Histoire de la philosophie moderne/Livre 3/Chapitre 1

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Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 219-252).

1. — René Descartes

a) Biographie et caractéristique.

Le fondateur de la philosophie moderne naquit le 31 mars 1596 dans une famille noble de la Touraine. Maladif, il trahissait déjà enfant des dispositions exceptionnelles, et son père avait l’habitude de l’appeler le philosophe à cause du grand nombre de questions qu’il posait. Pour recevoir une éducation soignée il entra au collège de jésuites de la Flèche, fondé depuis peu par Henri IV. Par la suite il se souvint toujours avec reconnaissance de ses anciens maîtres, et lorsque les jésuites prirent parti contre sa philosophie, il en conçut un grand chagrin. Il apprit à la Flèche la physique et la philosophie selon le système scolastique, mais il se livra surtout aux mathématiques. Il semble s’être préoccupé de fort bonne heure des idées qui le menèrent à sa grande découverte mathématique, la fondation de la géométrie analytique, c’est-à-dire à l’application de l’algèbre à la géométrie. Il a décrit lui-même, dans le Discours de la méthode, l’histoire de sa jeunesse, qui est en même temps la genèse de sa philosophie. Au sortir de l’école, il se sentit peu satisfait de tout ce qu’il avait appris. Il connaissait beaucoup de faits ; beaucoup de belles pensées lui avaient été transmises ; il admirait surtout la méthode rigoureuse des mathématiques. Mais ces faits et ces pensées ne lui semblaient que des fragments incohérents et les mathématiques n’étaient à ses yeux qu’une inutile chimère. Il pendit donc au croc les études et se jeta dans le tourbillon de la vie de Paris. Il ne put cependant renier entièrement son goût pour la spéculation ; parmi ses papiers se trouvait un traité sur l’escrime datant de cette époque. Il eut vite fait de se dégoûter de cette existence vide et brusquement il délaissa ses amis. Il s’était retiré dans un quartier solitaire de la ville pour étudier en paix. Dès lors son idéal fut de plus en plus de mener une vie solitaire, consacrée à la réflexion et à l’étude. Il prit pour devise : « Heureux qui a vécu caché ! » (Bene vixit, qui bene latuit !). Au bout de deux ans, ses amis le retrouvèrent et l’arrachèrent à la solitude. Il résolut alors d’étudier le « grand livre du monde ». Peut-être la vie pratique, qui met à l’épreuve toutes les pensées, apprendrait-elle aux hommes les vérités que de savantes spéculations ne peuvent faire découvrir. Du reste il voulait s’éprouver lui-même sous les coups du sort. Il entra comme volontaire à ses frais au service de Maurice d’Orange, tout en consacrant ses heures de loisir aux études, surtout aux mathématiques. De Hollande il passa en Allemagne, où la guerre de Trente ans était sur le point d’éclater. Il se joignit à l’armée rassemblée par le prince électeur de Bavière contre la Bohême révoltée. Pendant qu’il prenait ses quartiers d’hiver (1619-1620) à Neuburg sur le Danube, une crise scientifique se produisit en lui ; il trouva alors la méthode générale qui le guida par la suite dans ses études philosophiques et mathématiques. Dans une note posthume provenant de cette époque il a même indiqué la date précise du jour où naquit cette pensée décisive : « le 10 novembre 1619, lorsque rempli d’enthousiasme je trouvai le fondement d’une science admirable »42. Il s’enferma dans son « poèle » et se livra à des pensées qui le menèrent à sa théorie générale de la méthode. Il lui vint à l’esprit que de même que l’œuvre commune à plusieurs hommes est généralement plus imparfaite que celle exécutée par un seul homme, de même l’imperfection de notre savoir vient du grand nombre de nos professeurs, dont chacun nous inculque ses propres opinions, de l’influence des diverses tendances, des divers jugements contradictoires que nous entendons porter par les savants et par les gens de métier. Pour remédier à cette imperfection, il faudrait recommencer par le commencement, faire abstraction de la tradition et élever notre édifice lentement et sur un fondement unique. La vraie méthode consiste à n’admettre que ce qui est clairement et distinctement pensé, à décomposer chaque difficulté en ses diverses parties et à partir du plus simple et du plus facilement intelligible pour entrer ensuite pas à pas dans les questions plus complexes. Telle est la méthode analytique telle qu’elle apparut dans ses grands traits à son regard intérieur. Dans le domaine des mathématiques cette méthode le mena à l’idée d’une science plus générale que les sciences mathématiques particulières : elle devait examiner les rapports, les proportions en général, que ce soit entre des figures ou des nombres ou d’autres choses. C’était une théorie générale des grandeurs ou des fonctions dont la géométrie analytique était l’application spéciale. — Ses pensées travaillaient avec une telle ardeur à ces idées qu’il tomba dans un état d’exaltation. Il eut des rêves bizarres et le lendemain il promit à la mère de Dieu de faire un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, afin qu’elle activât ses pensées. (Il n’accomplit toutefois ce vœu que lorsqu’une occasion favorable se présenta.) Un vœu de pèlerinage, voilà une singulière introduction à la philosophie moderne — et un pendant à la voix surnaturelle où Herbert de Cherbury entendit peu d’années après la sanction de sa « religion naturelle ! » — Mais il était encore trop tôt, croyait-il, pour procéder à l’élaboration de sa philosophie. Après avoir participé à la prise de Prague et à une campagne en Hongrie, il revint en France et prit possession de quelques domaines qui lui étaient échus en héritage. Sa famille désirait le voir se marier et occuper un poste de fonctionnaire ; mais il n’avait pas l’esprit disposé à cela. Il prit la résolution de consacrer sa vie à la science et pour pouvoir s’y livrer en paix, il passa en Hollande (1629). Il avait déjà eu à différentes reprises l’occasion de développer ses idées philosophiques, notamment sur la méthode, dans des cercles littéraires de Paris. Deux remarquables traités inachevés qui ne parurent que longtemps après sa mort : Règles pour la direction de l’esprit et Recherches de la vérité par les lumières naturelles datent certainement de cette époque. Ils présentent un exposé considérable de la méthode analytique. Durant la première période de son séjour en Hollande, il s’occupa (comme on le voit au Discours de la méthode, 3e et 4e parties) des idées spéculatives qu’il développe tout au long dans les Méditations. Il fonda là sa théologie et sa psychologie et trouva un chemin qui du doute même le mena au point de départ de toute connaissance philosophique cohérente.

Si Descartes se fixa en Hollande, ce ne fut pas seulement parce qu’il cherchait le calme et que — comme il disait — il pouvait mieux philosopher dans un climat plus froid. L’espérance d’y trouver une plus grande liberté pour ses recherches y fut aussi pour quelque chose. Le mouvement réactionnaire qui fit monter Bruno sur le bûcher et soumit l’âme de Galilée à la torture, avait gagné la France. Quelques jeunes savants ayant voulu en 1624 dans une conférence publique soutenir la théorie des atomes contre la physique d’Aristote, la faculté de théologie déclara hérétique la doctrine qui fait tout consister en atomes, car elle est contraire au dogme catholique de la Cène. La conférence fut interdite au dernier moment, alors qu’il y avait déjà un millier de spectateurs environ venus pour y assister. Les auteurs furent arrêtés et expulsés de la ville. Et le 6 septembre 1624 le Parlement défendit — sous peine de mort ! — de poser des principes contraires au témoignage des auteurs anciens, et de faire des conférences non autorisées par la faculté de théologie ! — Cela était bien fait pour rendre l’air de Paris peu supportable pour un philosophe. En Hollande, il pouvait espérer trouver une atmosphère plus libre. Outre les spéculations purement philosophiques, Descartes, se livrait dans sa nouvelle résidence à l’étude des sciences de la nature et il rédigea un ouvrage qui devait s’appeler Le monde, où il se proposait d’exposer comment le monde s’est développé et édifié, conformément à des lois purement mécaniques. Il se figurait que Dieu a créé la matière sous forme de chaos et qu’il l’a ensuite organisée d’après les lois qu’il respecte maintenant encore dans la conservation du monde. De cette façon il conciliait la foi au dogme de la création avec l’idée d’un développement accompli selon des lois naturelles, que l’on peut encore démontrer maintenant. L’application de ces lois à la formation de notre système du monde fait de lui le devancier de Kant et de Laplace. Mais alors vint la nouvelle que Galilée était condamné et que le collège inquisitorial avait réprouvé la théorie de Copernic, supposée par Descartes dans son hypothèse — et l’ouvrage fut abandonné. Il ne veut rien enseigner, écrit-il à son ami, le P. Mersenne, qui soit contraire à la foi de l’Église, et au surplus, sa devise est : heureux qui vit caché (bene vixit, qui bene latuit) ; il désire avant tout avoir la paix et éviter la crainte et les désagréments ; aussi, étant donné l’état de choses présent, veut-il se borner à étudier pour lui seul. — La belle devise de Descartes eut ainsi une vilaine application et l’on a dit avec raison que cette affaire était une tache pour son caractère. On voit à ses lettres qu’il était absolument d’accord avec les résultats de Galilée. Et bien qu’on ait tout lieu de croire que Descartes ait été un catholique sincère, on ne peut guère mettre en doute que la crainte, et encore plus peut-être le besoin de repos, lui aient surtout dicté sa retenue. Il exposa plus tard (dans les Principia philosophiæ) sa théorie de la genèse du monde — sous une forme déguisée, il est vrai. Comme dit son premier biographe, il jeta de la poudre aux yeux de l’Inquisition.

Descartes n’avait encore rien confié à la presse. Ses idées sur la philosophie et la science de la nature étaient cependant connues dans des cercles assez étendus, soit à Paris, soit en Hollande. La philosophie cartésienne — ainsi qu’on a dit avec raison — a été enseignée avant d’être étudiée dans les livres. Plusieurs de ses disciples l’exposèrent dans les Universités de Hollande. Elle provoqua des luttes violentes qui attirèrent à son auteur bien des querelles. Ce n’est qu’en 1637 que, sur les instances énergiques de ses amis, il laissa publier quatre traités. (Essays philosophiques, Leyde 1637) qui devaient donner des exemples caractéristiques de son investigation et de ses résultats. Dans le premier traité (Discours de la méthode), le seul qui ait une signification purement philosophique, il donne l’histoire de ses idées et les traits fondamentaux d’une théorie de la connaissance et d’une métaphysique nouvelles. Dans le deuxième et le troisième traités (Dioptrique, Météores) il donne l’exemple d’une explication rigoureusement mécanique de la nature, et dans le quatrième (Géométrie) il fonde la géométrie analytique. Il donna l’exposé complet de sa philosophie quelques années plus tard dans les Méditations (1640) et dans les Principia philosophiæ (1644). Il avait envoyé les Méditations en copies à plusieurs penseurs contemporains, par exemple à Antoine Arnauld, le célèbre Janséniste, à Gassendi, à Hobbes, et leurs objections furent imprimées en supplément dans l’ouvrage proprement dit avec les réponses de Descartes, ce qui lui confère un caractère de dialogue intéressant. La discussion avec Gassendi se continua assez longtemps et prit un ton passablement aigre. L’opposition de Gassendi et de Hobbes était purement philosophique et pour cette raison toujours instructive ; mais la nouvelle philosophie se heurta pour de tout autres raisons à une résistance de la part des Jésuites et du protestantisme orthodoxe. À Utrecht, à Groningue et à Leyde se livrèrent de violents combats, car les théologiens tenaient à la philosophie scolastique comme à un rempart de la foi. Enfin une interdiction des idées nouvelles fut rendue. Les Hollandais, dit Descartes dans une lettre, font plus de cas de la barbe, de la voix et de la mine des théologiens que de leur honnêteté. Il croyait les théologiens protestants pires que les catholiques. Il se trouvait entre deux feux. Les théologiens protestants l’accusaient de scepticisme, d’athéisme ; ils disaient qu’il dissolvait les Universités, l’Église et l’État, ils condamnaient en outre sa philosophie comme papiste ; et les théologiens catholiques l’accusaient non seulement d’opinions hérétiques, par exemple de croire au mouvement de la terre (ce qu’il avait essayé de cacher), mais encore de pencher vers le protestantisme et de prendre part au culte protestant.

Le dernier ouvrage de Descartes qui parut de son vivant, est l’intéressant traité des émotions (Les passions de l’âme, 1649). La naissance de ce traité est due à la princesse palatine Elisabeth (fille de Frédéric du Palatinat, le malheureux roi de Bohème), avec laquelle il entretenait une active correspondance. Il développait ses idées éthiques dans les lettres qu’il lui adressait. Il entama aussi une correspondance avec une autre princesse de talent, la reine Christine de Suède. Sur l’invitation de Christine il alla à Stockholm pour l’initier personnellement à sa philosophie. Ce séjour « au pays des ours, des glaces et des rochers » (comme il dit dans une lettre) ainsi que la vie de cour fut préjudiciable à sa santé. Un an après son arrivée il contracta une maladie qui entraîna sa mort (1650).

Les traits principaux du caractère de Descartes ressortent nettement de sa vie. L’amour de l’étude et de la réflexion, auquel il fut fidèle toute sa vie et qui, lorsque des idées nouvelles illuminaient son esprit, pouvait parfois s’élever jusqu’à la ferveur et à l’enthousiasme, tel était le plus important et le plus beau trait de sa nature. Une situation favorisée et indépendante lui permit d’exécuter le plan qu’il avait tracé de sa vie et qui visait surtout à conserver pour l’amour de l’étude le calme et l’égalité de l’esprit. Il ne manquait pas de courage, et il le prouva dans ses voyages ; mais il montrait trop de timidité et de déférence envers les autorités. Le trait le plus désagréable de son caractère, c’était son impuissance à reconnaître les mérites d’autrui. Il sentait hautement la nouveauté de sa conception et il protestait énergiquement qu’il n’avait rien appris de ses devanciers. Il prétendait même que les opinions qu’il partageait avec eux, étaient fondées par lui d’une façon toute différente. Il cite Platon, Aristote, Epicure, et parmi les modernes, Telesio, Campanella, Bruno comme les auteurs qu’il connaît, mais dont il n’a rien appris — en dépit de toute concordance — vu que, dit-il, ses principes sont tout autres. Il prétend n’avoir appris quelque chose que de Kepler seul ; la conception mécanique de la nature du savant allemand, et le relief qu’il donne à l’importance de la notion de quantité, ainsi que sa découverte partielle de la loi d’inertie, exercèrent notamment une grande influence sur la physique de Descartes. Mais ce trait tient aussi à sa complète absorption dans sa propre pensée. Ce qui le caractérise surtout comme penseur, c’est la faculté de la distinction nette, la réduction claire à des points de vue simples. Par là il fit œuvre d’importance durable, mit définitivement fin à l’arbitraire et à la fantaisie dans la méthode. S’il commet des fautes en pensant, il est en tout cas facile de voir où est la faute. Où il est le plus heureux, c’est dans ses élans, dans l’analyse s’élevant aux principes, bien qu’il ait visé à une construction embrassant le système tout entier de notre savoir. C’est un penseur dogmatique par son passage trop brusque de l’analyse à la construction ; toutefois il avait conscience, à un plus haut degré que l’on n’a cru, du caractère hypothétique de ses idées. Bien que la connaissance ait été ce qu’il y avait de plus développé en lui, sa correspondance témoigne de la vivacité et de la profondeur de son sentiment.

b) Méthode et postulats de la connaissance.

Nous usons de notre entendement dans toute connaissance, sur quelque objet qu’elle porte, aussi Descartes pense-t-il qu’il importe de l’examiner exactement. — L’entendement procède partout de la même façon ; la science de l’entendement sera donc la science universelle et il ne peut y avoir qu’une vraie méthode. Elle consiste essentiellement à partir de ce qui est simple et clair pour chercher ensuite à comprendre ce qui est complexe et obscur. Avant tout, il faut rassembler par l’expérience (Induction ou énumération) tout ce qui est nécessaire pour éclaircir la question à traiter. On dispose ensuite cette matière de façon que les rapports les plus simples et immédiatement évidents forment la base. Trouver une chose immédiatement évidente, voilà la première condition de la pensée. Toute transition de la pensée se fait par intuition immédiate. J’apprends par intuition qu’un triangle est limité par trois côtés, qu’une sphère a une surface unique, que je suis nécessairement si je pense. C’est au moyen de ces intuitions immédiates que les principes premiers sont conçus. Il est des propositions qui sont si simples que nous ne saurions les penser sans les tenir pour vraies. De telles propositions sont : une seule et même chose ne peut à la fois être et ne pas être ; rien ne produit rien ; l’effet ne peut contenir plus que la cause. Toutefois Descartes ne croit pas que ces propositions soient immédiatement données. Il souligne avec force que l’intuition s’appuie sur des cas particuliers ; mais un exemple particulier peut renfermer une vérité générale. Nous la reconnaîtrons alors immédiatement pour évidente par elle-même (simplici mentis intuitu), bien qu’elle ne soit pas encore formulée comme proposition générale. Descartes ne s’arrête pas davantage à la grande question de savoir comment des principes généraux peuvent être dérivés de cas particuliers, de telle sorte que l’intuition peut devenir vérité fondamentale. Il se contente de recommander une grande prudence pour poser des principes43.

Des propositions claires en soi nous dérivons d’autres conséquences au moyen de la déduction. Celle-ci consiste en une série d’intuitions, où l’on avance de terme en terme par un mouvement continu de la pensée ; on enchaîne de cette façon ce dont la relation n’était pas immédiatement évidente. Si l’on rencontrait, ce faisant, quelque chose qui ne pût se comprendre, il faudrait s’arrêter, car il serait inutile de continuer. Ou bien on manque d’expériences suffisantes, ou bien on se trouve en face de questions qui, de par la nature de l’esprit humain, ne peuvent être résolues. Si nous parvenons à achever la déduction, nous aurons ramené l’inconnu au connu et étendu la valeur des premières vérités simples à un plus grand domaine. Les connaissances accessibles à notre esprit sont rattachées entre elles par un lien si singulier et peuvent si bien se dériver les unes des autres par la voie du raisonnement qu’on pourra seulement les trouver en avançant par degrés et en partant des connaissances les plus simples. — À la façon dont Descartes fait dépendre la déduction de l’intuition des rapports simples et empiriques, on voit qu’il n’est pas un adversaire de la méthode empirique ; du reste il amassait les connaissances et faisait des expériences avec un zèle incessant. Mais il prétend que la connaissance scientifique ne peut s’acquérir que par une pensée stricte et que ce qui fait l’importance proprement dite de l’expérience, c’est de provoquer la pensée. Par contre il fait trop peu de cas de la nécessité de vérifier les résultats de la déduction. Pour lui, la science se formait seulement de conclusions tirées de données empiriques et consistait en des hypothèses logiquement déduites. —

Mais jusqu’où remonter pour trouver la chose la plus simple de toutes ? Où trouver à ma connaissance un fondement inébranlable ? Descartes répond à ces questions dans le Discours de la méthode (chap. iv) et — plus au long — dans les Méditations. Nous pouvons douter de tout contenu, de tout objet de la connaissance. Toutes les opinions, toutes les perceptions peuvent reposer sur une illusion des sens. Figurons-nous qu’un malin génie nous a créés et nous inspire continuellement des erreurs ! Mais même en ce cas il y aurait une chose que nous ne pourrions mettre en doute : notre propre pensée, notre propre conscience. Tout doute, toute erreur est bien un acte de pensée, une activité de conscience. Si nombreuses que soient les choses inexactes, dépourvues d’existence que je me représente, la faculté de représentation (vis imaginandi) prouve toujours sa réalité. En tant que je pense (ou que j’ai conscience), je suis : « Je pense, donc je suis » (Cogito, ergo sum). Ainsi que nous l’avons fait remarquer, c’est là une intuition immédiate, qui ne peut se fonder davantage, pas plus que nous ne pouvons définir ce qu’est la pensée ou l’existence. Cette intuition possède une clarté et une netteté immédiates qui sont le modèle et la mesure de toute autre connaissance. — Descartes déclare que c’est se méprendre que de concevoir cette proposition comme un syllogisme, mais il a incontestablement provoqué lui-même cette méprise en disant donc (ergo).

Cette intuition simple, qu’aucun doute ne saurait ébranler n’est toutefois pas encore une connaissance. Comment poursuivre notre chemin ? Comment fonder la valeur objective de notre connaissance, la réalité de ce que nous nous représentons et de ce que nous pensons ? — Pour répondre à ces questions, Descartes utilise le principe de causalité ou plutôt le principe que l’effet et la cause doivent nécessairement se correspondre. Ainsi que nous l’avons vu, ce principe est de ceux qui pour Descartes peuvent se découvrir par intuition. La lumière naturelle nous enseigne que l’effet ne saurait renfermer plus que la cause. Il s’ensuit que rien ne peut se former de rien et que le parfait ne peut naître de l’imparfait. Si nous appliquons ceci à nos idées, il est clair que certaines idées doivent s’expliquer comme nées de causes extérieures, et d’autres comme créées de nous-mêmes. Mais aucune de ces explications ne suffit pour faire comprendre l’idée de Dieu, Être infini, somme de toute perfection et de toute réalité. Comme je suis moi-même un être fini (mon doute et mon désir m’en convainquent), je ne puis avoir créé cette idée. Elle ne peut être née de la combinaison de perfections particulières perçues, car alors elle n’aurait pas l’unité et l’indissolubilité qui sont les marques distinctives de l’idée de Dieu. Au surplus, toute cause extérieure est finie. Il ne reste donc plus que ce soit Dieu lui-même qui soit l’auteur de cette idée. Elle nous est innée en ce sens que, dès que notre faculté de pensée s’éveille à la clarté, elle peut par sa propre force concevoir cette idée comme vraie. — Par idée innée (idea innata) Descartes entend donc non pas une idée donnée dès le début, mais une idée que nous avons la faculté de développer. L’idée de Dieu, dit-il, nous est innée dans le même sens que l’est l’idée de moi-même. « Les idées innées proviennent de notre faculté même de pensée44. » — Mais le mot « inné » fut malheureux ; il causa bien des méprises.

La réalité de l’idée de Dieu assurée de cette manière (à remarquer : en vertu de l’axiome de causalité), nous avons acquis selon Descartes une base solide de la réalité de notre connaissance. Tout ce que je connais est une partie de la réalité infinie exprimée par cette idée, est une des perfections que renferme la notion de Dieu, et partant, est pour moi certitude. Un être fini peut seul se tromper ; le risque de l’erreur disparaît dans l’Être infini, à la perfection duquel je participe par mes idées claires et distinctes. C’est ce que Descartes exprime sous une forme populaire en disant que Dieu, cause dernière de toutes nos sensations et de toutes nos idées, ne peut tromper, puisqu’il est un être parfait. Mais il laisse entrevoir, en y regardant de près, une liaison moins superficielle entre l’idée de Dieu et la réalité de notre connaissance. Comme je ne puis reconnaître mon imperfection qu’au moyen d’une idée plus ou moins distincte de la perfection et que l’idée de Dieu est l’idée de la perfection suprême, qui embrasse tout, cette idée est pour moi l’idéal, d’après lequel je puis mesurer et rectifier ma connaissance imparfaite45. En mêlant le concept de Dieu à la théorie de la connaissance, Descartes n’a pas à vrai dire en vue Dieu au sens religieux ; l’idée de Dieu n’est pour lui que l’idée de l’enchaînement de l’existence, enchaînement continu qui comprend tout, où tout ce qui doit avoir une réalité doit nécessairement pouvoir trouver place. C’est ce qu’il dit dans la 6e Méditation : « Par la nature considérée en général (natura generaliter spectata) je n’entends maintenant autre chose que Dieu même, ou bien l’ordre et la disposition (coordinatio) que Dieu a établie dans les choses créées. » Ce que je reconnaîtrai pour vrai doit nécessairement pouvoir trouver place dans cet enchaînement, qui pourrait par conséquent aussi bien s’appeler nature que Dieu. L’individuel prend pour moi une réalité grâce à son enchaînement avec tout le reste. Le critérium qui me permet de distinguer les rêves de l’état de veille, c’est que je puis sans solution de continuité relier les expériences de la vie faites à l’état de veille avec toutes mes autres expériences et mes souvenirs (perceptionem earum absque ulla interruptione cum tota reliqua vita connecto). — C’est là le sens le plus profond du fondement théologique que donne Descartes à la valeur de la connaissance. Mais quelque intéressante que soit cette idée, il aurait pu en éviter complètement le tour théologique. Le principe de causalité, qui est également supposé par la réalité de l’idée de Dieu, est en effet un médiateur suffisant entre le sujet connaissant et l’univers. Le principe de causalité et les autres principes premiers font chez Descartes (dans les Responsiones secundæ) formellement exception à la connaissance, laquelle doit être fondée par la seule idée de Dieu. Si l’on développait le contenu du principe de causalité, on verrait qu’il mène précisément à l’hypothèse d’un enchaînement où les phénomènes particuliers ont leur place déterminée. Mais le temps où le rapport de causalité et le principe de causalité furent examinés plus exactement n’apparut qu’un siècle après le siècle de Descartes.

c) Spéculation théologique.

Descartes commence par l’analyse et la critique, mais passe d’un bond à la spéculation théologique et spiritualiste. Il trouve le point de départ de ces deux spéculations, dans son « je pense, donc je suis ». Pour le moment, nous nous arrêterons à ses idées théologiques, qui sont intéressantes pour nous à cause du développement et du fondement rigoureux qu’elles offrent du contenu de la « religion naturelle ».

Descartes conteste que l’existence de Dieu puisse se prouver par le monde donné dans l’expérience. La succession des phénomènes pourrait se continuer à l’infini, et nous n’avons pas le droit de confondre l’impuissance où se trouve notre esprit de suivre cette succession, avec la nécessité d’admettre une cause première. En outre, je suppose que l’idée de Dieu est déjà connue d’avance en montrant que j’ai le droit de nommer Dieu une cause première. La preuve de Descartes est plus directe. Elle consiste, ainsi que nous l’avons déjà vu, dans l’impossibilité pour l’idée d’un Être infini d’être formée par un être fini. Cette idée est même supposée par l’idée de moi-même en tant qu’être fini et borné ; car le fini suppose une limitation de l’infini ; l’infini est l’élément positif par la limitation duquel naît le fini. L’idée de Dieu se forme alors en supprimant les bornes (c’est-à-dire par la négation d’une négation). Cette dernière définition rapproche considérablement Descartes de cette conception, que l’idée de Dieu est formée comme nous formons toujours notre idéal : par l’élargissement et la suppression des barrières (outre la combinaison de traits empruntés à des ensembles différents). Gassendi objecta à Descartes qu’en réalité nous formons notre concept d’idéal par élargissement et par combinaison ; mais Descartes répondit que cette même faculté d’élargir l’idée de la perfection relative donnée par l’expérience suppose que nous avons notre origine en Dieu. Au lieu d’étudier avec Gassendi la psychologie de la formation de l’idéal (question qui de nos jours a été encore peu traitée), Descartes se contente de l’idée toute faite de Dieu ; comme elle porte sur un objet infini, elle ne peut être créée par un être fini. Cette conclusion ne serait exacte que si non seulement l’objet, mais encore l’idée elle-même était infinie. —

Mais Descartes a encore une preuve, la preuve ontologique. Précédemment il remontait de l’idée de Dieu à la cause de cette idée ; il cherche ici à montrer que si nous pensons clairement et distinctement la notion d’un Être infini et parfait, nous devons aussi admettre l’existence d’un tel être : car ce serait lui contester une perfection que de lui contester l’existence, et par conséquent nous serions en contradiction avec nous-mêmes. Déjà Gassendi objecta à ce raisonnement (contenu dans la 5e Méditation), que l’existence est, à la vérité, la condition pour que quelque chose puisse posséder des perfections ou des imperfections, mais qu’en soi elle n’est pas une perfection. Descartes persista à croire que nous attribuons aux choses l’existence de la même manière que nous leur attribuons des propriétés. —

Descartes a conscience que l’idée de Dieu, dont il croit avoir démontré la légitimité par les deux preuves précédentes, n’est pas l’idée populaire. La plupart des hommes ne considèrent pas Dieu comme l’Être sublime et infini, comme l’unique créateur de toutes choses ; ils se représentent par ce terme de Dieu un être fini, qui peut être vénéré par les hommes. Il n’est plus étonnant qu’il se trouve des hommes pour nier l’existence d’un Dieu semblable. Descartes développe son idée de Dieu, idée supérieure en définissant Dieu la substance absolue. Dieu est une substance, veut dire que Dieu est un être qui peut exister par lui-même (per se), qu’il n’a besoin de rien autre pour exister. Descartes emploie, il est vrai, la notion de « substance » en parlant d’êtres finis (par exemple de l’âme et de la matière, ce que nous examinerons plus en détail par la suite) ; mais il déclare qu’on ne saurait l’employer dans un seul et même sens (univoce) en parlant de l’Être infini et des êtres finis. Les êtres finis dépendant tous de l’Être infini, on ne pourrait sans impropriété les appeler substances. Descartes développe notamment dans ses lettres la notion de substance au sens étroit du mot. « On ne peut, écrit-il, prouver l’existence de Dieu sans le considérer comme l’être le plus parfait de tous ; mais il ne le serait pas s’il se passait dans la nature quelque chose qui n’émanât pas de lui. La philosophie naturelle nous enseigne déjà que la moindre pensée ne peut s’élever dans l’esprit humain sans que Dieu le veuille et sans qu’il ait voulu de toute éternité qu’elle s’élevât. » C’est aussi là une des raisons pour lesquelles Descartes rejette l’atomisme : un atome serait quelque chose qui existerait par lui-même ; or il n’y a qu’un seul être, l’Être suprême, qui puisse être indépendant de tous les autres ! — Descartes s’exprime moins catégoriquement dans ses ouvrages, car à côté de la stricte définition du éoncept de substance il s’en glisse une autre, plus populaire. Au sens large du mot, substance signifie chose ou être. Est substance ce qui possède certaines qualités. Des qualités nous concluons à une substance. En ce sens (possesseur de qualités) un être fini peut très bien être substance. — Il est évident que si les deux sens du mot ne sont pas nettement tranchés, ils produiront l’obscurité. Mais Descartes conçoit aussi l’âme et le corps comme substances dans le sens d’être absolument indépendants. De même qu’il applique alors le strict concept de substance à des êtres finis, de même il applique le concept large de substance à l’Être infini : cette notion renferme en effet toute la réalité et la perfection possibles — c’est-à-dire toutes les qualités possibles ! Voilà pourquoi ce fut une critique qui entama profondément le système de Descartes, lorsque Hobbes et Gassendi lui objectèrent que nous n’avons absolument aucune notion positive de la substance en tant que support des qualités, puisque nous ne connaissons que des qualités (accidences, attributs — nous dirions maintenant des phénomènes). Descartes accorda que nous ne percevons pas immédiatement la substance, et que nous la déduisons des qualités ; mais il prétend que nous pouvons la penser, bien que nous ne puissions nous en faire une image46. Ici encore il y avait un problème qui prit une grande importance dans la philosophie postérieure. —

Par le principe de causalité Descartes fut amené à admettre l’existence de Dieu. Mais on serait porté à croire que ce même principe fait dépasser la notion de Dieu : car Dieu ne doit-il pas avoir une cause ? Descartes cherche à échapper à cette difficulté en distinguant ce qui a sa cause en dehors de soi de ce qui a sa cause en soi-même. Dieu doit être par rapport à lui-même ce qu’est la cause à l’effet, donc la cause de soi-même (causa sui). En tant qu’Être infini, Dieu possède une force inépuisable, en sorte qu’il n’a besoin de rien autre que de lui-même pour exister. De cette façon se nouent étroitement les notions de substance et de cause de soi-même. Antoine Arnauld, le grand théologien janséniste, qui par la suite devint ardent Cartésien, objecta que la notion « cause de soi-même » se contredisait elle-même, et en tous cas, qu’elle ne pouvait être appliquée à Dieu. Car, dit-il, personne ne peut donner ce qu’il n’a pas et si quelqu’un venait à se créer lui-même, il faudrait qu’il eût déjà existé antérieurement. Si Dieu est cause, il doit être aussi effet ; la cause précède l’effet dans le temps ; mais on ne saurait distinguer en Dieu le passé de l’avenir ou la possibilité de la réalité. Arnauld suit ici un ordre d’idées qui se trouve déjà chez Thomas d’Aquin (Summa theol. Pars I. Quaestio 2. Art. 3). — Descartes réplique que si nous prouvons l’existence de Dieu au moyen du principe de causalité, nous devons aussi appliquer ce principe à Dieu lui-même, ce qui n’est possible que si nous le concevons comme la cause de soi-même. Toutefois il ajoute que l’expression « cause » ne peut être employée que par analogie en parlant de Dieu à cause de l’imperfection de la connaissance humaine et qu’on peut nommer Dieu la cause, mais non l’effet de soi-même : autrement il y aurait quelque chose en Dieu d’un degré inférieur au reste ! La relation de temps n’a du reste absolument aucune valeur pour Dieu, car elle n’est qu’un produit de la conception humaine, un modus cogitandi. — Il semble donc sans contredit qu’il ne reste pas beaucoup de la notion de causalité appliquée à la théologie. La philosophie cartésienne de la religion devait forcément faire naître le besoin d’examiner la légitimité et la signification de nos idées fondamentales dans leur application à la théologie.

Il faut surtout tenir compte du principe que la relation de temps n’a aucune valeur pour Dieu, lorsqu’on voit Descartes enseigner que les vérités éternelles (par exemple une chose ne peut à la fois être et ne pas être, — la somme des angles d’un triangle est égale à deux angles droits) sont dépendantes de la volonté absolue de Dieu. La raison de Dieu et sa volonté ne sont pas distinctes. Dieu n’a pas commencé par saisir les vérités éternelles pour les établir ensuite. Sa volonté est éternelle et immuable comme son essence. Ici encore se montre la grande différence qui sépare l’idée de Dieu selon Descartes de l’idée habituelle de Dieu. Il n’y a proprement pas une seule expression psychologique qui puisse s’appliquer à Dieu. Mais Descartes ne tira pas encore cette conséquence.

Il subsiste encore une difficulté, même si l’on donne raison à Descartes dans toutes ses opinions. Au moyen du doute nous avons reconnu notre imperfection, et l’idée de cette imperfection suppose l’idée de la perfection. Nous nous sommes ainsi élevés jusqu’à l’idée de Dieu. Mais ce faîte gravi, l’imperfection subsiste toujours — et comment l’imperfection a-t-elle pu naître, si l’être qui est au fond de toutes choses est un être idéal et parfait ? Descartes répond que l’imperfection est nécessairement inhérente à toute chose finie et que toute chose créée est finie. Au reste, ce n’est qu’une négation qui produit l’imperfection ; et cette négation rend le monde plus parfait qu’il ne serait autrement, car la diversité du monde en devient plus grande. Bien que l’œil soit ce qu’il y a de plus magnifique dans le corps, les autres parties du corps n’ont pas de raison de se plaindre, car le corps ne peut se composer exclusivement d’yeux. Descartes esquisse dans ses remarques une théodicée semblable à celle qui fut plus tard exposée tout au long par Leibniz.

d) Philosophie de la nature.

En vertu de son critérium de la vérité, Descartes conclut que nos sensations doivent émaner de quelque chose qui est différent de notre conscience. Mais ce quelque chose n’a — d’après Descartes — nullement besoin d’être fait comme les sens nous le représentent. L’importance de la perception sensible est avant tout pratique ; elle doit nous enseigner ce qui nous est utile ou nuisible. Et alors même que nous regarderions comme l’objet de la perception sensible de nous procurer la connaissance des choses, il n’est pas nécessaire que nos sensations soient semblables aux choses, pourvu qu’elles leur correspondent comme le mot correspond à la pensée. Si nous considérons la façon dont procède la perception sensible, nous verrons que toutes les impressions des sens sont des contacts ; nous n’entrons donc en rapport qu’avec la surface des choses. Si nous voulons nous figurer la nature des choses — abstraction faite de la façon dont elles agissent sur nous — il ne reste que l’étendue, la divisibilité et le mouvement, propriétés que nous ne pouvons même pas supprimer dans notre imagination par la pensée. Telles sont les idées les plus simples et les plus claires que nous puissions avoir de la matière, et si nous nous y attachons — c’est-à-dire aux idées purement géométriques, — nous pourrons acquérir une intelligence simple et claire de tout ce qui se passe dans le monde de la matière. Le phénomène du mouvement contient l’explication de tous les autres phénomènes. Ce n’est au contraire rien expliquer que d’admettre « des formes » ou des qualités de la matière. Les qualités appartiennent à notre conscience ; mais ce qui se produit réellement dans le monde de la matière, ce sont seulement des mouvements en dehors ou au dedans de notre organisme. Dans la science nous devons nous représenter le monde de la matière tel qu’il serait si personne ne le percevait par les sens. — C’est là le principe de simplicité qui avait joué un si grand rôle dans la lutte pour le nouveau système du monde, et dont on s’autorise maintenant pour ramener toutes les propriétés de la matière à l’étendue et au mouvement. Comme conséquence de cette réduction les qualités sont transportées dans le domaine subjectif. Comme il n’est guère probable que Descartes ait connu le Saggiatore de Galilée, il a certainement trouvé le principe de la subjectivité des qualités sensibles par ses propres moyens, en essayant d’approfondir les conditions d’une explication purement objective et strictement nécessaire des processus matériels. On voit à des notes écrites de la main de Descartes, pendant les années 1619-1620, qu’il ne professait pas encore l’explication mécanique de la nature. C’est pendant ces années 1619-1620 que la transition a dû se produire. Outre l’influence de Kepler, l’influence d’un cercle de jeunes savants français y contribua probablement. Ceux-ci professaient des théories atomiques, mais ils avaient surtout subi l’action de Sebastian Basso, le véritable réformateur de l’atomisme dans les temps modernes ; Descartes cite lui-même Basso au nombre de ses devanciers. Deux jeunes gens de ce cercle voulaient faire à Paris la conférence dont il a été question et provoquèrent ainsi le décret draconien contre les nouvelles idées. Comme d’autre part Sebastian Basso semble subir l’influence des ouvrages de Giordano Bruno, il apparaît ici un lien historique entre Descartes et la philosophie de la Renaissance. — De même (ainsi que nous le verrons dans la suite), la découverte que fit Harvey de la circulation du sang influa fortement sur la marche de la pensée de Descartes.

En essayant d’expliquer tous les phénomènes matériels au moyen de l’étendue, de la divisibilité et de la mobilité considérées comme propriétés primordiales de la matière, Descartes suit un procédé déductif. Il va de la cause à l’effet. Il a pleinement conscience que par cette voie on ne peut aboutir qu’à une hypothèse, car il est toujours possible que les phénomènes donnés soient produits par d’autres causes que celles dont nous partons. Ici donc doivent venir s’ajouter les connaissances et les expériences comme moyens de vérification et Descartes déclare qu’il faudrait pour cela des expériences si nombreuses et si coûteuses qu’elles surpasseraient de beaucoup ses forces et ne pourraient se faire que grâce au concours d’un grand nombre d’hommes. Descartes n’accorde donc pas moins d’attention que Bacon à l’importance de l’expérience, mais il insiste encore plus que Bacon sur les principes directeurs et sur les hypothèses. Il se distingue également de Galilée par son goût pour les principes et les déductions. Il regardait le procédé déductif comme le procédé scientifique proprement dit, et il manquait de la faculté que possédait Galilée, de répandre par des recherches particulières la lumière sur des ordres de faits considérables et étendus. Et pourtant, dans son Discours de la méthode, il pose lui-même l’intuition liée à la perception particulière pour point de départ de la pensée. Son objet était autre que celui de Galilée. Sa mission était de montrer clairement que les temps étaient passés où l’on pouvait aboutir à une explication de la nature par la croyance aux forces mystiques ou à une intervention surnaturelle. Il établit l’idéal de toute science de la nature : dérivation des phénomènes de leurs causes avec la même nécessité évidente qu’une déduction mathématique découle de suppositions données. Le principe de simplicité, dont il s’autorise, est à proprement parler aussi le principe d’évidence. Il ne se trompe point sur le principe ainsi posé. Mais il attachait à l’application déductive des principes universels et aux hypothèses fondées sur ces principes plus d’importance qu’elles n’en ont réellement ; c’est ce qui donne à sa philosophie de la nature un caractère dogmatique qui s’accusa notamment entre les mains des Cartésiens et devint provoquant. Chez beaucoup d’entre eux une scolastique mécanique prit la place de la scolastique des formes et des qualités substantielles. —

Il résulte des propriétés primordiales de la matière qu’il ne peut y avoir d’atomes absolus, car on ne peut mettre de terme à la divisibilité, — qu’il ne peut y avoir d’espace vide, car espace veut dire étendue, et l’étendue suppose un être étendu, c’est-à-dire la matière, — que le monde de la matière est infini, car il nous est impossible de mettre des bornes à l’étendue, et où est étendue, est aussi matière. De plus il s’ensuit que les modifications matérielles qui se produisent doivent toujours être expliquées conformément aux lois du mouvement, qui deviennent ainsi les lois suprêmes de la nature. Descartes cherche encore à dériver ces lois au moyen de la déduction ; il trouve la base de cette déduction dans l’idée de Dieu qui joue dans sa physique un rôle analogue à l’emploi qu’il en fait dans sa théorie de la connaissance. De l’immutabilité de Dieu, qui est une partie de sa perfection, Descartes déduit que la quantité de mouvement produite lors de la création reste invariable pendant la conservation (qui pour Descartes est une création continuée sans interruption). Le mouvement peut être diversement réparti dans les diverses parties du monde, mais aucun mouvement ne se perd et aucun ne se crée. — En donnant un fondement théologique à son principe de la constance du mouvement, Descartes fait malgré lui l’aveu que les propriétés primordiales de la matière dont il part dans sa physique sont trop simples et trop abstraites. Il apparaît en effet que, à vrai dire, c’est la force divine sans cesse active dans le monde qui est constante ; la constance du mouvement dérive de la constance de cette force. Si Descartes avait vu clairement cela, il aurait trouvé un principe plus exact que celui qu’il pose. Car ce n’est pas le mouvement, mais la force, l’énergie qui est constante. Pour tout passage du mouvement au repos ou inversement, Descartes est embarrassé de son principe. Cependant même sous sa forme imparfaite, son principe est un précurseur intéressant du principe moderne de la conservation de l’énergie. — Descartes tire aussi de l’immutabilité de Dieu les lois spéciales du mouvement, d’abord la loi d’inertie qui fut pour la première fois établie sciemment et systématiquement par lui. Ce serait, pense Descartes, contraire à l’immutabilité divine qu’une chose, qui doit être regardée comme une et indivisible, puisse sans cause externe perdre l’état où elle se trouve. La possibilité est ainsi rejetée que cette chose passe d’elle-même (sua sponte) et sans influence extérieure du mouvement au repos ou inversement. Descartes fut probablement amené à la loi d’inertie par l’influence de Kepler, qui en établit la moitié, mais indépendamment de Galilée. Il l’avait déjà établie en effet dans son ouvrage Le monde qui avait été composé avant la publication des Dialogues de Galilée. — Descartes fait une réserve en posant la loi d’inertie ; il ménage aux âmes et aux anges la faculté d’agir sur la matière. Cette restriction est faite dans l’intérêt de sa psychologie spiritualiste, que nous examinerons dans la suite.

Le concept de matière a chez Descartes un caractère de simplicité et de clarté ; il est du reste fondé sur le principe de simplicité. C’est un produit naturel de la tendance qui s’exprime aussi chez Kepler et chez Galilée et qui cherchait à ramener toutes les qualités à des rapports quantitatifs : par où la science exacte de la nature était rendue possible. Mais de même que Descartes est porté à négliger le caractère hypothétique de ses résultats déductifs, de même il est porté à considérer ses définitions établies au moyen de l’abstraction et en vertu du principe de simplicité comme complètes et définitives. Il croit connaître entièrement l’essence de la matière au moyen des définitions : étendue, divisibilité, et mobilité, sans pouvoir le garantir. Quand il parle de la matière comme de la substance étendue, il ne remarque pas qu’il a fait d’une abstraction un être existant en soi. Il n’a pas justifié le droit de regarder les propriétés géométriques des choses comme absolues. Cela ne résulte pas en effet nécessairement de ce que ces propriétés sont les plus importantes pour la connaissance de la nature. Des propriétés telles que l’étendue, la divisibilité et la mobilité peuvent très bien être dues à l’action des choses sur nous (de même que la couleur, le goût, l’odeur, etc.), et par suite n’être pas semblables aux choses elles-mêmes. Et du reste il y a — ainsi que nous l’avons prouvé, — une détermination qui est encore plus fondamentale que les trois propriétés auxquelles s’en tient Descartes, à savoir la force, l’énergie. — Ce fut l’objet des recherches ultérieures de discuter les questions indiquées ici. En attendant, la physique de Descartes marquait malgré son caractère exclusif un immense progrès en clarté. Nous allons maintenant examiner brièvement quelques-unes des applications les plus importantes des principes généraux qu’il a posés. Nous nous en tiendrons à ses idées fondamentales : dans le détail ses explications sont souvent très malheureuses et très arbitraires. Son défaut était de machiner des hypothèses ; sa grandeur consista à s’emparer heureusement de points de vue universels.

Si tout dans la nature matérielle doit s’expliquer par l’étendue, la divisibilité et la mobilité, seules propriétés de la matière, il s’ensuit que les causes finales ne sont d’aucune utilité. Toutefois pour exclure l’explication téléologique de la nature, Descartes se fonde plutôt sur la théologie que sur la théorie de la connaissance. Dieu étant un Être infini, il doit y avoir dans son opération beaucoup de choses que nous ne pouvons saisir ; vouloir pénétrer ses fins, serait de la présomption. Il y a dans le monde immense une infinité de choses qui n’agissent pas du tout sur nous ; quel sens trouver à l’opinion qu’il serait créé pour nous ? La seule fin possible de tout ce qui se produit doit être Dieu lui-même. La conception téléologique est donc rejetée, parce que nous n’avons pas le droit d’imposer des bornes à l’essence du monde et à l’essence de Dieu.

Pour comprendre la nature dans le détail, nous devons donc d’après Descartes partir des phénomènes les plus simples, les plus évidents, des événements que nous avons continuellement sous les yeux, et expliquer par leur moyen ce qui se passe en petit et en secret, et ce qui s’est produit dans le passé. Le principe de simplicité se convertit donc chez Descartes en principe d’actualité, lequel exige que les choses éloignées et inconnues soient expliquées par les choses proches et connues. Ce que nous ferions de mieux, ce serait de prendre pour point de départ la connaissance de la construction et de l’action de nos machines, car nous en avons les idées les plus distinctes. Aussi décrit-il le monde comme s’il était une machine (terram totumque hunc mundum instar machinæ descripsi). Nous expliquons l’état actuel de l’univers en nous figurant que les parties de la matière ont eu dès le début (car la matière et le mouvement ont été créés simultanément) un mouvement tourbillonnant autour de certains centres. Dans ces centres ont dû se rassembler les parties plus petites qui se sont formées pendant le mouvement tourbillonnant par le frottement réciproque des parties plus grandes. De cette façon se sont formés les différents corps célestes grands et petits. Quelques-uns de ces corps célestes ont peu à peu perdu leur indépendance et ont été entraînés par les tourbillons qui circulent autour de corps célestes plus gros. Il en a été ainsi de la terre. Descartes croit pouvoir dire d’après sa théorie que la terre est immobile puisqu’elle ne modifie pas sa place dans le milieu qui l’entraîne dans son tourbillon autour du soleil ; du reste, il peut y avoir en dehors de la partie de l’univers que nous percevons des étoiles par rapport auxquelles la terre est immobile ! Par cette application subtile de la notion de relativité Descartes cherchait — du reste sans succès — à échapper à la réputation d’être un hérétique disciple de Copernic.

Descartes est le premier des modernes qui ait tenté de donner une théorie mécanique de l’évolution du système du monde. Il est vrai qu’il se prémunit d’une façon courtoise contre la théologie en accordant que le monde a été pleinement et parfaitement créé ainsi que nous le voyons. Il prétend seulement démontrer la possibilité pour l’état actuel du monde de s’être développé à partir d’un état initial imparfait et conformément à des lois naturelles. À la question de savoir comment on doit se représenter cet état initial, il répond qu’il importe peu dans le cas présent de se le représenter d’une façon ou d’une autre : car en vertu des lois naturelles la matière doit parcourir tous les états qu’elle a la faculté de prendre, en sorte que, après avoir passé par une quantité plus ou moins grande d’états imparfaits elle aurait dans tous les cas atteint l’état actuel. Cette explication (Princ. phil. III. 47) qui renferme le programme de toute théorie mécanique de l’évolution, offre plus d’intérêt que l’essai fait par Descartes pour décrire tout au long le processus cosmogonique.

Descartes cherche à expliquer l’enchaînement et le développement du monde conformément aux lois générales de la nature ; de même il cherche à expliquer l’organisme et la vie organique d’après des lois purement mécaniques. Outre l’astronomie, la physiologie devrait d’après sa conception également être une science absolument mécanique. Dans son hypothèse cosmogonique il fait abstraction de la théologie ; de même dans sa mécanique organique il fait abstraction de la psychologie ; il se représente le corps humain comme composé de parties matérielles et comme agissant conformément aux lois de la chaleur et du mouvement, sans qu’aucune âme (qu’elle soit « végétative », « sensitive », ou « rationnelle ») intervienne. Cette conception, qui est une conséquence des principes généraux de la physique de Descartes (l’organisme en tant qu’être matériel devant tomber sous les lois générales de la matière), se trouva pour lui empiriquement vérifiée, lorsque William Harvey découvrit la circulation du sang (1628). Harvey est au premier rang parmi les fondateurs de la science moderne de la nature ; il est pour la physiologie ce qu’est Galilée pour la physique. Il donna le coup de grâce aux forces mystiques dans le domaine de la physiologie, en démontrant que le mouvement du sang n’est pas dû à sa propre force ou à la force de l’âme, mais qu’il est dû à la contraction du cœur qui le refoule dans le corps. Les lois générales du mouvement sont ainsi valables au dedans comme au dehors de l’organisme. Descartes fut un des premiers hommes marquants qui aient adopté la théorie d’Harvey. En déclarant dans le Discours de la méthode (chap. v) qu’il se rangeait à cet avis, il apportait un puissant appui à la théorie nouvelle, qui avait à vaincre une si grande résistance, à cause de l’antithèse violente qu’elle offrait avec l’ancienne conception de la vie organique47. Descartes décrit dans différents ouvrages (notamment dans le Traité de l’homme) de quelle façon on peut concevoir le corps humain comme pure machine. Ici encore, sa conception générale a fait naître la clarté, bien que ses explications n’aient pas toujours été heureuses dans le détail. Niels Steensen, un des plus grands anatomistes du siècle suivant, reconnut que la méthode inaugurée par Descartes servait à démontrer l’insuffisance de ce que l’on enseignait auparavant sur le rôle des différents organes et à poser avec plus de clarté les problèmes relatifs à cette question. Descartes étendit à la physiologie des nerfs la conception mécanique que Harvey avait fait triompher pour la circulation du sang. D’accord avec la physiologie d’alors, il croit qu’il y a dans les nerfs des courants d’« esprits animaux », courants qui tiennent à ce que, après avoir été échauffées dans le cœur, les parties ténues du sang affluent au cerveau dont elles remplissent les circonvolutions, tandis que le reste du sang continue son chemin à travers les veines. Du cerveau elles se dirigent par les nerfs dans les muscles. Ces courants peuvent être mis en mouvement par des impressions dont nous n’avons pas conscience ; c’est ce qui arrive dans les mouvements involontaires, par exemple, quand nous tendons les mains en avant en tombant, ou bien quand nous poursuivons notre marche sans y penser. Ces sortes de mouvements involontaires peuvent se faire absolument mécaniquement, et même malgré nous (mente invita e tanquam in machina). Descartes exprime ce qui précède en disant que les « esprits animaux » sont réfléchis (esprits réfléchis) et il donne une description et une explication claires de ce que l’on appelle maintenant mouvement réflexe. Quant aux animaux, nous sommes forcés d’admettre que toutes leurs fonctions et toutes leurs actions se font de cette façon involontaire et mécanique. Nous n’avons pas de raison pour leur attribuer une âme. Si l’agneau fuit à la vue du loup, c’est que les rayons lumineux qui du corps du loup frappent l’œil de l’agneau, mettent ses muscles en mouvement au moyen des courants « réfléchis » des « esprits animaux ». Et l’on peut expliquer le retour des hirondelles au printemps par analogie avec l’horloge qui fait retentir sa sonnerie à des intervalles réguliers. Du reste, on voit bien que les animaux, pas plus qu’une machine, ne peuvent s’accommoder à un nouvel état de choses plus complexe. Descartes soutient encore l’opinion quel les animaux sont de simples machines pour cette raison que sans cela il faudrait d’après sa conception leur attribuer l’immortalité, — et une huître ou un champignon seraient immortels ? Il en est autrement de l’homme ; la conscience qui se manifeste en chacun de nous nous force à admettre l’existence d’une âme, d’une substance pensante qui est en réciprocité d’action avec la substance matérielle, avec la faculté d’exercer une intervention régulatrice dans les mouvements des « esprits animaux ». L’âme est en communication immédiate avec une seule partie du cerveau, la glande pinéale (glandula pinealis), qui attira sur elle l’attention de Descartes, parce que ce n’est pas en effet un organe conjugué, comme tant d’autres parties du cerveau ; elle lui semblait être à peu près au milieu du cerveau et au-dessus du conduit par lequel les « esprits animaux » des circonvolutions antérieures communiquaient avec les circonvolutions postérieures. Les « esprits animaux » heurtent la glande pinéale, excitent ainsi l’âme et font naître en elle la sensation, le sentiment et l’appétit ; l’âme y répond — également par un choc (!) contre la glande pinéale — et dirige les esprits animaux dans un certain sens. Souvent (par exemple dans la maîtrise de soi) le coup et le contrecoup vont en sens opposés, et alors il s’agit de savoir qui peut pousser le plus fort48. —

Descartes a le mérite d’avoir décrit et analysé le mouvement réflexe et d’avoir ainsi répandu une lumière éclatante sur notre activité involontaire. Il a en même temps le mérite d’avoir affirmé que l’activité de l’âme est liée au cerveau et immédiatement liée au cerveau seulement. Et enfin — malgré les hypothèses anatomiques imparfaites dont il disposait — il a le mérite d’avoir exposé la psychologie spiritualiste avec une grande netteté et avec une logique parfaite. Nous allons maintenant examiner un peu plus en détail sa théorie psychologique.

e) Psychologie.

Descartes attribue une âme à l’homme seul, et cette âme, il la conçoit comme une substance différente du corps, comme une substance particulière, substrat de toutes les propriétés spirituelles, de même que le corps est le substrat de toutes les propriétés matérielles. En étendant sa conception mécanique de la nature au domaine de la vie organique, ainsi que nous l’avons vu, il doit forcément admettre que dans l’organisme, pas plus que dans le reste de la nature matérielle, il ne peut naître de mouvements qui ne soient la continuation de mouvements précédents ; de même aucun mouvement ne peut disparaître qui ne soit continué par un mouvement suivant : le principe de la constance du mouvement est en effet un des grands principes de sa physique. Mais quand il fait « heurter » l’âme par la glande pinéale, pour mettre en mouvement les « esprits animaux », et que l’âme reçoit elle-même un choc en retour par l’action des « esprits animaux » sur la glande pinéale, il s’ensuit nécessairement qu’un mouvement naît ou disparaît alors sans compensation ! Alors même qu’on trouverait un sens à dire que l’âme heurte ou est heurtée, il n’en est pas moins vrai que la psychologie spiritualiste de Descartes est ici manifestement en contradiction avec sa philosophie de la nature. En réalité, il se représente l’âme comme une essence matérielle quand il la fait donner ou recevoir un choc ; ainsi en est-il toujours du spiritualisme quand il est approfondi avec une clarté pleine et entière. La princesse palatine Élisabeth, la si intelligente correspondante de Descartes, fit remarquer avec beaucoup de justesse qu’il est plus facile de concevoir matériellement l’âme que de comprendre comment, sans être matérielle, elle peut mettre en mouvement la matière et être mise en mouvement par elle. Dans un passage, Descartes semble vouloir réduire l’action de l’âme ; elle ne produirait plus qu’un changement dans la direction des « esprits animaux » qui en soi peuvent aussi bien prendre une direction qu’une autre ; mais cette action régulatrice serait contraire à la loi d’inertie et ne pourrait être posée que comme une exception arbitraire à cette loi.

Si d’une manière générale Descartes pose l’âme comme une essence particulière, différente du corps, c’est que la pensée et l’étendue sont des propriétés si entièrement différentes qu’il ne peut se les représenter que supportées par des substances différentes. Je pense, donc je suis ! tel était son point de départ, et par pensée il entendait, ainsi qu’il le déclare en propres termes, la conscience d’une manière générale (omnia, quæ nobis consciis in nobis fiunt). Il pourrait, donc, fait-il remarquer, tout aussi bien dire : je sens, donc je suis, ou : je veux, donc je suis. Ce qu’il veut souligner, c’est le fait primitif de la conscience. Il a le mérite en psychologie d’avoir posé la conscience (mens) ; comme point de départ, car l’idée de l’âme (anima) est et surtout était une idée ambiguë et mystique. Par là il a préparé la psychologie empirique moderne. Il n’est pas impossible qu’en cela il ait été influencé par Vives qui distinguait si nettement les phénomènes psychiques, c’est-à-dire les données réelles, de l’essence de l’âme en soi ; l’ouvrage psychologique de Vives est cité à différentes reprises par Descartes. Mais Descartes croit posséder dans la pensée ou conscience une notion absolument claire et complète de l’essence de l’âme, de même qu’il croit posséder dans l’étendue une notion absolument claire et complète de l’essence de la matière. Si, dit Descartes, je puis penser clairement et complètement l’idée de l’âme sans avoir besoin de supposer l’idée du corps, et si je puis penser clairement et complètement l’idée du corps, sans avoir besoin de penser l’idée de l’âme, n’est-ce pas une preuve que nous nous trouvons ici en face de deux êtres ou substances absolument différents et indépendants l’un de l’autre ? — Nous avons mentionné plus haut le double sens que prend l’idée de substance chez Descartes. Elle ne désigne pas seulement un support de propriétés, quelque chose qui « a » les particularités présentées par l’expérience. Même dans ce sens plutôt vague du mot, Descartes va trop loin en concluant que le « quelque chose » de la pensée diffère du « quelque chose » de l’étendue ; un seul et même « quelque chose » pourrait bien avoir les deux propriétés ! Mais au sens strict du mot, « substance » est un être absolument autonome et indépendant. Il est dans la nature des substances, dit Descartes, de s’exclure mutuellement. Et il fait cette supposition de l’âme et du corps parce qu’il peut penser chacun des deux à part sans penser en même temps l’autre. L’homme se composerait donc de deux substances qui s’excluent mutuellement ! Mais alors leur action réciproque est incompréhensible. Si une substance agit sur l’autre, elles ne peuvent pas être absolument indépendantes l’une de l’autre ; alors il se passe en l’une quelque chose que je ne puis comprendre sans penser à l’autre. Les rapports deviennent incompréhensibles, et Descartes l’avoue lui-même. Qui ne philosophe jamais, dit-il dans une lettre, ne doute pas que l’âme et le corps ne réagissent l’un sur l’autre et ne forment un être unique ; mais philosophiquement il est impossible de penser en même temps la différence et la liaison entre l’âme et le corps. Aucun raisonnement et aucune comparaison, dit-il ailleurs, ne peuvent nous apprendre comment la conscience qui est incorporelle, peut mettre le corps en mouvement ; mais une expérience sûre et évidente nous l’apprend tous les jours ; c’est une de ces choses qu’il faut comprendre d’elles-mêmes et qui deviennent obscures quand nous les comparons à d’autres choses. — Descartes parle ici comme s’il avait vu comment l’âme heurte la glande pinéale et la glande pinéale heurte à son tour l’âme ! Or la difficulté du problème consiste précisément en ce que l’expérience immédiate ne peut trancher la question : le raisonnement et la comparaison sont la seule ressource que nous ayions pour obtenir une hypothèse intelligible et exempte de contradiction.

On croit couramment que le dualisme médiéval passe dans la théorie de Descartes de l’âme et du corps. Mais ce qui proprement a mené Descartes à sa théorie, c’est sa tendance à former des idées claires et distinctes. De l’indépendance réciproque des idées il conclut à l’indépendance réciproque des substances correspondantes. Son grand mérite est d’avoir clairement et nettement caractérisé la différence qui sépare les phénomènes spirituels des phénomènes matériels ; mais c’est aussi cette différence qui l’induit en erreur. En dogmatique qu’il est, il croit à la perfection achevée de ses idées et à leur accord psychologique avec l’existence. Descartes développe à outrance le dualisme que nous avons rencontré chez Telesio, Bacon, et Campanella — et par là il a beaucoup contribué à le faire dépasser. Il a formulé si nettement la métaphysique populaire de l’âme et du corps que les difficultés et les contradictions y font nettement saillie. — Gassendi et Arnauld lui objectèrent avec raison que de ce que la conscience et l’étendue sont les propriétés principales de l’âme et du corps on ne peut conclure que tout est dit sur leur essence. Ils touchaient ainsi du doigt le point faible de la théorie de Descartes. —

La distinction précise que Descartes établit entre l’âme et le corps fait sentir ses conséquences dans sa psychologie. Il recherche soigneusement les formes d’activité et les phénomènes spirituels qui proviennent de l’âme même, et ceux qui sont dus à l’influence du corps sur l’âme.

La perception sensible est due au corps ; elle vient de ce que les « esprits animaux » agissent sur l’âme au moyen de la glande pinéale. Toutefois Descartes souligne ce fait que dans la conception vulgaire, on se fie sur la perception beaucoup plus, qu’on ne devrait véritablement le faire. On doit en effet distinguer : 1o entre le mouvement produit dans le cerveau par l’ébranlement (mouvement qui existe aussi chez les animaux) — 2o l’action de ce mouvement dans le cerveau sur l’âme, qui donne naissance à la sensation (de couleurs par exemple) — et 3o les jugements que l’on porte involontairement sur les choses extérieures par suite des mouvements des organes du corps. C’est sur un de ces jugements involontaires que nous nous fondons pour supposer les choses extérieures et situées à des endroits déterminés de l’espace. Ce sont les mouvements de l’œil et de la tête qui, au moyen de mouvements correspondants des « esprits animaux », poussent l’âme à porter ce jugement. Le troisième moment de la perception est dû à l’âme même.

Il y a également deux sortes de souvenirs : le souvenir des choses matérielles, qui vient des effets ultérieurs ou traces des excitations du cerveau, et le souvenir des choses spirituelles, dû à des traces qui demeurent dans la conscience même. — La pensée proprement dite (intellectio) et l’imagination (imaginatio) se distinguent en ce que dans la pensée proprement dite l’âme est seule active, tandis que dans l’imagination elle se sert d’images corporelles. L’imagination comme la perception et le souvenir matériel, n’appartient à l’âme qu’en tant qu’elle est unie au corps ; l’âme dans sa pureté (anima pura) peut se penser sans imagination et sans perception. — La différence entre l’appétit et la volonté tient également à ce que l’appétit est produit par le corps, tandis que la volonté fait partie intégrante de l’âme. Descartes nous attribue la conscience immédiate de l’indépendance de la volonté à l’égard de la causalité, tout en concédant que l’indifférence de la volonté est bien plutôt une imperfection pour notre connaissance qu’une perfection pour notre volonté. La volonté est plus étendue que l’entendement ; nous pouvons choisir et soutenir une chose que nous ne comprenons pas. La volonté est illimitée, l’entendement est limité : par là Descartes explique la possibilité de l’erreur. — Les « passions » sont dues à l’influence du corps sur l’âme, mais les « émotions intérieures » naissent dans l’âme, ce sont les conséquences de ses pensées et de ses jugements. Le sentiment intérieur, purement spirituel, est accompagné d’une émotion, d’un sentiment sensible tant que l’âme est unie au corps : mais ce sentiment provient de l’action de l’âme sur le cerveau ; la disposition de l’âme, par exemple dans l’amour intellectuel, agit en effet sur la glande pinéale. Dans la passion, la joie précède l’amour, et inversement dans l’émotion intérieure. Tout en s’interdisant par cette conception dualiste l’accès d’une genèse suivie des sentiments, Descartes a rendu un grand service à la psychologie des sentiments en essayant de ramener les divers sentiments à certaines formes élémentaires, dont ils résultent par combinaison. Comme sentiments élémentaires, il cite l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse.

Il donne de ces sentiments et de leur combinaison un exposé purement descriptif et analytique en appliquant continuellement sa théorie physiologique. Dans l’explication des rapports physiologiques des passions, il attache une importance capitale à l’action réciproque du cerveau et du cœur. Ce n’est que pour l’admiration, dans laquelle il voit le seul sentiment purement intellectuel, qu’il ne croit pas à une influence du cerveau sur le cœur. Il fait ressortir le rapport des passions avec les instincts : elles portent l’âme à rechercher ce qui est utile et à fuir ce qui est nuisible ; le mouvement « des esprits animaux » qui produit la passion fait même, sans intervention de l’âme, accomplir des actes utiles. Mais la finalité qui apparaît ici n’est pas absolue ; aussi l’expérience et la raison doivent-elles intervenir pour la corriger. Le rapport entre une représentation dans l’âme et un certain état des « esprits animaux » est important pour le développement des sentiments ; ce n’est qu’au moyen d’une représentation semblable, et non directement, que la volonté peut agir avec efficacité sur le mouvement du corps. La lutte de la raison avec la sensibilité n’a pas lieu pour Descartes à l’intérieur de l’âme, c’est une lutte menée entre l’âme ou la volonté d’une part, et le corps (c’est-à-dire les « esprits animaux ») d’autre part ; toute la question est de savoir qui des deux peut donner à la glande pinéale le choc le plus violent ! (Passions de l’âme I. 47). — Ici encore nous trouvons la théorie spiritualiste développée par Descartes avec toute la logique désirable.

f) Éthique.

Lorsque Descartes choisit le doute universel pour point de départ à sa philosophie, il en excepta provisoirement le domaine moral, tout en reconnaissant que son système devait également produire des conséquences pour ce domaine. Ne voulant pas laisser sa vie sans direction pendant qu’il analysait tout théoriquement, il posa provisoirement dans le Discours de la méthode (chap. iii) les règles de conduite suivantes : 1o observer la religion et les mœurs de son pays ; 2o exécuter avec fermeté le parti une fois pris ; 3o chercher plutôt à se vaincre que la fortune, subordonner ses désirs à l’ordre du monde et se rappeler que nos pensées sont la seule chose que nous ayons absolument en notre pouvoir.

Plus tard, lorsqu’il eut développé et publié ses idées philosophiques, il hésita à entrer dans le domaine de la morale. Les théologiens, qui lui en veulent tant, dit-il, à cause de sa physique, ne manqueraient certainement pas de l’importuner, s’il écrivait sur l’éthique. À part quelques remarques contenues dans le traité des Passions de l’âme, nous trouvons ses idées éthiques développées dans les lettres à la princesse Élisabeth, à la reine Christine et à Chanut (l’ambassadeur de France en Suède). Elles ne sont qu’un plus ample développement des règles provisoires du Discours de la méthode ; elles trahissent l’influence des philosophes stoïciens, surtout de Sénèque.

Quels moyens, se demande Descartes, la philosophie peut-elle nous enseigner pour atteindre le souverain bien, que les âmes vulgaires attendent vainement du cours des choses, et que nous ne pouvons obtenir que de nous-mêmes ? Trois moyens s’offrent à nous : avoir nettement connaissance du bien, vouloir fermement ce même bien et refouler tous les désirs et tous les vœux qui visent à ce qui n’est pas en notre pouvoir. Seule la volonté par son intervention fera de la connaissance l’élément dominant en nous, de façon que le mouvement des « esprits animaux » lui obéisse docilement. D’ordinaire le sentiment ou la passion jettent le trouble dans notre pensée et nous font trop estimer les biens extérieurs. Maintenant nous pouvons nous arrêter aux jouissances intérieures de l’âme qui sont éternelles comme l’âme elle-même, parce qu’elles sont édifiées sur le solide terrain de la connaissance de la vérité. La connaissance la plus importante est la connaissance de Dieu, créateur de toutes choses, être parfait, dont notre esprit est un rayonnement, et la connaissance de l’âme, en tant qu’essence différente du corps. Ensuite vient la connaissance de l’immensité de l’univers qui détruit la croyance que tout existe pour la terre et que la terre existe pour nous. La connaissance nous apprend à nous considérer nous-mêmes comme parties d’un tout (famille, société, État) et à faire passer les intérêts de la collectivité avant nos propres intérêts. Mais il s’agit avant tout de distinguer ce qui est en notre pouvoir de ce qui ne l’est pas. L’usage de notre volonté est seul entièrement en notre pouvoir. C’est dans le sentiment de cet état que consiste la « générosité », clef de toutes les vertus. L’homme généreux sent qu’il a le pouvoir d’exécuter de grandes choses et il a en même temps conscience des bornes de sa nature. Au lieu de s’imaginer une destinée capricieuse, ce qui est un pur mirage, il faut se faire à la conviction que tout dépend de la volonté éternelle et immuable de la Providence. Par là se purifient les passions, et il reste de la place pour l’amour intellectuel (amor intellectualis) de Dieu, le plus aimable et le plus utile de tous les sentiments que nous puissions avoir dans cette vie (aux théologiens de décider si cet amour, tel que l’homme naturel peut le posséder, est suffisant pour sauver l’homme). Avec une tension convenable de l’esprit et de la pensée, ce sentiment peut en même temps de venir le plus fort de tous les sentiments. — Dans l’éthique comme dans la théorie de la connaissance et, dans la philosophie de la nature de Descartes, la pensée atteint son point culminant dans l’idée de l’Être infini, comme principe suprême. Descartes, ainsi que tout le xviie siècle, est caractérisé par un mélange de rationalisme et de mysticisme. Ce caractère de la philosophie de Descartes fut surtout développé par ses successeurs.



NOTES

42. P. 220. Discours de la méthode (1637), 2e partie. — La vie de M. Descartes (par A. Baillet), Paris 1691, I, p. 51-71. — Millet : Histoire de Descartes avant 1637. Paris 1867, p. 100 et suiv.

43. P. 227. Dans cet exposé, je me règle sur la première esquisse de la théorie de la méthode donnée par Descartes dans les Règles pour la direction de l’esprit, ouvrage qui, étudié avec soin, fait disparaître beaucoup des méprises qu’on se fait ordinairement sur Descartes. Cf. en outre la 3e Méditation et la réponse au deuxième groupe d’objections où, sur une invitation, Descartes tente d’exposer systématiquement ses idées. — À la question de savoir comment des intuitions isolées on peut former des propositions générales, Descartes ne donne à vrai dire que la réponse suivante : c’est le propre de notre esprit de former des propositions générales de la connaissance des choses particulières. (Resp. ad. sec. obj.)

44. P. 229. Voici la fin de la 3e Méditation : « Il ne reste plus autre chose à dire, sinon que cette idée est née et produite avec moi dès lors que j’ai été créé ainsi que l’est l’idée de moi-même. » Il y a là pour Descartes plus qu’une comparaison. Car je ne puis, dit-il, prendre conscience de moi-même comme un être borné et imparfait sans appliquer inconsciemment l’idée d’un être supérieur à toute limitation (3e Médit.). — À l’objection de Hobbes : « Il n’y a pas d’idée qui soit née et résidante en nous ; car ce qui est né et résidant en nous, est toujours présent à notre pensée », Descartes répond (Resp. tertiæ X) : « Lorsque je dis que quelque idée est née avec nous, je n’entends pas qu’elle se présente toujours à notre pensée ; car ainsi il n’y en aurait aucune ; mais j’entends seulement que nous avons en nous-mêmes la faculté de la produire. » — Descartes dit dans les Notæ in programma quoddam : « Comme je remarquai qu’il y avait des pensées en moi qui ne venaient pas des objets extérieurs ou de la détermination de ma volonté, mais seulement de ma faculté de penser, je nommai ces idées, qui sont les formes de ces pensées, innées, pour les distinguer d’autres qui viennent du dehors ou qui sont créées par moi-même. Nous disons dans le même sens que la grandeur d’âme ou certaines maladies, telles que la goutte ou la pierre, sont innées dans certaines familles, par quoi nous ne voulons pas dire que les enfants souffrent dans le sein de leur mère de cette maladie, mais qu’ils naissent avec la disposition ou la faculté de gagner ces maladies. »

Lorsque Descartes conclut de l’idée de Dieu conçue comme idée d’un être infini à un être infini cause de cette idée, peut-être subit-il l’influence de Vives (De anima. 1538, p. 127 et suiv.), qu’il nomme plusieurs fois dans sa psychologie.

45. P. 229. Cf. l’excellent exposé de Natorp (Descartes’ Erkenntnistheorie, p. 55 et suiv, 76 et suiv.) Natorp a montré que l’emploi de l’idée de Dieu que fait Descartes dans sa théorie de la connaissance n’est pas aussi superficiel qu’on le croirait aux exposés ordinaires. Toutefois Natorp ne met pas assez en relief ce qui, à mon sens, doit être le plus fortement souligné, je veux dire que cet emploi de la notion de Dieu qu’il fait dans la théorie de la connaissance n’était absolument pas nécessaire, puisque Descartes use du principe de causalité pour prouver la réalité de la notion de Dieu ; si le principe de causalité est supposé valable, la légitimité de la connaissance n’a pas besoin de garantie théologique.

46. P. 233. La notion stricte de substance se trouve dans Descartes Médit., III. Princ. phil., I, § 51 et notamment Epist., I, 8 et II, 16. La notion large de substance se trouve : Resp. sec. et Princ. phil., I, § 52. — Descartes signale lui-même le double sens du terme substance. (Ep. II, 16 ; Princ. phil., I, 51.)

47. P. 242. Sur la découverte faite par Harvey et son histoire antérieure, voir P. Hedenius : Om upptäcktan af blodomloppet (De la découverte de la circulation du sang) : (Upsala Universitets Årsskrift 1892). Descartes admettait que l’échauffement du sang dans le cœur avait pour effet de le refouler dans le corps ; il ne s’était donc pas approprié l’opinion de Harvey que le cœur est un muscle qui se contracte. — Harvey lui-même restait fidèle à l’ancienne théorie de l’échauffement du sang dans le cœur, mais il ne l’appliqua pas de cette façon.

48. P. 244. La localisation de l’âme dans la glande pinéale était une explication absolument arbitraire de la part de Descartes : elle fut critiquée par les anatomistes contemporains. Thomas Bartholin (Anatomia. Lugd. Batav. 1651, p. 356 et suiv.) objecte d’abord que les nerfs n’aboutissent pas à la glande pinéale, puisque celle-ci est si petite que les idées s’y confondraient, enfin qu’elle est placée à un endroit où s’entassent « les excréments du cerveau ! » Dans l’excellent exposé que Niels Steensen fit à Paris, et qui est reproduit dans l’Exposition anatomique de Winslöv (4e partie), celui-ci fait remarquer que, comme on ignore ce qui remplit les circonvolutions du cerveau, la théorie des esprits animaux peut être aussi bonne que la théorie des excréments du cerveau. Il objecte à Descartes, à la méthode générale duquel il attribue un grand mérite, que la glande pinéale n’est reliée à aucun canal et qu’elle n’est pas libre, mais en contact avec le reste du cerveau. — De nos jours on a cru pouvoir démontrer que la glande pinéale est la forme rudimentaire d’un organe ayant pour fonction d’éprouver la chaleur et qui se trouve dans des animaux inférieurs. — Sur le mérite de Descartes dans la physiologie des nerfs cf. Huxley : De l’hypothèse que les animaux sont des automates (Tidsskrift for populäre Fremstillinger af Naturvidenskaben (Revue pour la vulgarisation de la science de la nature, 1874).


P. 232 et 246. À vrai dire, Descartes donne le nom de substance pris dans son sens strict non au corps individuel, mais seulement à la matière en général. Cf. Synopsis Meditationum : Corpus quidem in genere sumptum esse substantiam, idque nunquam etiam perire ; sed corpus humanum… non nisi ex certa membrorum configuratione aliisque ejusmodi accidentibus esse conflatum ; mentem vero humanam non ita ex ullis accidentibus constare, sed puram esse substantiam. — Cela donne naissance, pour Descartes (et pour le spiritualisme en général), au grand problème suivant : comment l’hypothèse des substances pensantes individuelles s’accorde avec la théorie de la continuité de la matière. Ainsi que je l’ai montré dans ma Psychologie, toute hypothèse quelle qu’elle soit se trouve ici en face d’une difficulté, laquelle est du reste particulièrement grande pour l’hypothèse spiritualiste.