Histoire de la philosophie moderne/Livre 3/Introduction

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Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 217-219).


LIVRE TROISIÈME

LES GRANDS SYSTÈMES


À l’ère des idées nouvelles et des découvertes succède l’époque des tentatives pour ordonner et pour systématiser, pour ramener la foule des pensées et des faits à des pensées fondamentales, simples et solides. Ces tentatives furent faites dans la ferme confiance que la vraie base était trouvée. L’analyse fut remplacée par la construction. Cela eut cette grande importance pour la pensée qu’elle put maintenant mettre en plein jour le contenu des conceptions établies par la Renaissance et par la nouvelle science de la nature. Celles-ci furent fixées avec une sûreté dogmatique inconnue aux esprits de l’époque précédente, qui ne se rendaient pas un compte exact des divers principes et de leur portée. On formulait maintenant en toute connaissance de cause ce qui auparavant n’avait été qu’une vision plus ou moins confuse. Et à l’aide de ces hypothèses ainsi formulées, on construisit des systèmes qui tous avaient la prétention de remplacer le vieux système scolastique, auquel le coup de grâce fut seulement donné alors. Cependant, la tendance à obtenir une conclusion absolue de la connaissance, à tranquilliser la pensée par un principe ne renfermant plus lui-même de problème, était un héritage de la scolastique ; on voulait élever l’édifice nouveau à la hauteur de l’édifice abattu. L’impulsion naturelle, toujours plus ou moins active dans l’esprit humain, qui pousse à enchaîner toutes les idées supposées valables, se manifesta alors avec une vivacité, une énergie et une puissance géniales que l’on chercherait en vain dans les autres périodes de l’histoire de la philosophie moderne. Cela tient à ce que l’on se posait des problèmes qui, avant ou après, ne présentèrent pas la même nouveauté, ni la même acuité. On voulait fondre le nouveau système du monde et la science nouvelle avec le reste du contenu de l’esprit déjà établi pour la conscience. Voilà pourquoi le problème de l’existence devait figurer en première ligne. Bruno l’avait traité sur la base de la nouvelle conception du monde. Mais la nouvelle explication mécanique de la nature était venue s’y ajouter, et du même coup se posait à la pensée le grand problème des rapports de la matière et de l’esprit. Les hypothèses les plus importantes que l’on peut émettre sur ces rapports furent établies par les systèmes du XVIIe siècle avec une clarté et une force qui prêtent à ces tentatives intellectuelles une valeur durable. Toutefois d’autres problèmes furent combinés avec celui-ci. Le problème des rapports de Dieu avec le monde passe même pendant un certain temps au premier plan. À celui-ci se rattache encore le problème de l’unité ou de la multiplicité de l’existence. Et enfin la question de savoir dans quelle mesure l’explication mécanique de la nature permet d’attribuer à la notion de fin une signification positive devient un problème important.

Le problème de la connaissance et le problème de l’estimation des valeurs s’effacent devant le problème de l’existence, tout en exerçant une influence de tous les instants ; ils jouent le rôle de ressorts plus ou moins conscients et de forces d’impulsion. Chez Descartes, le premier dans la série des grands systématiques, se montre encore, même dans le style, la tendance évidente à trouver par analyse la voie pour la pensée constructive. Chez Hobbes et chez Spinoza, l’analyse est obscurcie par la construction. Avec Leibniz, la tendance analytique recommence à prendre le dessus — transition à l’importance prépondérante que le problème de la connaissance et le problème de l’estimation des valeurs devaient avoir au xviiie siècle.

L’histoire de la civilisation offre au xviie siècle une certaine analogie avec la tendance à conclure systématiquement qui fut pendant cette période la direction principale de la philosophie. Une même disposition dominante pénètre les différents domaines de la politique, de l’Église et de la pensée. C’est le siècle de la souveraineté absolue de l’État. L’État s’est émancipé de la tutelle de l’Église et réclame maintenant une soumission complète de l’individu et des petits groupements. Le principe de la souveraineté est même développé sous ses formes extrêmes par les deux penseurs précisément qui marquent l’apogée de la construction. L’individu recherche alors le calme et la sécurité après les tourmentes de la Renaissance et de la Réforme. Beaucoup sont attirés par la contemplation et le mysticisme. Un penchant au quiétisme se fait sentir. Mais ces inclinations se satisfont dans les systèmes philosophiques par l’élaboration réfléchie des nouvelles idées et des découvertes. Elles prenaient ainsi l’importance d’expériences de nature à éprouver la portée de courants d’idées considérables.