Histoire de la peinture en Italie, de Rosini

La bibliothèque libre.


Storia della Pittura italiana esposta coi Monumenti. — Histoire de la peinture en Italie exposée par les Monumens, par G. Rosini. — Introduction. — Pise, 1838.

« Mon plan est de réunir et de présenter en un seul tableau, siècle par siècle, et non pas école par école, les vicissitudes de la peinture italienne ; de montrer comment elle naquit supérieure aux grossiers enseignemens des maîtres byzantins ; quels furent ses premiers pas, comment elle grandit, comment elle se revêtit d’une beauté de plus en plus merveilleuse ; comment, après une décadence prononcée, elle sut se relever et reparaître grande encore ; je voudrais la présenter dans toute sa lumière, au milieu de l’immense variété des caractères, des qualités personnelles, des vertus et des vices de tant d’artistes qui en ont propagé les leçons ; enfin, je me propose de mettre en regard, des notions biographiques sur les plus illustres d’entre eux, la gravure d’un ou de plusieurs de leurs ouvrages choisis parmi ceux qui ont contribué davantage à signaler dans la peinture italienne ses glorieuses époques. »

Nous n’avons pas cru possible de donner une idée plus juste et plus complète de l’ouvrage que nous annonçons, qu’en transcrivant les paroles de l’écrivain qui a conçu ce vaste plan, et qui en poursuit avec ardeur l’exécution. Il existe sans doute de nombreux et même d’excellens matériaux pour une histoire de la peinture en Italie ; mais cette histoire n’existe point encore, et celle de Lanzi, justement estimée, très répandue même faute de mieux, n’est après tout qu’une compilation exacte de notices biographiques sur les séries d’artistes qui composent chaque école prise à part, compilation dont le mérite littéraire ne s’élève pas au-dessus de la correction grammaticale, et dont la critique, généralement saine, est cependant si molle, si dépourvue de gradations et de couleur, qu’il n’y a guère, dans les formules employées par l’écrivain, de disproportion entre le mérite d’un Carlo Maratta et celui d’un Raphaël.

Le modèle que M. le professeur Rosini paraît s’être proposé dans le plan de son ouvrage est l’Histoire de la sculpture, du comte Léopold Cicognara. Il était impossible, en effet, d’adopter un cadre plus ample et plus simple tout à la fois, et dans lequel les documens recueillis de toutes parts allassent se fondre dans un enseignement plus sérieux, dans un tableau plus fidèle et plus brillant. Le grave défaut qu’on est fondé à reprocher à l’ouvrage du comte Cicognara, n’est point à craindre dans celui du professeur Rosini. L’illustre Ferrarais s’est montré injuste pour la sculpture étrangère, c’est-à-dire non italienne, dont cependant son titre et ses promesses l’obligeaient à rendre un compte exact. En se renfermant dans le champ déjà si vaste de la peinture italienne, l’historien de celle-ci n’aura point à traiter les questions que des rivalités nationales rendent fort délicates, et pour lesquelles je doute qu’il existe en Europe de tribunal absolument compétent.

Nous n’insisterons pas sur la beauté du sujet que M. Rosini se voue maintenant à traiter. De toutes les manifestations de l’intelligence humaine, aucune n’est plus variée, plus expressive et plus touchante que l’art, tel que les Italiens l’ont conçu dès le XIIIe siècle : c’était la poésie des formes, la musique des couleurs, plus colorée que l’une, plus définie que l’autre ; il fallait, pour bien exercer et même pour bien sentir l’art parvenu à ce point de noblesse, une organisation tout à la fois énergique et délicate. L’abrégé des conceptions les plus hautes, les mieux faites « pour enlever notre intelligence de la terre vers le ciel, » se reproduisait chaque jour sous le pinceau des grands maîtres. C’est une tâche assurément difficile de retracer de tels succès, d’en suivre l’idée dominante à travers une si prodigieuse variété de développemens et d’applications ; mais nous ne croyons pas le professeur Rosini au-dessous de cette entreprise. Pour juger de son instruction en matière d’art, de l’éloquence mâle et passionnée avec laquelle il sait l’exprimer, de la critique judicieuse avec laquelle, dans son appréciation large et compréhensive du beau, il sait en distinguer les degrés et en classer les qualités inégales ; pour pressentir, en un mot, ce que, renfermé dans un tel sujet, il est capable d’en tirer, on peut se borner à lire quelques chapitres de deux ouvrages qui ont obtenu un grand succès en Italie, et par lesquels M. Rosini a préludé à ses travaux actuels : la Monaca di Lonza et surtout la Luisa Strozzi. L’introduction que nous avons sous les yeux suffirait, d’ailleurs, pour donner la plus haute idée des connaissances amassées par l’auteur, et de son talent pour les mettre en œuvre.

C’est généralement à Cimabuë qu’on attribue l’honneur d’avoir ressuscité la peinture en Italie. Autant vaudrait faire commencer la poésie toscane à Brunetto Latini. La peinture date de Giotto, comme la poésie date de Dante : dans l’un et dans l’autre on vit paraître, pour la première fois, « le dessin et la grace, » sans lesquels il n’y a point d’art. Mais si l’on reconnaît, avec Ennius Quirinus Visconti, que « la sculpture est la maîtresse de la peinture, sa règle, son guide, » alors c’est à Nicolas de Pise qu’il faut remonter pour trouver le germe de la résurrection artistique de l’Italie, c’est à ce noble génie qu’il faut attribuer l’honneur d’avoir remis l’art dans la voie de la vérité antique, c’est-à-dire du naturel et de la beauté. Un pas de plus nous conduit à Giotto, né moins d’un siècle après Nicolas de Pise. L’Ange debout devant l’Éternel, copié sur une des fresques les plus précieuses, mais les plus mutilées, du Campo Santo, et dont la gravure au trait a été placée par M. Rosini dans son introduction, prouverait à lui seul que l’inspiration la plus véritablement divine était descendue sur la peinture florentine dès les premiers jours de sa naissance. Giotto voyagea beaucoup, comme s’il eût voulu semer par toute l’Italie les étincelles de ce feu sacré, et chacun de ses pas voyait éclore une école de peinture. Le caractère religieux, que les temps et la piété des premiers artistes concoururent à faire dominer dans la peinture italienne, atteignit son parfait développement dans l’atelier (j’allais dire l’oratoire) du bienheureux de Fiésole. À la douceur, à l’ardente affection qui respirent dans toutes ses compositions, il sait joindre quelquefois le grandiose et l’énergie. L’étude des formes exactes de la nature et des expressions habituelles des hommes de toutes classes, la science du clair-obscur, celle de la perspective, l’arrangement des draperies et des accessoires en général, parties méconnues ou négligées par le religieux de Fiésole, furent portés par Masaccio à un point qui semble prodigieux, si l’on compare les rares productions de ce maître à celles de ses prédécesseurs immédiats. Masaccio devint le modèle et l’oracle de tout ce qui le suivit, jusqu’à ce que ses derniers disciples, Michel-Ange, Raphaël, Léonard, Fra Bartolomeo, Andrea del Sarto, fussent devenus, et pour toujours, les maîtres de l’art.

Cependant de beaux génies naissaient de toutes parts en Italie, et, comme les teintes variées d’un même faisceau lumineux, se reflétaient sur les écoles diverses qui s’éloignaient peu à peu de leur type commun. L’Ombrie possédait dans Gentile da Fabbriano l’émule du bienheureux Angelico. Mantegna rivalisait à Mantoue avec Masaccio, Giovanni Bellino donnait à Venise plus qu’un égal de Mantegna ; Lippo Dalmassio aplanissait à Bologne les routes devant Francia. Quand celui-ci parut, une ère nouvelle venait de naître. Vannucci l’inaugurait à Pérouse ; Léonard de Vinci maintenait à Florence l’antique supériorité de ce berceau de la peinture, puis il portait à Milan les enseignemens qui transformèrent l’école lombarde et la firent arriver à l’apogée de sa puissance. Un autre génie, qui seul pouvait l’emporter en grandeur sur Léonard, Michel-Ange Buonarotti, apparaît avec éclat sur l’horizon qu’il doit illuminer pendant soixante années ; et comme l’unique consécration de la véritable grandeur se trouve dans la compétition d’un antagoniste formidable, la destinée de l’art mit à la fois dans l’arène Michel-Ange et Raphaël. Pénétré du sublime de Buonarotti, M. Rosini ne peut cependant se défendre d’une sympathie d’admiration plus tendre pour le peintre du Vatican. Pour la faire partager plus sûrement à ses lecteurs, il leur présente, en regard de ses pages les plus éloquentes, une esquisse gracieuse et fidèle de la Madonna del Pesce.

Mais, dans cette incomparable saison de l’art italien, la fécondité du sol semblait croître avec la multitude des chefs-d’œuvre qui surgissaient de toutes parts : Corrége, Titien, Andrea, furent les contemporains de Michel-Ange, de Raphaël, et presque de Léonard. Fra Bartolomeo sait encore s’ouvrir une route à part, dans laquelle il marche à peu près l’égal de semblables rivaux. Et ce qu’on n’avait pas encore vu depuis la renaissance de l’art, ce que l’antiquité semble n’avoir pas connu, chacune de ces écoles produit des élèves capables de s’assimiler, non-seulement la méthode, mais encore l’inspiration de leurs maîtres : ainsi l’on voit Albertinelli, Pontormo, Luino, Bonifazio, Penni, Daniel de Volterre, créer des tableaux qu’on prend avec admiration pour des ouvrages du Frate, d’Andrea, de Léonard, de Titien, de Raphaël, de Michel-Ange. Raphaël surtout semble envoyer après lui dans toute l’Italie et même au-delà de ses limites, les missionnaires d’un art parvenu désormais à sa perfection. Perino del Vaga s’établit à Gênes, Polidore de Caravage à Naples, Peruzzi à Sienne, Garofalo à Ferrare, Jules Romain à Mantoue ; Séville et Valence deviennent, sous l’influence de cette même école, le double berceau de la peinture espagnole, dont les grandes destinées ne devaient commencer qu’au siècle suivant. Gaudenzio Ferrari à Milan, Razzi (le Soddoma) à Sienne, prolongent les clartés de cette journée incomparable dans les fastes de l’art. Mais enfin elle touche à son terme ; et la hache de l’écrivain devient pénible quand il est forcé de suivre dans ses rapides progrès cette décadence générale et pourtant variée, chaque école ayant décliné par l’abus des qualités auxquelles elle avait dû son éclat.

Venise céda la dernière ; et quels noms n’a-t-elle pas à citer, quand déjà la gloire des autres siéges de l’art était presque éclipsée ! Pordenone, Tintoret, Palma, Paul Véronèse ! La décadence même de Rome fut illustrée par les défauts presque aussi séduisans que de véritables beautés, les défauts gracieux et spirituels du Barrocio ; en même temps, à Florence, Allori conserva, dans la mauvaise voie où toute son école était entrée, des qualités éminentes qui rachètent ses nombreuses erreurs.

L’âge suivant assista dans Bologne au grand travail de réformation commencée par Lodovico Carracci. L’art s’était perdu par l’abus de la science et par la substitution des formes conventionnelles aux enseignemens de la nature ; il se releva par la profondeur des études et la comparaison des chefs-d’œuvre : l’inspiration lui revint par des voies plus doctes, mais détournées. Bologne eut son école de géans. Guido, Zampieri (Dominiquin), Annibal et Augustin Carracci rendirent à l’Italie, je ne dirai pas le midi, mais au moins le soir brillant et doré de cette grande journée des arts, dont l’extinction des traditions raphaélesques semblait avoir annoncé la nuit. Michel-Ange de Caravage, avec des défauts violens et des qualités énergiques, s’ouvre une autre route, dans laquelle il est égalé par Ribera. Poussin vient à Rome s’échauffer au flambeau de la peinture ranimée. Lodovico Cardi (le Cigoli) et l’Empoli, aidés du plus jeune des Allori, rendent à Florence la vérité du dessin, la dignité du style, le naturel des poses et du coloris. Cependant le temps recommence à marcher : nouvelle décadence, mais adoucie, retardée, voilée en quelque sorte par les travaux à peu près simultanés du fécond Lanfranco, du correct Pesarese, du studieux Cignani, de Schedone, qui touche de plus près au Corrége par la grace de son pinceau, du hardi et vigoureux Strozzi (le Cappuccino Genovese), de l’abondant Pietro da Cortona, de Salvator enfin, également poète dans ses tableaux et peintre dans sa poésie, Salvator, à qui ses compositions historiques, très rares et mal connues, devraient valoir le nom du Lucain de la peinture moderne.

Obligé à descendre ensuite les degrés d’une nouvelle et plus entière décadence, l’auteur ne se décourage pas. Il expose le motif de chaque pas rétrograde ; il s’arrête avec complaisance sur sa route chaque fois qu’il peut y indiquer quelque trait brillant qui tempère l’obscurité environnante ; il rend pleine mais simple justice aux efforts de Mengs, de Batoni ; il caractérise brièvement le genre de mérite d’Angélique Kauffmann ; il revendique pour l’Italie l’inspiration et les préceptes auxquels nous devons notre illustre Joseph Vernet, cette protestation vivante contre le goût d’un siècle aveuglé ; il parle de Louis David avec admiration, et place à ses côtés deux génies fort divers dont l’école lombarde s’enrichit à la fin du dernier siècle : Appiani, célèbre surtout par ses compositions grandioses en clair-obscur, et Bossi, « qui portait, comme Mengs, une grande philosophie dans l’exercice de l’art, mais qui était privé du don de sentir ou d’imiter le coloris de la nature. » Là, placé sur le seuil d’une nouvelle réforme et d’une nouvelle méthode, parvenu aux artistes nos contemporains, l’auteur s’arrête, après avoir parcouru, sans trahir la moindre fatigue, l’espace de cinq siècles entiers, entre lesquels il en est un que, pour l’histoire de l’art, on pourrait appeler à lui seul tout un monde.

M. Rosini a divisé son travail en quatre parties qui correspondent aux quatre grandes époques entre lesquelles il partage l’histoire de la peinture italienne : son origine, de Giotto à Masaccio ; ses progrès, de Filippo Lippi à Raphaël ; sa décadence, de Jules Romain à Barrocio ; sa renaissance dans l’école des Carraches, et les temps modernes jusqu’à Appiani. Chacune de ces parties aura deux volumes, excepté la première, qui se trouvera resserrée dans un seul. Des gravures au trait serviront d’illustrations à chaque époque. Leur nombre total doit s’élever à cent cinquante-quatre, sans compter seize à vingt de petites dimensions, qui seront unies au texte des volumes. Nous avons sous les yeux plusieurs de ces gravures, qui ont été confiées aux artistes les plus habiles de l’Italie, et dont l’exécution répond au soin judicieux qui a présidé au choix des sujets. Peu d’entreprises méritent à un égal degré la sympathie active du public éclairé de tous les pays. Sans vouloir adopter les prétentions exclusives de la Toscane à la gloire d’avoir rallumé dans l’Europe le flambeau des arts, aucune nation ne disconvient aujourd’hui des obligations immenses que, dans cette branche magnifique de notre civilisation, le Nord et l’Occident doivent à l’Italie. La langue de Michel-Ange et de Salvator Rosa est plus qu’aucune autre consacrée aux arts : elle possède, pour en rendre les leçons intelligibles, la description brillante, des ressources qu’on chercherait en vain ailleurs ; et la connaissance de l’idiome toscan est maintenant si généralement répandue, surtout en France, que la popularité de l’ouvrage dont nous venons de parler ne saurait, au nord des Alpes, rien perdre au vêtement méridional sous lequel il se présente parmi nous.

M. Rosini a dédié son histoire de la peinture au roi des Français. Nous nous réjouissons de cet hommage rendu par un étranger au monarque qui a restauré Fontainebleau et créé Versailles. À toutes les époques, l’art italien a trouvé sur le trône de France des protecteurs éclairés ; nous aimons à voir cette tradition glorieuse se continuer.