Histoire de la philosophie moderne/Livre 2/Chapitre 4

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Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 179-191).

4. — Galileo Galilei

Lorsque, quelques années après la mort de Kepler, Galilée dit dans une lettre qu’ « il a toujours estimé Kepler comme un esprit libre, (peut-être par trop libre) et perspicace, mais que sa méthode d’investigation à lui est différente de celle de Kepler », il est certain qu’en donnant cette caractéristique il pense surtout aux anciennes théories animistes de Kepler. Il n’est guère probable qu’il ait eu distinctement sous les yeux le revirement qui s’effectua dans Kepler lorsque celui-ci fit l’examen qui devait le mener à la découverte des fameuses lois. En réalité ces deux grands savants travaillent dans le même esprit : ils cherchent à unir déduction et induction, mathématiques et expérience. Voilà pourquoi ils restent comme les fondateurs de la science expérimentale exacte. Toutefois Kepler commença plutôt du côté a priori, déductif, tandis que Galilée partait du côté expérimental, inductif. C’est Galilée qui a tenté l’entreprise décisive qui a constitué la science de la nature en science autonome et qui créait un idéal élevé pour toutes les investigations.

Galilée fut ainsi que Bruno un martyr de la nouvelle du monde. Chez lui se produit une action réciproque intéressante entre les recherches sur l’astronomie et les recherches sur la physique. Ses expériences et l’étude qu’il fit d’Archimède lui montrèrent les difficultés du système d’Aristote et de Ptolémée ; d’autre part son ardeur à fonder le nouveau système du monde lui fit découvrir en physique de nouvelles lois. Ce n’est qu’avec lenteur et hésitation qu’il prit résolument parti pour Copernic. Il naquit à Pise en 1564, où il étudia la philosophie, la physique et les mathématiques, tout en cultivant avec enthousiasme la littérature poétique. Il préférait à Aristote Platon et Archimède ; ce fut là dès ses années d’études le point de départ de ses idées postérieures. Professeur, d’abord à Pise, puis à Padoue, il exposait l’ancien système tout en étant convaincu depuis longtemps dans son for intérieur de la vérité du nouveau. Il écrit dans une lettre à Kepler (août 1597) : « C’est un malheur que ceux qui recherchent la vérité sans suivre de fausse méthode soient si rares. Il y a bien des années que je suis parvenu à l’opinion de Copernic et que de ce point de vue j’ai trouvé les causes d’une foule de phénomènes naturels qui avec l’hypothèse ordinaire sont à coup sûr inexplicables. J’ai noté bien des raisons et des réfutations que je n’osais cependant pas faire paraître au grand jour, car le sort de notre maître Copernic m’intimide. Il s’est acquis sans doute dans l’esprit de quelques hommes peu nombreux une gloire immortelle, mais pour la foule innombrable (il y a tant d’insensés en ce monde) il est devenu un objet de risée et de raillerie. » Ce n’est qu’après avoir construit un télescope et découvert les satellites de Jupiter qu’il se déclara ouvertement pour le système de Copernic (1610). Ce fut le signal de la persécution. Bien que Galilée fit découverte sur découverte à l’appui de son hypothèse — c’est ainsi qu’il découvrit les taches solaires et les phases de Vénus — moines et théologiens prirent parti contre lui avec une violence sans cesse grandissante. Les philosophes aristotéliciens ne voulaient même pas regarder dans le télescope de Galilée, afin de ne pas avoir le spectacle vexant des modifications du firmament et pour ne point perdre par là leur foi en l’ancien système du monde. Galilée avait raison de dire que si les étoiles elles-mêmes descendaient du ciel sur la terre pour rendre témoignage, ses adversaires ne se laisseraient pas convaincre. En vain il chercha à montrer que ses idées n’étaient pas en contradiction avec la Bible. S’il était resté à Padoue, qui se trouvait sous la domination de Venise, il aurait été certainement en sûreté. Mais pour avoir plus de loisir et pour acquérir une situation pécuniaire plus avantageuse, il accepta les fonctions de « mathématicien » du grand-duc de Florence, et dans cette ville il était facile à atteindre de Rome. Le collège inquisitorial prit alors (1616) la décision, grosse en conséquences, de porter l’ouvrage de Copernic sur la liste des livres interdits « jusqu’à ce qu’il soit retouché » et de déclarer sa doctrine hérétique. Galilée fut cité par devant le Cardinal Bellarmin et reçut — ainsi que l’on prétend dans le camp catholique — l’ordre formel de ne pas défendre et de ne pas propager la doctrine déjà condamnée pour hérésie. Toutefois on ne peut produire la preuve qu’un ordre semblable ait été réellement donné. Galilée n’en suspendit pas pour cela ses investigations. Ses recherches sur les comètes le mirent en conflit avec les Jésuites et le puissant ordre se leva contre lui comme un seul homme. En outre, il travaillait sans relâche à un exposé complet du différend causé par les deux systèmes du monde, ouvrage qu’il avait souvent annoncé dans ses écrits précédents. Il pensait qu’il n’y avait pas de danger en s’exprimant hypothétiquement. Il se servit donc du procédé dont Osiander usa en faisant paraître l’ouvrage de Copernic. En 1632 parut son célèbre ouvrage, intitulé « Dialogue où pendant quatre jours de suite sont discutés dans des entretiens les deux plus importants systèmes du monde », celui de Ptolémée et celui de Copernic, et où les arguments philosophiques et naturels sont allégués à propos des deux conceptions sans prendre parti (indeterminamente) ». Les personnages de l’entretien sont Salviati et Sagredo, deux amis de Galilée, et Simplicio, le représentant de la philosophie d’Aristote. Salviati, c’est l’investigateur réfléchi à l’esprit analytique ; il produit les raisons, mais sans en tirer absolument aucune conclusion déterminée et cherche à retenir le fougueux Sagredo, par lequel Galilée épanche ses idées les plus libres, pour les faire désavouer, s’il est besoin, par Salviati. Mais le lecteur voit assez clairement de quel côté penchent les sympathies de l’auteur et à Rome on ne s’y laissa pas tromper. Le livre fut interdit et Galilée cité à Rome. Il est probable qu’il n’a pas été torturé réellement, mais seulement menacé de la torture ; mais le 22 juin 1633 il dut renier à genoux « la fausse doctrine d’après laquelle le soleil est le centre du monde et reste immobile, tandis que la terre n’est pas le centre et est au contraire mobile ». Il dut promettre sous la foi du serment « qu’à l’avenir il n’émettrait rien, ni de vive voix, ni par écrit, d’où on pût faire dériver cette doctrine et qu’au contraire il dénoncerait à l’Inquisition les personnes hérétiques ou suspectes d’hérésie qu’il viendrait à connaître » ! — Qu’il se soit parjuré, cela est hors de doute. Il ne renonça pas à sa conviction. Au lieu de le brûler physiquement, on lui infligea la cuisante douleur que cause la contrainte de taire sa propre conviction. Étant donnée sa nature, Galilée ne ressentait pas cette douleur aussi fortement que cela eût été le cas pour un Kepler, mais elle était toutefois assez forte pour lui rendre la vie amère. À cela s’ajoutèrent le chagrin et la cécité. Il vivait aux environs de Florence sous une surveillance constante, tout entier à ses idées scientifiques. La vie qu’il sauva grâce à son parjure acquit encore une valeur exceptionnelle par la publication de son deuxième chef-d’œuvre : Discours (Discorsi) sur deux sciences nouvelles, qui fut imprimé en Hollande (1638) — pour échapper à la censure. — Cet ouvrage qui contient le fondement de la physique moderne, dut, comme on a dit justement, se glisser par contrebande dans la littérature. Galilée mourut en 1642 ; son esprit fut actif jusqu’au dernier moment. — Relevons maintenant les points de vue les plus considérables qui constituent l’importance de Galilée dans l’histoire générale de la pensée35.

a) La méthode et les principes.

Galilée allègue contre la logique formelle qu’elle est excellente pour régler et corriger la marche de la pensée, mais qu’elle n’est pas un moyen de découvrir des vérités nouvelles. De semblables découvertes se font, dit-il, en dérivant une hypothèse de certaines expériences et en cherchant ensuite à montrer déductivement que l’hypothèse posée concorde avec d’autres expériences. La méthode analytique (metodo risolutivo) et la méthode synthétique (metodo compositivo) se complètent donc mutuellement. Si par induction l’on voulait entendre l’examen de tous les cas possibles, le raisonnement par induction serait impossible ou inutile : impossible si l’on ne pouvait comprendre tous les cas, inutile si l’on était capable de venir à bout de tous les cas. Il ne peut donc être question que d’examiner les cas les plus caractéristiques ; de ceux-ci on conclut aux autres. Mais il faut conjecturer une proposition avant d’en pouvoir trouver la preuve proprement dite. La confiance en l’exactitude de la proposition contribue beaucoup à en faire découvrir la preuve. D’un autre côté, il faut vérifier par le détail au moyen d’expériences ce que l’on conclut de principes généraux. — Ainsi Galilée démontra au moyen d’expériences faites sur le plan incliné la justesse de son hypothèse déduite a priori que les espaces parcourus avec une vitesse uniformément croissante sont entre eux comme les carrés des temps.

Mais ce concours de la déduction et de l’induction fait naître une difficulté, étant donné qu’en tirant nos conclusions déductives nous croyons les faits plus simples qu’ils ne sont en réalité. Les propositions mathématiques ne sont valables que pour des figures idéales. Ce n’est pas un défaut des choses réelles si leur forme ne coïncide jamais absolument avec aucune figure construite par la géométrie. La figure irrégulière qu’a la pierre, elle la possède à la perfection. Mais en appliquant les conclusions abstraites aux faits concrets, on doit mettre en ligne de compte la diversité et la complication des conditions. C’est notre arithmétique et non la figure des choses qui est imparfaite. Dans le vide — nous le supposons — tous les corps doivent tomber avec la même vitesse. Mais comme nous ne pouvons faire le vide absolu, nous examinons comment les faits se comportent dans des milieux où l’air est plus ou moins dense et lorsque nous voyons les vitesses se rapprocher à mesure que l’air se raréfie, nous regardons la proposition comme démontrée. On démontre que le corps jeté le long d’un plan horizontal poursuivra son mouvement si tous les obstacles sont enlevés, en se basant sur ce fait que le mouvement dure d’autant plus longtemps que l’on est en mesure de supprimer davantage les obstacles.

Pour trouver dans les expériences des points d’attache de la déduction et pour pouvoir expliquer dans quelle mesure les expériences approchent des hypothèses idéales sur lesquelles repose la déduction, Galilée comme Kepler insiste particulièrement sur les rapports quantitatifs. Ce n’est qu’en mesurant les phénomènes qu’on pourra déterminer jusqu’à quel point ils satisfont aux exigences de la déduction. Voilà pourquoi le principe de Galilée était de mesurer tout ce qui pouvait se mesurer et de rendre mesurable ce qui ne pouvait se mesurer immédiatement.

La méthode principale de Galilée est celle que Stuart Mill a appelée bien plus tard la méthode des variations proportionnelles et que l’on pourrait aussi nommer la méthode du passage à la limite. Elle permet d’allier la pensée abstraite à la perception concrète. Les cas concrets participent ainsi par approximation de l’idéalité des règles abstraites. De même que l’ « idée » était pour Platon le prototype des choses réelles, de même la loi est pour Galilée l’expression idéale de l’enchaînement des choses.

Si donc on peut trouver la loi au moyen de l’analyse des données de l’expérience, il s’ensuit que les causes qui servent à expliquer les phénomènes doivent être elles-mêmes données dans l’expérience. Galilée professe le même principe que Kepler exprimait en exigeant de « vraies causes » (veræ causæ). Galilée démontre très justement que l’invocation de la volonté divine n’explique rien du tout, par le fait même qu’elle explique tout avec la même facilité. Pour Dieu, il est aussi facile de faire tourner l’univers autour de la terre, que la terre autour du soleil. La première chose est aussi simple que la dernière. Mais si nous considérons seulement ce qui tourne, les deux opinions sont évidemment très différentes au point de vue de la simplicité ; l’une exige une dépense de force bien plus grande que l’autre. Les différences finies disparaissent en face de l’Infini, mais elles subsistent quand on compare ensemble deux choses finies. La science doit s’en tenir à ces rapprochements. Si l’on s’autorise d’un miracle, on peut admettre la première hypothèse aussi bien que la seconde ; on manque ici de tout critérium. De plus on ne voit pas que toutes les œuvres créées par la nature et par Dieu sont des miracles, bien qu’elles puissent s’expliquer naturellement.

L’application de cette méthode exclut non seulement l’explication théologique, mais l’explication animiste. Expliquer l’action réciproque des choses, par exemple l’attraction de l’aimant, par la « sympathie », c’est tout simplement se débarrasser d’une foule de questions au moyen d’un mot sonore. De même la pesanteur n’est qu’un mot. Nous ne savons pas ce qui attire la pierre vers la terre, pas plus que nous ne savons ce qui maintient la lune dans sa rotation autour de la terre ou ce qui continue le mouvement de la pierre qui a quitté la main qui l’a lancée. Voilà pourquoi Galilée rejette l’hypothèse d’après laquelle la lune a une influence sur les marées. La crainte qu’il a des « qualités cachées » l’induit ici en erreur.

b) Le nouveau système du monde.

Bien que Galilée répète souvent dans ses Dialogues qu’il ne veut pas fixer de manière de voir, son point de vue propre ne laisse pas d’être suffisamment clair, même si nous ne le connaissions pas par ses lettres. Il admire Copernic pour avoir pu, malgré le témoignage des sens, acquérir et garder la conviction que la terre tournait. Et il introduit lui-même au moyen de ses découvertes astronomiques toute une série de preuves que l’univers ne peut se diviser, ainsi que le croyait Aristote, en un monde céleste immuable et en un monde terrestre variable : les taches solaires et les nouvelles étoiles montrent qu’au ciel même il s’accomplit des modifications. Et de quel droit, fait observer Galilée, attribue-t-on à vrai dire à ce qui est invariable une valeur supérieure à ce qui est variable ? « Pour ma part, fait-il dire à Sagredo, je tiens la terre pour extrêmement insigne et admirable en raison justement des modifications et des créations nombreuses et différentes qui ne cessent de s’y produire. » À cela Simplicio objecte que les modifications ayant lieu sur la terre peuvent être un bien pour les hommes, mais que les changements dans le ciel seraient absolument inutiles. Il applique un raisonnement semblable à l’extension énorme que l’univers prendrait dans le système de Copernic (ainsi que Tycho-Brahé avait déjà remarqué) : quelle utilité a cet immense espace entre les planètes extrêmes et la sphère des étoiles fixes ? Dans sa réponse, Salviati applique aux causes finales la même considération que Simplicio dans un autre passage aux causes naturelles : comment aurions-nous la témérité de connaître les raisons du Tout-puissant ? Il y a tant de choses dans notre propre corps dont nous ne connaissons pas la signification ; comment pourrions-nous connaître la signification des objets plus éloignés ? Et quelle difficulté n’y a-t-il pas à découvrir comment une chose s’enchaîne dans l’ensemble auquel elle appartient, si l’on n’a pas la faculté de voir ce qui se produirait si on l’enlevait ? C’est mettre des bornes à la puissance divine, que de croire que les énormes dimensions de l’univers rendraient impossible son activité sur tous les points. Le soleil éclaire le raisin de ses rayons et le fait mûrir comme s’il n’avait rien d’autre à faire ; de même Dieu et la nature peuvent bien prendre soin de toute chose en particulier bien que l’univers s’étende à l’infini. — Galilée est d’abord porté à admettre (avec Bruno) l’immensité infinie de l’espace ; il doute qu’on, ait le droit de parler d’un centre du monde ; s’il ne s’exprime pas d’une façon arrêtée à ce sujet, cela vient peut-être de ce que le sort de Bruno lui donnait à penser.

On s’est étonné avec raison que dans sa discussion des systèmes du monde Galilée n’ait pas fait mention des lois de Kepler dont la déduction de la loi de la pesanteur devait devenir dans les mains de Newton un si puissant soutien du nouveau système. Galilée n’a dû leur attribuer qu’un intérêt purement mathématique sans se figurer qu’elles pouvaient prouver l’enchaînement physique de l’univers.

c) Les premières propositions de la théorie du mouvement.

À l’appui de son nouveau système du monde, Galilée s’autorise, ainsi qu’avant lui également Copernic, du principe de simplicité. La nature ne fait rien en vain ; pour cette raison elle prend toujours les voies les plus simples et cherche au moyen d’un petit nombre de causes simples à obtenir une diversité dans les effets. Ce principe de simplicité, qu’il opposa en astronomie aux systèmes compliqués de Ptolémée et de Tycho-Brahé, le conduisit en physique à formuler les premières lois des modifications des phénomènes matériels. Le plus simple à ses yeux était d’admettre qu’une chose reste dans l’état où elle se trouve s’il ne survient pas de changement. Kepler avait déjà posé le principe qu’un corps ne peut de lui-même passer de l’immobilité au mouvement. Galilée découvrit alors qu’un corps ne peut non plus modifier de lui-même son mouvement ou passer du mouvement à l’immobilité. C’est la loi qui a été appelée plus tard (d’une expression employée par Kepler) loi d’inertie. Cependant Galilée ne l’érige pas en principe général. Il n’a nulle part déclaré que la direction comme la vitesse se conserve. Dans les Dialogues il s’arrête principalement à la conservation de la vitesse ; il pense ici surtout au mouvement horizontal, et il admet que le mouvement circulaire durera aussi bien que le mouvement rectiligne. Le principe ressort avec plus de clarté dans les Discorsi. Un mouvement, dit-il, ne peut croître que si on lui communique une force nouvelle (impeto, momento) et ne peut diminuer que si on lui oppose un obstacle (impedimento), dans les deux cas par conséquent sous l’influence de causes externes. Si l’on supprime les causes externes (dum externae causæ tollantur) le mouvement se continuera avec la vitesse acquise36. Galilée dit en propres termes que c’est là une expérience faite en pensée ; mais il démontre l’exactitude de la proposition par des expériences qui prouvent que le mouvement se continue d’autant plus longtemps à une allure uniforme que l’on supprime les causes extérieures. Ici apparaît l’action réciproque de la déduction et de l’induction dans la méthode du passage à la limite et Galilée donne lui-même un exemple de son assertion que la voie de la démonstration est autre que celle de la découverte. Car ce n’est pas une preuve que de s’en rapporter à la simplicité de la nature, bien que cette idée puisse mener à d’importantes découvertes.

Galilée se sert également du principe de simplicité comme point de départ dans ses recherches sur le mouvement de chute. « L’observation attentive de la manière habituelle de procéder et d’ordonner de la nature dans toutes ses formes d’activité m’a amené à examiner le mouvement naturellement accéléré ; elle emploie d’ordinaire les moyens les plus simples et les plus faciles… Dès lors quand je considère qu’une pierre sortant de l’état d’immobilité pour être lancée d’une hauteur considérable tombe en acquérant insensiblement un nouvel accroissement de vitesse, pourquoi ne croirais-je pas que cet accroissement se produit le plus simplement du monde ? Et nous ne saurions trouver d’accroissement plus simple que celui qui vient toujours s’ajouter uniformément. » Ici encore les principes généraux ne servent qu’à découvrir et à poser, et non à démontrer véritablement.

En commençant ses recherches sur le mouvement, Galilée dit : « J’apporte d’un objet très vieux une science toute nouvelle. » Il souligne notamment que personne avant lui n’a examiné les variations quantitatives du mouvement dans la chute libre ou dans le mouvement de projection. Galilée a conscience d’avoir fondé par la découverte des lois de ces variations une science nouvelle, « dont il est réservé aux esprits supérieurs de pénétrer les profonds secrets. »

Le progrès dû à l’établissement de cette science avait une importance exceptionnelle. L’histoire de la science de la nature a montré depuis que les lois du mouvement renferment la clef de toute connaissance scientifique de la nature matérielle. Galilée en avait déjà le pressentiment. Il déclare dans les Dialogues qu’il n’a jamais pu comprendre comment les substances pouvaient se transformer les unes dans les autres. Quand un corps présente des qualités qu’il n’a encore jamais possédées, il n’est pas impossible, à son sens, que cela soit l’effet d’une modification apportée dans l’ordre de ses parties ; et dans ce changement rien ne se perd et rien ne se crée. C’était exprimer clairement que l’on ne peut comprendre les variations qualitatives de la nature que si l’on peut les ramener à des variations quantitatives, c’est-à-dire, ici, à des mouvements dans l’espace. Alors se posa pour la philosophie des temps modernes la grande question de savoir comment elle devait se comporter vis-à-vis du grand principe qui était ainsi posé, et qui révéla victorieusement son utilité pratique dans tous les domaines de la nature l’un après l’autre.

d) La subjectivité des qualités sensibles.

Les exemples de Copernic et de Bruno ont déjà montré que la nouvelle conception du monde faisait poser le problème de la connaissance d’une nouvelle manière. Si la pensée était logique, l’image du monde donnée par la perception immédiate devait être remplacée par une autre totalement différente. C’est ce qui ressort encore plus clairement chez Galilée.

En mettant au fond de tant de questions importantes le principe de simplicité, il distingue expressément entre la facilité et la simplicité avec lesquelles procède la nature, et la méthode souvent compliquée et pénible qu’il nous faut appliquer pour nous convaincre de la simplicité de la nature. Ce qui pour nous est difficile à comprendre, est très facile à faire à la nature. Il ressort donc ici une opposition marquée entre l’existence et la connaissance. Galilée croyait que cette antinomie disparaît en quelque sorte dans la connaissance la plus claire que nous possédions, c’est-à-dire dans la connaissance mathématique. La connaissance humaine participe ici à la nécessité avec laquelle la divinité pense les vérités qui sont au fond de l’enchaînement de l’existence ; mais ce que nous pensons successivement en avançant péniblement d’une conclusion à une autre, la divinité le connaît par une simple intuition (di un simplice intuito, par opposition à : con discorsi). En cela l’opposition entre simplicité et diversité subsiste même ici. Ce n’est qu’en intensité, en rigueur et en nécessité que la connaissance humaine coïncide de cette façon à son sommet avec la connaissance divine. En ampleur elle est infiniment inférieure ; et l’investigation la plus profonde ne saurait pénétrer le fait même le plus insignifiant qui se passe dans la nature. Socrate a bien vu cette imperfection de notre savoir, et pourtant on l’a célébré comme le sage des sages. — L’existence, tant par sa simplicité que par son infini, contraste avec notre connaissance. Galilée professe la docta ignorantia tout comme Nicolas de Cusa et Bruno.

L’opposition de la connaissance et de l’existence ne ressort pas moins de la différence nettement accusée que Galilée établit, comme tous les sectateurs de Copernic, entre le mouvement absolu et le mouvement relatif. Nous ne concevons le mouvement que par rapport à un point immobile. Le mouvement commun à plusieurs objets se comporte — en ce qui concerne leurs relations mutuelles — comme s’il n’était pas. Alors que l’antique conception du monde supposait tranquillement que l’espace visible et l’espace absolu sont une seule et même chose, la pensée allait maintenant se faire jour que l’espace absolu, conçu comme le réceptacle immobile de toutes les choses matérielles, n’est nullement objet de perception sensible, vu que le cadre en apparence au repos peut être lui-même en mouvement par rapport à un point situé en dehors, et ainsi de suite. D’une manière générale, le système de Copernic, notamment dans la sagace élaboration qu’en fit Galilée, exerça à appliquer la loi de relativité dans la théorie de la connaissance. La philosophie péripatéticienne, tout en ne voulant pas entendre parler de modification au ciel, voyait cependant des modifications réelles dans le lever et le coucher du soleil et des étoiles, et dans la succession du jour et de la nuit. Le représentant de Galilée dans les Dialogues remarque à ce sujet : « Tout cela n’est que des modifications au point de vue terrestre. Supprimez la terre par la pensée : il n’y a plus ni lever, ni coucher de soleil, ni horizon, ni méridien, ni jour, ni nuit ! »

Toute une série de modifications du ciel perdaient ainsi leur caractère absolu et ne s’expliquaient plus que par le lieu où se tenait le spectateur ; de même Galilée trouva l’occasion, en ce qui concerne les phénomènes terrestres, de transporter les différences du domaine objectif au domaine subjectif. Nous avons déjà vu qu’il contestait la transformation des substances et ne voulait admettre de changement que dans la disposition des parties ; à vrai dire, c’était donner du même coup le principe de la subjectivité des qualités sensibles. Mais Galilée a exprimé ce principe sous une forme encore plus catégorique. Dans un remarquable chapitre d’un ouvrage polémique d’astronomie (Il saggiatore, 1623), il déclarait que les seules qualités que nous devions nécessairement attribuer aux choses, sont figure, grandeur et mouvement ou repos. Ces qualités, que pour cette raison il appelle qualités premières et réelles (primi e reali accidenti), aucun effort de notre imagination, si grand soit-il, ne peut les séparer des choses. C’est au contraire à un préjugé entretenu par les sens que nous devons de regarder le goût, l’odeur, la couleur, la chaleur, etc., comme des qualités absolues des choses. Ce ne sont que des noms que nous donnons aux choses lorsqu’elles provoquent en nous certaines sensations. En fait, elles n’ont pas leur siège dans les choses, mais dans le corps sensible (nel corpo sensitivo). Qu’on supprime l’être sensible — et toutes ces qualités disparaîtront aussitôt37 ! — Le parallélisme de cette observation avec l’ordre d’idées employé pour défendre le nouveau système du monde est facile à voir. Il prit une grande importance pour la théorie moderne de la connaissance, dès que celle-ci put se dégager entièrement des liens du dogmatisme.



NOTES

35. P. 183. Le premier exposé de l’histoire de la philosophie qui donne à Galilée la place qu’il mérite pour la claire conscience qu’il a de la méthode de la pensée, est celui de J.-F. Fries : Die Geschichte der Philosophie, dargestellt nach den Fortschritten ihrer wissenschaftlichen Entwickelung. Zweiter Band. Halle, 1840. Prantl a traité sa théorie de la méthode (Galilei und Kepler als Logiker. Münchener Sitzungsberichte, 1875) en montrant qu’elle éclipse celle de Bacon ; en outre Tönnies (Über die Philosophie des Hobbes. Vierteljahrsschrift für wiss. Philos., III, et Natorp (Descartes, Erkenntnis theorie. Marburg, 1882, chap. 6) ont montré l’importante position que prend Galilée au seuil de la philosophie moderne, tandis que Bacon et Descartes, selon la tradition, seraient les initiateurs.

36. P. 188. Galilei : Opere. Firenze, 1842, XIII, p. 200 et suiv. — La traduction allemande des Discorsi (dans les « Klassiker der Naturwissenschaft », no 24, p. 57) contient ici une inexactitude qui fait disparaître la simplification projetée par Galilée. Ces paroles de Galilée : « dum externæ causæ tolluntur » (pourvu qu’on écarte les causes extérieures) sont ainsi rendues : « während äussere Ursachen hinzukommen » (pendant que des causes extérieures viennent s’ajouter). — L’expérience théorique de Galilée se dégage le mieux à un autre passage des Discorsi (Op., XIII, p. 221) : Mobile quoddam super planum horizontale projectum mente concipio, omni secluso impedimento. (Je me représente un corps mobile jeté sur un plan horizontal, tout obstacle étant supprimé). — Sur l’histoire de la loi d’inertie cf. Wohlwill : Die Entdeckung des Beharrungsgesetzes. (Zeitschrift für Völkerpsychologie, XIV-XV.)

37. P. 191. Natorp a le mérite (dans son ouvrage sur la théorie de la connaissance de Descartes) d’avoir appelé le premier l’attention sur ce chapitre du Saggiatore (di Galilei. Firenze, 1842, IV, p. 332-338). — La nouvelle doctrine était dangereuse, parce qu’on croyait que la négation de la réalité des qualités sensibles était contraire à la théorie catholique de la Cène, d’après laquelle l’hostie conserve ses qualités sensibles après la transsubstantiation. Descartes et Leibniz eurent, eux aussi, par la suite, une foule de désagréments à propos de cette question.