».

Le tableau de la Champagne, dans La Fontaine et ses Fables, l’un des morceaux les plus brillants et les plus lus qu’ait écrits Taine, sorte d’introduction littéraire à sa méthode, vient authentiquement de l’école de Michelet. Pareillement le Tableau, par l’intermédiaire de la Champagne de Taine, a engendré plus ou moins la Lorraine de Barrès. Quand Lavisse mettait très haut les pages sur la Lorraine, dans Un Homme libre, et y voyait un grand morceau de psychologie historique, c’était un peu parce que Lavisse reconnaissait ici la graine de Michelet, la progéniture de ce Tableau dont lui aussi avait subi si fort le rayonnement. Cela même qui, avec Lavisse avait passé dans l’œuvre des professeurs, produit, par Barrès, une immense postérité, toute littéraire, dont nous sommes.

Un tableau de l’œuvre de Michelet devrait être écrit comme le Tableau de la France lui-même, avec la même vue de complexité, le même voyage à la découverte dans une œuvre immense où il peut y avoir des parties irritantes, ou absurdes, mais où, pas plus que dans l’œuvre de Victor Hugo, il n’y a de parties mortes. La Bible de l’Humanité ne nous donne-t-elle pas l’idée d’une immense critique humaine, à la fois littéraire et historique, qui eût été à celle de Sainte-Beuve ce que la chaîne des Alpes est à la ligne de coteaux modérés ? On lit peu ce que Michelet a commencé de l’Histoire du XIXe siècle. Et pourtant quel livre révélateur que les Origines des Bonaparte ! Au-dessus il y a ces Origines du Droit Français qui sont comme le Mont-Beuvray de l’Histoire de France. Il existe certes un Michelet délirant, celui des Jésuites, de la Sorcière, de la Femme. Mais la tétralogie de la Mer, de la Montagne, de l’Oiseau et de l’Insecte abonde en pages miraculeuses. Il importe qu’elle ait été écrite par un historien, que la liaison de l’histoire de la nature et de l’histoire de l’homme ait été faite et sentie par un tel poète. Comme celle de Hugo et de Balzac, l’œuvre de Michelet reste un climat, un élément et un aliment, où l’on voyage moins qu’on n’y va pour se renouveler ou s’imprégner, comme à la montagne ou à la mer.

Quinet.
Né cinq ans après Michelet, Edgar Quinet a fait, à partir de 1840, équipe avec lui, et l’on vit en eux les deux champions de la lutte laïque contre ce qu’on appela alors les Jésuites après l’avoir appelé quinze ans plus tôt la Congrégation. Au contraire de Michelet, Quinet ne trouva jamais la forme dans laquelle il pût faire durer les idées généreuses, neuves, créatrices, qui abondaient en lui. Bien que l’épopée en prose dialoguée d’Ahasvérus, symbole de l’humanité en marche, ait été son œuvre la plus célèbre, il y a échoué autant que dans ses épopées en vers. Son grand ouvrage sur la Révolution — philosophie plutôt qu’histoire, exerça une grande influence sur les fondateurs de la Troisième République. Mieux que dans l’œuvre de Michelet, on a pu trouver chez lui tous les éléments d’une philosophie républicaine. Ses idées sont passées dans les faits : c’est la plus honorable des raisons pour lesquelles on ne lit plus ses livres.
1848.
À la veille de la Révolution de 1848, les Histoires de la Révolution Française sont réclamées et dévorées par tout un public. C’est pourquoi Michelet interrompt son Histoire de France après Louis XI pour commencer à publier celle de la Révolution dont le premier volume paraît en 1847. Mais la même année, et d’un seul coup, sortent les huit volumes de l’Histoire des Girondins de Lamartine. Aucun autre livre d’histoire n’a connu ce succès immédiat, en coup de tonnerre. Il y a deux manières de juger l’Histoire des Girondins. Comme livre d’histoire, et alors son existence égale rigoureusement zéro. Ou bien comme intelligence et réalité de la Révolution qui continue, ou qui recommence. Et alors elle reste un livre considérable. Tocqueville, en 1848, était frappé de voir le peuple et les personnages politiques jouer les scènes de la Révolution comme des acteurs jouent la tragédie qu’ils ont apprise. L’Histoire des Girondins ce sont les rôles, la « brochure » comme ou dit au théâtre, de cette tragédie. À ce point de vue, elle fut « dynamique » comme les Provinciales. Si peu d’illusions que nous ayons sur sa valeur historique, elle reste un livre entraînant, elle appartient à ce flot infini d’éloquence que Lamartine avait laissé couler de la tribune. Dans ce foisonnement de formules, d’images et de portraits, aussi fréquemment que dans Michelet, on tombe sur des phrases ou des pages qu’a éclairées le passage du génie : « Je ne pense pas, mes idées pensent pour moi ». À ses risques et périls elles ont aussi raconté l’histoire pour lui, en attendant de la faire avec lui, et quoique aucun des deux métiers ne fût le leur.

La même année 1847, commençait à paraître la troisième des Histoires qui appelaient si impérieusement une nouvelle révolution, celle de Louis Blanc, auteur déjà du long pamphlet qu’était l’Histoire de dix Ans. L’Histoire des Girondins n’est pas girondine, mais l’Histoire de la Révolution de Blanc est absolument montagnarde : elle avance comme une marche à la montagne, d’une ardente conviction, d’un grand style, mais déclamatoire et démodé. De cette histoire, et de toute une littérature de gauche et d’extrême gauche, parmi laquelle il faudrait citer le Napoléon anti-bonapartiste de Lanfrey, sortent plus ou moins en filets souterrains, des sources pérennes d’idéalisme et de mystique républicains, qui reparaîtront à la lumière vingt ans après 1848, donneront sa mystique au radicalisme de la Troisième République.

XVI
SAINTE-BEUVE
Les trois grands noms
du siècle
.
Il n’est pas exagéré de penser que Sainte-Beuve a passé dans la critique comme Victor Hugo dans la poésie, et comme Balzac dans le roman, qu’il y occupe la même place éminente, qu’il a apporté dans son secteur littéraire une révélation du même ordre. On remarquera que Hugo, Balzac, Sainte-Beuve, sont au XIXe siècle, les trois rayons de bibliothèque qui tiennent en masse, forment bloc, en files, dont le temps n’a encore que peu abattu. On s’en étonnera d’autant plus, en ce qui concerne Sainte-Beuve, que les quatre cinquièmes de son œuvre sont de la copie de journaliste, soit le plus momentané et le plus fragile des genres ; seul de tous les journalistes, il a duré.

C’est qu’il n’est journaliste que comme Molière était acteur, — mais critique comme Molière était auteur. Il a rempli une moitié du champ de la critique, comme Molière a rempli une moitié du champ du théâtre. De cette moitié il a possédé toute la technique. Il l’a vécue dans son relief, ses problèmes — et comme les autres parties de la critique, critique des vivants, critique dramatique, n’ont pas eu leur Sainte-Beuve, il est resté le prince incontesté de son genre. La critique littéraire est devenue le jardin de Sainte-Beuve, comme le Théâtre Français est la Maison de Molière.

Formation romantique.
Son pacte avec la durée commence de bonne heure. Il appartient a la puissante génération où la précocité est ordinaire. Il a fait sous les meilleurs maîtres de Paris des études françaises, latines et grecques singulièrement solides. À vingt-trois ans il publie un livre de critique qui est d’un maître, où il fixe des valeurs qui n’ont pas bougé : le Tableau de la Poésie au XVIe siècle. D’autre part, quand il meurt, à soixante-quatre ans, il est demeuré un étudiant, il vient de prendre sa dernière leçon, et d’expliquer de l’Homère avec son professeur de grec, l’Épirote Pantassidés. Il emploie toujours à chacun de ses articles six jours pleins de travail pour satisfaire un autre maître plus exigeant, qui est lui-même. Clemenceau, débutant comme premier ministre, fut un jour interrompu à la Chambre par un imbécile qui lui dit : « Nous ne sommes pas à l’école — Je suis toujours à l’école, répondit le vieillard : j’y étais hier encore en écoutant mon adversaire, M. Jaurès ». Sainte-Beuve était de cette race. Et pourtant, comme M. Jourdain, à l’école, il regrettait de n’y avoir pas encore assez été. Dans les beaux articles où il transmet ses pouvoirs à la « jeune critique » — c’est Taine qu’il désigne par là — il l’envie d’avoir pu se donner un fond épais de connaissances philosophiques et scientifiques, dans un couvent laïque, à l’âge où lui, vivant dans le monde, courait, faisait l’article.

Ce qu’il a acquis ces années-là, est pourtant bien plus fécond, plus vivant, mieux doué de vitamines, que cet acquis des grands normaliens. Il fait campagne, vers 1830, dans une jeune école, parmi les généraux de vingt-cinq ans de cette armée de la Révolution romantique : campagne dans la poésie, campagne dans le roman, campagne dans l’amour. Les amours de Sainte-Beuve et d’Adèle Hugo l’ont marqué, et ont marqué dans la littérature, presque aussi fortement que les amours de Venise qu’a connues Musset, ou celles de Balzac et de Mme  de Berny.

Plus loin, elles ont marqué dans la critique, dans le génie et dans les dessous de l’esprit critique en France. De Hugo à lui, Sainte-Beuve a senti ce que c’est que l’inégalité entre les êtres, quelle est la différence du lion au renard, et ce que le Connais-toi ! de l’esprit critique lui commandait d’abdiquer, et quelles compensations, quels bonheurs furtifs l’intelligence lui réservait, et le dualisme éternel des natures littéraires, le débat de Neptune et de Minerve au fronton de l’éternel Parthénon.

Le Barrès de l’Homme libre parlait avec colère de ceux qui veulent sacrifier la jeunesse de Sainte-Beuve à la maturité du lundiste. Sainte-Beuve l’eût approuvé. Il se résigna mal à la vocation et à la gloire solide dans lesquelles il fut précipité par une fortune qui ne l’avait pas consulté. Il souffrit de n’être que le délégué du public auprès des maîtres, de ne pas se sentir maître et créateur. Il éprouva assez peu par le dedans la portée et la force de sa critique créatrice. Il connut plutôt cette faculté critique à l’état de refoulements : refoulements d’un poète, d’un romancier, d’un moraliste.

Trois refoulements.
D’un poète. Il avait senti et trouvé comme poète une des notes les plus originales du mouvement de 1830 : la poésie intime et populaire, le journal des émotions d’un jeune plébéien délicat, souffreteux et humilié, moins « Werther carabin et jacobin » comme disait Guizot, que Julien Sorel lettré qui allait bientôt chercher en Mme Victor Hugo une Mme de Rénal : chronique de 1830 ! Les Poésies de Joseph Delorme, auxquelles sont jointes des Pensées en prose d’une merveilleuse finesse, méritent de rester chères à une certaine jeunesse, donnent raison à Barrès. Le Livre d’Amour, autre journal, celui de son amour pour Adèle Hugo, va plus loin encore que Joseph Delorme. Mais dans les Consolations et les Pensées d’Août, le style en copeaux et rocaille de son vers martelé sans harmonie rebuta décidément. Sainte-Beuve parlait mal la langue poétique de son temps, manquait d’oreille ; Lamartine, Hugo, Musset le condamnaient automatiquement à l’échec.

D’un romancier. Volupté est le roman d’un Obermann cultivé et parisien, et surtout d’un critique, d’un témoin, d’un frôleur, d’un voluptueux d’épiderme, qui rôde indéfiniment autour des demeures, des amours, des énergies, de l’action et de la vie où il n’entrera pas. Son poids de vie intérieure vaudra toujours à ce livre, dans chaque génération, quelques douzaines de fervents (le côté d’Amiel). Le style est d’une harmonie composite et travaillée, de même que celui des vers de Sainte-Beuve, mais en prose il trouve la voie libre, et neuve. Nous ne nous étonnons pas qu’Amaury se fasse prêtre en 1830, comme il serait entré à Port-Royal en 1650. Sainte-Beuve serait le plus « clérical » des grands écrivains du XIXe siècle, si Renan n’existait pas. Il entre chez les auteurs comme il a pu pénétrer dans le cœur des femmes, par son génie de confesseur.

Plus que de poète et de romancier, sa vocation, à laquelle la critique le ramène par un détour, est d’un moraliste. Il se connaît lui-même de la substance dont sont faits les grands moralistes français, de Montaigne à Chamfort. La grandeur de sa critique, moins qu’au poète mort jeune, tient à cette tradition du moraliste venu de loin, et qui va loin. Voilà le sel antique, autochtone, qui a fait incorruptible cette critique hebdomadaire, et qu’on trouve à l’état natif dans les blocs de tant de Pensées, depuis celles de Joseph Delorme jusqu’à celles des Cahiers. Autant et plus qu’une vue sur la littérature, qu’une enquête sur les auteurs, la critique de Sainte-Beuve doit être tenue pour une enquête sur l’homme et sur les femmes, et sur lui-même, et sur les autres, et sur les natures d’esprits, et sur l’esprit de la nature humaine. Tout le contenu humain des lettres françaises aboutit à cet humanisme, comme le monde des sons, des mots et des rythmes aboutit à Victor Hugo. Le moraliste en Sainte-Beuve est encore supérieur au critique : celui-ci s’est souvent trompé, celui-là non.

La critique des vivants.
Plus encore que les auteurs il a connu les hommes, plus encore que les hommes, l’homme. Mais lui ? Sans doute, et surtout dans son roman, mais en somme guère plus que ne le permet la nature humaine moyenne, qui nous constitue, comme avocat et rarement comme juge de nous-mêmes. Il a eu des juges, et de son vivant, et durs. La postérité a été souvent plus dure. Il a mis sous le masque de jugements, des haines. Qu’il ait été méchant, envieux, hypocrite, c’est certain. Cependant s’il a écrit parfois sur ses contemporains, sur ses confrères de l’Académie surtout, dans sa littérature secrète, le contraire de ce qu’il écrivait dans sa littérature publique, demandons-nous d’abord si nous voudrions que cette littérature secrète fût supprimée, et posons-nous ensuite le problème délicat de la critique des vivants, qui n’était pas plus résolu au temps de Sainte-Beuve qu’il ne l’est aujourd’hui.

De la critique des vivants, lui-même a dit, quand il était jeune, que c’était la partie la plus difficile et la plus noble du métier. Une partie, aussi, dans le sens de jeu. Comment a-t-il joué cette partie ?

Laissons de côté la littérature dramatique, dont il ne s’est pas occupé, sinon pour étudier en moraliste les classiques du XVIIe siècle. Il sentait dans ce monde joué un monde différent du monde de l’écrit, et qui relevait d’une autre optique, il refusait les servitudes sans grandeurs du métier que pratiquait Janin. Et puis le théâtre en tant que théâtre ne l’intéressait pas, bien qu’il y allât une fois par semaine. Il eût été, au XVIIe siècle, pour Nicole contre Racine, pour Bossuet contre Molière.

Mais la critique des poètes ? Lui-même est poète original, son Tableau de la Poésie au XVIe siècle représente une somme considérable de découvertes et d’intuitions poétiques. Cependant, en 1842, dans l’article dépourvu d’urgence sur Mademoiselle Bertin, il s’efforce de classer les poètes de son temps. Il distingue : 1° Le groupe hors ligne ; 2° le groupe de ceux « qui n’ont pas été au bout de leurs promesses et qu’aussi la gloire publique n’a pas consacrés » ; 3° Le vulgaire. Or, de la première classe, il n’y en a que trois : Lamartine, Hugo et Béranger. Musset n’appartient qu’à la deuxième, et Vigny n’est pas nommé, à plus forte raison Gautier. Gautier se confessait un jour : « Dire que j’ai cru à Pétrus ! » Il était excellent d’avoir cru quelques années à Pétrus Borel : il est bien grave d’avoir cru toute sa vie à Béranger. Sainte-Beuve n’a jamais, dans toute son œuvre, cité le nom de Gérard de Nerval qu’une fois, en écrivant le verbe ronsardiser ; et en ajoutant : « comme disait l’aimable Gérard de Nerval ». Il a salué les débuts de Banville, mais il a refusé d’écrire un article sur Baudelaire. Il a rendu justice à Marceline Desbordes-Valmore, mais d’abord parmi des Tastu et des Blanchecotte.

Il est encore plus grave qu’il ait passé à travers le roman, qu’il ait vu de très haut Balzac et Stendhal, comme des fabricants qui ne sont pas de son monde littéraire. Il a mieux parlé de Flaubert et de Fromentin. Mais enfin il ne lui est jamais arrivé de précéder, d’appeler de loin l’opinion. Ajoutons qu’il est de l’Académie en 1844, cinq ans avant les Lundis. Or l’Académie est une place déplorable pour la critique des contemporains. La règle de la maison l’oblige à ne parler de ses confrères qu’avec componction : il loue la poésie de Pierre Lebrun qui a son article dans les Lundis, descend à Viennet. Et qu’on lise dans les Lundis l’article triste ou plutôt le triste article sur la Poésie et les poètes en 1852

Mais il ne faut pas surfaire la gravité de ces erreurs, limites ou petitesses. Même quand il est injuste envers les hommes ou qu’il se trompe sur les valeurs, Sainte-Beuve reste un grand critique, moins d’idées que de pensées : « Où classer, écrit-il, un écrivain chez qui on est sûr de ne rencontrer jamais ni la pensée élevée, ni la pensée délicate, ni la pensée judicieuse ? » Il est le critique des fauteurs qui sont parce qu’ils pensent. En dire du mal, dans le pays de Descartes, porterait malheur. Il n’est pas souvent de mauvaise foi, et s’il se trompe il ne cherche guère à tromper. C’est tout de même gagner dans la connaissance de Hugo, de Lamartine, de Balzac, que de savoir comment et pourquoi ils sont antipathiques, pour une partie de leur génie, à de grandes natures littéraires. Même quand elle n’est ni juste ni judicieuse, il est rare que la critique de Sainte-Beuve sur ses contemporains manque d’un certain pouvoir éclairant. Quelle critique d’ailleurs si étroite, si inique soit-elle, qui ne pousse d’un côté ou d’un autre sa pointe de vérité, lorsqu’elle est aiguisée par la malveillance ? N’oublions pas non plus à quel point il avait souffert d’avoir pratiqué, étant jeune, la critique contraire, cette « critique des beautés » qui était devenue, autour de Hugo, une critique publicitaire. La page de Heine sur le sultan du Darfour et son crieur l’avait cruellement blessé. Il avait cette marque à effacer comme Vautrin, même au vitriol.

Les limites du jugement de Sainte-Beuve sont des limites naturelles et elles circonscrivent, comme celles de la France, un pays harmonieux. Le cas de Baudelaire, qui aurait dû être son poète, et à qui l’homme arrivé refusa son audience, reste exceptionnel. Le tragique, pour Sainte-Beuve, pour ce moraliste, cet analyste, ce grand classique, fut de vivre parmi des natures d’écrivains qui personnifiaient ses impossibilités. D’abord ceux qu’il appelait les forts de la halle, Hugo, Balzac, Dumas. « J’admire aussi très volontiers la puissance, mais il faut pour cela que je sente avoir affaire à la véritable puissance de l’esprit, et non à je ne sais quelle force purement robuste de santé et de tempérament. Lequel a plus de valeur, Gengis-Khan traînant à sa suite toutes les hordes de l’Asie, ou M. de Turenne à la tête de trente mille hommes ? » Ensuite les auteurs à cœur innombrable, les natures de sentiment, d’illusions et de charlatanerie, fils et filles de la femme, les impossibilités de l’intellectuel, Lamartine « le plus sublime et le plus charmant des sots », George Sand « un écho qui double la voix », Michelet « nature de cuistre qui fait le pimpant ». — Enfin les décoratifs et les oratoires, la surface sociale, la croûte littéraire, l’autorité officielle, les « régents » de 1830, Villemain, Guizot, Cousin. Deux natures d’esprit étaient de sa famille, celle des moralistes et du XVIIIe siècle : Stendhal, d’abord. Mais le sens de la province et celui du cosmopolitisme manquaient complètement à Sainte-Beuve, et cet académicien choisissait ses relations. Stendhal par son ton impertinent lui déplaisait autant que lui déplaisait Gautier par le souvenir du gilet rouge. Ensuite Mérimée, mais avec celui-ci il eût donné plus qu’il n’eût reçu : « Mérimée se retient trop : il est trop exempt par système, il l’est à la longue devenu par nature. » Sainte-Beuve reste, dans la société des esprits, un célibataire soupçonneux.

On peut maintenir qu’exception faite de coups de pouce volontaires et forcés qu’on retrouvera jusque dans les Lundis (par exemple avec l’article sur Fanny) Sainte-Beuve exprime avec justesse et finesse son goût, et le goût moyen des honnêtes gens, et d’eux seuls, au cours d’une et même de deux générations sur lesquelles il n’est ni très sensiblement en avance ni manifestement en retard. Il s’est rendu compte de bonne heure que la température tropicale du romantisme ne lui permettait pas de jouer auprès des chefs de file le rôle d’un Boileau. Mais dès le début il s’était entièrement abstenu devant les manifestations romantiques à la fois les plus éclatantes et les plus discutables : celles du théâtre. Le théâtre de Hugo et de Dumas, a été pour lui comme s’il n’était pas, et la bataille d’Hernani s’est livrée en dehors de son horizon. De la poésie romantique il n’a pas été un critique-prophète, mais un critique éclairé. Il a contribué à attirer Marceline Desbordes-Valmore au rang qu’elle devait occuper. Il a sonné la diane du romantisme avec le XVIe siècle. Il a sonné sa retraite en 1843 avec la Fontaine de Boileau. Dans la mesure où le romantisme peut se comparer à la révolution politique de 1830, il en a été le Guizot.

Cette génération a été la dernière qui, malgré des émeutes momentanées comme celles des ateliers et des Jeunes-France, ait comporté des ordres réguliers et solides, où le ton ait continué à être donné par la masse moyenne des honnêtes gens, ces honnêtes gens auxquels s’agrègent les romantiques quand leur entrée à l’Académie indique que l’école est assimilée. Sainte-Beuve se tient obstinément dans la littérature classée, dans ce quartier des gens bien chez qui il laisse, comme carte de visite d’une hospitalité de château, cette Fontaine de Boileau. Le salon de Mme  Récamier a pour lui plus d’importance que les cénacles, et le portera à l’Académie à quarante ans. De là un gauchissement très prononcé de sa critique. Non seulement le théâtre en est exclu, car le théâtre commande une pratique spéciale, où l’on doit prendre le tout venant et parler de tout le monde, où l’on ne choisit ni les auteurs, qui vous sont imposés, ni la salle, dont il faut comprendre l’optique. Mais encore une question considérable se pose après 1830, un Sphinx devant lequel Sainte-Beuve ne s’est point senti l’esprit, les forces et l’audace d’un Œdipe, le roman, qui bouleverse les hiérarchies consacrées, se pousse au premier plan, questionne et inquiète les honnêtes gens autant que les honnêtes femmes. Du côté du roman, ce suffrage universel de la littérature, Sainte-Beuve a trouvé ses limites comme Guizot du côté du peuple. Il n’a pas compris la révolution. Il n’a pas suivi. Il a dit de ce tiers état, avec méfiance : « Qu’est-ce que c’est ? » La critique des contemporains, chez Sainte-Beuve, c’est, en tout temps, la critique sans Balzac, et à partir de 1837, la critique sans Victor Hugo : horrible et large plaie que l’on fait à la pauvre haie. Mais qu’importe qu’elle soit sans Balzac, si elle est d’un autre Balzac, si elle est une Comédie Littéraire de la France ?

Une Comédie littéraire.
Sainte-Beuve est le seul critique qui ait eu le sentiment profond, et détaillé de ce qu’on appelait autrefois les mœurs, l’ethos littéraire. Il sait ce que c’est qu’un homme de lettres réussi, un homme de lettres manqué, et les grandeurs, et les misères de la littérature, et la société générale des lettres, et leurs sociétés particulières. Il a été le Montesquieu de leur République, et de cette Comédie littéraire que sont les Lundis, on tirerait un Esprit des Lettres plus souple et non moins riche que l’Esprit des Lois. Certes il a poussé plus loin que personne l’art du portrait littéraire. Mais au-dessus de cet art du portrait il y a l’art du mouvement entre ces portraits, et il y a la nature commune, opulente et pressée qui produit incessamment leurs modèles. Plus que les esprits, lui importent les familles d’esprits, et plus que les familles d’esprits l’esprit de la grande famille littéraire. Un Sainte-Beuve ne peut naître que dans un pays de littérature sociale, où non seulement la littérature est l’expression de la société, mais où elle forme une société spirituelle autonome, qui a sa perpétuité et ses lois.

Cette perpétuité et ces lois, un Nisard, un Taine, un Brunetière en ont le sentiment comme Sainte-Beuve. Mais Nisard les voit sous forme de canons, Taine de physiologie, Brunetière d’architecture, Sainte-Beuve de géographie.

Une géographie, c’est-à-dire un donné où la raison certes travaille, mais où l’expérience, la découverte, ont leur part, où rien n’était prévisible, où la nature n’a jamais agi logiquement, où elle propose ses hasards à l’homme qui y ajoute, qui les fixe ou qui s’y fixe. La critique consiste à épouser cette géographie, à la suivre, à la refléter en y collaborant. À vingt-cinq ans le Sainte-Beuve des Pensées de Joseph Delorme prévoyait et dessinait, dans une page où le cours de la critique est comparé au cours d’un fleuve, le Sainte-Beuve des Lundis.

Un géographe et un promeneur intelligent. En 1830 triomphait une critique de la chaire. Ce jeune bourgeois de Paris, ce célibataire du Quartier Latin, lui substitue peu à peu une critiqua pedestris, qui circule dans les lettres françaises comme le bourgeois dans sa ville, comme le poète Delorme dans cette banlieue qu’il découvre et dépeint par petites touches. Il peut avoir ses préjugés, ses manies, ses envies, ses haines prudentes (celles de quelqu’un qui se bat sous le parapluie, qu’il n’oublie pas plus que le roi Louis-Philippe) mais il connaît toutes les maisons, tous les habitants, toutes les familles, chronique vivante de la cité séculaire.

Tel était déjà le caractère de son premier ouvrage, celui de son âge de vingt-trois ans, le Tableau historique et critique de la poésie française au XVIe siècle : livre aussi considérable en son genre que la Défense et illustration que Du Bellay publiait au même âge. Car Sainte-Beuve y découvre Du Bellay et Ronsard ignorés ou méconnus, comme Du Bellay et Ronsard avaient découvert Pindare, et il fait de cette découverte un point de perspective sur toute la littérature, puisque le romantisme, selon lui, reprend leur tradition. Le jeune critique étendait les dimensions de la grande poésie dans le temps, en amont jusqu’à Ronsard, en aval jusqu’à Hugo.

Dix ans de critique contemporaine suivirent. Ce n’était plus affaire de géographe ni de promeneur entre les maisons. Il fallait y rentrer, prendre parti. Non seulement entrer dans les maisons, mais comme le dit l’auteur de Volupté, dans les gynécées. Temps des Portraits… Le peintre Harpignies disait que la peinture de paysage était bien plus agréable que la peinture de portrait, parce que « le paysage ça ne rouspète pas » En tout cas le paysage c’est l’affaire du peintre géographe ou géophile, et promeneur. C’est à Lausanne que Sainte-Beuve deviendra décidément le grand paysagiste littéraire. L’hégire au Léman, de 1837, marque le grand tournant.

La géographie de la littérature française, Sainte-Beuve l’a vue comme Michelet, dans le Tableau, voit la France du haut de la Dôle ; il y reconnaît comme Èlie de Beaumont et Dufrénoy dans leur Explication de la carte géologique, un pôle de divergence et un pôle de convergence.

Port-Royal.
Il lui a cherché et bâti un Massif central, Port-Royal. Port-Royal est le plus grand livre de l’histoire et de la critique littéraires. Certes il ne manque pas d’artifice. Il va de soi que l’auteur force beaucoup pour centrer tout le XVIIe siècle sur l’illustre abbaye, et si les portraits sont la grande séduction de Port-Royal, ils peuvent être refaits dans un sens très différent, comme n’y a pas manqué l’abbé Bremond. Mais le XVIIe siècle étant le siècle capital, cherchez de ce siècle une autre capitale littéraire que Port-Royal, vous n’en trouverez pas. Et une capitale, une fois choisie, agit par son attrait et ses commodités. Elle se peuple. Sainte-Beuve l’a peuplée ; Montaigne, Balzac, Descartes, Corneille, Racine, Boileau, Molière, Malebranche, Bossuet y deviennent naturellement, par le liant du génie de Sainte-Beuve, allié au génie du lieu, les Conscripti des deux grandes familles de Patres autochtones, les Arnauld et les Pascal. À Port-Royal la littérature française contracte son poids de sérieux, elle concerne les problèmes fondamentaux et dramatiques de la nature humaine, elle porte dans ses plateaux de balance les grands enjeux religieux et moraux. Inversement la religion entre en liaison avec les intérêts de la langue et de la littérature. De Port-Royal, la littérature française apparaît comme un champ de bataille d’idées sur la nature humaine, ce qu’elle est restée au XVIIIe siècle, ce qui se voit encore dans le romantisme, cela même que la nature de moraliste de Sainte-Beuve y a incessamment cherché, en a incessamment dégagé. Il suffit d’ailleurs de suivre son histoire intérieure de 1830 à 1840 pour le sentir porté vers Port-Royal, et pour connaître que l’auteur de Volupté avait son problème de Port-Royal en lui.

Au retour de Lausanne il s’établit dans le siècle. La bibliothèque Mazarine dont il est nommé conservateur, lui fournit un canonicat dans les livres. Les deux premiers volumes de Port-Royal et l’amitié de Mme  Récamier le font entrer à l’Académie. En achevant le Port-Royal et en écrivant un second Port-Royal sur une autre période littéraire, s’il s’en trouvait une qui fût digne d’équilibrer celle-là, Sainte-Beuve n’allait-il pas réaliser avec sagesse et maturité le double monument de l’histoire littéraire française, son Massif Central et son Bassin Parisien ?

Les Lundis.
Nous oserons à peine dire que les révolutions en disposèrent autrement. Simplement elles l’obligèrent à un détour.

Onze ans après l’hégire à Lausanne, la Révolution de 1848 provoque, ou Sainte-Beuve croit qu’elle doit provoquer, l’hégire à Liège. Peu s’en est fallu que son cours de 1848-1849 à Liège ne lui donnât, comme celui de 1837, l’occasion d’un grand tableau de la vie littéraire de la France, cette fois au temps de Chateaubriand, de 1800 à 1848, soit l’histoire des générations préromantique et romantique, reprise, revécue, expliquée des templa serena de l’étranger par un homme qui en avait connu longuement les acteurs et les œuvres, un Port-Royal du XIXe siècle et du romantisme. Il n’en sortit apparemment que l’amorce inachevée de Chateaubriand et son groupe littéraire. Mais les morceaux du cours de l’ouvrage se retrouvèrent plus ou moins, comme Sainte-Beuve lui-même l’a dit, dans les Lundis.

La Révolution et le Second Empire confirmèrent son dessein, son programme. Elles firent de 1850 une coupure médiane du siècle, de la vie littéraire et de toute la vie française ; 1800-1850, l’entre-deux-coups d’État, du retour de Chateaubriand au départ de Victor Hugo, cela fit une figure de la durée française circonscrite, finie, et, pour Sainte-Beuve, une manière de littérature faite, comme celle du XVIIe siècle, une littérature faite que Sainte-Beuve associa à toute l’autre littérature faite depuis Malherbe.

Ainsi, sur une suggestion de Véron, directeur du Constitutionnel en 1849, naquirent les Lundis, commença et continua pendant dix-neuf ans (sauf une interruption quand Sainte-Beuve enseigna à l’École Normale) cette discipline forte, voulue et constante, le long article hebdomadaire, unique préoccupation de la semaine, fait de six jours d’exploration assidue dans un auteur.

La méthode, la présentation des Lundis ne rompaient d’ailleurs pas avec celles des Portraits ni même avec celles de Port-Royal et de Chateaubriand. Port-Royal était, surtout en ses parties restées les plus célèbres, fait de morceaux, de percées sur le XVIIe siècle, de portraits d’écrivains de premier ou de second ordre, le tout libre, discontinu, d’une forme déjà très lundiste ; et d’édition en édition, en l’accroissant de notes, de réflexions, de hors-d’œuvre, Sainte-Beuve lundisera de plus en plus. Pareillement le Chateaubriand et son groupe littéraire, autre tableau de groupe arbitraire et souple, où pouvaient entrer non seulement les amis, mais les contemporains de Chateaubriand, nous rend le grand paysage de sources où se forme et d’où coule le cours des Lundis. Si Sainte-Beuve le laisse inachevé, c’est, dit-il, que la suite en est dans les Lundis, avec d’autres cours d’eau, et qu’au fleuve unique a succédé le bassin. Voyez-la, cette suite, dès le 18 mars 1850, avec l’article sur les Mémoires d’outre-tombe, et même déjà dès le deuxième Lundi, celui du 8 octobre 1849, avec l’article sur les Confidences de Lamartine. Dans la préface de Septembre 1849, qu’il rédigeait pour le Chateaubriand à un moment où il avait déjà traité avec Véron pour entamer les Lundis à la rentrée d’octobre, Sainte-Beuve écrivait : « Dégagé de tout rôle et presque de tout lien, observant de près depuis bientôt vingt-cinq ans les choses et les personnages littéraires, n’ayant aucun intérêt à ne pas les voir tels qu’ils sont, je puis dire que je regorge de vérités. » Ce sont ces « vérités » sur la génération de 1820 qu’il va servir, après 1849, aux lecteurs du Constitutionnel.

Laissons de côté la question de l’envie, le péché capital dont on accuse généralement Sainte-Beuve. Mais en 1849 les grands poètes romantiques, qui avaient tous à peu près cessé de produire, pouvaient donner l’impression d’un groupe en liquidation. Il était même heureux qu’ils la donnassent, puisque cela ne pouvait qu’encourager la génération qui avait vingt ans en 1848, et lui permettre de tabler sur du neuf, de faire du neuf. Et les poètes romantiques ayant, comme leur père Chateaubriand, prétendu être des guides politiques, il apparaissait avec évidence en 1849 que cette ambition avait échoué, avait été une des causes de la Révolution de 1848. Cette Révolution « catastrophe immense dont nous faisons tous partie et dont nous sommes tous les naufragés » écrivait Sainte-Beuve en 1850, les esprits justes la considéraient maintenant comme un malheur, et l’infanterie, ou la garde nationale bourgeoise de ces esprits justes était faite précisément des lecteurs du Constitutionnel. L’impopularité de Lamartine avait commencé. Il y avait un monde, un public, pour lequel le terme de poète était devenu dérisoire. Sainte-Beuve ne pouvait tomber jusque là, mais l’investiture de Véron, les vingt-cinq ans qui l’avaient fait regorger non seulement de vérités, mais de rancunes, le mouvement public qui le portait, cela-même qu’on attendait de lui, allaient faire plus ou moins du Sainte-Beuve des Lundis un chef de réaction anti-romantique.

Et, ce qui est plus grave, de réaction anti-poétique. Évidemment, dans tout le cours des Lundis, Sainte-Beuve s’acquittera du nécessaire envers les poètes, les introduira avec bienveillance, surtout s’ils sont de second ordre et s’ils peuvent être introduits contre quelqu’un. Il découvrira même Théophile Gautier quand il s’agira de soutenir la candidature académique d’un romantique rallié, lui, à l’Empire… Mais sa malveillance contre Lamartine et Vigny ne désarmera pas. On sait son malaise et sa réticence devant Baudelaire. Et nous résumerons tout en l’irréparable de ces deux points : d’abord l’absence de Victor Hugo, exilé, pour les raisons qu’on sait, des Lundis ; et puis, dans l’article du 28 janvier 1850 sur Alfred de Musset, cette prévision : « Que restera-t-il des poètes de ce temps-ci ?… Un des poètes dont il restera le plus : Béranger… » Deux mois après, les Mémoires d’outre-tombe sont complètement sacrifiés à René. Il y avait chez Sainte-Beuve un bourgeois qui devait se sentir chez lui au Constitutionnel. Et l’auteur de Port-Royal finit quelque peu dans la peau de Béranger, ce que nous ne lui reprocherons pas trop, vu que ce fut presque le cas de Renan lui-même.

Sauf ces réserves, et d’autres (et il n’y a pas de beuvien sans réserves) les Lundis sont l’œuvre du plus sûr liseur qui ait existé. Dans les auteurs des trois siècles, de Rabelais à Lamartine, on peut être certain que la citation qu’il choisit est la meilleure, le trait qu’il retient le plus typique, et il faut avoir passé dans un sujet après lui pour voir qu’à la manière des anciens, il s’est levé le plus matin, a cueilli les plus beaux fruits. Et puis, il ne faut pas que le terme des Lundis nous fasse oublier celui des Causeries.

La plume à la main, Sainte-Beuve est en effet le grand causeur de notre littérature, aussi agréable que Voltaire, aussi fort que Diderot. Il le savait bien quand, se débarrassant, le vieux serpent, de ses peaux successives, romantisme, catholicisme, sentimentalisme, mysticisme, il se découvre pour sa forme dernière et plus vraie l’esprit analytique et la sensibilité du XVIIIe siècle.

Qu’importent alors les « théories » qu’on lui a prêtées ou par lesquelles il a caractérisé un moment ou une coupe de son éternelle mobilité ? Physiologie, histoire naturelle des esprits : ne laissons pas ces étiquettes se coller sur lui ; magicien et non théoricien ; réfléchissant, et non pensant ; promeneur et non professeur ; douteur et non docteur ; fils de Montaigne, le plus authentique du XIXe siècle. Mais, sous la causerie et l’esprit, toujours, le sérieux et le substantiel : jamais, comme dans Montaigne ou Diderot, de la pensée pour l’amusement, ni un jeu gratuit.

Ses erreurs, comme les leurs, nous instruisent. Ses lacunes ne nous gênent pas, puisqu’elles sont comblées par ses successeurs. Par lui, et par lui seul, la critique est devenue la dixième Muse, il y fallait d’ailleurs un poète, le passage du poète.

Descendant le plus authentique de Montaigne, Sainte-Beuve est comme lui un homme-dialogue. Dialogue de Montaigne et de Port-Royal, dialogue du XVIIIe et du XIXe siècle, de la raison classique et des liaisons romantiques. Un dialogue avec des partis pris et des affirmations, des amours et des haines, mais toujours maintenu à l’état de « causerie » non seulement avec le lecteur, mais avec soi-même, d’interrogation devant des problèmes sans cesse renouvelés. De ce point de vue, les Nouveaux Lundis ne paraissent pas si inférieurs aux premiers. Sainte-Beuve ne fut peut-être pas tout à fait le sénateur des Lundis, mais enfin les Nouveaux Lundis sont bien des Lundis de sénateur. L’histoire, la politique, en tirent des lumières nouvelles, la pensée du critique littéraire mûrit en pensée de critique social. Il est beau qu’il ait terminé sa vie d’écrivain, à peu près, avec un livre sur Proudhon, sur un dernier dialogue, d’une singulière élévation entre le bourgeois lettré, héritier de lettres, et l’écrivain peuple.

Une Somme
des Sages Lettres
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Tout bien pesé, de même que les Essais forment une somme de la sagesse lettrée, les Lundis, ou plutôt ce rayon de bibliothèque dont les Lundis forment le centre, nous ont donné une Somme des sages lettres. Deux sommes qui continuent les bonnes lettres anciennes et modernes, unissant le sens socratique du doute, le sens humaniste de la raison libérale, le sens constructif de la civilisation acquise. On fait honneur à Anatole France d’avoir appelé Sainte-Beuve notre Thomas d’Aquin. Le mot est du comte d’Haussonville, dans son livre sur Sainte-Beuve, de 1873, auquel l’auteur de la Vie Littéraire l’a emprunté sans le dire, et il n’en vaut pas moins. Mais plutôt nous mettrons les cinquante volumes de cette Somme sous l’enseigne des deux Saint Thomas, Thomas l’Apôtre qui sait douter, Thomas le docteur, qui sait construire, et, simplement, qui sait. Ce sont les deux « chemins qui marchent » de la critique, de cette critique dont Sainte-Beuve a construit la capitale à leur confluent.