Histoire de la pomme de terre/Chapitre I

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Histoire de la pomme de terre traitée aux points de vue
historique, biologique, pathologique, cultural et utilitaire
Rothschild (p. 3-60).
Première partie


CHAPITRE PREMIER

LE TYPE SAUVAGE DE LA POMME DE TERRE. — SON PAYS D’ORIGINE


La plante qui produit les tubercules désignés sous le nom de Pommes de terre et que, par extension, on appelle du même nom, n’a été importée en Europe que vers la fin du XVIe siècle, comme on le verra plus loin. Aujourd’hui qu’elle est à peu près cultivée sous tous les climats tempérés, qu’elle concourt à l’alimentation générale de l’humanité, qu’elle entre aussi pour une forte proportion dans la nourriture des bestiaux et qu’elle est l’objet de grandes cultures industrielles, on peut dire qu’elle est universellement connue. Or ce qu’il importe aussi de savoir, c’est qu’elle a été depuis longtemps décrite par les savants qui s’occupent de l’étude des plantes, lesquels ont pris soin d’observer ses organes de végétation et de reproduction, de noter ses caractères différentiels, pour la classer systématiquement en lui assignant la place qu’elle doit occuper parmi ses congénères dans la famille à laquelle elle appartient. C’est ainsi qu’on est arrivé à reconnaître en elle une espèce du genre Solanum, qui fait partie de la famille des Solanées avec plusieurs autres genres (notamment ceux qui comprennent les Petunia, les Tomates, les Tabacs, les Jusquiames, les Datura, la Belladone, les Coquerets, etc.), et qu’elle porte depuis la fin du XVIe siècle le nom scientifique de Solanum tuberosum que lui a conservé Linné dans sa réforme générale de la nomenclature.

Bien que la Pomme de terre fût suffisamment connue au XVIIe siècle pour ses qualités alimentaires, sa culture fut loin de prendre une grande extension. En France, ce ne fut guère même que vers la fin du XVIIIe siècle qu’on commença, grâce aux efforts persévérants de Parmentier, à l’apprécier à sa juste valeur. En Angleterre, cependant, elle rendait déjà de très grands services, et lorsqu’on était arrivé, par des soins culturaux assidus, à obtenir de la Pomme de terre des variétés plus productives, plus avantageuses à divers titres, on fut conduit à se demander si, par des apports nouveaux de la plante recueillie dans son pays d’origine à l’état sauvage, on ne parviendrait point à découvrir de meilleures variétés que celles que l’on possédait. Plus récemment, et lorsqu’à la suite de ces apports mêmes un fléau inattendu a failli presque anéantir, en 1845, toutes les espérances des immenses récoltes qui se faisaient alors de la précieuse Solanée, on en vint aussi à désirer retrouver, dans son type sauvage, le moyen de se mettre à l’abri des atteintes de cette redoutable maladie.

On savait, en Angleterre, que le Solanum tuberosum y avait été introduit par des tubercules apportés de la Virginie. Était-ce bien là son pays de véritable origine ? On ne devait pas, en effet, tarder à reconnaître que la Pomme de terre ne se trouvait actuellement, dans cette région de l’Amérique du Nord, que dans les endroits mêmes où on la cultivait. Les anciens indigènes ne la connaissaient pas : elle devait donc y avoir été importée et n’y croissait pas spontanément. « Le Dr Roulin, qui a beaucoup étudié les ouvrages concernant l’Amérique septentrionale, dit A. de Candolle[1], m’affirmait jadis qu’il n’avait trouvé aucune indication de la Pomme de terre aux États-Unis avant l’arrivée des Européens. Le Dr Asa Gray me le disait aussi, en ajoutant que M. Harris, un des hommes les plus versés dans la connaissance de la langue et des usages des tribus du Nord de l’Amérique, avait la même opinion. Je n’ai rien lu de contraire dans les publications récentes, et il ne faut pas oublier qu’une plante aussi facile à cultiver se serait répandue, même chez des peuples nomades, s’ils l’avaient possédée. » On a, par suite, été conduit à supposer que la Pomme de terre avait pu être apportée au XVIe siècle dans la Virginie par des navigateurs ou des pirates, qui avaient fait relâche ou naufrage sur ces côtes encore si peu connues.

D’un autre côté, on savait aussi que les Espagnols avaient constaté que la Pomme de terre était cultivée et consommée au Pérou au moment de leurs conquêtes : c’était, par conséquent, dans l’Amérique du Sud qu’il y avait chance de rencontrer cette Solanée à l’état sauvage. Cherchons donc dans les ouvrages des Historiens, Voyageurs ou Naturalistes qui ont parcouru cette partie de l’Amérique, les premiers débuts de son histoire.

Pierre Cieça de Léon, dans sa Chronique espagnole du Pérou (1550), fait le premier mention de la Pomme de terre. « Dans des lieux voisins de Quito, dit-il, les habitants ont, avec le Maïs, deux autres plantes qui leur servent en grande partie à soutenir leur existence, savoir : les Papas, à racines presque semblables à des tubercules, dépourvues de toute enveloppe plus ou moins dure ; lorsqu’elles sont cuites, elles ont la pulpe presque aussi tendre que de la purée de Châtaignes ; séchées au soleil, on les appelle Chumo et on les conserve pour l’usage. Le fruit produit une tige semblable à celle du Pavot. L’autre est le Quinüa plante de la hauteur d’un homme, à feuilles de la Blette de Mauritanie, à graine petite, blanche ou rouge, avec laquelle on prépare une boisson, ou qu’on mange après cuisson, comme nous le riz[2]. »

Lopez de Gomara, dans son Histoire générale des Indes (1554), et Augustin de Zarate, dans son Histoire de la découverte et de la conquête du Pérou (1555), parlent également de ces Papas, qui est encore le nom indien des Pommes de terre.

Jérôme Cardan, dans son curieux ouvrage, intitulé De Rerum varietate (Bâle, 1557), s’exprime aussi en ces termes sur le même sujet : « Sur le penchant des montagnes, dans la région du Pérou, les Papas sont comme une espèce de Truffe, dont on se sert en place de pain, et qui sont engendrées dans le sol ; c’est ainsi que la nature pourvoit sagement partout à tous les besoins. On les fait sécher et on les appelle Ciuno. Certaines gens ont trouvé moyen de s’enrichir en transportant cette seule denrée dans la province de Potosi. On dit cependant que cette racine porte une tige semblable à celle de l’Argemone. Ces Papas ont la forme de Châtaignes, mais ont le goût plus agréable : on les mange cuites, ou bien, comme je le disais, réduites en farine. On en trouve également chez d’autres peuplades de cette Chersonèse, ainsi que chez les Habitants de la province de Quito. »

Le Père Joseph de Acosta, de l’ordre des Jésuites, qui fut le second Provincial du Pérou, où il débarqua en 1571, a publié à son retour en Espagne en 1591, à Barcelone, une Historia natural y moral de las Indias. Nous extrayons de cet ouvrage, d’après la traduction « en François » qu’en a donnée en 1598 Robert Regnault, Cauxois, les intéressants passages qui suivent.

« Ce que les Indiens appellent Andez, et ce qu’ils appellent Sierra, sont deux chaines de montagnes très hautes qui doivent courir plus de mil lieues à veue l’une de l’autre, et presque esgalement. Il y a un nombre infini de vicugnes et de ces animaux qu’ils appellent Guanacos et Pacos, qui sont des moutons… L’on y trouve aussi l’herbe ou arbre qu’ils appellent Coca, qui est tant estimé des Indiens, et la traite qu’on en fait y vaut beaucoup d’argent. Celle qu’ils appellent Sierre, fait des vallées és endroits où elle s’ouvre, qui sont les meilleurs habitations du Peru, comme est la vallée de Xauxa et d’Andaguaylas et de Yucay. En ces vallées il croît du froument, du mays, et d’autres sortes de fruits, toutefois ès unes moins qu’aux autres. Plus outre que la cité de Cusco (qui estoit anciennement la cour des Seigneurs de ces royaumes), les deux chaines de montagnes que j’ay dictes se retirent et s’esloignent davantage les unes des autres, et laissent au milieu une plaine et large campagne qu’ils appellent la province de Collae, où il y a un grand nombre de rivières, et beaucoup d’herbages et de pâturages fertiles, et là est aussi le grand lac de Titicaca : mais encore que ce soit terre plaine, et à la mesme hauteur et intemperature que la Sierre, et qu’il n’y ait non plus d’arbres ny de forests, toutesfois le défaut qu’ils ont du pain y est recompensé par les racines qu’ils sement, lesquelles ils appellent Papas, et croissent dedans la terre. Ceste racine est le manger des Indiens, car les sechans et nettoyans ils en font ce qu’ils appellent Chugno qui est le pain et la nourriture de ces provinces… »

Il ajoute un peu plus loin : «… En quelques endroits des Indes, il n’y croist de mays, ni de froment, comme est le haut de la Sierra du Peru, et les provinces qu’ils appellent Golao, qui est la plus grande partie de ce royaume, où la température est si froide et si sèche qu’elle ne peut endurer qu’il y croisse du froment, ny du mays au lieu de quoy les Indiens usent d’un autre genre de racines qu’ils appellent Papas lesquelles sont de la façon de turmes de terre qui sont petites racines, et jettent bien peu de fueilles. Ils cueillent ces Papas, et les laissent bien sécher, au soleil, puis les pillans, en font ce qu’ils appellent Chuno qui se conserve ainsi plusieurs jours, et leur sert de pain. Il y a en ce royaume fort grande traite de ce Chuno pour porter aux mines de Potozi : m’on mange mesme ces Papas ainsi fraisches bouillies ou rosties, et des espèces d’icelles y en a de plus douce et qui croist és lieux chauds, dont ils font certaines sauces et hachis, qu’ils appellent Locro. En fin ces racines sont tout le pain de ceste terre, tellement que quand l’année en est bonne, ils s’en resjouissent fort, pource que assez souvent, elles se gellent dedans la terre, tant est grand le froid et intemperature de ceste région… »

Frezier, Ingénieur ordinaire du Roy, à qui l’on doit d’avoir introduit en France le Fraisier du Chili, dans la Relation de son voyage de la Mer du Sud aux côtes du Chili et du Pérou, de 1712 à 1714, publiée en 1716, ne dit que peu de mots de la Pomme de terre, mais ce qu’il en dit ne manque pas d’intérêt. Il s’exprime ainsi : « La nourriture ordinaire des Indiens du Chili, aux environs de La Conception, est chez eux des Pommes de terre ou Taupinambours, qu’ils appellent Papas d’un goût assez insipide ; du Mays, etc. » Et plus loin : « Toutes les Légumes que nous avons viennent à La Conception en abondance et presque sans peine ; il y en a même qu’on trouve dans les campagnes sans cultiver, comme des Navets, des Taupinambours de la Chicorée des deux espèces, etc. ». C’est le premier ouvrage dans lequel se trouve employé en France le mot Pommes de terre, auquel l’auteur donne bien à tort comme synonyme celui de Taupinambours. Mais il convient de noter ce qu’il dit au sujet de ces Papas qui, d’après ce qu’il en rapporte, croissaient sans culture au Chili, dans la Province de Conception. C’est dans cette province que Mackenna, dans son opuscule intitulé Le Chili (1855), disait aussi que « la Pomme de terre croit sauvage sur le sommet des montagnes de Nahuelbuta ».

Le P. Feuillée, dans son Histoire des plantes médicinales qui sont le plus en usage aux royaumes du Pérou et du Chily (1725), se contente de citer la Pomme de terre sous son nom scientifique : Solanum tuberosum esculentum (G. Bauhin, Pinax),. vulgairement Papa, sans autres commentaires. Mais il donne ensuite la description et une figure d’une seconde espèce qu’il appelle : Solanum tuberosum minus, Atriplicis folio vulgà Papa montana, « Cette plante, dit-il, a pour racine un tubercule charnu, ovale, épais environ d’un pouce, garni dans sa partie inférieure de quantité de longues fibres cheveluës et blanches ; la peau de ce tubercule est grisâtre et fort mince, celle-ci en recouvre une autre blanchâtre, épaisse d’une ligne et demie, au-dessous de laquelle est une substance aussi blanchâtre, assez solide et d’un bon goût ». Cette espèce de Solanum dont il continue la description, n’a qu’un rapport assez éloigné avec la Pomme de terre ordinaire. « Cependant, ajoute-t-il, les Indiens font un grand usage des racines de cette plante, et ils en mangent dans leur soupe et dans tous leurs ragoûts. Je trouvai cette plante sur le penchant d’une montagne dans le royaume du Pérou à 17 degrez de hauteur du Pôle austral. Elle diffère par ses feüilles de celles qu’on cultive dans les campagnes. »

Cette plante, d’après Dunal (Histoire naturelle, médicale et économique des Solanum, 1813), ne serait rien autre que le Solanum montanum de Linné, qui ne peut donner lieu à aucune confusion avec le S. tuberosum.

Mais nous approchons de l’époque où la Pomme de terre va commencer à être appréciée à sa juste valeur, et la question de son origine ne tardera pas à occuper les esprits. Déjà, l’abbé Molina avait cité à ce point de vue quelques faits assez curieux[3]. Nous trouvons, en effets ce passage dans la traduction française de Gruvel (1789) : « Essai sur l’histoire naturelle du Chili par M. l’abbé Molina. Livre III, § XXIV. Herbes ou plantes alimentaires (Mogel Cachu en Chilien). — La Pomme de terre (Solanum tuberosum). Cette racine[4] d’Amérique, qui porte le nom de papa, pogny[5], patata et dont l’utilité est reconnue partout, occupe présentement les cultivateurs anglois et françois ; mais personne n’a mieux prouvé l’avantage de la culture de cette racine que M. Parmentier, dans plusieurs mémoires qu’il a donnés à ce sujet. M. de Bomare regarde le Chili comme la patrie des Pommes de terre : elles y croissent effectivement dans toutes les campagnes ; mais celles qui viennent sans culture, ou les sauvages que les Indiens nomment Maglia, font des bulbes très petits, d’un goût un peu amer. On en compte deux espèces différentes, et plus de trente variétés, dont plusieurs sont cultivées avec soin. La première espèce est la commune ; la seconde que l’on pourroit nommer Solanum Cari[6] d’après le nom du pays, porte des fleurs blanches, avec un grand nectaire au milieu, comme les Narcisses ; sa racine est cylindrique, fort douce, et se mange ordinairement cuite sous la cendre. »

Ruiz et Pavon, dans leur Flora peruviana (1798-1802), s’étaient contentés de donner de la Pomme de terre une courte description que nous traduisons ainsi : « Solanum tuberosum. Plante herbacée, haute de trois pieds, bisannuelle. Elle se trouve cultivée dans le Royaume du Pérou et du Chili, et se rencontre sur les collines de Chancay, près des territoires de Jequan et Pasamayo. Elle fleurit en Juillet et Août. On appelle les Pommes de terre, en péruvien Papas, en espagnol Patatas manchegas. La couleur des fleurs et celle des tubercules sont très variables. »

Dans le Voyage en Amérique de Humboldt et Bonpland (1807), Humboldt donne quelques détails sur les stations élevées où se cultive la Pomme de terre et parle de l’ignorance où l’on est encore de son existence à l’état sauvage. « La Pomme de terre, dit-il, cultivée au Chili à 3 600 mètres de hauteur, porte la même fleur que celle que l’on a introduite dans les plaines de la Sibérie… Cette plante bienfaisante sur laquelle se fonde en grande partie la population des pays les plus stériles de l’Europe, présente le même phénomène que le Bananier, le Maïs et le Froment. Quelques recherches que j’aie pu faire sur les lieux, je n’ai jamais appris qu’aucun voyageur l’eût trouvée sauvage, ni sur le sommet de la Cordillière du Pérou, ni dans le royaume de la Nouvelle Grenade, où cette plante est cultivée avec le Chenopodium Quinoa… Dans la Cordillière des Andes, depuis 3 000 jusqu’à 4 000 mètres, l’objet principal de la culture est la Pomme de terre. »

Fig. 1. Amérique du Nord et Amérique du Sud.

Quelques années plus tard, Humboldt, dans son Essai politique sur le Royaume de la Nouvelle-Espagne, traite plus amplement le même sujet et y ajoute des considérations philosophiques du plus grand intérêt. Nous croyons devoir en citer ici les passages les plus instructifs.

« Une plante à racine nourrissante, dit-il, qui appartient originairement à l’Amérique, la Pomme de terre (Solanum tuberosum) paraît avoir été introduite au Mexique, à peu près à la même époque que les céréales de l’Ancien Continent. Je ne déciderai point la question si les papas (c’est l’ancien nom péruvien sous lequel les Pommes de terre sont aujourd’hui connues dans toutes les colonies espagnoles) sont venues au Mexique conjointement avec le Schinus Molle du Pérou, et, par conséquent, par la voie de la Mer du Sud ; ou si les premiers conquérants les ont apportées des montagnes de la Nouvelle-Grenade. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’on ne les connaissait pas du temps de Montezuma, et ce fait est d’autant plus important, qu’il est un de ceux dans lesquels l’histoire des migrations d’une plante se lie à l’histoire des migrations des peuples… Cela suffit pour prouver combien il est important pour l’histoire de notre espèce, de connaître avec précision jusqu’où s’étendait primitivement le domaine de certains végétaux avant que l’esprit de colonisation des Européens fût parvenu à réunir les climats les plus éloignés. Si les Céréales, si le Riz des Grandes Indes étaient inconnus aux premiers habitants de l’Amérique, en revanche le Maïs, la Pomme de terre et le Quinoa ne se trouvaient cultivés ni dans l’Asie centrale, ni dans les îles de la Mer du Sud.

» La Pomme de terre nous présente un autre problème très curieux, si on l’envisage sous un rapport historique. Il paraît certain que cette plante n’était pas connue au Mexique avant l’arrivée des Espagnols. Elle fut cultivée à cette époque au Chili, au Pérou, à Quito, dans le Royaume de la Nouvelle-Grenade, sur toute la Cordillière des Andes, depuis les 40° de latitude australe jusque vers les 50° de latitude boréale. Les botanistes supposent qu’elle croît spontanément dans la partie montueuse du Pérou. D’un autre côté, les savants qui ont fait des recherches sur l’introduction des Pommes de terre en Europe, assurent qu’elle fut aussi trouvée en Virginie par les premiers colons que Sir W. Raleigh y envoya en 1584. Or, comment concevoir qu’une plante qu’on dit appartenir originairement à l’hémisphère austral, se trouvait cultivée au pied des Monts Alleghanys, tandis qu’on ne la connaissait point au Mexique et dans les régions montueuses et tempérées des îles Antilles ? Est-il probable que des tribus péruviennes aient pénétré vers le Nord jusqu’aux rives du Rapahaunoc, en Virginie, ou les Pommes de terre sont-elles venues du Nord au Sud, comme les peuples qui, depuis le VIIe siècle, ont paru successivement sur le plateau d’Anahuac ? Dans l’une et l’autre de ces hypothèses, comment cette culture ne s’est-elle pas introduite ou conservée au Mexique ? Voilà des questions peu agitées jusqu’ici, et cependant bien dignes de fixer l’attention du physicien. Embrassant d’un coup d’œil l’influence de l’homme sur la nature et la réaction du monde physique sur l’homme, on croit lire, dans la distribution des végétaux, l’histoire des premières migrations de notre espèce

» Je ferai observer d’abord que la Pomme de terre ne me paraît pas indigène au Pérou, et qu’elle ne se trouve nulle part sauvage dans la partie des Cordillières qui est située sous les tropiques. Nous avons, M. Bonpland et moi, herborisé sur le dos et sur la pente des Andes, depuis les 5° nord jusqu’aux 12° sud ; nous avons pris des informations chez des personnes qui ont examiné cette chaîne de montagnes colossales jusqu’à La Paz et à Oruro, et nous sommes sûrs que, dans cette vaste étendue de terrain, il ne végète spontanément aucune espèce de Solanée à racines nourrissantes. Il est vrai qu’il y a des endroits peu accessibles et très froids que les naturels appellent Paramos de las Papas (plateaux déserts des Pommes de terre) ; mais ces dénominations, dont il est difficile de deviner l’origine, n’indiquent guère que ces grandes hauteurs produisent la plante dont elles portent le nom.

» En passant plus au sud, au-delà du tropique, on la trouve, selon Molina, dans toutes les campagnes du Chili. Les naturels y distinguent la Pomme de terre sauvage dont les tubercules sont petits et un peu amers, de celle qui y est cultivée depuis une longue série de siècles. La première de ces plantes porte le nom de Maglia, et la deuxième celui de Pogny. On cultive aussi au Chili une autre espèce de Solanum qui appartient au même groupe à feuilles pennées et non épineuses, et qui a la racine très douce et d’une forme cylindrique. C’est le Solanum Cari qui est encore inconnu, non seulement en Europe, mais même à Quito et au Mexique.

» On pourrait demander si ces plantes utiles sont vraiment originaires du Chili, ou si par l’effet d’une longue culture elles y sont devenues sauvages. MM. Ruiz et Pavon disent avoir trouvé la Pomme de terre dans les terrains cultivés, et non dans les forêts et sur le dos des montagnes.

» Il est probable que des montagnes du Chili la culture des Pommes de terre a avancé peu à peu vers le nord par le Pérou et le royaume de Quito jusqu’au plateau de Bogota, l’ancien Cundinamarca. C’est là aussi la marche qu’ont tenue les Incas dans la suite de leurs conquêtes.

»… Les Cordillières, après avoir conservé une hauteur imposante depuis le Chili jusqu’à la province d’Antioquia, s’abaissent tout d’un coup vers les sources du Grand Rio Atracto. Le Choco et le Darien ne présentent qu’un groupe de collines qui, dans l’Isthme de Panama, a seulement quelques centaines de toises de hauteur. La culture de la Pomme de terre ne réussit bien entre les tropiques que sur des plateaux très élevés, dans un climat froid et brumeux. L’Indien des pays chauds préfère le Maïs, le Manioc et la Banane. En outre le Choco, le Darien et l’Isthme couvert d’épaisses forêts, ont été habités depuis des siècles par des hordes de sauvages et de chasseurs, ennemis de toute culture. Il ne faut donc pas s’étonner que la réunion de ces causes ait empêché la Pomme de terre de pénétrer jusqu’au Mexique.

»… Il se peut que des peuples sortis d’Aztlan se soient avancés jusqu’au delà de l’Isthme ou du golfe de Panama. Mais il est peu probable que par des migrations du Sud vers le Nord, les productions du Pérou, de Quito et de la Nouvelle-Grenade aient jamais passé au Mexique et au Canada.

»… Parmi le grand nombre de productions utiles que les migrations des peuples et les navigations lointaines nous ont fait connaître, aucune plante depuis la découverte des Céréales, c’est-à-dire depuis un temps immémorial, n’a exercé une influence aussi marquante sur le bien-être des hommes que la Pomme de terre. Cette culture, d’après les calculs de Sir John Sinclair, peut nourrir neuf individus par acre de 5 368 mètres carrés. Elle est devenue commune dans la Nouvelle-Zélande, au Japon, à l’île de Java, dans le Boutan et au Bengale, où, selon le témoignage de M. Bockford, les patates[7] sont regardées comme plus utiles que l’Arbre à pain introduit à Madras. Leur culture s’étend depuis l’extrémité de l’Afrique jusqu’au Labrador, en Islande et en Laponie. C’est un spectacle intéressant que de voir une plante descendue des montagnes placées sous l’équateur, s’avancer vers le Pôle, et résister, plus que les Graminées céréales, à tous les frimas du Nord. »

Il semblerait, d’après ce qui précède, qu’on dût perdre tout espoir de retrouver la Pomme de terre à l’état sauvage. Un point seulement était établi, c’est que le Chili devait être probablement son pays d’origine. Mais nous allons voir l’histoire de la Pomme de terre sauvage entrer dans une nouvelle phase, et il s’en est fallu de peu que l’on se soit cru autorisé à considérer comme résolu ce difficile problème. — Nous traduisons ce qui suit d’un Mémoire, qui a fait époque, de M. J. Sabine, lu le 22 novembre 1822 à la Société d’horticulture de Londres[8].

« Sur le pays d’origine de la Pomme de terre sauvage etc. — La possession d’échantillons spontanés de la Pomme de terre sauvage est restée longtemps un desideratum : or, en raison de la grande importance et de l’usage extensif qu’a pris la culture des tubercules de la Pomme de terre, le sujet dont il s’agit m’a paru digne d’attirer l’attention de la Société. Dans mes communications avec nos Correspondants de l’autre côté de l’Atlantique, ce point leur avait été signalé comme un des problèmes les plus intéressants à résoudre. Aussi, n’est-ce pas sans une certaine satisfaction que je puis constater que nos tentatives ont été couronnées de succès.

» De grands doutes se sont élevés quand il s’est agi de savoir dans quelles parties du Nouveau-Monde devait être assignée la station naturelle du Solanum tuberosum ou Pomme de terre ; la question même est encore matière à discussion entre les Botanistes les plus célèbres. La plante cultivée a été d’abord connue en Angleterre sous le nom de Patate de Virginie ; je conçois, cependant, qu’il puisse rester quelque doute sur son origine, en ce que les tubercules qui ont été trouvés par Sir Walter Raleigh dans cette colonie[9] et transportés en Irlande, pouvaient y avoir été préalablement introduits de quelques-uns des territoires espagnols, situés dans les régions les plus méridionales de cette partie du globe ; si la Pomme de terre, en effet, avait été une plante croissant spontanément dans quelques-uns des districts qui font partie maintenant des États-Unis, elle aurait été déjà découverte et signalée par les Collecteurs botanistes qui ont parcouru et examiné avec soin les plantes de ces contrées.

» Le Baron de Humboldt donne pour certain que la Pomme de terre ne croît pas spontanément dans la partie sud-ouest de l’Amérique du Nord, et qu’elle n’est pas autrement connue que comme une plante cultivée dans toutes les îles des Indes occidentales. Son existence à l’état sauvage reste donc fixée dans l’Amérique du Sud, et il semble maintenant suffisamment prouvé qu’on doit la rencontrer à cet état, soit dans les sommités des régions tropicales, soit dans les régions plus tempérées des côtes occidentales de la partie sud de cette division du Nouveau Monde.

» D’après Molina (Histoire naturelle du Chili), la Pomme de terre croît communément à l’état sauvage dans les campagnes du Chili, et elle est appelée dans cet état par les indigènes Maglia : elle produit, lorsqu’elle n’est pas cultivée, des tubercules petits et amers. De son côté, le Baron de Humboldt assure qu’elle ne croît pas spontanément au Pérou, ni sur aucune partie des Cordillères situées sous les tropiques. Mais cette assertion est contredite par M. Lambert, qui rappelle que don José Pavon a dit que ses compagnons de voyage, Dombey et Ruiz, ont recueilli avec lui le Solanum tuberosum à l’état sauvage, non-seulement au Chili, mais aussi au Pérou, aux environs de Lima, et qui ajoute que don Francisco Zea lui a affirmé qu’il l’avait trouvé de même croissant dans les forêts de Santa-Fé de Bogota. La relation ci-dessus de Pavon se trouverait confirmée par la présence, dans l’herbier de M. Lambert, d’un échantillon récolté par Pavon au Pérou, sous le nom de Patatas del Peru.

» M. Lambert suppose même que la Pomme de terre doit croître spontanément aussi bien sur les côtes orientales que sur les côtes occidentales et septentrionales de l’Amérique du Sud. Voici sur quoi se basait son opinion.

» Parmi les spécimens de l’herbier formé par Commerson, lorsqu’il accompagnait Bougainville dans son voyage autour du monde, se trouve une espèce de Solanum, recueillie près de Montevideo. M. Dunal (de Montpellier) ayant considéré cet échantillon comme appartenant à une espèce distincte du Solanum tuberosum, l’a nommée Solanum Commersonii et l’a décrite sous ce nom dans le Supplément à l’Encyclopédie[10], puis plus tard dans son Synopsis des Solanum. Or M. Lambert conjecturait que cet échantillon devait appartenir au type de notre Pomme de terre, et cela, par suite de renseignements qu’il avait reçus, d’abord de M. Balwin, un Botaniste américain, qui lui avait dit avoir trouvé le S. tuberosum à l’état sauvage, tant à Montevideo que dans les environs de Maldonado, puis du Capitaine Bowles, qui avait résidé très longtemps à Buenos-Ayres, et qui lui avait assuré que la Pomme de terre était une plante sauvage, commune dans les jardins et aux alentours de Montevideo.

» Les allégations ci-dessus confirment certainement l’existence, sur les bords du Rio de la Plata, d’une plante assez commune que M. Lambert croit devoir identifier avec le spécimen de Commerson ; mais la preuve qu’il s’agit bien du S. tuberosum, à l’encontre de l’opinion de M. Dunal, ne repose que sur les assertions du Dr  Baldwin et du Capitaine Bowles ; il y manque ce témoignage plus probant, résultant de l’examen des échantillons de la plante, qui n’ont pas été produits par l’un ou l’autre de ces Messieurs.


Fig. 2 à 5. — Solanum Commersonii de Dunal.
a, feuille de la tige ; b, sommité fleurie ; c, fruit ; d, tubercule
(3/4 de grandeur naturelle de la plante vivante).

« Afin d’élucider la question aussi bien que possible, je m’adressai à M. Desfontaines, Directeur du Muséum d’histoire naturelle au Jardin du roi à Paris, pour lui demander la permission de faire dessiner l’échantillon original de Commerson, déposé dans l’Herbier confié à ses soins. Avec une libéralité et une obligeance que je ne puis louer trop hautement, l’échantillon complet me fut immédiatement transmis. L’examen de ce dessin colorié que je mets sous vos yeux et qui est une représentation parfaite de toute la plante desséchée, permettra de trancher la question soulevée par la plante de Commerson. Je ferai remarquer que l’échantillon a tout à fait l’apparence d’être nain et rabougri. L’étiquette qui y est attachée porte la suscription suivante : « Tomate d’Espagne. — Les fleurs sont pâles. De la plage du pied du Morne de Montevideo, en mai 1767. » La dimension de la fleur est évidemment plus grande que celle du S. tuberosum qui se trouverait dans un semblable état de dessiccation ; l’échancrure des divisions des fleurs et la largeur proportionnellement plus grande de la foliole terminale présentent des différences frappantes avec les parties correspondantes de notre Pomme de terre. Une très légère pubescence est perceptible sur l’échantillon qui, s’il avait été détaché d’un pied de S. tuberosum aurait probablement été beaucoup plus velu, comme c’est le cas lorsqu’il est rabougri. On peut trouver aussi quelque peu singulier que Commerson, qui connaissait non-seulement le S. tuberosum mais ses divers noms, ait désigné son échantillon sous le nom de Tomate : cela donne presque la certitude qu’il ne le considérait point comme appartenant à la Pomme de terre. D’après ces considérations, j’avoue que j’hésite à partager l’opinion de M. Lambert qui croit avoir une preuve suffisante de la croissance de la Pomme de terre à l’état sauvage sur les bords du Rio de la Plata. Il est possible qu’elle puisse s’y rencontrer, mais son existence dans cette partie de l’Amérique est loin d’être établie, alors que nous avons la quasi-certitude que la plante de Commerson n’est pas la Pomme de terre, et que M. Lambert ne doute pas que les plantes qui ont été observées par son correspondant et ami soient différentes de celle de Commerson.

» Au commencement du printemps de cette année, M. Caldcleugh, qui a résidé quelque temps à Rio de Janeiro, comme Secrétaire de l’ambassade anglaise à cette cour, et qui n’a cessé d’y rendre service à la Société d’Horticulture, est revenu en Angleterre, après avoir préalablement fait un voyage dans cette région et visité les points principaux des côtes occidentales de l’Amérique du Sud. Dans ce qu’il a rapporté d’intéressant, figuraient deux tubercules de la Pomme de terre sauvage qu’il m’a envoyés avec la lettre suivante.

» Montagne Place, Portman Square, 24 février 1822.
» Cher Monsieur,

» J’éprouve un certain plaisir à vous adresser ces échantillons de Solanum tuberosum ou véritable Pomme de terre sauvage de l’Amérique méridionale. Elle croît en quantité considérable dans des ravins, non loin de Valparaiso, sur la côte occidentale de l’Amérique du Sud, par 34° 1/2 de latitude Sud, où elle a été récoltée. Les feuilles et les fleurs de la plante sont en tous points semblables à celles de la Pomme de terre cultivée en Angleterre et ailleurs. Elle commence à fleurir dans le mois d’Octobre, le printemps de ce climat, et n’est pas très prolifique. Les tubercules sont petits et d’une saveur un peu amère : ils ont une pellicule qui est rouge sur les uns, jaunâtre sur les autres. Je suis porté à croire que cette plante doit croître sur une grande étendue de la côte, car on la trouve dans le sud du Chili où elle est appelée Maglia par les indigènes, mais je n’ai pu découvrir si l’on en tirait quelque parti. Je suis redevable de ces échantillons à un officier de marine de Sa Majesté, M. Owen Glandower, qui a quitté cette contrée quelque temps après moi.

 » Je suis, etc.
 » Alex. Caldcleugh. »

» Les deux tubercules ont été présentés à la Société et ils ont été dessinés avant leur plantation. S’il y en avait eu un troisième, j’aurais été tenté de vérifier moi-même si la saveur en était réellement amère, comme l’assure M. Caldcleugh, ainsi que Molina. On les planta séparément dans de petits pots, et ils ne tardèrent pas à germer ; leur croissance fut rapide, si bien qu’on fût obligé de les dépoter et de les déplacer, à environ deux pieds l’un de l’autre, dans une plate-bande où ils devinrent très vigoureux et luxuriants de végétation. Ils ne produisirent d’abord que peu de fleurs, mais lorsque les tiges furent buttées, ils prirent de la force et alors ils se couvrirent de fleurs, mais ne donnèrent point de fruits. Nous avons fait faire le dessin d’une branche par Miss Cotton et nous l’avons fait graver. La fleur en était blanche et ne différait en aucune façon de celles de ces variétés de la Pomme de terre ordinaire qui ont les fleurs de cette même couleur. Nous avons comparé les feuilles à celles de plusieurs variétés de la Pomme de terre cultivée et nous avons pu constater que si celles-ci avaient en général la face supérieure plus rugueuse et inégale, avec des nervures plus fortes et plus apparentes sur la face inférieure, il n’y avait en somme aucune différence entre elles. Les foliolules qui se développent de chaque côté de la nervure médiane, entre les grandes folioles des feuilles, étaient rares, en aussi petit nombre que celles de quelques variétés de la Pomme de terre cultivée ; mais comme nous avons pu constater, chez d’autres variétés, que leurs feuilles étaient privées de ces foliolules, il nous a paru que la présence de ces organes appendiculaires n’est pas un caractère aussi essentiel qu’on l’avait supposé, et ainsi qu’on l’avait établi dans le Supplément de l’Encyclopédie.

» Le buttage des tiges avait exigé une grande quantité de terre, de manière à former une sorte de monticule qui s’élevait jusqu’à deux pieds de haut : or, vers le mois d’Août, des rejets, provenant des racines et des nœuds des tiges ainsi recouvertes, se firent jour en grand nombre à travers la surface du monticule, et dès qu’ils se trouvèrent exposés à la lumière ils émirent beaucoup de branches, portant feuilles et fleurs, si bien qu’à la fin les deux touffes constituèrent une quantité de pieds, différents en apparence, se développant de tous côtés. L’aspect de ces grosses touffes faisait naître un doute sur l’identité de la plante avec notre Pomme de terre ordinaire ; ce doute augmenta lorsque l’on constata, vers la fin du mois d’Août, qu’aucun tubercule ne s’était formé sur les racines. Les rejets ne différaient pas cependant sensiblement de ceux qu’on observe sous terre sur la Pomme de terre cultivée : ils étaient seulement en plus grand nombre et plus vigoureux.

» Mais nous venons de faire déterrer les plants, et je puis dire que tout doute à leur égard doit être écarté. C’est bien certainement le Solanum tuberosum. Les tiges principales avaient une longueur de plus de sept pieds ; quant au produit, il était très abondant : on recueillit sur les deux plants environ six cents tubercules. Ceux-ci sont de grosseur variable, quelques-uns aussi gros ou plus gros qu’un œuf de pigeon, les autres aussi petits que les tubercules-mères, quelque peu anguleux, mais plus ronds qu’oblongs. Très peu d’entre eux sont blancs, d’autres son marqués de taches d’un rouge pâle ou de taches blanches. Nous en choisîmes deux, parmi ces derniers, pour les faire dessiner. Leur saveur, après la cuisson, était exactement celle d’une jeune Pomme de terre.

» Le compost employé pour le buttage des plants était très saturé d’engrais : j’attribue à cette circonstance la luxuriante végétation des tiges. Si l’on eût employé de la terre ordinaire pour le buttage, elles ne seraient probablement pas devenues si fortes, et je présume que pendant cette grande émission de tiges et de feuilles, il y avait retard dans la formation des tubercules, car la production de ces derniers n’a eu lieu que dans la dernière partie de la saison ; et l’on ne peut pas dire qu’ils sont en parfaite maturité, parce qu’ils auraient pu devenir plus gros s’ils avaient commencé plus tôt à se développer.

» On pourra toutefois s’en servir utilement pour la reproduction (ou pour semence, s’il m’est permis de me servir d’une expression technique), et il y en a en suffisante quantité pour qu’on puisse les traiter comme on le fait d’une récolte ordinaire de Pommes de terre. En tous cas, il sera nécessaire d’attendre les résultats d’une autre année d’expérience pour nous permettre de nous rendre tout à fait compte des mérites et de la valeur de cette nouvelle introduction. Du reste, nous avons déjà constaté des changements qui nous font bien augurer des effets d’une culture appropriée : la production très abondante des tubercules, la perte de toute l’amertume de leur saveur naturelle, l’augmentation notable de leur volume ; ce qui, par suite, me porte à croire qu’à l’origine de la culture de ce végétal, on ne s’était pas appliqué à donner des preuves de beaucoup d’art et de patience pour obtenir dans les jardins la production des Pommes de terre. »

Vingt-trois ans après, J. Lindley devait confirmer pleinement l’opinion de M. Sabine que la Pomme de terre sortie des tubercules de M. Caldcleugh était bien le type sauvage du Solanum tuberosum. Il s’exprime, en effet, en ces termes[11], dans un mémoire dont nous traduisons ce qui suit.

« Nonobstant toutes les recherches qui ont été faites relativement à l’origine de la véritable Pomme de terre sauvage, des témoignages douteux et contradictoires obscurcissent encore son histoire. Sans nous arrêter aux anciennes allégations aujourd’hui abandonnées, nous voyons que Meyen, dans sa Géographie botanique cite, comme sa station naturelle, toute la côte occidentale de l’Amérique du Sud et assure qu’il l’a lui même trouvée à l’état sauvage en deux endroits, sur les Cordillères du Pérou et du Chili ; puis, adoptant le témoignage des Botanistes espagnols, Ruiz et Pavon, il ajoute qu’elle croît spontanément sur la Montagne de Chancay, tout en déclarant positivement, à ce qu’il semble d’après Humboldt, qu’elle n’était pas cultivée par les Mexicains avant l’arrivée des Européens. Il n’est pas cependant absolument certain que les plantes trouvées par Meyen et les Espagnols aient été réellement sauvages. M. Darwin a recueilli des preuves plus évidentes sur ce sujet, pendant le Voyage du Beagle. À la latitude de 45° Sud, sur la côte de l’Amérique du Sud, se trouve un groupe d’îles, appellé par les Géographes l’Archipel des Îles Chonos. « La Pomme de terre sauvage, dit M. Darwin, croît dans ces îles en grande abondance sur le sol sablonneux à coquilles du bord de la mer. Les plus grandes tiges avaient quatre pieds de long ; les tubercules étaient généralement petits, mais j’en ai remarqué un, de forme ovale, qui avait deux pouces de diamètre : ils ressemblaient à tous égards à ceux des Pommes de terre d’Angleterre ; ils avaient la même odeur, mais après la cuisson ils se rétrécissaient beaucoup, et étaient aqueux et fades, sans aucun goût d’amertume. Ils sont indubitablement ici indigènes ; ils croissent assez loin dans le Sud, d’après M. Low, jusqu’au 50° de latitude. Les Indiens sauvages de cette région les appellent Aquinas. Le Professeur Henslow, qui a examiné les échantillons desséchés que j’ai rapportés ici, dit qu’ils sont semblables à ceux décrits par M. Sabine, provenant de Valparaiso, mais qu’ils constituent une variété qui a été considérée par quelques botanistes comme suffisamment caractérisée. Il est remarquable que la même espèce de plante puisse se trouver sur les montagnes stériles du Chili central, où une goutte de pluie ne tombe pas pendant plus de six mois, et dans les forêts humides de ces îles méridionales ».

» Il ne peut y avoir là d’erreur. Un naturaliste, comme M. Darwin, ne peut pas ne pas reconnaître des Pommes de terre, lorsqu’il les a vues, et toute son histoire de leur découverte est exactement celle d’une plante sauvage. Il est bien certain, toutefois, que dans le Chili même la Pomme de terre croît spontanément, sous la latitude de Valparaiso, car elle a été décrite sous le nom de Maglia par Molina et d’autres ; et cette Pomme de terre, apportée en Angleterre par M. Caldcleugh dans l’année 1822, qui a poussé dans le jardin de la Société, ne peut pas plus être distinguée de nos variétés cultivées que celles-ci d’aucune autre. Il est vrai qu’elle en a été séparée botaniquement, soit comme une race, soit comme une espèce, sous le nom de Solanum Commersonii[12], mais les échantillons de ce Maglia que j’ai ici, et qui ont été recueillis dans le jardin en 1825, appartiennent sans aucun doute à l’espèce qui est présentement cultivée dans toute l’Europe.

» Le Dr Hooker (Flora antarctica) donne plus d’extension à la Pomme de terre sauvage en y comprenant le Pérou, Mendoza et Buenos-Ayres, le Maglia gagnant entièrement à travers le continent et croissant aux environs de Buenos-Ayres, dans les haies. Cette dernière station est signalée sur l’autorité de feu le Dr Gillies, mais comme il n’est pas tout à fait certain que la plante qu’il a trouvée dans cette localité soit réellement le Maglia, il semble préférable de limiter l’habitat non douteux de la Pomme de terre sauvage entre les parallèles du 30° au 48° de latitude sud. »

Lindley, qui paraît avoir eu du type spécifique de la Pomme de terre une conception très large, quant à ses caractères distinctifs, lit, en effet, « que c’est une erreur de croire que le Solanum tuberosum est inconnu à l’état sauvage au Mexique ». Il établit cette opinion, dans ce même mémoire, sur des cultures faites avec des tubercules envoyés à la Société d’horticulture de Londres par M. Uhde, qui avait résidé pendant plusieurs années dans l’ouest du Mexique, et qui avait étiqueté ces tubercules : « Pommes de terre mexicaines sauvages, recueillies à une altitude de 8 000 pieds. » Or ces cultures avaient produit divers types, entre autres une plante haute, à tiges et feuilles velues et blanchâtres, très stolonifère, sur les stolons de laquelle croissaient de petits tubercules pas plus gros que des haricots. Lindley n’y voit qu’une simple variété du S. tuberosum, mais trouve dans ses cultures deux types très différents, qu’il ne rattache pas à cette espèce, et qu’il décrit et nomme Solanum demissum et cardiophyllum. Peut-être cette diversité de types aurait-elle dû appeler davantage son attention sur celui qu’il rattachait comme variété au S. tuberosum. Quoi qu’il en soit, il parle encore d’autres cultures faites avec un nouvel envoi de M. Uhde, d’échantillons étiquetés : « Tubercules d’une Pomme de terre rouge, trouvés à l’état sauvage au Mexique, à 8 000 pieds d’altitude, probablement apportés du Pérou », et « Tubercules d’une Pomme de terre trouvée au Mexique, supposée être péruvienne », enfin « Pommes de terre rouges, semblables aux Péruviennes. »

« Des plantes, dit Lindley, qu’on en avait obtenues, une avait des tubercules blancs en forme de rognons. Leur tige et leur feuillage ressemblaient tout à fait à ceux de certaines variétés de notre Pomme de terre, mais elles différaient des autres qui avaient été envoyées du Mexique en même temps qu’elles. »

Lindley avait constaté, en même temps, que ces nouveaux types ne résistaient pas non plus aux atteintes de la maladie.

D’un autre côté, nous trouvons dans la Géographie botanique raisonnée d’Alphonse de Candolle (1855) la traduction suivante d’une lettre écrite du Chili, en 1847, à Sir William Hooker par M. Cruckshands (Journal de la Société d’hortic. de Londres), Les observations de ce dernier nous paraissent avoir eu pour objet la Pomme de terre Maglia dont il a été question ci-dessus.

« On objecte souvent, écrit M. Cruckshands, que dans les pays où la Pomme de terre croît à l’état sauvage, elle pourrait, comme on l’a remarqué pour d’autres plantes en Amérique, avoir été introduite et n’être pas une espèce indigène. Il y a cependant beaucoup de motifs pour croire qu’elle est indigène au Chili et que les pieds qu’on y trouve sauvages ne sont pas le produit accidentel des plantes cultivées. On les trouve ordinairement sur des pentes rocailleuses et escarpées où l’on n’aurait jamais pu les cultiver, et où le transport accidentel que l’on présume avoir été fait n’aurait pas pu s’effectuer. Cette Pomme de terre sauvage est très commune à Valparaiso, et je l’ai suivie sur la côte à quinze lieues au nord de cette ville ; mais je ne sais pas jusqu’où elle s’étend, soit au nord, soit au midi. Elle habite surtout les falaises et collines du bord de la mer, et je ne me souviens pas de l’avoir vue à plus de deux ou trois lieues des côtes. Il y a une circonstance non mentionnée dans les livres, c’est que la fleur est toujours d’un blanc pur, sans trace de cette teinte pourpre, si commune dans les variétés cultivées, circonstance que je regarde comme une forte preuve de son origine spontanée (pourquoi ? dit M. de Candolle). Je déduis une autre preuve de ce fait, qu’on la trouve souvent dans les endroits montueux, loin des cultures, et qu’on ne la voit pas dans le voisinage immédiat des champs et des jardins où l’on cultive la Pomme de terre, à moins qu’un courant d’eau traversant le terrain ne puisse entraîner des tubercules dans les lieux non cultivés. »

» M. Cruckshands, ajoute M. de Candolle, présume que les Pommes de terre sauvages des environs de Lima dont parlait Pavon, doivent leur origine à cette dernière circonstance, au moins pour les parties basses, voisines de la rivière de Chancay, mais il ajoute que l’introduction est moins probable pour les collines, aujourd’hui incultes. »

Quoi qu’il en soit, nous voyons que la Pomme de terre Maglia se trouve être considérée, soit par les résultats de la culture, soit par les observations des explorateurs, comme étant sans aucun doute le type sauvage du Solanum tuberosum. Nous exposerons plus loin les opinions nouvelles qui se sont manifestées sur ce sujet. En attendant, nous ne croyons pas hors de propos de chercher dans les ouvrages d’autres voyageurs les remarques qu’ils ont pu faire sur la Pomme de terre dans ces mêmes régions péruviennes et chiliennes.

Francis de Castelnau, dans son Voyage à travers l’Amérique du Sud (1843-1847), rapporte que l’on cultivait la Pomme de terre à Samaipata, petit bourg situé sur le plateau qui se trouve au sommet de la montagne de Cincho, puis à Aiquilé, village placé au milieu d’une plaine dont la température moyenne est de 19°, ainsi qu’à Chuquisaca, dont les environs étaient en général arides, alors que les vallées étaient assez bien cultivées à la charrue. D’après le même voyageur, près de la ville de Puno, capitale du Département de ce nom qui fait partie du Pérou, et qui est située à 12 870 pieds anglais[13] au-dessus de la mer, la Pomme de terre y était l’objet d’une grande culture, avec le Maïs, mais on n’y récoltait pas de Froment. À Aréquipa, ville qui est élevée à 7 850 pieds anglais[14] au-dessus de la mer, on évaluait à un dixième du sol cultivé la partie plantée en Pommes de terre.

De Castelnau nous apprend encore, dans son Chapitre où il traite de l’Agriculture au Pérou, qu’on y cultivait plusieurs variétés de Pommes de terre.

» C’est, d’abord, dit-il, la Maca qui a la forme d’une figue, qu’on a fait sécher afin qu’elle ne puisse fermenter ; elle se garde sans altération pendant quelques années, si on la renferme dans un endroit sec ; on en extrait une espèce de jus dont l’odeur est assez désagréable pour ceux qui n’y sont pas accoutumés, et que l’opinion générale considère comme un stimulant très actif. On cultive encore la Oca qui est plus grande que la Maca et très douce lorsqu’elle a été séchée à la gelée et au soleil : elle devient même farineuse ; mais elle se gâte plus tôt que les autres variétés. Nous indiquerons enfin la Masgua, variété de l’Oca, qui n’est pas aussi sucrée et dont la forme est aplatie.

» Avec l’Oca et la Masgua on prépare ce qu’on appelle la Caya : les tubercules sont placés dans un puits jusqu’à ce qu’ils y pourrissent, puis sont ensuite exposés au soleil et à la gelée sur une couverture pour être séchés ; ils prennent alors une couleur noirâtre et répandent, quand on les fait cuire, une odeur fétide très désagréable et semblable à celle du cuir pourri. Cette préparation est l’aliment journalier des Indiens.

» Le Chuno se fait avec quelques-unes des variétés de la Pomme de terre que nous avons citées plus haut ; le noir est le plus commun. Pour le faire, on expose les Pommes de terre au soleil et au froid pendant quelques jours, en ayant soin de les remuer de temps en temps ; lorsqu’elles sont en partie desséchées, on les pile pour en extraire tout le jus qui pourrait être demeuré en les exposant de nouveau à la gelée.

» Le Chuno blanc se fait d’une espèce de grosses Pommes de terre d’un goût amer, qui croît en abondance dans les Départements de Junin, de Cuzco et de Puno. Le procédé de fabrication est celui-ci. Les tubercules sont mis dans un sac que l’on plonge ensuite dans l’eau après le coucher du soleil ; on l’y laisse quinze ou vingt jours, puis on l’en retire ; mais avant le lever de cet astre on pèle les tubercules et on les expose à la gelée : on obtient ainsi en peu de jours un beau Chuno blanc que les gens du pays appellent Moray. Les Indiens croient qu’il est tout à fait nécessaire à la réussite de l’opération que le sac soit introduit dans l’eau après le coucher du soleil et en soit retiré avant son lever, afin qu’aucun de ses rayons ne frappe la matière, qui, sans cela, deviendrait aussitôt noire.

» La Pomme de terre sèche (Papa seca) se fait avec la Pomme de terre ordinaire : on la cuit d’abord, puis on la pèle, et on l’expose à la gelée : au bout de quelques jours elle est prête. Cet aliment, que dans certains endroits on nomme Chochoca, est, comme le Chuno sain et nourrissant, et on le donne même aux malades. »

Weddell, dans son Voyage au sud de la Bolivie en 1845-1846, nous a transmis également quelques détails sur la Pomme de terre. D’après lui, à Pomabamba, qui est élevé de 2 600 mètres au-dessus du niveau de la mer, et où la température moyenne est de 14°, les Pommes de terre y prospéraient ; mais toutes celles qu’il y avait vues étaient très petites, ce qu’il attribuait à la pauvreté du sol et au peu de soin qu’on donnait à la culture. À Tarija, qui est à une altitude de 1 770 mètres et où la température moyenne est de 13°, la Pomme de terre jaune et ronde était la seule variété qui paraissait sur le marché. « Dans cette ville, dit-il, le Maïs et la Pomme de terre forment le fond de la nourriture des pauvres de la ville. Le pain de froment se rencontre assez abondamment, mais comme il est assez cher, il n’y a que la classe aisée qui puisse s’en nourrir… Quant au Chupé ordinaire ou national, c’est une soupe claire dans laquelle nagent des morceaux de mouton ou de bœuf, des Pommes de terre ou des oignons. Dans le Chairo, qui est le Chupé des Indiens de la Puna, les Pommes de terre fraîches sont remplacées par des Pommes de terre gelées (Chuno). »

Le même voyageur, qui avait d’abord parcouru les Andes de la Bolivie et du Pérou, à la recherche des arbres dont on retire les Quinquinas, sur lesquels il a publié de très beaux travaux, y a fait une nouvelle exploration en 1851. Le récit de son Voyage dans le nord de la Bolivie et dans les parties voisines du Pérou (1853), contient de très instructives observations.

Nous dirons d’abord que Weddell constate la présence de la Pomme de terre à La Paz, qui est à une altitude de 3 730 mètres, mais où la température moyenne est de 10° environ, à Sorata dont l’altitude est de 2 730 mètres, à Tusuaya, altitude de 3 570 mètres, à Guaynapata, altitude de 2 030 mètres, et enfin à Puno, dont l’altitude est environ de 4 130 mètres, et où l’on plante la Pomme de terre en Octobre, c’est-à-dire dans la saison du printemps de cette région. Il a noté également les prix d’un cent de Pommes de terre : à La Paz, la valeur équivalente était de 1 f. 20, à Sorata de 2 f. 10, et à Tipuani, ville de mines, dans la région chaude de l’autre côté des Andes, de 3 f. 60 à 4 f. 80. Mais laissons parler notre savant et consciencieux explorateur.

« La température serait assez uniforme à La Paz, dit Weddell, si la pureté habituelle du ciel ne rendait, pendant les nuits, le rayonnement céleste très considérable, d’où il résulte que les nuits sont ordinairement très froides, comparées aux jours. Cependant, bien qu’à La Paz le thermomètre descende continuellement au-dessous du point de congélation de l’eau, les plantes n’y gèlent que rarement. Cela tient, comme je m’en suis assuré, à ce que, grâce à l’élévation, le froid y est trop sec. Ce qui me fit faire cette remarque, pour la première fois, ce fut de voir que pour faire geler leurs Pommes de terre, dans la préparation du Chuño[15], les Indiens étaient obligés de les arroser. »

Le résultat de ses visites au marché de La Paz, où l’on vient mettre en vente toute sorte de fruits et de légumes, a été consigné par Weddell, dans son récit de voyage, de la façon suivante.

» Pommes de terre ordinaires (Papas dulces). Plus petites, en général que les nôtres. La variété qui se présente le plus souvent est de forme arrondie et de couleur jaunâtre, rosée ou violâtre. La Pomme de terre est cultivée aux environs de La Paz et se vend à raison de 9 à 10 réaux (5 f. 40 à 6 f. ») le sac (costal) de 5 arrobes (125 livres).

« Pommes de terre amères (Papas amargas). D’un jaune pâle sale, d’une forme souvent un peu aplatie. Ce tubercule est cultivé dans les punas les plus froides, et dans des terrains qui ne produisent absolument pas autre chose. L’âcreté qui le caractérise n’est pas forte, et cependant une coction prolongée ne la chasse jamais. La cuisson n’enlève pas non plus sa dureté, qui est bien plus marquée qu’elle ne l’est chez les Pommes de terre en général. Il n’y a guère que les Indiens qui mangent ce légume, et alors c’est ordinairement à l’état de Chuño, Chez les Aymaras il porte le nom de luki. Je n’ai pas eu l’occasion de déterminer si la plante que produit la papa amarga est botaniquement différente de celle qui donne la papa dulce. Cependant on pourrait presque déduire la conclusion affirmative de la différence des climats auxquels chacune d’elles s’accommode.

» Un mot sur la préparation qui porte le nom de Chuño. Dans les parties élevées des Andes, il gèle à peu près toutes les nuits de l’année, et l’on n’y a pas les moyens, comme chez nous, de préserver ses Pommes de terre de l’action de la gelée ; de là la nécessité de les manger le plus souvent gelées, sous peine de ne pas en manger du tout ; seulement, au lieu de les laisser geler, on les fait geler en favorisant l’action du froid de telle sorte qu’aucune partie du tissu des tubercules ne puisse y échapper ; puis on les sèche parfaitement. La Pomme de terre, devenue Chuño par ce traitement, se conserve indéfiniment, et elle ne perd aucune de ses qualités nutritives ; peut-être même devient-elle plus facile à digérer qu’auparavant. Quant à son goût, il change du tout au tout, mais je déclare que je n’y trouve, pour mon compte, rien de désagréable.

» On connaît deux variétés principales de Chuño de Pommes de terre : le Chuño negro et le Chuño blanco. Pour faire le premier, on étend les tubercules à l’air, sur une couche mince de paille ; on les arrose légèrement, et on les expose à la gelée pendant trois nuits consécutives. En dégelant ensuite au soleil, ils prennent une consistance spongieuse ; dans cet état, on les foule sous les pieds nus pour en faire tomber l’épiderme et pour en exprimer le jus ; puis on les laisse exposés à l’air jusqu’à ce qu’ils soient parfaitement secs[16] : ils sont alors d’un brun très foncé.

» Pour préparer le Chuño blanco il faut, après la congélation des tubercules, les faire macérer pendant une quinzaine de jours dans une eau courante. On creuse, à cet effet, des cavités peu profondes dans le lit d’un ruisseau ou d’une rivière, et on les remplit de Pommes de terre fraîchement congelées, de manière que l’eau puisse couler librement par dessus ; elles prennent ensuite, en séchant, une couleur parfaitement blanche.

» Le goût du Chuño blanco est moins prononcé que celui du Chuño negro mais, quoique plus délicat, il n’est pas généralement préféré. Le Chuño negro a un inconvénient qu’il faut signaler : c’est qu’il demande à être plongé dans l’eau pendant six à huit jours avant d’être employé, tandis qu’une macération de trente-six heures suffit pour amollir le Chuño blanco.

» Au Pérou et dans les pays analogues, la conversion des Pommes de terre en Chuño a des avantages incontestables ; elle y est, comme on l’a vu, presque indispensable. En Europe, où les circonstances sont bien différentes, on ne tentera probablement de faire du Chuño que par curiosité. Je ferai remarquer, d’ailleurs, que cette fabrication y serait, en général, beaucoup moins facile que sur les plateaux des Andes, par suite de la difficulté que l’on éprouverait à opérer la dessiccation des tubercules congelés, sans recourir à des moyens artificiels. À une grande hauteur, en effet, l’évaporation est rendue plus prompte par la diminution de la pression atmosphérique, et elle est encore hâtée durant le jour par l’intensité de la chaleur solaire.

» Un autre moyen, employé en Bolivie pour conserver les Pommes de terre, consiste à les cuire, à les peler et à les sécher à l’air. On appelle cette préparation Cucupa. »

Ces renseignements détaillés que nous donne Weddell sont précieux parce qu’ils achèvent de nous faire connaître ce Chumo, Ciuno, Chuno ou Chugno, dont il a été si souvent question dans les passages que nous avons cités plus haut, d’après les premiers auteurs qui ont parlé des usages que faisaient les Péruviens de la Pomme de terre.

Nous trouvons encore, dans le même ouvrage de Weddell, un passage fort intéressant au sujet d’une constatation qu’il a faite d’une Pomme de terre sauvage. Voici ce qu’il nous apprend à ce sujet, dans le récit de son voyage de La Paz à Tipuani, par un chemin des plus scabreux, au milieu d’une végétation tropicale, sur le versant oriental des Andes.

» Un orage se déclara pendant la nuit, et la pluie continua de tomber avec tant de violence le lendemain, que nous jugeâmes à propos d’attendre, pour quitter notre abri, que le temps se remît. Pendant les intervalles de calme qui eurent lieu, dans l’après-midi, je fis une tentative de chasse dans les environs, avec un Indien pour guide… Je rapportai de ma course un objet curieux : c’était une Pomme de terre, différente de l’espèce ordinaire. Elle croissait abondamment dans un semis de Maïs, où je la pris, tout d’abord, pour celle que tout le monde connaît, bien qu’elle me parût avoir les fleurs plus grandes ; et je m’étonnais d’autant plus de la voir en ces lieux, que tout le monde m’avait assuré qu’on ne la trouvait plus du tout, au-dessous de Guaynapata. On me dit alors que ce n’était pas la Pomme de terre commune que j’avais ramassée, mais une espèce sauvage, connue sous le nom de Papa sylvestre ou Lilicoya, qui levait spontanément dans les cultures ; et on m’assura que chaque fois que, dans ce ravin, on détruisait une forêt par le feu pour y faire des semis, il était très rare que la Lilicoya n’y parût pas peu après. Les gens du pays expliquaient ce phénomène en supposant que, du temps de los gentiles (Indiens non convertis au christianisme), c’est-à-dire avant la conquête, il y avait en ces lieux des cultures étendues, sur l’emplacement desquelles la forêt a repris son empire, et que les germes de la Lilicoya s’y sont conservés jusqu’à nos jours, pour se montrer à la lumière, toutes les fois que des conditions favorables à leur développement viennent à se présenter. Les tubercules de la Lilicoya sont de la grosseur de la Pomme de terre commune mais ils en diffèrent par la saveur ; ils sont âcres comme les Papas amargas des Punas, et on les recueille très rarement pour cette raison, et surtout parce que la gelée n’est pas là pour en corriger le goût. »

Claude Gay, membre de l’Académie des Sciences (Section de Botanique), qui a fait une longue résidence dans le Chili, dont il a publié en 1849, sous les auspices du Gouvernement de ce pays, une Histoire physique et politique, traite dans sa Flora Chilena, qui fait partie de ce grand ouvrage, du Solanum tuberosum. Voici ce qu’il dit dans une Note, qui fait suite à sa description de la Pomme de terre, et dont nous donnons la traduction.

« Après le Blé, nul doute que les Papas sont le produit le plus important et le plus précieux de notre Agriculture : on ne peut assez l’admirer comme une des plus grandes faveurs que nous prodigue la Providence, et comme la plus belle conquête que l’Europe ait pu faire dans le Nouveau-Monde. D’une culture simple et facile, elle peut végéter dans tous les pays, dans les plus chauds comme dans les froids ; craignant moins que le Blé et les autres légumes les intempéries et les accidents atmosphériques, ce précieux tubercule s’est répandu rapidement sur toute la surface de la terre, et par ses abondantes récoltes et ses excellentes qualités nutritives, il forme aujourd’hui le principal aliment des peuples, en contribuant singulièrement à leur bien-être et à les préserver pour toujours des horreurs de la famine !

» Vers la fin du XVIe siècle, il fut introduit en Europe ; mais sa culture ne se répandit complètement qu’un siècle après, et depuis elle s’est propagée avec la plus admirable rapidité. On ne connait pas avec certitude celui qui a eu l’insigne honneur de l’importer en Europe, bien que plusieurs auteurs l’attribuent au gouverneur Walter Raleigh, non plus de quel pays elle provient, de même qu’on ignore l’origine d’une infinité de plantes précieuses qui se cultivent depuis un temps immémorial. Malgré tout, dans un Mémoire que nous publions sur l’Araucanie, nous croyons pouvoir prouver que le Chili peut être regardé comme la véritable patrie de cette manne céleste, vu le grand nombre de localités dans lesquelles on la rencontre à l’état complètement sauvage : aussi, laissant de côté celles où elle se montre dans le voisinage de certaines villes ou de certains endroits habités, et où elle a pu émigrer sans doute des champs cultivés, nous ne parlerons que des points où nous l’avons rencontrée, dans des parages les plus retirés, et en outre dans les anfractuosités de ces hautes Cordillères que les hommes visitent rarement. Elle se rencontre également dans l’île de Juan Fernandez et dans l’Araucanie ; et, dans les Cordillères voisines de celles de Malvarco, il existe une chaîne de montagnes où les Pommes de terre sont si communes que les Indiens et les soldats de Pincheira allaient les récolter pour en faire leur principal aliment : la montagne y garde le nom de Poñis, nom araucanien des Papas.

» Avant la conquête, les Chiliens cultivaient ce tubercule et le trouvaient à l’état sauvage aux environs de Santiago ; puis, Valdivia dit expressément dans ses Cartes que les Indiens se nourrissaient avec les Papas, qu’ils allaient récolter sur les collines. Depuis lors, cette culture s’est grandement propagée, et aujourd’hui on en connaît plus de trente variétés, toutes portant un nom distinct. Dans le Sud, elles sont plus réputées à cause de leur bon goût ; mais, dans le Nord, elles prospèrent avec une plus grande difficulté et leurs qualités sont en outre inférieures. »


Fig. 7. — Les Cordillères de Malvarco et des Poñis (Pommes de terre sauvages) dans les Cordillères des Andes, d’après Claude Gay.
A et B, Lagunas de Malvarco ; C, Laguna Carilauquem ; D, Laguna del Maule ; E, Laguna del Saco ; F, Laguna Colorada ; → → Chemins de passage des Cordillères.

Voici donc des affirmations très catégoriques et desquelles il nous semble résulter qu’il est bien difficile de conserver un doute sur la contrée d’origine du Solanum tuberosum. Les cultures de la Pomme de terre qui ont été jadis commencées au Chili, se sont peu à peu propagées au Pérou et en Bolivie, dans l’empire des Incas.


Fig. 8. — Vue des Andes.


Les Espagnols, pendant leur conquête, n’ont fait que constater l’importance que ces cultures avaient prise chez les Indiens. Seulement, il faut croire que les méthodes appliquées à la multiplication des tubercules, comme le faisait remarquer Lindley, laissaient fort à désirer, car la petitesse de ceux qui avaient été importés, au XVIe siècle en Europe, n’était pas faite pour exciter l’enthousiasme ni leur assurer de prime abord une réputation incontestée. Quoi qu’il en soit, il convient de noter ce que nous a appris Claude Gay, comme un des renseignements les plus probants sur l’histoire de l’origine de la Pomme de terre.

D’ailleurs, Weddell, dont la haute compétence en ces matières ne saurait être méconnue, va appuyer de nouveaux arguments l’opinion de cette origine chilienne. Dans sa Chloris Andina, ou Flore de la région alpine des Cordillères de l’Amérique du Sud (1855-1857), ce savant explorateur fait suivre, des observations suivantes, sa description du Solanum tuberosum.

« Habitat. — Chili : lieux incultes, dans les parties centrales des Cordillères de Talcarêgué et de Cauquenès. Cultivé dans presque toute l’étendue des Andes, dans les régions froides et tempérées.

» Je n’ai jamais rencontré, au Pérou, le S. tuberosum dans des circonstances telles qu’il ne me restât aucun doute qu’il y fût indigène ; je déclare même que je ne crois pas davantage à la spontanéité d’autres individus de cette espèce rencontrés de loin en loin sur les Andes extra-chiliennes et regardés jusqu’ici comme en étant indigènes. Quand on réfléchit que dans l’aride Cordillère, les Indiens établissent souvent leurs petites cultures sur des points qui paraîtraient presque inaccessibles à la grande majorité de nos fermiers d’Europe, on comprend qu’un voyageur visitant par hasard quelqu’une de ces cultures depuis longtemps abandonnée, et y rencontrant un pied de S. tuberosum qui y a accidentellement persisté, le recueille dans la persuasion qu’il y est réellement spontané. Mais où est la preuve ?

» En définitive, après avoir lu avec quelque attention ce qui a été dit sur l’origine de la Pomme de terre, je suis porté aussi à présumer que sa véritable patrie est plutôt le Chili que le Pérou. Il ne peut y avoir de doute que la culture de la Pomme de terre au Pérou ne date de fort loin, puisqu’à l’époque de la conquête, on en trouvait dans toutes les parties tempérées de l’Amérique occidentale, du Chili à la Nouvelle-Grenade et même au Mexique, et je suis fort tenté de croire que c’est partout la même espèce ; car bien que la Pomme de terre que l’on cultive sur les hauts plateaux du Pérou soit caractérisée par une certaine âcreté et résiste mieux à la gelée que celle que nous connaissons, il ne paraît pas y avoir dans les caractères botaniques proprement dits de raisons suffisantes pour la considérer comme espèce distincte plutôt que comme simple race. Peut-être la Papa amarga des Péruviens est-elle le produit de la plante décrite par Dunal sous le nom de Solanum immite, mais ses caractères distinctifs sont assez faibles, lorsqu’il s’agit de plantes cultivées. »

Nous arrivons à une période de notre histoire, où la question d’origine de la Pomme de terre, bien que généralement admise en faveur du Chili, va devenir plus problématique en ce sens que le zèle de nouveaux explorateurs va leur permettre de recueillir des spécimens assez voisins du Solanum tuberosum pour les identifier avec lui, et cela dans de tout autres régions américaines que le Chili méridional. Voyons déjà ce que dit à ce sujet A. de Candolle, dans sa Géographie botanique raisonnée (1855).

« Ruiz et Pavon, fait remarquer A. de Candolle, disaient avoir trouvé le Solanum tuberosum sur les collines des environs de Chancay, ville de la côte du Pérou. Pavon écrivait plus tard à Lambert : « Le S. tuberosum croît sauvage aux environs de Lima, à quatorze lieues de cette ville, sur la côte ; je l’ai trouvé moi-même au Chili. » Pavon envoya à Lambert des échantillons de la plante sauvage du Pérou. On peut douter cependant que ce fût bien le S. tuberosum, car l’espèce ainsi nommée par Pavon dans l’herbier de M. Boissier est, suivant M. Dunal, une espèce voisine (très voisine) de la Pomme de terre, son Solanum immite[17].

»… Meyen (Grundriss der Pflanzengeographie) dit avoir trouvé deux fois la Pomme de terre sauvage sur les Cordillères du Chili et du Pérou ; mais il n’avait rapporté d’échantillons que de celles du Chili (Nees, Act. Acad. nat. cur.).

»… Une occasion m’a permis d’étudier le Solanum verrucosum[18], en grand. Il a été introduit dans l’agriculture d’un village du pays de Gex, près de Genève, par de simples cultivateurs, qui l’avaient reçu du Mexique, et qui le multipliaient, en 1850-1851, comme exempt de maladie. Les tubercules en sont tardifs, plus petits que ceux du S. tuberosum, d’un goût excellent, de chair jaune ; les tiges sont multiples d’un même tubercule, très droites, et sont renflées près des feuilles ; les fleurs sont d’un rouge violet très vif, la baie est tachetée de blanc[19]. D’autres espèces du Mexique, ayant aussi des tubercules, sont indiquées par les auteurs, mais aucune ne paraît rentrer dans le S. tuberosum. »

L’extrait suivant d’une publication américaine, The American Journal of sciences and arts de Silliman (1856), vient à ce propos corroborer cette dernière opinion d’A. de Candolle. Nous le traduisons comme il suit.

« Pommes de terre sauvages dans le Nouveau-Mexique et le Texas occidental. — Nous avons reçu du Dr  Myer, par l’intermédiaire du Chirurgien général, un Mémoire détaillé sur la découverte dans le Texas occidental de ce qu’il a cru être le S. tuberosum à l’état sauvage ; ce mémoire était accompagné de plusieurs tubercules et de la plante entière préparée et desséchée avec soin. Le Dr  Myer a premièrement découvert cette plante sur les bords du Rio Limpio, et s’est assuré ensuite qu’elle était çà et là partout disséminée dans toute cette région, puis dans le Nouveau-Mexique. Les tubercules, quoique petits, étant à peine aussi gros qu’une noix, ont été recueillis, cuits et mangés par des officiers et des soldats, et ils ont été reconnus à la fois agréables au goût et non malfaisants. Il vint naturellement à l’esprit du Dr  Myer que sa découverte pourrait rendre certains services, que ces Pommes de terre sauvages pourraient probablement augmenter de volume et gagner en saveur à la suite d’une culture prolongée ; et que, si la maladie bien connue de la Pomme de terre était due, comme certains le supposent, à une attaque de Champignons microscopiques, ou bien à une faiblesse générale de constitution résultant de la propagation de génération en génération par les tubercules, et de la rareté du renouvellement par les graines, ou de ces deux causes réunies, un remède utile serait de recommencer la culture avec une plante sauvage. Or ces Pommes de terre indigènes de notre propre contrée fourniraient un type excellent pour atteindre ce but, et l’on pourrait espérer les voir résister pendant longtemps à la maladie, sinon tout à fait.

» Telle est, en peu de mots, la substance de l’intéressant Mémoire du Dr Myer, que son Supérieur officiel, le Chirurgien général, nous a adressé pour le publier. Mais la longueur de ce Mémoire ne nous a pas permis de l’insérer dans ce Journal. En outre, les faits et les suggestions qui y sont exposés n’ont pas la nouveauté que le Dr  Myer a naturellement supposé qu’ils pouvaient avoir. Nous n’avons pas voulu cependant passer sous silence ses louables efforts et ses
Fig. 9 et 10. — Solanum Fendleri.
Sommité fleurie, avec un pétiole stipulé et deux tubercules (1/4 grandeur naturelle).
observations. Aussi, après avoir donné ce très court extrait des points principaux, qu’il avait traités dans son Mémoire avec plus de détails, nous prendrons la liberté de faire remarquer :

» 1o Que la Pomme de terre sauvage en question est bien une Pomme de terre, mais non de la même espèce que le Solanum tuberosum. On rencontre, en effet, dans cette région, deux espèces tubérifères de Solanum. L’une a une corolle blanche à 5 divisions et des folioles oblongues-lancéolées ordinairement à la base : c’est probablement le S. Jamesii de Torrey (lequel, si nous ne nous trompons, était signalé à tort comme étant annuel) ; l’autre, d’après les échantillons envoyés par le Dr  Myer, a une corolle bleue, quinquelobée, et des folioles ovales ou arrondies qui sont souvent légèrement cordiformes à la base : cette espèce, si elle n’a réellement pas été décrite, sera bientôt publiée sous le nom de S. Fendleri. Toutes les deux se distinguent du S. tuberosum par leurs folioles uniformes, ou seulement par la petitesse de leurs paires de folioles basilaires, tandis que sur la Pomme de terre commune et les dix-huit formes affines reconnues par Dunal comme espèces (mais peut-être seraient-elles toutes de simples variétés d’une seule espèce), une rangée de folioles beaucoup plus petites se trouve interposée entre les plus grandes.

» 2o Ces Pommes de terre sauvages ont été connues il y a déjà quelque temps. En laissant de côté le Dr  James, qui a récolté celle qui porte son nom, il y a trente-six ans, sans savoir si elle était tubérifère, nous pouvons attribuer leur découverte au très excellent explorateur botaniste, M. Fendler, dont les collections faites, il y a neuf ans, dans la partie septentrionale du Nouveau-Mexique, renferment ces deux espèces avec leurs tubercules. Elles ont été également recueillies par M. Wright, en 1849, et se trouvent dans son inestimable collection faite entre le Texas oriental et El Paso, par la route militaire ouverte alors à travers cette région. En 1851 et en 1852, elles ont été de nouveau récoltées dans différentes parties du Nouveau-Mexique par M. Wright, le Dr Bigelow et les autres naturalistes attachés à la Commission mexicaine de délimitation, lesquels ont reconnu les rapports assez étroits qu’elles avaient avec la Pomme de terre commune.

» 3o On a déjà fait plusieurs essais de cultures d’autres espèces très affines en vue de les substituer au S. tuberosum, mais sans obtenir les résultats qu’on en espérait. M. A. de Candolle rapporte[20] que le S. verrucosum du Mexique avait été cultivé pendant deux ans en Suisse, près de Genève, sans être atteint par la maladie qui avait détruit toutes les récoltes de la Pomme de terre commune dans le voisinage ; mais, la troisième année, cette espèce avait été également attaquée. »

Enfin, nous trouvons dans l’Illustration horticole (1877) un très intéressant article de M. Édouard André, dont nous extrayons ce qui suit :

« La Patrie de la Pomme de terre. — … Pendant longtemps on ne put découvrir la véritable patrie de la Pomme de terre. Humboldt a déclaré qu’il l’a vainement cherchée et qu’il n’a trouvé aucune Solanée tuberculeuse au Chili, dans la Nouvelle-Grenade, ni au Pérou ; Ruiz et Pavon, qui croyaient l’avoir recueillie dans cette dernière contrée, n’avaient découvert que le Solanum immite. En 1822, M. Caldcleugh et M. Cruckshands virent le S. tuberosum à l’état sauvage au Chili ; Meyer de même, et enfin Claude Gay.

» Il paraît donc démontré que le S. tuberosum n’existe spontané ni au Pérou, ni dans la Nouvelle-Grenade, sur le simple témoignage de Humboldt qui ne l’y a pas rencontré.

» J’ai été plus heureux. J’ai trouvé le S. tuberosum authentique et spontané, loin de toute habitation, dans ces conditions qui ne trompent guère un naturaliste, et sur trois points différents.

» La première fois, c’était au sommet du Quindio (Colombie), près du volcan de Tolima, à 3 500 mètres supra-marins et par 4° 34′ latitude nord. La plante formait de petites touffes dans l’humus végétal de la forêt, presque sous bois, parmi les arbres rabougris de cette région alpine. Ses longs rameaux étaient à moitié enterrés et blancs, et à leur extrémité les tubercules (ou plutôt les rameaux souterrains renflés) étaient de la dimension d’une petite noix allongée, féculents, légèrement amers. Les fleurs étaient blanches, à peine lilacées, plus petites que dans nos variétés cultivées ; mais j’attribuai leur exiguïté et leur décoloration à l’appauvrissement de la plante sous un climat aussi rigoureux, c’est-à-dire à 1 000 mètres seulement au-dessous des neiges éternelles du Tolima.

» La seconde fois, c’était dans le Cauca, dans les boquerones ou taillis qui avoisinent le bourg de La Union, par 1° 33′ de latitude nord, c’est-à-dire fort près de l’équateur. L’altitude, cette fois, était bien différente, et ne dépassait pas 1 900 mètres. Aussi, la plante se développait dans toute sa beauté, parmi des taillis de Siphocampylus, Sciadocalyx, Ageratum, Alonzoa, Rubus, Lamourouxia, d’une végétation florissante et couverts de fleurs. C’était en mai de l’année 1876. Les tiges du S. tuberosum que je recueillis se dressaient en se soutenant sur les arbustes voisins ; leur feuillage était vigoureux et de superbes ombelles de grandes fleurs violet foncé les accompagnaient. Près des villages de cette région, la plante cultivée ne présentait pas du tout cet aspect, mais formait des touffes courtes et rameuses comme dans les champs d’Europe. D’ailleurs, les pieds spontanés étaient nombreux, épars, loin de tout passage des hommes qui auraient pu les semer par hasard, et ils donnaient bien l’aspect d’une plante « chez elle », comme elle a été semée par la nature.

» La troisième fois, enfin, c’était non loin de Lima, dans la montagne des Amancaës, où croissent les Amaryllis de ce nom, et où, parmi la plus pauvre végétation, croît la Pomme de terre en abondance. Elle n’est pas moins répandue dans l’île de San Lorenzo, près du Gallao, port de Lima. Dans ces deux localités, elle aurait pu être apportée par la main des hommes, mais ceux-ci l’eussent-ils implantée sur des rochers inaccessibles et dénudés où ils ne mettent jamais le pied, n’ayant rien à y faire ? D’ailleurs, les semences de la Pomme de terre ne sont pas de celles que le vent emporte et dissémine facilement. Sur les échantillons que j’ai rapportés du Pérou, les fleurs sont toutes lilas pâle, les tubercules petits, oblongs, peu savoureux. Je crois encore que la plante est là dans sa patrie naturelle, mais je ne l’affirme pas absolument.

» Je pense donc que l’opinion de Humboldt ne suffit point pour déclarer que la Pomme de terre ne se trouve pas au Pérou, dans l’Équateur et la Nouvelle-Grenade, et je crois fermement que de nouvelles investigations la feront rencontrer sur d’autres points de ces contrées. »

L’habile explorateur a-t-il eu raison de croire qu’il avait enfin mis la main sur d’authentiques spécimens de la Pomme de terre sauvage ? Son récit, qu’anime l’enthousiasme de cette découverte, le ferait supposer. Cependant, nous allons voir ce qu’en ont pensé les phytographes, plus froids dans leur jugement. Le très intéressant ouvrage d’A. de Candolle, déjà cité, L’Origine des plantes cultivées (1883), nous procure à la fois un résumé de tout ce que nous avons fait ci-dessus connaître et une première opinion sur les résultats de l’exploration de M. Édouard André. Nous en extrayons ce qui suit :

» Il est bien prouvé qu’à l’époque de la découverte de l’Amérique la culture de la Pomme de terre était pratiquée, avec toutes les apparences d’un ancien usage, dans les régions tempérées qui s’étendent du Chili à la Nouvelle-Grenade, à des hauteurs différentes selon les degrés de latitude. Cela résulte du témoignage de tous les premiers voyageurs.

» Dans les parties tempérées orientales de l’Amérique méridionale, par exemple sur les hauteurs de la Guyane et du Brésil, la Pomme de terre n’était pas connue des indigènes, ou, s’ils connaissaient une plante analogue, c’était le Solanum Commersonii qui a aussi des tubercules et se trouve sauvage à Montevideo et dans le Brésil méridional. La vraie Pomme de terre est bien cultivée aujourd’hui dans ce dernier pays, mais elle y est si peu ancienne qu’on lui a donné le nom de Batate des Anglais. D’après de Humboldt, elle était inconnue au Mexique, circonstance confirmée par le silence des auteurs subséquents, mais contredite, jusqu’à un certain point, par une autre donnée historique.

»… Personne ne peut douter que la Pomme de terre ne soit originaire d’Amérique ; mais pour connaître de quelle partie précisément de ce vaste continent, il est nécessaire de savoir si la plante s’y trouve à l’état spontané et dans quelles localités.

» Pour répondre nettement à cette question, il faut d’abord écarter deux causes d’erreurs : l’une qu’on a confondu avec la Pomme de terre des espèces voisines du genre Solanum ; l’autre que les voyageurs ont pu se tromper sur la qualité de plante spontanée.

» Les espèces voisines sont le Solanum Commersonii de Dunal, dont j’ai déjà parlé ; le S. Maglia de Molina, espèce du Chili ; le S. immite de Dunal, qui est du Pérou ; et le S. verrucosum de Schlechtendahl, qui croît au Mexique. Ces trois sortes de Solanum ont des tubercules plus petits que le S. tuberosum et différent aussi par d’autres caractères indiqués dans les ouvrages spéciaux de botanique. Théoriquement on peut croire que toutes ces formes et d’autres encore croissant en Amérique, dérivent d’un seul état antérieur ; mais, à notre époque géologique, elles se présentent avec des diversités qui me paraissent justifier des distinctions spécifiques, et il n’a pas été fait d’expériences pour prouver qu’en fécondant l’une par l’autre on obtiendrait des produits dont les graines (et non les tubercules) continueraient la race. Laissons de côté ces questions plus ou moins douteuses sur les espèces. Cherchons si la forme ordinaire du S. tuberosum a été trouvée sauvage, et notons seulement que l’abondance des Solanum à tubercules croissant en Amérique dans les régions tempérées, du Chili ou de Buenos-Ayres jusqu’au Mexique, confirme le fait de l’origine américaine On ne saurait rien de plus que ce serait une forte présomption sur la patrie primitive.

» La seconde cause d’erreur est expliquée très nettement par le botaniste Weddell, qui a parcouru avec tant de zèle la Bolivie et les contrées voisines. « Quand on réfléchit, dit-il, que dans l’aride Cordillère les Indiens établissent souvent leurs petites cultures sur des points qui paraîtraient presque inaccessibles à la grande majorité de nos fermiers d’Europe, on comprend qu’un voyageur, visitant par hasard une de ces cultures depuis longtemps abandonnées, et y rencontrant un pied de S. tuberosum qui y a accidentellement persisté, le recueille,
Fig. 11 et 12. — Solanum Maglia de Schlechtendahl.
Sommité en boutons, avec deux fleurs épanouies, vues de face et de côté (3/4 grandeur naturelle).
dans la persuasion qu’il y est réellement spontané : mais où est la preuve ? »

» Voyons maintenant les faits. Ils sont nombreux pour ce qui concerne la spontanéité au Chili.

» En 1822, A. Caldeleugh, consul anglais, remet à la Société d’horticulture de Londres des tubercules de Pommes de terre qu’il avait recueillis « dans des ravins autour de Valparaiso. » Il dit que ces tubercules sont petits, tantôt rouges et tantôt jaunâtres, d’un goût un peu amer. « Je crois, ajoute-t-il, que cette plante existe sur une grande étendue du Littoral, car elle se trouve dans le Chili méridional, où les indigènes l’appellent Maglia. » Il y a probablement ici une confusion avec le S. Maglia des botanistes ; mais les tubercules de Valparaiso, plantés à Londres, ont donné la vraie Pomme de terre, ce qui saute aux yeux en voyant la planche coloriée de Sabine dans les Transactions de la Société d’horticulture. On continua quelque temps à cultiver cette plante, et Lindley certifia de nouveau, en 1847, son identité avec la Pomme de terre commune. Les Pommes de terre décrites avaient des fleurs blanches, comme cela se voit dans quelques variétés cultivées en Europe. On peut présumer que c’est la couleur primitive pour l’espèce, ou au moins, une des plus fréquentes à l’état spontané.

» Darwin, dans son voyage à bord du Beagle, trouva la Pomme de terre sauvage dans l’archipel Chonos, du Chili méridional, sur les sables du bord de la mer, en grande abondance, et végétant avec une vigueur singulière, qu’on peut attribuer à l’humidité du climat. Les plus grands individus avaient quatre pieds de hauteur. Les tubercules étaient petits, quoique l’un d’eux eût deux pouces de diamètre. Ils étaient aqueux, insipides, mais sans mauvais goût après la cuisson. « La plante est indubitablement spontanée », dit l’auteur, et l’identité spécifique a été confirmée par Henslow d’abord et ensuite par Sir Joseph Hooker, dans son Flora antarctica.

» Un échantillon de notre herbier recueilli par Claude Gay, attribué au S. tuberosum par Dunal, porte sur l’étiquette : « Au centre des Cordillières de Talcarégué et de Cauquenès, dans les endroits que visitent seulement les botanistes et les géologues ». Le même auteur Cl. Gay, dans son Flora Chilena, insiste sur la fréquence de la Pomme de terre sauvage au Chili, jusque chez les Araucaniens, dans les montagnes de Malvarco, où, dit-il, les soldats de Pincheira allaient les chercher pour se nourrir. Ces témoignages constatent assez l’indigénat au Chili pour que j’en omette d’autres moins probants, par exemple ceux de Molina et de Meyen, dont les échantillons du Chili n’ont pas été examinés.

» Le climat des côtes du Chili se prolonge sur les hauteurs en suivant la chaîne des Andes, et la culture de la Pomme de terre est ancienne dans les régions tempérées du Pérou, mais la qualité spontanée de l’espèce y est beaucoup moins démontrée qu’au Chili. Pavon prétendait l’avoir trouvée sur la côte, à Chancay et près de Lima. Ces localités paraissent bien chaudes pour une espèce qui demande un climat tempéré ou même un peu froid. D’ailleurs l’échantillon de l’herbier de M. Boissier recueilli par Pavon, appartient, d’après Dunal, à une autre espèce qu’il a nommée S. immite. J’ai vu l’échantillon authentique et n’ai aucun doute que ce ne soit une espèce distincte du S. tuberosum. Sir W. Hooker cite un échantillon, de Mac Lean, des collines autour de Lima, sans aucune information sur la spontanéité. Les échantillons (plus ou moins sauvages ?) que Matthews a envoyés du Pérou à Sir W. Hooker appartiennent, d’après Sir J. Hooker, à des variétés un peu différentes de la vraie Pomme de terre. M. Hensley, qui les a vus récemment dans l’herbier de Kew, les juge « des formes distinctes, pas plus cependant que certaines variétés de l’espèce ».

» Weddell, dont nous connaissons la prudence dans cette question, s’exprime ainsi : « Je n’ai jamais rencontré au Pérou le Solanum tuberosum dans des circonstances telles qu’il ne me restât aucun doute qu’il fût indigène ; je déclare même que je ne crois pas davantage à la spontanéité d’autres individus rencontrés de loin en loin sur les Andes extra-chiliennes et regardés jusqu’ici comme étant indigènes. »

» D’un autre côté, M. Éd. André a recueilli, avec beaucoup de soin, dans deux localités élevées et sauvages de la Colombie, et dans une autre près de Lima, sur la montagne des Amancaës, des échantillons qu’il pensait pouvoir attribuer au S. tuberosum. M. André a eu l’obligeance de me les prêter. Je les ai comparés attentivement avec les types des espèces de Dunal dans mon herbier et dans celui de M. Boissier. Aucun de ces Solanum, à mon avis, n’appartient au S. tuberosum, quoique celui de La Union, près du fleuve Gauca, s’en rapproche plus que les autres. Aucun, et ceci est encore plus certain, ne répond au S. immite de Dunal. Ils sont plus près du S. Colombianum du même auteur, que du tuberosum et de l’immite. L’échantillon du Mont Quindio présente un caractère bien singulier. Il a des baies ovoïdes et pointues[21].

» Au Mexique, les Solanum tubéreux attribués au S. tuberosum, ou, selon M. Hensley, à des formes voisines, ne paraissent pas pouvoir être considérés comme identiques avec la plante cultivée. Ils se rapportent au S. Fendleri, que M. Asa Gray a considéré d’abord comme espèce propre, et ensuite comme une forme du S. tuberosum ou du S. verrucosum.

» Nous pouvons conclure de la manière suivante :

» 1o La Pomme de terre est spontanée au Chili, sous une forme qui se voit encore dans nos plantes cultivées.

» 2o Il est très douteux que l’habitation naturelle s’étende jusqu’au Pérou et à la Nouvelle-Grenade.

» 3o La culture était répandue, avant la découverte de l’Amérique, du Chili à la Nouvelle-Grenade… »

Nous nous contenterons de noter ici qu’A. de Candolle, partageant l’opinion de Sabine et de Lindley, continue à considérer le Maglia, qu’il ne croit pas être le S. Maglia des botanistes, comme étant un des types sauvages de la Pomme de terre.

En 1883, nous constatons l’apparition d’une nouvelle espèce de Solanum tuberculifère. M. Blanchard, jardinier en chef du Jardin botanique à Brest, l’y avait cultivée, ou plutôt, comme il le dit, laissée au même endroit et cela pour cette raison qu’il lui était à peu près impossible de la détruire. Tous les ans, à la fin de Juin ou au commencement de Juillet, il en faisait la récolte. Mais malgré tous les soins qu’il apportait à cette opération, il en restait assez en terre pour que, l’année suivante, le champ s’en trouvât garni, tant elle est traçante. Cette espèce avait été découverte, en 1841, dans les dunes de la Plata par le Dr  Désiré Petit, qui en avait rapporté seulement des échantillons desséchés. Elle fut retrouvée dans l’île Goritti, à l’embouchure du Rio de la Plata, en face de la ville de Maldonado, à 35° de latitude sud et 58° de longitude ouest, par le Dr  Ohrond, qui en apporta des tubercules en France en 1882, lesquels furent cultivés à Brest. Le Dr  Ohrond avait remarqué que l’île Goritti est inhabitée, sablonneuse, à sables très meubles et fins, contenant une grande quantité de débris de coquilles. Les tubercules avaient été trouvés à la surface du sable, au nombre de six, de la grosseur à peu près d’une aveline ; mais les recherches faites dans les sables du lieu même et du voisinage, dans le but d’en découvrir d’autres, étaient restées vaines. Il s’agissait donc bien d’une Pomme de terre sauvage. M. Carrière, après l’avoir cultivée à Montreuil, dans un terrain siliceux, la fit connaître dans un article de la Revue Horticole, intitulé : Nouvelle espèce de Pomme de terre. Il en donna la description et des figures, et la nomma Solanum Ohrondii, jugeant très bien que tout en ayant des affinités avec le S. tuberosum, elle en différait par des caractères assez nets pour constituer une espèce particulière.

Des observations qu’avait faites M. Carrière, il résultait aussi que sa végétation était presque continue, « C’est au point, dit-il, que l’on pourrait faire deux récoltes là où le climat est chaud[22], et même, dans ces conditions ce serait presque une récolte permanente. Ainsi, à Montreuil, nous en avons planté en Avril qui étaient mûres en Juin et replanté une deuxième saison en Septembre, qui fleurirent environ cinq semaines après la plantation. Elle présente aussi dans sa végétation cette particularité que les drageons (tiges souterraines) qui donnent des bourgeons, fleurissent presque aussitôt qu’ils sont sortis du sol. C’est aussi
Fig. 13 et 14. — Solanum Ohrondii de Carrière.
Une sommité fleurie avec deux tubercules (1/2 grandeur naturelle)
ce qui est arrivé pour celles que nous avons plantées en deuxième saison… Quant à la qualité, nos expériences s’accordent avec celles de M. Blanchard. Ainsi, nous avons fait cuire les tubercules dans l’eau, dans le feu ou sur un fourneau dans de la cendre, et toujours ils se sont montrés d’assez bonne qualité. La chair est d’une extrême densité : quelle que soit la cuisson, elle est si ferme qu’on peut la couper comme on le ferait d’un morceau de terre glaise.

M. Blanchard, dans ses cultures de la Pomme de terre Ohrond, n’en avait obtenu que des tubercules pesant en moyenne 15 à 18 grammes ; quelques autres pesaient de 70 à 72 grammes, un seul avait présenté un poids de 85 grammes. Nous pouvons dire tout de suite ici que les essais de culture qui ont été faits depuis lors de ce nouveau Solanum n’ont pas donné les résultats qu’on en avait tout d’abord espérés. La plante s’est toujours montrée stolonifère et productive de petits tubercules peu nombreux. Ceci même en accentue les différences qu’elle présentait d’abord avec le S. tuberosum et l’a fait à peu près abandonner.

En 1884, Sir J. D. Hooker publiait dans le Botanical Magazine une description très détaillée et une belle planche du Solanum Maglia, et les accompagnait des observations suivantes que nous traduisons en ces termes.

« La planche qui se trouve placée à côté de notre description représente avec tous ses caractères la plante dont les tubercules ont été envoyées par Al. Caldcleugh, du Chili à la Société royale d’horticulture, en 1822, comme étant de ceux de la véritable Pomme de terre sauvage, et qui a été ensuite trouvée par Darwin dans l’Archipel des îles Chonos et mentionnée dans son récit du Voyage du Beagle. L’histoire de ces deux découvertes est bien connue. Les tubercules de M. Caldcleugh, du volume d’un œuf de pigeon et même plus petits, avaient après la cuisson la saveur d’une Pomme de terre ordinaire. Cette plante et ses tubercules ont été parfaitement décrits par Sabine dans les Transactions de la Société. Darwin a décrit ses tubercules comme étant ovoïdes, d’un diamètre de deux pouces, et comme ayant exactement la même odeur et la même forme que la Pomme de terre ordinaire ; mais lorsqu’ils étaient bouillis, ils se rétrécissaient et devenaient aqueux et insipides. Des tubercules de la même espèce ont été donnés à Kew, en 1862, par le Dr Sclater : ils s’étaient développés dans le sol sablonneux d’un parc, sans engrais. Plantés à Kew, ils ne produisirent aucun tubercule en 1863 et 1864 ; mais ils en ont formé depuis, comme la planche les représente, la culture en ayant été continuée depuis cette époque.

« Néanmoins, il semble résulter des recherches de M. Baker, que le Solanum Maglia, qui est certainement une plante du rivage de la mer, n’est pas le type originaire de la Pomme de terre, que l’on doit chercher dans le S. tuberosum qui s’y rattache étroitement et qui a pris naissance sur les Andes du Chili et du Pérou… Les espèces affines du S. Maglia ont leur extension dans le Nord, au Nouveau-Mexique, où l’on a découvert les S. Jamesii et Fendleri, que l’on a mis récemment en culture.

» Des expériences ont été commencées, sous les auspices de la Société royale d’Agriculture, pour améliorer les qualités de la Pomme de terre, surtout au point de vue de sa force de résistance aux attaques de la maladie, en croisant le S. tuberosum avec ses espèces affines, parmi lesquelles se trouve le S. Maglia, que l’on propose d’appeler désormais « La Pomme de terre de Darwin ».

» La plante dont nous donnons le dessin, et qui a été obtenue avec les tubercules du Dr  Sclater, fleurit très bien chaque automne, mais produit des tubercules aqueux, à peine mangeables. »

Dans la même année, 1884, M. Baker[23] publiait dans le Journal de la Société linnéenne de Londres un Mémoire intitulé : A Review of the Tuber-bearing Species of Solanum, dans lequel il s’était proposé de passer en revue les espèces de Solanum qui produisent des tubercules.

« Il est d’un grand intérêt, dit-il, aux points de vue botanique et économique tout à la fois, de rechercher, parmi les nombreux types de Solanum qui produisent des tubercules, quelle est leur individualité climatérique et géographique et quels sont leurs caractères différentiels et leurs rapports réciproques. Comme il reste encore plusieurs points à éclaircir, je me propose, dans le présent Mémoire, de passer en revue les matériaux que nous possédons en Angleterre, relativement à cette question. C’est à l’instigation du Comte Cathcart que j’ai entrepris cette étude, et, pour la mener à bien, j’ai examiné tous les échantillons desséchés de Kew, du British Muséum et de l’herbier Lindley, j’ai étudié avec soin les types sauvages que nous cultivons dans le Jardin des plantes herbacées à Kew et j’ai visité les très grandes cultures d’essais de MM. Sutton et Cie à Reading, dont la collection des types cultivés à l’état vivant est probablement la plus complète qui existe, et auxquels je suis très reconnaissant de leur aide obligeante. Je me propose, en premier lieu, de traiter en détail les espèces et les variétés au point de vue géographique, puis de les décrire sommairement au point de vue de la botanique systématique, enfin de faire quelques remarques générales sur l’économie résultant de ces faits. »

M. Baker répartit comme il suit les espèces de Solanum à tubercules, dont il donne des descriptions et signale les nombreuses stations :

I. Chili. — Solanum tuberosum L., S. etuberosum Lindley, S. Fernandezianum Philippi, S. Maglia Schlechtendahl, S. collinum Dunal ;

II. Brésil, Uruguay et République Argentine. — S. Commersonii Dunal, S. Ohrondii Carrière ;

III. Pérou, Bolivie, Équateur et Colombie. — S. tuberosum L., S. Otites Dunal, S. Andreanum Baker, S. immite Dunal, S. Colombianum Dunal, S. Valenzuelæ Palacio.

IV. Mexique. — S. verrucosum Schlechtendahl, S. suaveolens
Fig. 15 à 17. — Solanum stoloniferum de Schlechtendahl.
Sommité fleurie, avec deux tubercules (3/4 gr. nat.)
Kunth et Bouché, S. stoloniferum Schlechtendahl, S. demissum Lindley, S. utile Klotzsch, S. squamulosum Mart. et Galeotti, S. cardiaphyllum Lindley, S. oxycarpum Schiede.

V. États-Unis du Sud-Ouest. — S. Fendleri Asa Gray, S. Jamesii Torrey.

Puis, pour conclure, M. Baker déclare que, parmi les vingt espèces ci-dessus nommées, il n’en reconnaît comme certainement distinctes que six, savoir : S. tuberosum L., S. Maglia Schlecht., S. Commersonii Dunal, S. cardiophyllum Lindley, S. Jamesii Torrey et S. oxycarpum Schiede. Par suite, il considère comme de simples formes ou variétés : 1o du S. tuberosum, les S. etuberosum, Fernandezianum, immite, Colombianum, Otites, Valenzuelæ, verrucosum, debile, stoloniferum, utile, squamulosum et Fendleri, et 2o du S. Commersonii, les S. Ohrondii et collinum. Enfin il admet comme une espèce nouvelle et très distincte, le S. Andreanum, c’est-à-dire la plante que M. Éd. André avait recueillie à La Union, puis il rattache au S. Otites Dunal celle du Quindio et au S. tuberosum, celle de Lima.

Ainsi, le résultat définitif du travail de M. Baker serait d’annuler à peu près tous les travaux de ses devanciers, en tant que distinction d’espèces affines du S. tuberosum et du S. Commersonii, et de reconnaître pour la patrie de la Pomme de terre, non plus seulement l’Amérique du Sud, mais l’Amérique du Nord, puisqu’on en aurait découvert de simples formes ou variétés au Chili, au Pérou, dans la Bolivie, l’Equateur, la Colombie, le Mexique et les États-Unis.

La lecture du précédent Mémoire ne laissa pas que d’émouvoir vivement A. de Candolle. Il y répondit en 1886 par une Note qu’il publia dans les Archives des sciences physiques et naturelles de Genève. Cette Note porte pour titre : Nouvelles recherches sur le type sauvage de la Pomme de terre (S. tuberosum).

M. Baker avait accompagné son Mémoire de six planches représentant les six types distincts de Solanum à tubercules qu’il avait admis. La planche la plus importante devait naturellement être celle qui était consacrée au S. tuberosum, espèce à formes si multiples qu’elle devait être préparée de façon à pouvoir répondre à tous les doutes.

« À la première vue de cette planche de M. Baker, dit A. de Candolle, il me fut impossible d’admettre l’identité avec le S. tuberosum cultivé… La principale différence entre le S. tuberosum cultivé et la planche de M. Baker se trouve dans la forme des lobes du calyce, aigus dans l’un, obtus dans l’autre. Ceci m’a fait examiner sous ce point de vue, jusqu’alors trop négligé, des formes voisines rapportées quelques fois au S. tuberosum. Pour plus d’informations je me suis adressé à M. le Prof. Philippi, de Santiago, et à M. le Prof. Hieronymus, maintenant de retour en Allemagne, afin d’obtenir d’eux, si possible, des échantillons du Chili et de la République Argentine. Ces deux savants ont bien voulu me communiquer, le premier des fleurs de certains Solanums du Chili, le second des exemplaires complets d’espèces en deçà des Andes. En outre, M. le Dr  Masters a eu l’obligeance de recueillir pour moi des informations sur les variétés cultivées de la Pomme de terre, ce dont je m’empresse de le remercier, ainsi que les honorables correspondants susnommés. Grâce à leurs documents et aux échantillons de mon herbier, je crois pouvoir affirmer, avec plus de certitude qu’auparavant, quelles formes indigènes ont été confondues avec le S. tuberosum, mais il n’en est pas résulté pour moi de changer d’opinion sur le type originel de la plante cultivée. »

« Quand on regarde, ajoute plus loin A. de Candolle, les figures publiées jadis par De l’Escluse (Clusius) et Gérard, on est surpris du peu de changement qui s’est opéré dans les organes aériens de la plante. Clusius décrivait la Pomme de terre introduite du Pérou dans le midi de l’Europe au XVIe siècle, par les Espagnols ; Gérard, celle introduite un peu plus tard en Angleterre et en Irlande, par Herriott, compagnon de Walter Raleigh[24]. Les feuilles, fleurs et fruits sont identiques dans ces deux planches et dans la Pomme de terre aujourd’hui cultivée[25]. La forme et l’abondance des tubercules sont telles qu’on les voit encore très souvent, mais les cultivateurs ont multiplié beaucoup de tubercules de forme, grosseur, couleur, saveur ou précocité diverses. Toutes les variétés agricoles reposent sur cet organe variable, dont on a intérêt à conserver les modifications. Le calyce, dans les anciennes figures, est exactement celui de la plante actuelle. Ses lobes sont des lanières allongées, pointues ou lancéolato-acuminées, quelquefois sur le même individu. La corolle variait jadis du bleu à des teintes rosées et au blanc avec raies verdâtres, mais Clusius a eu soin de dire que des semis de fleurs colorées avaient donné quelquefois des fleurs blanches, et de nos jours la couleur varie… »

« Darwin, dit-il encore, a soutenu que les organes ou les caractères persistent ordinairement de génération en génération quand ils ne sont ni nuisibles, ni utiles à l’espèce. L’observation et le raisonnement font comprendre, en effet, qu’une condition nuisible s’oppose à la durée héréditaire d’une forme ou tout au moins la rend problématique dans la lutte entre les êtres organisés, mais qu’une condition sans danger et sans utilité pour l’espèce ou, dans le cas de plantes cultivées, pour l’homme, peut subsister en raison même de son insignifiance.

» Dans les Solanum à tubercules, le nombre et la forme des segments de la feuille, la forme des lobes du calice et leur attache sessile ou pétiolulée, la grandeur ou la couleur de la corolle, la forme ou la grosseur des baies, le nombre des graines et quelques autres caractères n’ont pas de conséquences physiologiques, attendu que la propagation se fait au moyen des tubercules, et qu’en même temps l’homme n’accorde à ces caractères aucune attention au point de vue de son intérêt. S’il opère quelque sélection, c’est en soignant et plantant les plus gros tubercules, ce qui conduit à éliminer aussi les variétés qui fleurissent et fructifient le plus, car la fécule se produit alors dans le haut de la plante au détriment des rameaux souterrains. Les autres caractères paraissent avoir moins d’importance pour le produit et les cultivateurs ne s’en sont guère occupés.

» La règle générale est donc, si l’on veut chercher l’état primitif d’une espèce cultivée, de faire attention, surtout aux organes et aux caractères que l’homme n’a pas intérêt à voir changer.

»… La grandeur, la forme et la pubescence des segments de la feuille varient plus dans les Pommes de terre cultivées que les lobes du calyce. Ceci est conforme à ce qu’on pouvait prévoir d’après la règle invoquée tout à l’heure. Il est possible, en effet, que les surfaces foliacées influent sur l’abondance de la fécule, ce qui a pu engager les agriculteurs à préférer telle ou telle modification des feuilles. Au contraire, les lobes du calyce ne pouvant influer en aucune manière sur les tubercules, ils se sont conservés tels depuis trois siècles.

» Cherchons quelles sont les formes spontanées de l’Amérique méridionale qui ressemblent le plus au S. tuberosum cultivé.

» J’éliminerai d’abord les espèces ou variétés du Chili et des pays adjacents où les lobes du calyce sont obtus. C’est le cas, par exemple, du Solanum des Andes chiliennes recueilli par Bridges que M. Baker rapporte avec beaucoup d’autres au S. tuberosum.

» Sa description des lobes du calyce n’étant pas tout à fait d’accord avec la figure, j’ai prié M. Baker de vérifier le caractère dans l’herbier de Kew. Il a bien voulu m’envoyer une fleur, ou plutôt un calyce qui renferme un jeune fruit, tiré de l’échantillon même de Bridges. Ce calyce est exactement celui de la figure, en particulier du fruit jeune dessiné à part. Les lobes sont ovales, obtus avec un bord arrondi, ondulé, portant quelquefois une courte dent (mucro) qu’on ne voit pas dans la planche et qui n’existe pas sur tous les lobes de la même fleur. Tube et lobes du calyce, dans leur ensemble, n’ont pas plus de 0m,003 à 0m,004, tandis que dans la Pomme de terre cultivée ils ont au moins 0m,006 et ordinairement 0m,010 millimètres.

» D’après le dessin, la fleur est plus petite que dans la Pomme de terre, et surtout le calyce est plus court relativement à la corolle. En outre, les segments principaux de la feuille sont plus étroits et les petits segments sont moins inégaux que dans la plupart des Pommes de terre cultivées. La pubescence est moindre. Dans sa lettre du 11 janvier 1886, M. Baker convient que les lobes du calyce diffèrent notablement de ceux de la Pomme de terre cultivée. »

Le savant phytographe fait ensuite la révision de quelques autres espèces de Solanum voisines du S. tuberosum, et ajoute :

« Les Solanum de la République Argentine sont tous différents du S. tuberosum, d’après les nombreux échantillons de l’Herbier de M. Hieronymus qu’il a bien voulu me communiquer.

»… Ceux du Mexique et des États-Unis ne peuvent pas être l’origine de la Pomme de terre cultivée puisque la culture de cette plante n’existait pas dans l’Amérique septentrionale avant l’arrivée des Européens…

» Lindley et Baker rapportent au S. tuberosum d’autres formes du Mexique, qui paraissent s’en éloigner, et comme la culture de la Pomme de terre est sortie de l’Amérique méridionale, je reviens aux formes de cette région qui ont pu en être l’origine.

» Lorsqu’on a éliminé celles à lobes du calyce obtus, et d’autres à calyce beaucoup plus court que la corolle, ayant d’ailleurs les segments des feuilles moins nombreux que dans la Pomme de terre, on retombe sur le Solanum du Chili que Sabine, Lindley, Darwin et moi, avons jugé être le S. tuberosum à l’état spontané : ou bien sur des formes du Chili, de la Bolivie et peut-être du Pérou que Baker a rapportées au S. tuberosum. »

A. de Candolle discute alors la valeur du rapprochement avec ce dernier type de quelques autres espèces, mais n’admet pas la distinction établie par M. Baker et Sir J. Hooker entre le S. tuberosum et le S. Maglia.

« M. Hensley, ajoute-t-il, s’appuie sur la multiplicité des formes voisines du S. tuberosum en Amérique et sur les diversités des Pommes de terre cultivées pour émettre l’hypothèse que celles-ci proviendraient de plusieurs souches américaines. La plante cultivée varie cependant bien peu, excepté pour les tubercules sur lesquels opère la sélection, et de plus, les Pommes de terre introduites au XVIe siècle, de deux pays fort éloignés, étaient semblables d’après les planches et les descriptions de l’époque[26].

» En définitive, je ne vois pas de motifs suffisants pour changer l’opinion que j’ai émise autrefois et ensuite dans le volume sur l’Origine des plantes cultivées, opinion qui était celle de Sabine, Lindley et Darwin, lorsqu’ils admettaient l’identité spécifique des S. tuberosum et du Maglia.

»… Plus on étudie ces espèces tuberculées, plus on est frappé des différences minimes qui les séparent. Ce ne sont pas des espèces analogues à celles de Linné, mais plutôt des formes secondaires, comme on en reconnaît aujourd’hui dans les Rubus les Rosa, etc., sans vouloir cependant les qualifier de variétés. On peut les dénommer comme des espèces pour mieux s’entendre, et les classer de différentes manières pour approcher d’une classification naturelle, sans jamais être bien satisfait… »

D’un autre côté, dans la Revue horticole de 1884, M. Carrière disait : « D’après un botaniste anglais, M. Baker, qui s’est tout particulièrement occupé de l’étude des Pommes de terre, le Solanum Ohrondii serait identique avec le S. Commersonii de Dunal, ce qui est loin d’être démontré. Dans un genre aussi nombreux en espèces que l’est celui des Solanum, il est très difficile de déterminer celles-ci d’après une description, et même un échantillon d’herbier ; il faut pour cela cultiver les plantes afin d’en bien suivre les caractères de végétation. »

Nous trouvons cette remarque très judicieuse. Nous avons nous-même cultivé le S. Ohrondii et nous pouvons dire qu’il ne rappelle en aucune façon le célèbre S. Commersonii, figuré par Lindley, et dont l’échantillon original de Commerson est conservé dans les collections de notre Muséum d’histoire naturelle.

Voici, du reste, quelques détails sur ce S. Commersonii qui se trouvent relatés dans une lettre de Bonpland à M. François Delessert, datée de La Restauracion (Paraguay) le 2 octobre 1854, et qui a été publiée dans le Bulletin de la Société botanique de France, t. III, p. 162.

« Cette nouvelle espèce, dit Bonpland, se trouve à Montevideo, à Buenos-Ayres, à Martin-Garcia, dans toutes les Missions jésuitiques, sur la Sierra et sur les bords de l’Uruguay, depuis les Missions jusqu’à Belem, le Salto et La Concordia. Tant au Paraguay que dans les Missions et à Santa-Anna, j’ai cultivé ce Solanum dans l’espoir d’utiliser les tubercules, et n’ai rien pu obtenir. Les tubercules du Solanum Commersonii sont de couleur verdâtre, de la grosseur d’un très gros Pois, et offrent constamment un goût âpre qui répugne. À Santa-Anna, les oiseaux mangent les tubercules du Solanum tuberosum, notre Pomme de terre, mais ils respectent ceux du S. Commersonii. »

Quoi qu’il en soit, en 1886, M. Baker publiait un nouveau Mémoire sur les Formes sauvages des Solanum tubéreux[27] dans lequel il n’admet plus que cinq espèces distinctes, en considérant alors le S. Maglia comme une simple forme du S. tuberosum. Ce dernier n’est plus pour lui qu’une sorte de type idéal qu’il appelle S. eutuberosum, auquel se rattachent comme simples formes ou sous-espèces seize types secondaires, que les phytographes avaient cependant nettement caractérisés comme espèces. Nous ne pensons pas que cette manière de voir simplifie en quoi que ce soit la question. En effets ces seize formes elles-mêmes ne manifestant aucune tendance à reproduire le type général, c’est à ce type seul qu’il faudra toujours recourir pour retrouver la véritable Pomme de terre sauvage ou S. tuberosum[28].

Toutefois pour le S. tuberosum, nous devons avouer que nous ne pouvons partager entièrement l’opinion de A. de Candolle. Nous sommes, en effet, d’accord avec lui quant à l’origine chilienne de cette espèce. Mais nous avons été conduits à reconnaître que le S. Maglia, loin d’en être une simple forme originelle, en est au contraire une espèce parfaitement distincte, comme l’avait établie Schlechtendahl. Darwin, dans son récit du Voyage du Beagle, en 1835, après avoir parlé de la Pomme de terre sauvage qu’il avait découverte dans l’Archipel Chonos et qui n’était autre que celle cultivée, décrite et figurée par Sabine, c’est-à-dire le S. Maglia, terminait ainsi le passage où il est question de cette Pomme de terre sauvage : « Il est remarquable que la même plante puisse se trouver sur les montagnes stériles du Chili central, où une goutte de pluie ne tombe pas pendant plus de six mois, et dans les forêts humides de ces îles méridionales. » M. Baker faisait, avant de changer d’opinion, très judicieusement observer, à ce propos, que « la véritable explication de ce que disait ainsi Darwin, avec une sagacité caractéristique, est évidemment que la plante des Chonos et celle des Cordillères du Chili sont chacune une espèce distincte. » M. Baker a cru devoir depuis lors changer d’opinion, mais cela ne diminue en rien l’opinion assurément fort juste émise par Darwin.

Grâce à l’obligeance de M. Blanchard, qui a bien voulu nous envoyer, de Brest, des tubercules des Solanum Ohrondii, Fendleri et Maglia, nous avons pu les cultiver et en suivre le développement. Or, nous sommes de l’avis de M. Carrière, les échantillons vivants nous en apprennent plus, pour la distinction des espèces critiques, que les descriptions et les spécimens d’herbiers, surtout lorsqu’on les cultive à côté les unes des autres. Nous avons pu ainsi constater que le S. Maglia est bien différent du S. tuberosum et cela à la première vue. C’est une plante très ramifiée, dont chaque rameau, pendant tout l’été, se termine par une cyme de grandes fleurs blanches, au centre desquels se montrent cinq étamines d’un beau jaune, non pas rapprochées en colonne autour du style comme sur les fleurs de la Pomme de terre, mais plus ou moins écartées ainsi qu’on le voit chez d’autres espèces de Solanum. Le style lui-même est beaucoup plus long que celui du S. tuberosum, et chose importante à noter, les ovaires restent toujours stériles et le fruit en est inconnu. M. Blanchard, qui a cultivé la plante à Brest pendant plusieurs années, après l’avoir reçue du Jardin de Chiswick, nous écrivait ; « Les tubercules du S. Maglia sont très petits et très rares : ils sont remplacés par des stolons qui atteignent quelquefois deux mètres de longueur. Il arrive même que les tubercules sont parfois si petits qu’on ne peut les découvrir dans le sol qui les recouvre. On pourrait la considérer comme une véritable plante ornementale, d’autant plus qu’elle peut se multiplier de boutures comme un Géranium, Mais elle est extrêmement sensible aux atteintes de la maladie de la Pomme de terre, causée par le Phytophtora infestans. » Il nous semble donc bien établi qu’il ne faut plus considérer le S. Maglia, comme pouvant être le type d’origine de la Pomme de terre, d’autant que cette espèce a été, dans les cultures, très loin de se montrer aussi prolifique que le S. tuberosum, et qu’il n’y a plus lieu d’espérer qu’on puisse jamais en tirer le même parti, pas plus du reste que des Solanum stoloniferum, Fendleri, Ohrondii, Jamesii et d’autres espèces de Solanum à tubercules.

Avant de terminer ce chapitre, nous désirons cependant dire quelques mots d’une nouvelle Pomme de terre qu’on vient d’introduire en France. L’histoire de cette introduction a été racontée avec détails par M. A. de St-Quentin dans la Revue horticole des Bouches-du-Rhône (1896). L’auteur de l’article fait connaître que son oncle, M. Félix de St-Quentin, pendant un assez long séjour dans l’Uruguay, à Mercedes, avait recueilli puis cultivé un Solanum à tubercules qui ressemblait quelque peu au S. tuberosum. Les habitants du pays la nommaient papilla, autrement dit Pomme de terre vénéneuse. M. Félix de St-Quentin se hasarda néanmoins à la goûter après cuisson et la trouva fort bonne : aussi, au moment de son retour en France, s’empressa-t-il d’emporter une caisse de tubercules de ce Solanum, dans l’espoir de la propager. Mais le voyage fut long, et les tubercules arrivèrent complètement avariés. C’est alors que son neveu, s’intéressant à cette même plante, fit tous ses efforts pendant plus de trente ans pour l’introduire en France. Enfin, dans ces dernières années, M. A. de St-Quentin réussit, par l’obligeante entremise du consul de l’Uruguay à Marseille, à recevoir des tubercules du Solanum en question. Du moins pouvait-il croire qu’il en était ainsi. La culture de ces tubercules finit par être confiée à M. Heckel, Directeur du Jardin botanique de Marseille, qui leur fit donner des soins assidus. La plante prospéra, se trouvant fort bien de cette chaude station ; elle émit de nombreux stolons, puis des tiges qui fleurirent et même fructifièrent, et produisit des tubercules un peu plus gros que des avelines. Seulement les fleurs étaient blanches, et les tubercules assez amers, tandis que le Solanum de M. Félix de St-Quentin avait les fleurs violettes et les tubercules d’un goût agréable. M. Heckel ne tarda pas à reconnaître que la nouvelle plante qu’il cultivait était le Solanum Commersonii, dont Bonpland, nous l’avons vu plus haut, ne faisait pas un grand éloge[29].

Il est fort à présumer que cette nouvelle Pomme de terre ne remplacera jamais non plus notre Solanum tuberosum. Mais alors, on pourrait se demander, après toutes les épreuves éliminatoires qui précèdent, quelle est donc la contrée d’origine de notre excellente Pomme de terre. Nous pensons qu’il convient d’en revenir aux précieuses indications de Claude Gay. Laissons de côté l’île de Juan-Fernandez, assez éloignée du continent pour douter qu’on soit jadis allé y chercher le S. tuberosum pour l’apporter au Chili, et tenons-nous en à ce passage de l’auteur de la Flore Chilienne : « Dans les Cordillières voisines de celles de Malvarco, il existe une chaîne de montagnes où les Pommes de terre sauvages sont si communes que les Indiens et les soldats de Pincheira allaient les récolter pour en faire leur principal aliment : la montagne y garde le nom de Poñis, nom araucanien des Papas. »

N’oublions pas non plus que le Solanum tuberosum est un type spécifique doué d’une variation presque indéfinie dans sa descendance. On a obtenu déjà, par le semis de ses graines, plus d’un millier de variétés plus ou moins différentes les unes des autres, sans compter celles que les semeurs ont dédaignées comme inutiles à conserver. Les graines des variétés obtenues en produisent également de nouvelles, et telle est la puissance de la vitalité du type qu’on se demande où elle s’arrêtera. C’est, en effet, un de ces types de formation nouvelle, aptes à subir une évolution incessante, alors que les types spécifiques que M. Baker regarde comme de simples variétés, s’en distinguent nettement par la faiblesse même de leur constitution naturelle qui leur interdit de se prêter à toutes les exigences culturales.

En effet, ces espèces affines se font toutes remarquer par leur médiocre production, soit du nombre, soit de la grosseur des tubercules, soit même des graines. Le S. tuberosum, au contraire, se maintient comme une plante toujours vigoureuse, alors qu’elle pouvait déjà, à l’état sauvage, fournir des tubercules assez nombreux et assez gros pour servir d’aliment, comme nous le dit Claude Gay, ce qu’on n’a signalé chez aucune autre des espèces voisines. Et comme la culture des Indiens devait être fort primitive, à en juger par les petits échantillons apportés en Europe et qui ont été loin d’attirer sur eux l’attention, en passant de l’état sauvage à l’état cultivé, d’abord au Chili, puis au Pérou, la Pomme de terre n’a éprouvé que peu de modifications. Aussi pouvons-nous terminer ce chapitre en disant que c’est à la suite d’une longue et sérieuse culture rationnelle, aidée par de successives sélections, que le Solanum tuberosum a fini par devenir notre précieuse Pomme de terre actuelle, mais qu’aucune autre espèce de Solanum tubérifère n’est assez fortement constituée pour la remplacer.


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  1. — Origine des plantes cultivées (1 83).
  2. — Il s’agit ici du Quinoa (Chenopodium Quinoa de Willdenow) qui est encore une des bases de la nourriture des Péruviens et des Chiliens.
  3. Saggio sulla storia civile del Chili, Bologne, 1787.
  4. — Il ne faut pas prendre à la lettre ce mot de racine, qui a été employé par beaucoup d’anciens auteurs dans le sens de tubercule.
  5. Pogny parait être le nom araucanien des Pommes de terre, que Claude Gay écrivait plus tard Poñis, dont la prononciation est Pognis.
  6. — Ce Solanum Cari, vaguement décrit, a intrigué les phytographes. Il ne pouvait avoir rien de commun avec le Solanum tuberosum.
  7. — C’est-à-dire les Pommes de terre.
  8. Transactions of the Horticultural Society of London, 1824.
  9. — On verra, dans un autre chapitre, que Walter Raleigh n’a eu personnellement rien à faire avec l’introduction de la Pomme de terre en Angleterre.
  10. — Voici cette description : « Morelle de Commerson. Solanum Commersonii, Tige herbacée, velue ; feuilles velues, pinnées, presque lyrées ; fleurs en corymbe, terminales, à pédicelles articulés. — Toute la plante est couverte de poils simples ; elle a les plus grands rapports avec le S. tuberosum ; elle en diffère : 1o par ses feuilles profondément pinnatifides, comme celles de la Pomme de terre, mais dont les folioles sessiles ne sont pas alternativement inégales ; 2o par la foliole impaire, qui est très grande ; 3o par la corolle qui est à 5 divisions, non à 5 angles. La racine de cette plante est encore inconnue. »
  11. Journal of the Horticultural Society of London, vol. III (1847).
  12. — Il convient toutefois de faire remarquer ici que le Solanum Maglia et le Solanum Commersonii sont deux espèces parfaitement distinctes.
  13. — Environ 3 923 mètres.
  14. — Environ 2 389 mètres.
  15. « Ce mot se prononce Chugno.  »
  16. — « Avant sa dessiccation le Chuño porte le nom de Cachu-Chuño (Chuño femelle) ».
  17. — A. de Candolle ajoutera plus tard (Origines des plantes cultivées, 1883) ces mots : « J’ai vu l’échantillon authentique et n’ai aucun doute que ce ne soit une espèce distincte du S. Tuberosum. »
  18. — C’est une autre espèce voisine du S. Tuberosum, mais tout à fait distincte.
  19. J’ai publié un récit détaillé de ces faits dans la Revue horticole du 1er  juin 1852. Chez nous, les tubercules sont restés petits, et ont été souvent atteints de la maladie. En France, les essais ont été plus heureux ; quelques tubercules ont été d’une grosseur raisonnable et la maladie ne les a pas envahis. » La maladie ne devait pas non plus les épargner.
  20. — « Prodromus systematis regni vegetabilis, vol. XIII (1852). »
  21. — « La forme des baies n’est pas encore connue dans les S. Colombianum et immite »
  22. — L’influence d’un climat chaud peut, en effet, se faire sentir sensiblement sur le S. Ohrondii, M. Heckel a obtenu, au jardin botanique de Marseille, de tubercules de ce Solanum, plantés en juillet 1896, des tiges florifères qui, dans le mois de novembre suivant, lui ont donné des baies vertes, allongées, presque cylindriques, remplies de graines. L’obtention de ce fruit, jusqu’alors inconnu, fait très bien augurer de cette culture méridionale.
  23. — Phytographe très connu pour ses nombreux travaux descriptifs.
  24. — « Malgré ces dates d’introduction bien constatées par les botanistes et citées souvent par eux, disait de plus en note l’illustre monographe, on ne cesse de répéter dans des ouvrages anglais que la première introduction était celle par W. Raleigh, et dans quelques journaux français on attribue l’introduction à Parmentier, dont le seul rôle, digne de louange, a été de répandre la culture de l’espèce à la fin du XVIIIe siècle. »
  25. — Dans une seconde note, A. de Candolle disait également à ce propos : « Il y a probablement de bonnes, planches modernes de la Pomme de terre dans les ouvrages destinés aux enfants, mais je n’en trouve pas dans les livres de botanique… » De quelle preuve incontestable le célèbre auteur aurait-il pu appuyer son opinion très juste de la fixité de l’espèce, s’il avait connu cette belle aquarelle de 1588 dont nous donnons la reproduction au commencement de cet ouvrage. Il n’eût, sans doute, pas réclamé non plus une meilleure représentation de la Pomme de terre. On doit avouer qu’il est vraiment singulier que pas un auteur, après De l’Escluse, n’ait fait mention, de l’existence de ce dessin historique.
  26. Nous verrons, dans un autre Chapitre, qu’elles appartenaient à deux variétés fort différentes.
  27. On the wild forms of tuberous Solanum (Gardeners’ Chronicle, t. XXVI).
  28. — L’idée que l’on se fait, en philosophie botanique, d’un véritable type spécifique, est sujette à de grandes controverses. Certains esprits considèrent comme espèces des formes plus ou moins stables d’un type variable : ce que nous appelons les variétés du Solanum tuberosum pourraient à ce point de vue être regardées par eux comme de véritables espèces. D’autres, au contraire, cherchent à restreindre le plus possible l’extension que l’on donnerait ainsi à l’idée de l’espèce : c’est une opinion réductrice à outrance que, suivant nous, rien ne justifie et qui ne pourrait avoir pour résultat que de bouleverser inutilement l’ordre systématique généralement adopté. Nous doutons fort que cette opinion soit partagée par les esprits moins exclusifs de la vérité des faits.
  29. — Voir, dans la Revue horticole précitée, les Nouvelles observations sur S. Commersonii, par M. Heckel (1896).