Histoire de la philosophie moderne/Introduction

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Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 1-6).


INTRODUCTION


Lorsque paraît un exposé nouveau d’une période importante de l’Histoire de la Philosophie, il est naturel qu’on soulève la question de savoir quelle conception l’auteur prend pour base de la philosophie et quel sens et quelle valeur il attribue à l’Histoire de la Philosophie. À ceci je répondrai que les études, dont la conclusion momentanée se traduit par l’édition de cet ouvrage, avaient précisément pour objet d’aider le public à s’orienter dans la question de savoir ce qu’est proprement la philosophie. Comme nous apprenons à connaître un homme à sa biographie, ainsi nous devons pouvoir connaître une science à son histoire. Et il sera d’autant plus naturel de tenter cette voie que l’expérience montre continuellement que, dans le domaine de la philosophie, se font valoir des opinions controversées. Aussi ne peut-on renvoyer à aucun exposé de la Philosophie dont on puisse affirmer qu’il donne une idée approfondie de cette science. Il sera donc naturel d’employer ici la méthode comparée, comme dans le domaine de la Religion. L’Histoire de la Philosophie traite les tentatives faites par certains penseurs pour discuter les problèmes derniers de la connaissance et de la vie. Le résultat le plus important sera dès lors de mettre en lumière la nature des problèmes dont s’occupe la Philosophie, la manière dont ces problèmes sont posés à des époques différentes et les raisons qui déterminent les diverses façons de poser ces problèmes et les essais de solutions. Si l’on peut arriver à ce résultat, même approximativement, l’étude de l’Histoire de la Philosophie ne sera pas de médiocre importance pour les recherches philosophiques ultérieures.

Mon examen actuel de l’Histoire de la Philosophie moderne m’a confirmé, pour ma part, dans l’opinion que je m’étais faite par une autre voie, et qui est que la recherche philosophique se meut autour de quatre grands problèmes. Peut-être la brève définition de ces quatre problèmes facilitera-t-elle l’intelligence du livre.

1. Le Problème de la connaissance (le problème logique). — Quelque différentes que soient les diverses sciences au point de vue de l’objet et de la méthode, elles travaillent toutes avec la pensée humaine. Chaque fois qu’elles formulent une idée, portent un jugement ou tirent une conclusion, elles supposent les formes et les principes généraux de la pensée. Ici apparaît la possibilité d’une discipline spéciale, qui examine les formes dans lesquelles se meut la pensée, et les principes dont elle doit partir, conformément à sa nature, de quelque objet qu’il s’agisse. Cette discipline, la logique formelle, ne traite cependant qu’une partie du problème de la connaissance. Ces formes et ces principes ne mènent pas au delà de la pensée elle-même, ils ne font que lui permettre, d’accord avec elle-même, d’être conséquente. Chaque fois qu’on les applique à des phénomènes donnés, que notre pensée n’a pas construits elle-même, mais qu’il lui faut prendre comme ils viennent, la question se pose de savoir de quel droit se fait cette application, — de quel droit nous admettons, que non seulement notre pensée, mais encore l’existence qui se manifeste dans les phénomènes donnés, est conséquente, est d’accord avec elle-même. Par là se révèle la possibilité d’une discipline qui examine les conditions de la connaissance de l’existence et les limites de cette connaissance. Cette discipline, c’est la théorie de la connaissance.

2. Le Problème de l’existence (le problème cosmologique) tire son origine de la question de savoir quelle qualité nous devons attribuer à cette existence dont nous sommes des membres, quand nous tirons les dernières conséquences de tout ce que nous savons, ou de ce que nous pouvons présumer au moyen des hypothèses les plus vraisemblables. Nous nommons ce problème cosmologique (de Κόσμος, monde et λόγος, théorie), car il mène à discuter les possibilités qui s’offrent à la pensée, quand elle cherche à fondre les données de l’expérience en une conception générale du monde, ou à en construire une par la voie hardie de la spéculation. Les différents systèmes philosophiques sont des tentatives en ce sens, tentatives dont la valeur dépend de l’étendue et de l’importance des expériences prises comme point de départ, ainsi que du degré de conséquence et de faculté de combinaison qui se manifeste dans ces constructions.

3. Le Problème de l’estimation des valeurs (le problème éthico-religieux), tient à ce que nous ne nous bornons pas, en face de l’existence, à contempler et à comprendre, mais à ce que notre sentiment s’excite lui aussi, en sorte que nous portons des jugements qui contestent ou reconnaissent la valeur de ce qui existe. D’importance particulière sont les jugements que nous portons sur les actions humaines, tant sur nos propres actions que sur celles d’autrui. Tout jugement de ce genre repose — ainsi que toute connaissance et toute conception — sur certaines hypothèses autour de la preuve et de la détermination desquelles il se meut. C’est là l’objet du problème éthique. Si l’appréciation porte non seulement sur les actions et les institutions humaines, mais sur l’existence, sur la vie tout entière, le problème religieux prend naissance, qui entraîne notamment à discuter le rapport des formes de l’idéal éthique avec l’existence réelle, en sorte qu’il devient une combinaison du problème cosmologique avec le problème éthique.

4. Le Problème de la conscience (le problème psychologique). — La solution des trois problèmes indiqués se révèle comme supposant une connaissance empirique de la vie de la conscience humaine. La psychologie décrit le développement réel de la connaissance humaine, qu’il faut connaître avant de pouvoir discuter les conditions de la valeur de la connaissance. Et les rapports de l’esprit et de la matière étant un des points principaux du problème de l’existence, la psychologie est supposée même dans la cosmologie. Quant au problème d’estimation, la psychologie examine d’une part, la nature des sentiments qui nous poussent à faire des appréciations ; d’autre part, les possibilités qu’offre la vie réelle de la conscience de se développer ultérieurement dans le sens demandé par l’estimation. En vertu de ces rapports étroits avec les problèmes philosophiques, la psychologie doit être regardée comme partie intégrante de la philosophie, et inversement, il faudra pour cette raison, toucher naturellement dans la psychologie des problèmes philosophiques. (Voy. ma psychologie, édit. franc. p. 18, 34 sqq. 69 sqq. 293 sqq.). Et quand bien même on dirait des trois premiers problèmes qu’ils sont insolubles, ou nés d’une méprise, le problème psychologique, la recherche de la nature et des lois de l’activité de conscience, resterait toujours comme le dernier asile de la philosophie.

Si l’on demande quels sont les facteurs qui, de par la nature des choses, sont appelés à influer sur la façon de traiter et de résoudre ces problèmes, nous nommerons en premier lieu la personnalité du philosophe. Les problèmes mentionnés ont ceci de commun qu’ils sont à la limite de notre connaissance, là où les méthodes exactes ne nous viennent plus en aide ; on ne peut donc éviter que la personnalité de l’observateur détermine la marche de sa pensée, sans qu’il ait besoin de s’en rendre compte. L’ « équation personnelle » aura une importance plus grande en philosophie que dans les autres domaines scientifiques. Voilà pourquoi la méthode historique et la méthode comparée acquièrent ici une importance particulière ; c’est par ce moyen que se révèle le plus facilement l’existence de l’élément personnel. Cet élément personnel ne devra pas toujours être exclu ; souvent sa présence est la condition d’un problème. Il y a des pensées qui ne peuvent naître que sur un terrain psychologique déterminé. — Deuxièmement, il importera de savoir de quelles observations on part. Le développement de la science de la nature devient, ici notamment, d’une grande importance pour la philosophie moderne. Comme on le verra, les problèmes décisifs de la Philosophie moderne ont été déterminés par le fait que la science moderne de la nature est née. Mais il faut y ajouter (surtout en ce qui concerne le problème d’estimation) des faits historiques, des mouvements de l’esprit dans d’autres domaines. — Enfin la position et la solution des problèmes sont déterminées par la conséquence avec laquelle on maintient et on développe les données saisies au point de départ.

On devra toujours ramener la caractéristique ainsi que la critique de tout essai philosophique à ces trois points. Dans l’exposé qui suit, j’accorde plus d’importance aux deux premiers. Souvent le manque de conséquence d’un grand penseur tient naturellement à ce que plusieurs ordres d’idées se sont révélés à son génie, sans qu’il ait pu les poursuivre assez loin pour découvrir leur contradiction réciproque. Et il peut être de la plus grande importance de dégager ces différents ordres d’idées. Le meilleur serait naturellement l’union de la profondeur et de la rigueur dans les conséquences.

L’essai fait pour poser ou pour résoudre un problème peut offrir un double intérêt. Premièrement, il peut être considéré comme symptôme, comme manifestation historique de courants spirituels. Vue sous cet aspect, l’Histoire de la Philosophie est une partie de l’Histoire générale de la Civilisation. Secondement, on peut l’examiner par rapport à la clarté réelle, définitive qu’il a fait obtenir. Cette considération est plus spécialement philosophique et technique. Les deux faces sous lesquelles on peut observer les phénomènes philosophiques seront naturellement entre elles dans des rapports très différents selon la différence de ces phénomènes. Parfois même l’intérêt historique pourra se trouver en raison inverse de l’intérêt purement philosophique.

Pour indiquer en substance en quoi mon exposé de la Philosophie des temps modernes se distingue de son devancier dans la littérature danoise, de l’ouvrage de Bröchner paru il y a vingt ans, je nommerai d’abord l’importance particulière que j’accorde au facteur personnel et aux rapports avec les sciences expérimentales, ainsi qu’à la signification historique des faits philosophiques. J’indiquerai en outre ma tendance à donner le pas à la manière dont les problèmes sont posés sur la manière dont ils sont résolus. Les solutions peuvent passer, tandis que les problèmes restent vivants, sinon la Philosophie n’aurait pas eu une carrière aussi longue que celle qu’elle a déjà fournie. Enfin, il va de soi que l’étude renouvelée des sources, ainsi que la mise en valeur de la riche littérature de ces vingt dernières années, ont fait paraître une foule de données sous un jour nouveau. Malgré tout, ce m’était une douce pensée de pouvoir, par cet ouvrage, continuer les travaux de Bröchner dans le domaine de l’Histoire de la Philosophie, et j’espère que l’on ne trouvera pas mon livre indigne d’être dédié à la mémoire de ce noble savant, dont l’admiration pour les héros de la pensée était à la fois si profonde et si éclairée.